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AMBITION n. f. 

Presque tous les dictionnaires et encyclopédies définissent ce mot dans les termes suivants : « désir immodéré de gloire, de fortune, d'honneur et de puissance ». Ils ajoutent, par voie de commentaires, que ce désir tenace et violent s'appuie, dans la pratique, sur une volonté forte, soutenue par une disposition, naturelle ou acquise, à tout imaginer, à tout oser, à tout entreprendre, à ne reculer devant rien pour arriver au résultat qu'on veut atteindre.

Conquérir la gloire, la fortune, les honneurs et la puissance, tel est donc le but que se propose l'ambitieux.

L'ambition procède ou de besoins excessifs et pressants ou d'une vanité démesurée.

Dans le premier cas, elle vise plutôt la fortune ; dans le second cas, les honneurs et la puissance.

Certains hommes sont rongés par le désir immodéré de devenir riches, non pour briller dans le monde où il est de bon ton de jeter l'argent par les fenêtres ; non pour attirer l'attention sur leur personne par l'éclat de leur luxe ou leur fastueux train de vie ; non pour faire parler d'eux ; non pour provoquer le respect et l'admiration de leurs semblables ; mais pour satisfaire, sans compter, leurs appétits démesurés de goinfrerie ou de luxure, de spectacles ou de voyages, de jeu ou de dépravation. D'autres n'ambitionnent que la gloire, la notoriété, les honneurs, la puissance. S'ils ont de la fortune, ils n'hésitent pas à la faire servir à leur soif de renom, de popularité et de pouvoir. S'ils n'en possèdent pas, ils ne la convoitent que pour paraître et pour pousser leur réputation d'hommes remarquables. D'autres, enfin, mènent de front - et ce sont les plus nombreux - la volonté de devenir riches et puissants, parceque, d'une part, ils sont dévorés par l'amour de la richesse et du pouvoir et parce que, d'autre part, ils constatent que, dans le milieu social actuel la richesse aide puissamment à la conquête du Pouvoir et que l'exercice du Pouvoir seconde puissamment l'acquisition de la fortune.

Des premiers, on peut dire que ce sont des ambitieux partiels et des derniers que ce sont des ambitieux complets.

Le plus couramment, on entend par « ambitieux » l'homme qui aspire à jouer un rôle dans la vie publique, à tenir sur la scène politique un emploi de grand style ; à jouer, dans la tragi-comédie sociale, les personnages de premier plan. L'individu que le langage populaire qualifie péjorativement de « politicien » personnifie très exactement l'espèce d'ambitieux la plus nocive et la plus méprisable, tant en raison du mal que fait ledit politicien, qu'en raison de la perversité, de l'ignominie, de la bassesse des moyens qu'il emploie.

Le « politicien » est bien l'homme sans scrupule ni conviction stable qui, pour réaliser le rêve de gloire et de puissance qu'il assigne à son ambition, est, comme l'indique la définition ci-dessus, prêt à tout imaginer, résolu à tout oser, décidé à tout entreprendre, dût-il faire usage, pour atteindre son but, des pires moyens s'il estime que ceux-ci sont les plus sûrs et les plus rapides.

Lorsque l'ambitieux fait de la politique sa carrière, il est infailliblement appelé à se ravaler au rang des personnages les plus ignobles. Il se peut qu'il éprouve, au début, alors que sa conscience possède encore quelque probité, une certaine répugnance à barbotter dans le purin des combinaisons équivoques, des tractations louches, des compromissions déshonorantes, des trahisons dégradantes ; mais il ne tarde pas à s'y trouver fort à l'aise et, graduellement, à s'y complaire. Un jour vient où, pour lui, le comble de l'art consiste à rouler hypocritement ses adversaires et à trahir insidieusement ses amis et partisans.

Tôt ou tard - et quel que soit le parti auquel il adhère, quelle que soit la doctrine dont il se réclame ­ - l'ambitieux, tout à la volonté de se hisser toujours plus haut, est appelé à devenir un renégat. Parfois, il le devient brutalement, sans transition, d'une seule enjambée. Dans ce cas là, il joue le tout pour le tout ; c'est sur un seul coup de carte qu'il risque son avenir. Il s'expose à se casser les reins; mais il court la chance, si les circonstances lui sont propices, de réaliser, du jour au lendemain, sa volonté de puissance. Toutefois, c'est là un jeu extrêmement dangereux, et le véritable « politicien » sait mettre un frein à l'impatience qui le ronge. Le plus souvent, il avance à pas mesurés ; il ne se détache que petit à petit du programme qu'il a adopté et, à l'origine, soutenu pour faire son entrée au Parlement; il ne s'éloigne de ce programme, que par étapes successives et lentes ; il attend, pour s'en séparer tout à fait, qu'il ait tout à perdre en lui restant fidèle et tout à gagner en l'abandonnant. Alors, il est mûr pour le reniement et, dès que l'occasion se présente - si elle se fait trop attendre, il la cherche et la provoque - il devient un de ces renégats avérés dont notre époque, dans tous les pays du monde, nous offre d'innombrables et célèbres exemples.

On serait en droit de penser que ces types répugnants de versatilité et de fourberie sont universellement méprisés ; il n'en est rien. Ils conservent des admirateurs et des partisans même parmi ceux dont ils ont trahi la confiance. Il se forme autour de leur abjection, un groupe de courtisans toujours prêts à s'aplatir devant le Pouvoir, quelque sales que soient les mains qui le détiennent. On voit les plus hauts personnages faire antichambre pour mendier une parole bienveillante, un sourire, un appui et la protection de ces immondes renégats devenus chefs d'Etat ou ministres, gouverneurs ou plénipotentiaires.

Le pire, c'est que les professeurs de morale officielle, qui se lamentent sur la dépravation de notre siècle, qui versent des larmes de crocodiles sur l'abaissement des caractères, qui s'indignent de la perversité, de la débauche, de la prostitution qui sont, geignent-ils, la marque de ce temps ; le pire, c'est que ces moralistes austères et pudibonds se taisent ; il en est même qui se joignent à la tourbe des courtisans et qui balancent l'encensoir sous les narines de ces politiciens infâmes.

Est-ce lâcheté, hypocrisie ou ignorance de la part de ces thuriféraires? Ce ne peut-être ignorance : les faits sont de notoriété publique et le curriculum vitae de ces grands ambitieux est connu de tous. Donc, ce ne peut être qu'hypocrisie et lâcheté. Laissons ces faux moralistes à leur sordide immoralité.

Et pourtant, il y a ce qu'on appelle de nobles ambitions. L'homme qui recherche avec âpreté la justice et la vérité non seulement pour la satisfaction louable de les connaître, mais encore pour la joie de les faire respecter et chérir ; celui qui s' applique avec ardeur et persévérance à l'amélioration graduelle de lui-même, au développement de ses facultés, au perfectionnement de ses œuvres ; celui qui s'attache fortement à un idéal de liberté et d'abondance physique, intellectuelle et morale ; celui qui consacre ses efforts tenaces à la réalisation d'une vie intense par la sensibilité, la compréhension et la volonté tous ceux-là ont en réalité, de l'ambition. Mais celle-ci est de bon aloi : d'abord, parce qu'elle ne nuit à personne, ne diminue, n'appauvrit, n'humilie, ne fait souffrir personne : ensuite, parce que ceux qui sont en proie à ce genre d'ambition ne recourent, pour atteindre le but qu'ils se proposent, ni à la dissimulation, ni à la déloyauté, ni à la trahison.

Rares sont ces modèles d'ambition saine, élevée et vertueuse ; si rares, qu'on hésite à les qualifier d'ambitieux, dans l'appréhension de les confondre avec les ambitieux de la richesse et de la puissance.

Acquérir la fortune, conquérir le pouvoir ; tout est là, dans une société capitaliste et autoritaire. Pour les uns, c'est la chasse aux millions ; pour les autres, c'est la course aux plus hautes fonctions, aux situations les plus en vue ; pour la plupart, c'est la poursuite perfas et nefas, fébrile, obstinée, imperturbable et du pouvoir et de l'opulence.

Il est absurde - et c'est le cas de ces moralistes auxquels il est fait plus haut allusion - de blâmer l'ambition et les ambitieux et de louanger une organisation sociale qui enfante fatalement l'une et élève les autres sur le pavois. Toute société hiérarchique engendre nécessairement l'ambition. Elle fait naître la cupidité qui pousse à la conquête acharnée de la richesse ; elle porte au maximum la vanité qui aspire avec frénésie, aux honneurs (qu'il ne faut pas confondre avec l'honneur) aux dignités (qu'il ne faut pas confondre avec la dignité) au Pouvoir qui n'est ni la consécration du mérite, ni la récompense du dévouement à la chose publique.

Il n'existe qu'un moyen de combattre, mieux : d'anéantir toutes les ambitions haïssables. Ce moyen, c'est celui que, seuls, les anarchistes préconisent. Il consiste à abattre l'Etat protecteur et soutien du Capital. Dans une société anarchiste, tous les individus­ étant libres et égaux, l'Autorité et la Propriété ayant été abolies, personne ne songera à s'enrichir, puisque tout étant à tous et nul n'étant économiquement sous la dépendance d'un autre, tenter de s'enrichir serait tenter l'impossible et l'inutile ; personne ne songera à commander en maître, à s'ériger en chef, à exercer le Pouvoir ; puisque, le mécanisme autoritaire ayant été définitivement brisé, nul ne sera tenu d'obéir.

C'est ainsi et seulement ainsi que, faute d'aliment, l'ambition, c'est-à-dire la soif immodérée de la gloire, de la fortune, des honneurs, de la puissance, disparaîtra pour faire place à l'ambition respectable et salutaire : celle qui porte l'homme à devenir toujours plus fort, plus éclairé, plus juste, plus fraternel, en un mot meilleur.

Sébastien FAURE.