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AFFAIRISME 

Faire des affaires est l'unique idéal des agités modernes. C'est la préoccupation constante, perpétuelle, des financiers, des hommes d'Etat, des philanthropes, etc. En dehors de ce but poursuivi inlassablement : amasser et thésauriser, rien n'existe pour certains individus. Tout se réduit à une question de gros sous. Ils sacrifient à leurs appétits la liberté... des autres. Ils font peser lourdement sur de moins « favorisés » leur domination d'intrigants. Il suffirait cependant d'un peu d'énergie pour les supprimer. Mais la foule-esclave préfère les subir, du moment que l'argent lui permet - comme ses maîtres - de satisfaire ses préférences intellectuelles (bistro, cinéma, caf' conc' et le reste). Affairisme en haut, - affairisme en bas, telle est la société actuelle, qui est loin d'être une « Œuvre d'art ». - L'affairisme est responsable de cette vie d'enfer, de trépidation, de trépignement sur place qu'admirent les snobs, confondant machinisme et dynamisme. On ne rencontre que des gens pressés, débattant des intérêts, essayant de se « rouler », s'entretenant de louches combinaisons et vivant d'expédients. Ces gens-là sont unis par des mœurs de cannibales, désirant que la société reste médiocre, semant l'équivoque dans tous les domaines. Ils s'en veulent à mort, et pourtant se soutiennent. Au fond, ils ont les mêmes intérêts. - L'industrialisme exagéré, existence à rebours, mutilation, incompréhension de la nature, enlaidit chaque jour un peu plus la vie, et peuple le monde de forçats ; les commerçants ont des âmes vénales, incapables de sortir de leur « spécialité » et de mettre le nez hors de leurs « écritures ». Il importe avant toute autre considération d'avoir le gousset bien garni. Le mot : « Caisse » s'étale ostensiblement dans toutes les administrations. Le vol est l'âme de la cité moderne (rien de celle de Jean Izoulet).

Soyez pauvre, avec du génie, nul ne s'intéressera à vous. Mais ayez de l'argent, beaucoup d'argent, et, si vous n'êtes qu'un imbécile, on vous tendra la main :

On trouve des capitaux pour toutes sortes d'entreprises : on n'en trouve point pour des œuvres utiles au progrès des hommes. La pensée se débat toute seule, dans l'indifférence générale, aux prises avec les difficultés de l'existence, avec cette absurde « lutte pour la vie » qui, dans notre société égoïste, est une lutte pour la mort.

Reprises des affaires. - Cette reprise a été l'occasion, pour nos modernes jouisseurs, de s'emplir les poches, ou de « s'embusquer » quelque part. Les bénéfices de guerre ont été le plus clair de cette reprise des affaires tant prônée sur tous les tons par ceux qui y avaient intérêt. Prétexte qui a permis aux industriels d'augmenter leurs revenus, aux commerçants de spéculer sur la hausse des denrées, aux « nouveaux riches » d'étaler leur luxe imbécile, à toute une clique de parasites de faire « durer » la guerre.

Les affaires sont les affaires. - Expression immortalisée par Octave Mirbeau dans un chef-d'œuvre. Elle signifie que, dans le monde de l'intérêt, le sentiment est chose négligeable. L'homme d'affaires admet le sentiment... pour les autres, que leurs scrupules ou leur inexpérience empêchent de lui appliquer sa propre méthode ce qui fait qu'ils deviennent sa proie. L'homme d'affaires n'a pas de patrie, lui qui rappelle constamment aux autres qu'ils doivent tout quitter pour leur patrie (il ne se souvient qu'il en a une que pour l'exploiter). Il y a un patriotisme spécial aux gens de finance qui ne leur interdit pas de se tendre la main au-dessus des frontières : ils parlent tous en même langue - celle de l'intérêt - et pratiquent l'internationalisme à leur façon. L'homme qui ne poursuit qu'un but : gagner de l'argent, est incapable d'éprouver autre émotion que celle de ruiner son prochain. S'il perd un être aimé (?) aussitôt il sèche ses larmes et se remet bien vite à calculer. Isidore Lechat incarne le type de l'homme enchaîné à la matière sous sa forme la plus basse. La religion du veau d'or exige des cœurs secs, incapables du moindre mouvement de générosité. Les affaires sont les affaires, c'est-à-dire que rien ne compte en dehors de cette passion maladive qui consiste à chercher nuit et jour des combinaisons pour gagner davantage, que tout le reste n'est rien, que les « affaires » passent avant la justice, avant la vérité, avant la beauté. Cette monomanie atteint les grands et les petits. Les affaires sont les affaires : devant cette affirmation catégorique tout s'évanouit et s'efface... Il ne reste qu'une brute qui entasse des lingots dans un coffre. Les affaires sont les affaires pour les métallurgistes, les fabricants de canons, d'obus, et de conserves, les fournisseurs de l'armée et autres chevaliers d'industrie (dans le monde de la pensée, ceux-ci foisonnent comme dans le monde des tripes) qui s'engraissent aux dépens de leurs victimes. ­

Le mot « affaires » possède un autre sens, en harmonie avec tout le reste, On dit : les affaires en cours, pour désigner les scandales suscités par la calomnie, dans un but intéressé. Il y a des « affaires » qui résultent de ce que certains ont voulu trop gagner ; dans ce cas, qu'ils se débrouillent avec leur justice. Nous avons actuellement une cinquantaine d'affaires en cours (il y en a bien autant sous roche) qui passionnent ce qu'il est convenu d'appeler l'opinion. - Affairiste : qui fait des affaires, au lieu de faire de l'art (tout le monde, il est vrai, ne peut pas faire de l'art, si tout le monde, pour employer la délicate expression des brutes, peut faire du lard! - et encore, cela n'est pas prouvé). Coulissiers à la conscience plus ou moins tranquille, banquiers aux krachs retentissants, joueurs des « villes d'eaux », possesseurs d' « écuries de courses », actionnaires de grandes et de petites compagnies, et autres « pieds humides ». - On peut dire aussi dans un sens plus restreint : épargniste, bas-de-lainiste. - En somme, l'affairiste, c'est l'homme aux idées mesquines, à l'intelligence médiocre, ou à l'intelligence mal employée (il possède « l'intelligence des affaires ») Bourgeois borné, aux prétentions esthétiques, cultivant l'amateurisme avec entêtement, éclaboussant ses voisins de son luxe criard. Parvenu aux conceptions étroites, entravant tout progrès, et se disant un homme de progrès, substituant à l'originalité la bizarrerie et l'extravagance. - On dit : un brasseur d'affaires, pour désigner un personnage véreux, louche, menteur, faussaire, escroc. L'affairisme a ses bons côtés : il peut conduire au bagne. Dans ce monde-là, la fin justifie les moyens. L'affairisme est fertile en scandales, calomnies, chantages, mouchardages, palinodies, - Affairé : l'imbécile qui fait l'important, cherche à se rendre utile afin d'obtenir un avantage (rétributions sous formes pécuniaires ou honorifiques), - le raté des « Arts » et des « Lettres » qui promet sans cesse une œuvre qui ne vient jamais. - Il y a une politique d'affaires, un journalisme d'affaires, etc... (Voir les mots capitalisme, matérialisme, mercantilisme, ploutocrate, utilitarisme.)

- GÉRARD DE LACAZE-DUTHIERS.