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AMNISTIE n. f. (du grec: a privatif et mnestia mémoire)

C'est l'acte du souverain ou du pouvoir législatif qui efface jusqu'à la trace et le souvenir même d'une condamnation prononcée et annule tout commencement de poursuite judiciaire motivée par un acte tombant sous le coup de la loi. L'amnistie a pour objet de rendre en quelque sorte inexistante l'infraction elle-même, et, par suite, d'éteindre l'action publique aussi bien que les condamnations prononcées et les conséquences de toute nature qu'entraînent celles-ci. L'individu amnistié est censé n'avoir pas été condamné. C'est pourquoi l'Amnistie, en France tout au moins, ne peut résulter que d'une loi, tandis que le Président de la République a le droit de faire grâce, parce que la grâce laisse subsister les incapacités légales attachées à la condamnation. La pratique de l'amnistie est déjà fort ancienne. Le premier exemple qu'en enregistre l'Histoire remonte à Thrasybule, général athénien qui, à la tête de l'armée de Samos et avec l'aide des Thébains, chassa, en 404, les trente Tyrans et restaura, à Athènes, le régime démocratique. Rentré dans Athènes, Thrasybule ne voulut souiller sa victoire par aucune vengeance et promulgua une loi dite, pour la première fois, d'amnistie. Cette loi portait qu'aucun citoyen ne pourrait être recherché ni puni à l'occasion de la conduite qu'il avait pu tenir dans les troubles causés par le despotisme gouvernemental des trente Tyrans.

L'histoire de l'ancienne Grèce nous montre presque toujours les partis vainqueurs amnistiant leurs adversaires vaincus. Il n'est pas injuste de dire que, presque toujours aussi, la victoire d'un parti sur les partis opposés comporte des actes d'une telle sauvagerie et, à l'origine, entraîne une répression si féroce, que, l'apaisement se faisant, au bout de quelque temps, par la force même des choses, les vainqueurs ont tout intérêt à passer l'éponge sur les atrocités commises, afin d'en hâter l'oubli ou, pour le moins, d'en atténuer l'amertume. Il convient donc de ne pas considérer l'amnistie comme un geste de magnanimité tout à l'honneur des gouvernants et des législateurs, mais comme une habile manœuvre qu'ils estiment devoir être profitable à leur politique. L'histoire moderne nous présente de nombreux exemples d'amnistie. Voici les principaux : amnistie accordée aux huguenots, en 1570, sous Charles IX. Celle-ci ne fut, en réalité, qu'un abominable guet-apens ; car, deux ans après, en 1572, eurent lieu les horribles massacres connus sous le nom de la Saint-Barthélémy, le roi ordonnant lui-même l'assassinat d'une partie de ses sujets qu'il avait tenté, par l'amnistie, de désarmer et de ramener à sa cause. A l'occasion de la restauration d'Angleterre, Charles II publia une amnistie générale dont seuls furent exclus les régicides. En 1814, la charte française accorda une amnistie générale pour tout ce qui, pendant la Révolution et l'Empire, avait été tramé, ourdi ou accompli contre la monarchie des Bourbons. A son retour de l'île d'Elbe (mars 1815), Napoléon 1er publia un acte d'amnistie dont il n'excepta que treize personnes, des plus compromises, tels que Talleyrand, Bourrienne, le duc de d'Albert, etc. A la seconde restauration, l'amnistie ne fut publiée que le 12 janvier 1816. Le bénéfice en fut refusé à un petit nombre : Ney, Labédoyère, La­ valette, Bertrand, Rovigo. Le roi se réservait en outre la faculté de bannir Soult, Bassano, Vandamme, Carnot et quelques autres. Lorsque le duc d'Orléans, flls de Louis-Philippe, se maria, Louis-Philippe, en 1837, amnistia en bloc tous les condamnés politiques. La République de 1848 étendit la loi d'amnistie à tous les condamnés politiques, à l'exception des princes appartenant aux deux branches des Bourbons. Le second Empire (Napoléon III) accorda quatre amnisties : en 1859, en 1860, en 1864 et en 1869. On peut estimer, d'une façon générale, que tous les Gouvernements, Empire, Royauté, République sentent si fortement le besoin de faire oublier leurs propres crimes, que c'est devenu la règle, de nos jours et dans tous les pays du monde, de faire suivre tous les grands événements qui font époque dans l'histoire et qui succèdent à une période grave et troublée, à l'intérieur ou à l'extérieur, d'une amnistie plus ou moins générale, destinée à calmer les colères, à apaiser les ressentiments ou à dissiper les haines contre le pouvoir du moment.

La loi d'amnistie qui souleva, il y a quelque cinquante ans, les oppositions les plus violentes et les débats parlementaires les plus passionnés, fut celle qui visait les condamnés de la Commune. Le mouvement communaliste - mars à mai 1871 - avait inspiré aux classes dirigeantes de l'époque une terreur si profonde et une haine si farouche, que, par la voix de leurs représentants au Parlement, elles opposèrent aux efforts des républicains avancés une résistance aussi longue qu'acharnée. Ce fut Alfred Naquet qui, le premier, au cours de la séance du 20 décembre 1875, réclama éloquemment l'amnistie en faveur de tous les crimes et délits se rattachant à la Commune. Après les élections sénatoriales de janvier et février 1876, Victor Hugo au Sénat et Raspail à la Chambre firent la même proposition. La voix de ces deux grands citoyens ne fut pas entendue. Pour faire triompher la cause de l'Amnistie, il était indispensable que le peuple se prononçât vigoureusement. L'opinion publique, secouée dans tout le pays par les agitateurs les plus en renom, demanda d'abord, réclama ensuite, exigea enfin l'amnistie en faveur des Communards. Le 20 février 1879, nouveau débat à la Chambre sur ce sujet qui, peu à peu, passionnait les masses populaires. Le Garde des Sceaux, Le Royer, se déclarait, au nom du Gouvernement, favorable à une amnistie partielle. « Amnistie pleine et entière » répliquèrent Naquet, Louis Blanc, Lockroy et Clémenceau. L'amnistie totale fut repoussée et l'amnistie partielle accordée. C'était un premier résultat laissant pressentir la victoire complète. Les manifestations en faveur de l'amnistie se firent plus nombreuses que jamais ; elles s'affirmèrent de plus en plus ardentes et résolues. L'amnistie eut alors ses candidats et plusieurs élections se firent avec ce programme unique : amnistie totale. A Bordeaux, c'est Blanqui, le 20 avril 1879 ; à Paris, c'est Alphonse Humbert, le 12 octobre 1879 et Trinquet, le 20 juin 1880, qui l'emportent comme candidats de l'amnistie. La pression de l'opinion publique brise les dernières résistances du Gouvernement et la loi d'amnistie est votée à une imposante majorité et promulguée le 11 juillet 1880.

Depuis, diverses lois d'amnistie ont été votées, notamment en 1881 et 1895. Durant la guerre maudite de 1914-1918, une foule de condamnations furent prononcées pour d'insignifiants délits susceptibles d'être retenus par les Conseils de guerre et les Tribunaux civils ; un nombre relativement élevé, beaucoup plus élevé qu'on ne le croit généralement, d'hommes valides appelés par la mobilisation générale à satisfaire aux exigences de la grande Tuerie en lui assurant le matériel humain que « la Patrie » déclarait nécessaire à son salut, refusèrent énergiquement de rejoindre le corps qui leur était assigné et, plutôt que de défendre une cause qu'ils estimaient ne pas être la leur, ces hommes s'exilèrent ou se cachèrent. Ce furent les insoumis. D'autres, un nombre important d'autres, qui s'étaient tout d'abord laissé incorporer, quittèrent l'arme à laquelle ils étaient affectés et désertèrent. D'autres enfin, las de traîner depuis des mois et des mois leur lamentable existence dans la boue et le sang des tranchées, indignés du traitement qu'ils subissaient de la part de leurs chefs, commirent un de de ces actes quelconques : gestes, paroles, simple attitude d'indiscipline que le Code militaire, en temps de guerre, punit des peines les plus sévères, et, pour s'être laissé aller à un de ces actes, furent odieusement, injustement frappés. Il semblait indiqué que, au lendemain d'un carnage de cinquante et un mois, tous ces insoumis, déserteurs et indisciplinés fussent appelés à bénéficier de l'amnistie la plus large. Il n'en fut rien. Des Gouvernements qui se succédèrent au Pouvoir, les uns refusèrent toute amnistie et les autres en proposèrent une si étroite, si restreinte qu'elle mécontentait les partisans de l'Amnistie large et humaine plus encore que les adversaires de toute amnistie, même limitée. De nouveau, l'opinion publique intervint. La presse dite « d'extrème-gauche » protesta contre cette caricature d'amnistie, d'autant plus scandaleuse et révoltante que les bandits qui avaient, du commencement de la guerre à la fin, cyniquement spéculé sur la détresse de la nation, qui avaient tiré parti du gâchis administratif, qui avaient ramassé des fortunes dans le sang des champs de bataille et le ravitaillement de la population civile, tous ceux-là se voyaient mis à l'abri de toute sanction par la dite loi d'amnistie. Ce fut un spectacle réconfortant que celui de l'agitation qui se traduisit par des campagnes dans les journaux d'avant-garde, des meetings nombreux et imposants, des manifestations dans la rue, des tentatives de grève, des mouvements populaires de toute nature. Mais toutes ces démonstrations se heurtaient au mauvais vouloir du bloc national qui détenait le pouvoir gouvernemental. Quand vinrent les élections législatives générales du 11 mai 1924, les partis dits « de gauche » ne manquèrent pas d'inscrire sur leur programme le vote d'une loi d'amnistie pleine et entière. Ce fut un des moyens qu'employèrent radicaux, radicaux - socialistes, républicains - socialistes, socialistes et communistes pour piper les suffrages des électeurs - hélas! - toujours confiants. Le bloc des gauches remplaça au Gouvernement le bloc national. Mais les nouveaux élus s'empressèrent d'oublier leurs promesses et de trahir les engagements qu'ils avaient pris.

On patienta longtemps ; jusqu'au dernier moment, on espéra que les nouveaux gouvernants respecteraient la parole donnée. Espérance déçue! Le projet d'amnistie proposé et voté ne fut guère plus large que les précédents. Seuls furent appelés à en bénéficier quelques catégories - peu nombreuses - de mutins, d'insoumis, de déserteurs et de condamnés politiques. Quant aux victimes les plus intéressantes, parce que les plus fières et les plus courageuses, elles restent frappées par les condamnations qu'elles continuent à subir ou sous le coup des poursuites auxquelles elles n'échappent qu'en se cachant ou s'expatriant. Nous devons à la vérité de dire que, dans presque tous les pays qui ont pris part à l'épouvantable guerre de 1914-1918 l'amnistie totale a été promulguée.

Sur l'Amnistie prise dans son sens général, les Anarchistes ont une conception à part. Leur théorie sur ce point s'éloigne de toutes les théories autoritaires. De la première à la dernière, toutes celles-ci affirment la nécessité d'une législation (l'Autorité ne se conçoit pas sans la Loi qui édicte ce qui est permis et ce qui est défendu) et d'une échelle de sanctions qu'il appartient aux tribunaux d'appliquer aux délinquants (la Législation ne se conçoit pas sans une Magistrature qui en réprime la violation). Les théories autoritaires, en conséquence, tiennent pour justes et nécessaires les condamnations prononcées et les poursuites engagées contre ceux qui ont enfreint la Loi. Il en résulte que, lorsqu'un parti politique propose, réclame l'Amnistie, ce n'est pas, ce ne peut pas être au nom de la Justice et dans un sentiment d'équité, mais au nom de l'Indulgence, de la Pitié, de l'Humanité et, il faut y insister, dans un but politique. Il n'est pas un parti politique - de Gouvernement ou d'Opposition - qui ne sache qu'un jour ou l'autre il sera en posture de vaincu et qu'il aura, alors, besoin de solliciter son pardon. Il n'est pas une forme de l'Autorité, si forte qu'elle se croie, dont les partisans ne soient exposés tôt ou tard à perdre le pouvoir et à connaître à leur tour l'amertume de la persécution. A la longue, dans le cours de l'histoire, l'équilibre s'établit entre les vainqueurs d'hier, d'aujourd'hui et de demain ; en sorte que les uns et les autres sentent instinctivement que l'heure sonnera pour tous de faire appel à la grande loi de pardon, d'effacement, d'oubli, d'amnistie. Après s'être ainsi amnistiés les uns les autres, il se trouve qu'ils ne se doivent rien, que la balance s'établit, qu'ils sont quittes. Seuls, les Anarchistes, voulant briser le Pouvoir et non le conquérir, savent qu'ils ne seront jamais conduits à forger des lois et à instituer des tribunaux. Seuls, ayant en égale exécration l'Autorité qu'on exerce et l'Autorité qu'on subit, ils ont la certitude de ne jamais devenir des oppresseurs, des persécuteurs. C'est pourquoi l'Amnistie ne saurait être à leurs yeux la pratique d'un système de bascule ou de compensation. Niant aux autres le droit de forger des lois et d'en appliquer les sanctions à qui les enfreint, ils ne mendient pas la pitié des Gouvernants, ils ne s'adressent pas à leur clémence, ils ne font pas appel à leurs sentiments d'humanité. C'est au nom de la Justice, de la pure et sainte Equité qu'ils réclament, qu'ils exigent l' Amnistie et qu'ils mettent les Gouvernements en demeure de rendre à la liberté ceux qu'ils n'avaient pas le droit d'en priver. Les libertaires pensent que les coupables ne sont pas ceux qui sont frappés par la Loi, mais bien ceux qui la font et l'appliquent. Ils ont conscience que les coupables ne sont pas ceux qui sont poursuivis ou jetés en prison, mais, au contraire, ceux qui les poursuivent et les emprisonnent.

Une société anarchiste est incompatible avec la survivance des geôles et des bagnes ; une des premières tâches de l'Anarchisme, en période de Révolution, sera de mettre le feu aux prisons et d'abolir les Palais de Justice. Ils n'auront donc jamais d'Amnistie à accorder, puisque jamais ils n'auront condamné ni enfermé personne. Et, cependant, toutes les fois que s'ouvre une campagne en faveur de l'Amnistie, les Anarchistes sont de ceux qui s'y engagent avec le moins d'hésitation et le plus d'ardeur. Ils font entendre leurs voix dans les meetings publics ; ils multiplient les articles, les manifestes, les affiches qui convient le peuple à exiger l'Amnistie ; ils provoquent des démonstrations sur la voie publique afin de saisir de leur volonté d'amnistie la foule indifférente et d'intéresser l'opinion publique à la libération des victimes de l'Autorité. Et souvent on a vu des anarchistes qui s'étaient proposés d'ouvrir les prisons, par l'Amnistie, à quelques­ uns de leurs frères, y entrer eux-mêmes et aller, ainsi, rejoindre en captivité ceux qu'ils voulaient libérer. Si les Anarchistes se donnent de plein cœur à toute agitation en vue de l'Amnistie, alors qu'ils savent la vanité d'une telle mesure, puisque les portes ouvertes aux amnistiés d'aujourd'hui se fermeront demain sur de nouvelles victimes, c'est qu'ils entendent se mêler à toute. action ayant pour objet de soustraire quelques victimes à la vindicte publique, et leur fournissant l'occasion de flétrir le régime qu'ils combattent, de stigmatiser l'iniquité sociale sous une de ses formes les plus odieuses, de communiquer à la masse des pauvres qui sont quotidiennement exposés aux rigueurs de la Loi le mépris et la colère qu'ils ressentent contre tous ceux qui s'arrogent le droit de condamner, de faire lever dans la multitude le levain de la Révolte libératrice.

Si, chaque fois que les circonstances sont favorables à un mouvement populaire luttant pour l'Amnistie, les Anarchistes sont au premier rang, c'est qu'il leur est doux de tenter quelque chose pour diminuer, si peu que ce soit, les souffrances de ceux qui aspirent à sortir du bagne, de la prison ou de l'exil pour reprendre parmi leurs amis, dans leur foyer, à l'usine où aux champs, au milieu de ceux qu'ils chérissent et qui les aiment, la place d'où la méchanceté et l'injustice des hommes les ont momentanément chassés. L'Amnistie est comme une libération partielle, en attendant la grande Amnistie : la Révolution qui enfoncera la porte de toutes les prisons et sera, Elle, la libération totale et définitive. 

- Sébastien FAURE.