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ALTRUISME (lat. alter, autre)

On a tort de faire de ce vocable l'antonyme d'égoïsme : ce sont deux têtes sous le même bonnet. L'altruisme est le nom que prend l'égoïsme pour ne pas être reconnu, c'est le vêtement qu'il adopte quand il craint d'être découvert. Toutes les variétés d'altruisme ou soi-disant amour du prochain se ramènent à l'égoïsme. C'est le courtisan La Rochefoucauld qui a raison contre les pédants, les idéalistes à l'eau-de-rose, les énergumènes, les donneurs de conseils et autres professeurs d'énergie, animés d'excellentes intentions et pourris d'optimisme. Ils veulent faire le bonheur des autres malgré eux. Il est de bon ton, dans certains milieux, de " réfuter ", avec quels arguments ! l'auteur des Maximes. De vieux examinateurs grincheux refusent systématiquement au " baccalauréat " les petits jeunes gens qui osent partager l'avis de La Rochefoucauld. Il est interdit d'avoir une opinion personnelle là-dessus, comme sur beaucoup d'autres choses. Il est entendu que l'altruisme est la plus haute des vertus et distingue l'homme de l'animal. ­ L'altruisme, tel qu'on le pratique, est profondément immoral ; c'est un mensonge. L'altruisme des faibles, des esclaves, des infirmes (intellectuellement et physiquement) est la source d'une infinité de maux : altruisme de soumission, d'obéissance et de passivité. C'est lui qui engendre les conflits internationaux qu'il fait semblant de déplorer. Sous le couvert de l'altruisme se perpétuent le crime et l'ignorance, la résignation, la servitude et l'aplatissement. Ce que les altruistes accordent le plus facilement, ce sont des promesses. La règle : donner et retenir ne vaut, devrait avoir la même valeur en morale qu'en droit. Or, l'altruisme ne donne rien en échange de l'abdication de la personnalité qu'il exige des bénéficiaires. L'aumône est une diminution. L'altruisme profite surtout à ceux qui le pratiquent. Il est prétexte à banquets, décorations, divertissements de mauvais goût. La chimère de l'altruisme est une réalité par les ravages qu'elle exerce. Mutualisme, solidarisme, pacifisme, etc., ne quittent pas le domaine de l'abstraction, s'expriment en phrases creuses que les badauds prennent pour des réalités. A l'altruisme s'oppose l'amour, qui est la sincérité. 

GÉRARD DE LACAZE-DUTHIERS


ALTRUISME n. m. 

Tous ceux qui ont examiné avec persévérance et impartialement cet être qu'est l'homme, être éminemment complexe et capricieux, ont acquis la conviction inébranlable que le mobile unique de toutes ses actions, des moindres comme des plus importantes, c'est : la recherche du plaisir ou la fuite de la souffrance ; c'est : entre deux plaisirs, la recherche du plus grand, entre deux souffrances, la fuite de la plus vive.

Il ne me paraît pas raisonnable d'admettre que, lorsqu'il est appelé à agir, l'individu puisse négliger tout à fait le souci de son " moi " et lui préférer le souci des autres au point de faire le sacrifice de ses intérêts propres en faveur de ceux d'autrui.

Cette constatation serait on ne peut plus facile à noter, s'il n'existait forcément, dans la manière d'être de l'individu social, une série d'actions qui, à première vue, semblent contredire ce fait : services rendus, actes de générosité, de dévouement, de sacrifice, allant parfois jusqu'au sacrifice le plus grand - le plus sublime ou le plus idiot - et le seul définitif : le sacrifice de la vie.

De là, la querelle - querelle de mots le plus souvent - entre « Egoïstes » et « Altruistes ».

Dans cette catégorie de gestes, qui relèvent, sans examen approfondi, de l'Altruisme, 1e sentiment du « Moi », l'égoïsme, au sens vulgaire et étymologique du mot, est, peut-être, un peu difficile à déchiffrer ; mais, en fin de compte, on y parvient, pour peu qu'on veuille ne pas oublier que l'ego a des besoins intellectuels et moraux aussi et parfois plus puissants que ses besoins physiques.

Je néglige une foule d'actions de minime importance : prévenances, démarches, petits services que nécessite la vie en Société et qui, bien loin de la rendre désagréable, contribuent à l'embellir et, par leur caractère de réciprocité, forment un des côtés les plus séduisants de l'existence. Qui n'a goûté le charme de ces mille riens, que l'habitude rend quasi spontanés, riens insignifiants s'ils sont pris isolément et qui, additionnés les uns avec les autres, forment comme le tissu de la vie sociale et, sur le fond trop souvent sombre de cette vie, projettent la note claire et gaie?

Cette multitude de gentillesses, de gracieusetés, d'amabilités, de politesses, de menus services entrent dans la balance que je tente d'établir entre les actes qui procèdent de la tendance égoïste et ceux que détermine la poussée altruiste.

Mais, parallèlement à ces « petites choses », se déroulent des faits plus notables et dans lesquels il semble difficile de surprendre la préoccupation du « Moi ». Ici, le problème se complique. Je vais pourtant essayer de montrer que si, dans cette série d'actions, le sentiment personnel s'efface en apparence, il s'affirme en réalité.

Les lauriers de ceux (Barrès, Bourget et consorts) que la critique bourgeoise a mis au rang des psychologues les plus pénétrants et les mieux avisés ne m'empêchent pas de dormir. Aussi, ne psychologuerai-je pas à perte de vue. Il me suffira de faire remarquer :

Qu'en pareille matière, nous réussissons bien rarement à discerner le « pourquoi » véritable de nos propres actions et, plus rarement encore, à glisser un œil sûr dans le sanctuaire voisin, ce qui explique la difficulté de résoudre le problème dont il s'agit. Que ce qui vient ajouter à cette première difficulté, c'est que, en vertu d'une petite vanité - après tout bien humaine - nous avons peine à ne pas nous donner le change, à nos propres yeux, sur les véritables mobiles d'un acte de ce genre ; que, néanmoins, le philosophe ne saurait rationnellement admettre que l'individu, surtout quand il s'agit d'une action destinée a marquer dans son existence, puisse s'oublier ou s'immoler complètement. Que, à l'individu vivant au sein de l'agglomération humaine et en contact permanent avec ses semblables, il est absolument impossible, et cela chaque jour davantage, d'échapper à l'emprise des idées et des sentiments que lui inspire ce contact incessant. Que l'être humain est un composé de besoins, d'appétits, de tendances extraordinairement divers et parfois même opposés, en sorte qu'il est emporté dans tel sens ou dans tel autre, suivant qu'il est, dans l'instant même où il agit, dominé par les uns ou par les autres. Que les besoins affectifs qui forment tout le courant sentimental proprement dit, depuis l'originelle tendance à la sociabilité, qui en est la source, jusqu'à l'altruisme le plus élevé qui en est l'embouchure, sont, chez certaines natures plus nerveuses, plus délicates, plus sensibles, plus affectueuses, plus affinées, beaucoup plus impérieux que les autres besoins et que, conséquemment, celui qui en ressent fortement l'aiguillon a autant de joie à les satisfaire, même au péril de ses jours et au détriment de ses intérêts matériels, que de peine il aurait à les méconnaître et à les étouffer.

Ce n'est pas tout ; je fais encore observer : que l'humanité ou le « Moi général » n'est, au demeurant, qu'une sorte de prolongement et de totalisation de chaque « Moi individuel » et que, si chacun peut, en ce qui le concerne, se considérer à juste titre comme le centre de l'univers, ce « moi individuel » ne peut pas plus s'abstraire, en réalité, du « moi collectif » que le centre de la circonférence. Que, par conséquent, qui­ conque sert autrui se sert soi-même, quiconque rend service, est utile à autrui, se rend service et est utile à lui-même.

J'ajoute encore qu'il se passe dans le monde moral un fait analogue à celui que les biologues signalent dans le monde physique : à savoir que les corps organisés ne cessent de prendre et de restituer au monde ambiant : c'est l'assimilation et la désassimilation. L'intelligence et Ie cœur - entendons par là les facultés intellectuelles et affectives - ne procèdent pas différemment ; c'est un échange continu et nécessaire entre l'individu et l'ambiance sociale dans laquelle il vit et se développe. Quand il prend, c'est de l'égoïsme et quand il restitue, c'est de l'altruisme.

Faut-il rappeler que, lors de sa venue au monde, le paquet de chair et d'os qui vagit dans ses langes est la suite d'une longue série d'ancêtres qui, en lui transmettant leurs qualités et leurs tares, leurs forces et leurs faiblesses, font de lui un petit être incroyablement plastique, représentant, synthétisant l'incalculable lignée de ses prédécesseurs, beaucoup plus qu'une personnalité distincte et indépendante? Dois-je encore faire état de l'impuissance, du dénuement, de la misère physiologique du nouveau-né, qui le place dans la nécessité, pour vivre et se fortifier, de recevoir les soins de toute nature qui, seuls, le protègeront contre la disparition? Faut-il, enfin, que je mentionne cette considération que le tout petit, jeté dans la Société par le hasard de la naissance, est appelé à bénéficier, peu ou prou, de tout l'héritage d'efforts accomplis, de travaux effectués, de recherches exécutées par les générations précédentes, qu'il se trouve, ainsi, lié par les services rendus et qu'il serait d'une inexcusable ingratitude qu'il n'en tînt aucun compte?

De ce qui précède, il faut bien se garder de conclure que le « moi particulier » se doit tout entier au « moi collectif », mais il convient d'en inférer que, dès le berceau il s'établit entre chaque être et tous les êtres, des liens si forts et si nombreux, que le problème consiste non à briser ces liens en opposant l'individu à la collectivité, mais à les rendre tels que les intérêts de chacun s'harmonisent avec ceux de ses semblables.

Nul ne peut méconnaître que dans le grand tout économique, intellectuel et moral au sein duquel il est appelé à vivre, son apport est limité à son effort personnel et que tout le reste constitue l'effort des générations passées et des générations présentes, et il doit en tirer cet enseignement moral : que, s'il a le droit de se développer et de vivre pleinement et pour le mieux, en puisant dans ce grand Tout, la somme de satisfaction qu'exige son « Moi », (Egoïsme) il a aussi le devoir d'alimenter ce Grand Tout dans la mesure de ses moyens (Altruisme).

Ici, se trouve la rencontre, le point de jonction de l'Egoïsme et de l'Altruisme : théorie merveilleusement équitable et féconde qui concilie sans efforts tous les intérêts : ceux de l'ensemble et ceux des individus qui le constituent. Ici s'affirme le sens admirable, pratique et exact de cette formule rigoureusement anarchiste : « de chacun selon ses forces à chacun suivant ses besoins ».

Il saute aux yeux que l'application de cette magnifique formule de vie individuelle et sociale ne peut avoir sa raison d'être que dans un milieu social anarchiste et que, dans un tel milieu seulement, pourront s'unir et vivre en bonne intelligence l'Egoïsme avec ses nécessités et l'Altruisme avec ses conséquences.

Les fourbes qui détiennent le Pouvoir et la Fortune abusent criminellement de l'Altruisme dont ils font la plus haute des vertus, qu'ils enseignent du haut de toutes les chaires qu'ils occupent et qu'ils imposent par la force quand leurs exhortations sont insuffisantes. Et toutes les critiques auxquelles cet abus donne lieu sont justifiées. Ce n'est point une raison pour que nous condamnions en soi et toujours l'Altruisme. Ces mêmes détenteurs de la Richesse et de la Puissance spéculent sur la Justice, la Vérité, la Liberté. Ce n'est point une raison pour que nous réprouvions la Liberté, la Vérité et la Justice.

Notre rôle est de démasquer la duplicité de ces imposteurs et, cela fait, d'opposer à leurs mensonges, la véritable Justice, l'exacte Vérité et la Liberté positive. Faisons le même travail en faveur de l'Altruisme et réhabilitons celui-ci. Ne l'opposons pas à l'Egoïsme. Comprenons et enseignons que l'Altruisme n'est qu'une forme supérieure et affinée de l'Egoïsme.

La Vie, la vraie Vie comporte une certaine part de fécondité, pour être réellement heureuse. Cette fécondité n'est autre chose qu'un besoin intérieur, une exubérance nous poussant irrésistiblement à nous répandre, à nous dépenser, à nous donner même, en totalité ou en partie, à quelqu'un ou à quelque chose. C'est le trop plein qui déborde et qu'il faut déverser quelque part : c'est la sève généreuse et abondante qui monte en nous, en certaines circonstances particulièrement favorables, pour fleurir en sentiments élevés et mûrir en sublimes actions.

Voilà ce « je ne sais quoi » encore mal défini, autour duquel ont longtemps tourné sans le découvrir ­ - parce que les moyens d'investigations leur manquaient - tous les grands esprits qui, depuis les civilisations fort anciennes jusqu'aux siècles récents, ont recherché cette pierre philosophale des moralistes : l'union de l'Egoïsme et de l'Altruisme. Ils n'ont pas compris, ils ne pouvaient pas comprendre que les sentiments égoïstes et altruistes se combinent harmoniquement dans la même individualité parvenue à un certain degré d'évolution ; que, dès lors, il n'y a pas lieu de les opposer les uns aux autres et qu'ils constituent simplement deux séries de phénomènes se rattachant à des besoins différents.

C'est un point que n'a pas manqué d'élucider, dans une oeuvre justement remarquée : Esquisse d'une Morale sans sanction ni obligation (page 246), un jeune philosophe de large envergure, que la mort a prématurément fauché, Marc Guyau :  « Il faut que la vie individuelle se répande pour autrui, en autrui, et au besoin se donne. Eh bien! cette expansion n'est pas contre sa nature ; bien plus, elle est la condition même de la vraie Vie! »

Bien que dans l'état actuel de la Société, il semble impossible, sans en être victime, de concilier l'intérêt privé avec l'intérêt public, je ne suis pas du tout éloigné de penser, avec Bernardin de Saint-Pierre, qu' « on ne fait son bonheur qu'en s'occupant de celui des autres » et, avec H. Spencer, qu' « un jour viendra où l'instinct altruiste sera si puissant, que les hommes se disputeront les occasions de l'exercer, les occasions de sacrifice et de mort »

Ceux qui placent le bonheur dans les seules satisfactions égoïstes, aussi bien que ceux qui le placent dans les seuls contentements altruistes, se trompent ou sont incomplets, parce qu'ils n'aperçoivent dans l'individu qu'une partie de lui-même : soit que, croyant mieux l'étudier, ils commettent la faute de le séparer du milieu social et de l'isoler, soit qu'ils n'envisagent qu'une partie de la machine humaine : celle qui boit, mange, dort, travaille et procrée, négligeant celle qui pense et qui aime.

Celle-ci a ses besoins comme celle-là ; d'une façon générale, les premiers ne sont ni plus ni moins impérieux que les seconds ; plus forts chez les uns, ils sont plus faibles chez les autres. Seul, l'individu qui les ressent en connaît l'étendue, en mesure la vigueur, sait à quel moment et dans quel ordre ils se présentent et, seul, il peut ainsi calculer la somme de félicité à laquelle correspond leur satisfaction.

Sébastien FAURE.