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AFFINITE n. f.

La signification de ce terme est plutôt large. Le mot affinité trouve son application dans divers ordres d'idées et de faits. Affinité veut dire : analogie, conformité, point de contact, ressemblance, rapport, liaison. Exemples : « Le chacal a de l'affinité avec le chien. Ces deux mots ont de l'affinité. La Physique et la Géométrie ont beaucoup d'affinité. La musique a beaucoup d'affinité avec la poésie. » (Descartes). L'affinité se signale dans l'ethnologie et la linguistique : « L'affinité du Gaulois, du Provençal, du Français, du Portugais, de l'Espagnol et de l'Italien est évidente. » On entend par affinité chimique, la force qui tend à combiner et qui tient réunies les molécules de nature différente. On dit que tel corps a une affinité pour tel autre, lorsque ces deux corps se combinent ensemble avec facilité. Les travaux de l'illustre chimiste Berthollet ont démontré que l'affinité est, sinon causée, du moins modifiée par une foule de circonstances, telles que la cohésion, la pesanteur spécifique, la pression, l'électricité, le calorique, la quantité relative des corps entre lesquels la combinaison peut s'opérer. En botanique et zoologie, le mot « affinité » s'applique aux rapports organiques qui existent entre les êtres vivants et dont l'intimité ou le nombre détermine les groupes dans lesquels on doit les réunir. « Chaque élément, dit Chaptal, a ses affinités particulières. » En musique, on observe ce qu'on appelle l'affinité des tons. Il faut entendre par là le rapport le plus rapproché qu'a tel ou tel ton avec le ton principal : ainsi la quinte, se trouvant avec le ton principal dans le rapport de 2 à 3, a plus d'affinité que la quarte dont le rapport au ton principal est de 3 à 4. On voit par ce qui précède l'usage copieux qui peut-être fait du mot « affinité ».

Dans les milieux anarchistes, où l'emploi en est fréquent, il possède un sens quelque peu spécial, bien qu'en parfaite concordance avec son sens général et usuel. Il exprime la tendance qui porte les hommes à se rapprocher les uns des autres, à se grouper par similitude de goûts, par conformité de tempéraments et d'idées. Et, dans la pensée et l'action libertaires, les anarchistes opposent la spontanéité et l'indépendance avec lesquelles ces rapprochements se produisent et ces groupes se constituent à la cohésion obligatoire et à l'association forcée déterminée par le milieu social actuel.

Les exemples de ces groupements volontaires, d'une part, et de ces associations imposées, d'autre part, ces exemples abondent. Je n'en veux citer qu'un seul, mais saisissant :

Millionnaires et sans le sou, gouvernants et gouvernés, patrons et ouvriers, violents et pacifiques, n'ont entr'eux aucune affinité, mais l'idée de nationalité intervient, la pression patriotique et l'organisation militaires s'en mêlent et voici que, à la longue, la liaison se forme entre les uns et les autres, les précipitant, en cas de guerre, dans la même mêlée, les exposant indistinctement aux mêmes dangers de mutilation et de mort : cohésion obligatoire, association forcée. Ici, il n'est pas besoin que joue la force de l'affinité, puisqu'il n'est tenu aucun compte de la conformité des goûts, du rapprochement des caractères, de la similitude des situations, de la conformité des intérêts, de la liaison des idées. Ce qu'on appelle affinité ne tient aucune place dans ce rassemblement d'individus que, seule, détermine une volonté étrangère, voire opposée à la leur.

Mais voici, au contraire, des hommes qui appartiennent à la même classe, qui sont nécessairement rapprochés par la communauté des intérêts, chez lesquels les mêmes humiliations, les mêmes privations, les mêmes besoins, les mêmes aspirations forment petit à petit, à peu de chose près, le même tempérament et la même mentalité, dont l'existence journalière est faite de la même servitude et de la même exploitation, dont les rêves, chaque jour plus précis, aboutissent au même idéal, qui ont à lutter contre les mêmes ennemis, qui sont suppliciés par les mêmes bourreaux, qui se voient tous courbés sous la loi des mêmes Maîtres et tous victimes de la rapacité des mêmes profiteurs. Ces hommes sont amenés graduellement à penser, à sentir, à vouloir, à agir en concordance et en solidarité, à accomplir les mêmes tâches, à assumer les mêmes responsabilités, à mener la même bataille et à unir à ce point leurs destinées que, dans la défaite comme dans la victoire, le sort des uns demeure intimement lié à celui des autres : cohésion volontaire, association voulue, groupement consenti. Ici s'affirment toutes les énergies d'affinité procédant de l'analogie des tempéraments, de la parenté des goûts, de la conformité des idées.

Des anarchistes, il est dit qu'ils se groupent par affinité. C'est exact ; et il n'est pas douteux que ce mode de groupement est à la fois le plus normal, le plus solide et le plus conforme à l'esprit anarchiste. Il est le plus normal, parce qu'il est le plus en accord avec la nature et la raison ; il est le plus solide, parce qu'il est le plus capable de résister aux tiraillements, aux querelles et à la dislocation, qui sont le lot fatal des organisations, des partis et des ligues qui groupent des individus aux goûts opposés, aux tempéraments contradictoires, aux idées sans cohérence ; il est le plus, disons mieux : le seul qui soit conforme à l'esprit anarchiste, puisqu'il ne porte atteinte aux aspirations, au caractère, à la liberté de personne.

Nous concevons, dans la société anarchiste que nous voulons fonder, une extraordinaire floraison des groupes d'affinité. Ils se formeront ou se dissoudront avec les événements au cours toujours capricieux et par la seule volonté, toujours indépendante, des intéressés. Ils constitueront un réseau souple et serré de foyers et de centres où se donneront rendez-vous, pour travailler ou se divertir, pour faire ensemble œuvre utile ou agréable : jeunes et vieux, hommes et femmes, studieux et imaginatifs, silencieux et bruyants, méditatifs et exubérants, froids et passionnés, hardis et timides. Les uns et les autres, âges et sexes confondus, ne seront liés que par le contrat qu'il leur aura plu de passer entr'eux et qu'ils seront libres de rompre quand ils le désireront. C'est dans cette extrême diversité des groupements d'affinité que pourront se rencontrer ceux et celles de qui la joie sera de faire de la musique ou des sports, de cultiver les arts ou les sciences, de faire du théâtre, de danser, de lire ou de discuter.

Les Groupes de production eux-mêmes se transformeront, par une pente fatale, en groupes d'affinités. Sous régime capitaliste, il n'est pas nécessaire que les producteurs travaillant côte à côte dans la même usine, dans la même fabrique, dans la même exploitation rurale, dans le même magasin, dans la même administration, s'y trouvent rassemblés par les mêmes aptitudes et rapprochés par de mutuelles sympathies ou attractions. Le hasard, l'absence d'éducation professionnelle (le machinisme a fait de l'ouvrier un manœuvre), la volonté souveraine des parents président presque toujours au choix involontaire d'un métier et à l'exercice de ce métier ici ou là. Dans une société anarchiste, c'est sur les forces, les aptitudes, les dispositions naturelles et la libre volonté des travailleurs, que sera fondée la production et que se constituera le personnel d'une usine, d'une fabrique, d'un chantier ou d'une exploitation agricole. De nos jours, quand un jeune homme a fait un apprentissage, quand il a embrassé une profession, quand il l'a exercée plus ou moins longtemps, il ne faut pas qu'il songe - sauf exception - à se lancer dans un autre métier. Et, quelle que soit la répugnance qu'il éprouve à rester dans la voie où les circonstances de la vie, et non son libre choix, l'ont engagé, il se voit condamné à n'en pas sortir. En Anarchie, ces conditions seront totalement transformées : d'une part, ce sont les goûts, les aptitudes et la volonté libre de l'adolescent devenu apte à prendre sa part de l'effort commun, qui détermineront le genre de production auquel il s'adonnera ; d'autre part, il lui sera toujours loisible d'en changer, sans qu'il en résulte, ni pour lui ni pour le milieu social, un inconvénient appréciable. Libre de choisir son genre de travail et de changer de profession, libre de produire dans un atelier de son choix et avec les compagnons vers lesquels il se sentira le plus fortement attiré, le travailleur, dans l'avenir, ira où le porteront ses affinités. Il n'est pas douteux que, accomplie dans ses conditions, la production y trouvera son compte et que l'individu y trouvera le sien.

Sébastien FAURE.