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ANONYMAT (an, priv., et gr. onuma, nom, qui n'a pas de nom, sans nom)

Des faits de plus en plus nombreux ont attiré l'attention sur ce vocable, qui jouit désormais d'une triste célébrité. La chose qu'il désigne est proprement sans nom! - L'anonymat est par excellence l'arme des lâches, des résignés, des timorés, des faibles, des impuissants méchants ou bêtes. Des gens seront toute leur vie des anonymes : anonymes dans leurs actes, dans leurs sentiments, dans leurs pensées. Ils manquent de personnalité. Mais pour nuire ils retrouvent toute leur énergie. Comme ces larves sans yeux qui désagrègent les bois les plus durs, ils s'attaquent aux âmes nobles et élevées, et tentent d'abattre la pensée hautaine et solitaire qui dédaigne la populace. Combien de crimes dont nous ignorerons à jamais les auteurs! Souvent, les anonymes nuisent plus par leur silence que par leurs paroles : ils ont juré de perdre le génie et tous les moyens leur sont bons. Il faut qu'ils suppriment ceux qui ne pensent pas comme eux (ce qui équivaut à ne pas penser du tout). - Ces lâches anonymes, qui n'ont pas le courage de leurs opinions (!), sont pour nous des barbares, des ennemis, des étrangers (bien qu'ils prêchent l'union sacrée) avec lesquels nous n'avons rien de commun. Ils ont de la vie - et de l'art - une conception différente de la nôtre. Par ces temps d'hypocrisie et de mensonge, il fallait s'attendre à voir l'anonymat devenir comme une sorte de symbole de la décadence sociale. Il résume nos mœurs politiciennes. Il a le privilège de représenter un état d'esprit, il est à la hauteur des événements. Nul autre temps ne lui fut sans doute aussi favorable. C'est l'ère de l'anonymat qui commence, une ère de délations et de persécutions comme aux époques les plus sinistres de l'Histoire. Chaque époque a ses anonymes, et la nôtre a les anonymes qu'elle mérite. - Il y a les anonymes qu'on connaît et les anonymes qu'on ne connaît pas. Les uns et les autres sont aussi dangereux. Les premiers, malgré leur dissimulation, sont vite repérés. Les seconds, c'est n'importe qui, des gens qu'on rencontre qu'on ne reverra sans doute jamais, mais qu'il suffira d'avoir vus une fois pour les juger ; des parasites, des sous-ordres qui s'inclinent devant un « patron », suivent les conseils d'un directeur d'inconscience, s'auto-suggestionnent ou se laissent dominer par le premier et le dernier venu, prêts à offrir à qui leur demandera leurs témoignages avariés et leurs paroles d'honneur suspectes. Qu'importe leurs noms! Ils ne comptent pas (ils comptent cependant par leurs méfaits). - On est à la merci d'X mystérieux, qui ne se fatiguent pas de répéter quotidiennement les mêmes sales gestes. La méchanceté comme la bêtise est inlassable. - L'administration, la presse et la littérature (pseudo-) sont remplies d'anonymes dont l'unique fonction est de nuire à ceux qui leur déplaisent (pour leur déplaire, il suffit d'être indépendant). Anonymes de la diplomatie et de la politique tiennent entre leurs mains la destinée des individus : leur pouvoir occulte exerce ses ravages sans limites et sans contrôle), ils sont irresponsables. Il y a des sociétés anonymes de mercantis qui volent légalement les esprits simples qui leur confient leurs intérêts. Policiers-anonymes se chargent de faire respecter l'autorité au moyen de rapports rédigés en dépit du bon sens. La puissance térébrante des anonymes est telle que bien peu d'individus résistent à son action souterraine et méthodique (seules les âmes fortement trempées en viennent à bout). Ce qui guide l'anonyme dans ses pérégrinations, inquisitions, perquisitions, dénonciations, c'est l'amour du mensonge ; c'est le besoin de satisfaire de vieilles rancunes et d'assouvir de petites vengeances. C'est l'intérêt. L'anonyme est souvent un raté et un mécontent qui rend les autres responsables de sa non­ réussite (!). Il faut qu'il s'en prenne à quelqu'un de son néant. Les anonymes sont plats comme des punaises (c'est faire injure à ces animalcules que de leur comparer ces tristes sbires!) Cette lâcheté sans nom (elle n'a de nom dans aucune langue, comme la pourriture dont parle Bossuet) qui consiste à jeter la suspicion sur celui-ci ou celui-là, pour le perdre irrévocablement dans l'esprit de mauvais juges et de méchantes gens, est tolérée, encouragée et récompensée par une société qui a horreur de la vérité. La société entretient dans son sein l'anonymat, il est nécessaire à son existence. Elle a horreur de ceux qui ont une personnalité, qui s'élèvent au-dessus de la moyenne. ­ Qui n'a pas été victime - au moins une fois dans sa vie - des agissements de quelque anonyme qu'on ne soupçonne pas, et qui souvent n'est pas loin, jaloux de votre « place » qu'il cherche à prendre, - ami, confrère ou collègue, - et qu'une idée fixe domine : vous faire du tort? Parfois on se demande ce qu'on a bien pu faire à tel ou tel personnage pour qu'il vous regarde de travers. Ne cherchez pas. C'est quelque anonyme, tapi dans un coin, qui observe chaque jour vos gestes, et qui les lui rapporte, sans que vous vous en doutiez. C'est toujours infidèlement que l'anonyme rapporte vos paroles, c'est en les déformant, c'est en les dénaturant. Il falsifie vos idées, il vous prête des sentiments que vous n'avez pas. Ce mouchard amateur, inconscient et borné, sait pourtant bien ce qu'il fait : il sait qu'en falsifiant tel document, qu'en interpretant telle pensée, il vous enverra au bagne ou... à la mort (et s'évitera ainsi d'y aller lui-même, car tout bon anonyme a quelque chose sur la conscience, qu'il cherche à se faire pardonner). - Quiconque pense est tôt ou tard victime du mouchardage et de la délation. On laisse de côté l'imbécile : mais celui qui pense, et qui a le tort de dire ce qu'il pense, malheur à lui, son compte est bon! C'est alors que l'anonyme accomplit une fonction vraiment sociale : contribuer à supprimer ce qui dépasse le niveau commun, faire rentrer chacun dans le rang. - Les plaintes anonymes pleuvent pendant la guerre. Elle favorise l'éclosion d'un certain héroïsme. Des gens, qui ne savent comment se rendre utiles, se révèlent soudain moralistes et hommes de devoir. - On rencontre, - ceci n'est pas un paradoxe - des anonymes sincères : il y a des gens qui croient vraiment accomplir une besogne salutaire en dénonçant leurs voisins. Ils font ce qu'ils peuvent, ce sont des mystiques de la dénonciation, extrêmement dangereux, souvent plus bêtes que méchants. - Surveillez vos propos : ils peuvent tomber dans les oreilles d'un anonyme qui vous écoute. - L'administration accueille à bras ouverts l'anonymat qui lui fournit l'occasion de se débarrasser d'un « fonctionnaire » gênant. Le pire c'est que ce dernier ne connaît jamais les termes exacts de l'accusation. Il ne peut se défendre. Il ne sait pas ce que contient son dossier! - La vermine anonyme qui grouille dans les bas-fonds d'une certaine presse, composée de ratés et de laissés-pour-compte de tous les milieux (anarchistes et bourgeois bons à mettre dans le même sac, rien ne les différenciant qu'une étiquette) contribue à doter notre époque d'une beauté spéciale. Sous le voile de l'anonymat, les journalistes­ policiers abritent leurs petites saletés, lâchetés et insanités. Leurs insinuations perfides sont autant de flèches empoisonnées qu'ils décochent des officines qui leur servent d'abri. Ils perpètrent sans danger (pas toujours) les pires forfaits. - Les hommes-de-lettres aronymes foisonnent, ils sont légion et sont la plaie de notre époque. Les belles-lettres sont devenues les laides-lettres. Ils ne signent pas leurs « ordures » et se croient tout permis. Ils versent le poison et se sauvent aussitôt. Ils vous tirent lâchement dans le dos. Ils ont de l'influence, naturellement, et des titres. Ce sont des êtres malfaisants, dépourvus d'héroïsme, mais non d'égoïsme, qui se servent de la calomnie pour « arriver », nuire est leur but de guerre. Ils trahissent leurs amis et ménagent leurs ennemis. Ce sont de tristes individus. - Le cambrioleur qui opère dans les grands quartiers, sous un nom qui inspire confiance, met des gants pour dépouiller ses victimes ; l'anonyme des salles de rédaction ne met point de gants, lui, pour tuer ses amis. Il opère, non à ses risques et périls, comme l'apache, mais sous le regard bienveillant de ses chefs, qui l'encouragent, se dispensant de faire eux-mêmes la besogne, et lui paient ses... échos (l'anonyme n'oublie jamais de passer à la caisse, plutôt deux fois qu'une, c'est un des traits de son caractère!), le récompensant de ses services par quelques pièces de cent sous. L'anonyme se vend (dans les prix doux, - il ne vaut pas cher. Quelquefois, il faut y mettre un prix raisonnable, par exemple s'il est académicien!). Untel a de l'avancement (bien mérité), et une sinécure. On y ajoute un ruban, incapable de faire autre chose que de « moucharder », l'anonyme trouve toujours à s'employer. Il s'embusque quelque part. Il ne meurt jamais de faim (il y a cependant des exceptions!) Empêcher certains individus de « calomnier », ce serait leur ôter le pain de la bouche. Ils font ce qu'ils peuvent pour vivre, et leur sort n'est pas enviable! L'anonyme touche des pots-de-vin, est à la solde des gouvernants. Le pouvoir s'en sert pour les besognes les plus louches. L'autorité lui confie des « missions », C'est un répugnant personnage, qui mange à tous les râteliers, se plie à toutes les circonstances, s'adapte à tous les milieux. Sa fonction essentielle est de ramper. Il donne au verbe « servir » sa véritable signification. - Il est des calomniateurs qui signent leurs articles. Ils les signent soit pour se faire de la réclame, comptant que leurs révélations « sensationnelles » feront du bruit, soit dans n'importe quel but, mais enfin, ils les signent. On sait que tel énergumène a mis son nom au bas d'une saleté, on peut lui répondre. Sans doute ont-ils intérêt à se faire connaître, et c'est pourquoi il ne faut pas trop exagérer leur mérite. Ils espèrent ainsi qu'on les croira sur parole. Et ils n'en sont pas moins pour cela au­ dessous de tout. Il n'ont pas l'excuse de s'être dévoilés. C'est plutôt une circonstance aggravante. On sait néanmoins d'où viennent les coups. On ne s'étonne plus, le «« pairs ». Il exerce sa coupable « industrie » avec l'assentiment de la majorité. Ses gestes sans intérêt offrent cependant un certain intérêt : ils sont un symptôme de décomposition sociale et nous ouvrent des « horizons ». - Les maux qui enlaidissent notre époque, parmi lesquels le culte de l'incompétence qui est à la fois national et international, la peur des responsabilités, le manque d'initiative qui caractérise administrateurs et administrés de toutes races ont leur source dans ce pouvoir anonyme des médiocres, pouvoir insaisissable, car si l'on trouve des juges et des bourreaux pour vous pendre, on ne trouve plus personne dès qu'il s'agit d'obtenir justice : chacun se dérobe au moment de rendre des comptes : les responsables lèguent à leur voisin une succession embarrassante, et s'en tirent à peu de frais. Les coupables sont impunis. Essayez de déchifirer les « signatures » de tous ces serviteurs de l'Etat : elles sont illisibles. Et pour cause! L'anonymat est un moyen de gouvernement. - Les anonymes ont construit les cathédrales. Ceux d'aujourd'hui ne sont pas de la même famille : ils détruisent pour... détruire. Ils n'édifient rien. Ils sèment ruines, deuils et massacres. Dans le mystère, ils perpètrent la fin de l'humanité. Les anonymes d'aujourd'hui ne créent pas de la vie ; ils sèment la mort. - Il entre une sorte de sadisme dans le fait de faire du mal anonymement. Quelle sensation plus ou moins rare éprouverait-on à nuire en se dévoilant (il est vrai qu'il existe des « consciences pourries » qui préfèrent se révéler, et, piétinant un ennemi vaincu, lui cracher au visage : « c'est moi qui t'ai conduit au bagne »)? On exulte à la pensée que nul ne vous soupçonne, et on est fier de son œuvre. On assiste dans un coin aux effets de la « dénonciation ». On contemple avec orgueil le « beau travail » dont on est l'auteur. On dort en paix, la conscience satisfaite (?). On a fait tout son devoir. Il importe de prolonger le supplice, et d'éviter toutes les « réparations », On se gardera bien de publier les « réponses », « rectifications », etc... dans les feuilles où l'on a pu calomnier impunément, et, quand on s'y décide, c'est afin de répandre de nouveaux bruits « tendancieux », de propager de nouveaux mensonges, l'occasion étant offerte de tronquer les phrases, de falsifier les documents, de dénaturer les idées. On trouve toujours des prétextes quand on veut nuire à quelqu'un. La mauvaise foi a plus d'un tour dans sa besace. Il ne faut pas s'attendre à de la justice de la part de ces gens-là. Ils ne vivent que pour nuire. - L'anonyme saura toujours vous répondre : « Ce n'est pas moi, c'est lui », Il n'avoue jamais. Il ment par patriotisme et n'en est pas à un faux près. - L'anonyme est souvent votre meilleur ami. - Dans un seul cas, l'anonymat est supportable : quand un « généreux anonyme » fait un don destiné à soulager une misère... et sa conscience, ce qui compense dans une certaine mesure la vanité des philanthropes dont les journaux publient les noms en première page. - Peu de gens font le bien en gardant l'anonymat : ils préfèrent livrer à la publicité leurs noms de bienfaiteurs! Par contre, ceux qui font le mal négligent de se faire connaître. Ils ne se font connaître que dans certaines occasions : quand ils ne peuvent pas faire autrement. Tel individu sort de l'ombre, qu'on ne soupçonnait pas d'être policier­ amateur, et son nom est dans toutes les gazettes! ­ Je connais pas mal de petits jeunes gens dont les noms figurent au sommaire des revues d'avant-garde et qui font passer des échos dans les grands quotidiens contre leurs « camarades », jettent la suspicion sur tel ou tel projet littéraire, etc... C'est évidemment un procédé indélicat! - L'anonymat, comme la laideur dont il est une des formes, revêt les mêmes déguisements, opère dans les mêmes milieux, et produit les mêmes effets. Le régime de l'anonymat est un régime odieux. Il est en honneur dans les autocraties qui assassinent par « raison d'Etat » ceux qui les gênent, et dans les démocraties qui ne veulent pas qu'un homme signe une œuvre, jalouses du nom qu'il porte, et qui aiment l'impuissance. Les démocraties ont hérité de l'anonymat des monarchies, elles continuent leurs erreurs qu'elles prétendent avoir abolies, et elles se montrent pareillement hostiles à la justice. - Les anonymes pratiquent cette solidarité qui fait leur force et ils ne se querellent que pour la forme. Ils se soutiennent ; ils ont les armes qu'il faut pour attaquer. Pourquoi se gêneraient-ils? L'anonyme est au-dessus (et au-dessous) de tout, et se permet toutes les audaces. Il sait qu'il est soutenu (et on sait ce dont sont capables certains individus quand ils se sentent soutenus!). Cette race anonyme de monomanes de la délation, de fonctionnaires du chantage et du mouchardage, de professionnels de l'assassinat moral (et physique) est une race reptilienne. Mais comment la supprimer? Il faudrait supprimer la société elle-même, qui les couve dans son sein. - De faux jugements sur toutes choses, des phrases toutes faites circulent parmi les masses, des lieux communs stupides s'implantent dans les méninges affaiblies, entretenant l' « esprit de réaction » dans toute son horreur. L'absence de critique triomphe insolemment. On vit au sein de préjugés transmis de générations en générations, qui constituent ce que nous appelons progrès, civilisation, morale. Il y a tout ce qu'il faut dans ce monde pourri pour façonner une âme de « bon citoyen » et une conscience « droite » prête à tout supporter. Ce serait faire preuve d'une mauvaise foi évidente que de ne pas se soumettre corps et âme à une société qui procure à ses membres des avantages vraiment appréciables. Des maîtres sans nom (leur nom n'est qu'une marque de fabrique) composent les recettes sans lesquelles on ne peut pas vivre « honnêtement ». De combien de manuels édiflants, d'éditions expurgées, de traités de morale et de pédagogie ne sommes-nous pas redevables à des jésuites bien intentionnés qui tiennent à garder l'anonymat, par humilité! - Quand un homme politique a compromis son pays par des maladresses, il disparaît de la scène et rentre dans l'oubli. Personne ne lui demande de comptes. Le peuple n'a pas le temps - ni le courage - de fourrer le nez dans ses « affaires ». - Nous sommes esclaves des anonymes dans tous les domaines. Nous les rencontrons dans tous les milieux. Une partie de la vie se passe à se défendre contre leurs machinations. Anonymes manuels et intellectuels, toutes les classes sont confondues dès qu'il s'agit de nuire. Le penseur-libre trouve sur son chemin les plus redoutables de tous peut-être, - les anonymes de la littérature, de l'art et même de la philosophie. Il semble que leur petitesse d'esprit soit en raison de leur universalité, car ces anonymes-là sont des gens très connus, et estimés dans le monde entier. - Jamais les anonymes n'ont été plus utiles aux fabricants d'opinion qu'aux époques de veulerie. Tout leur appartient : ils sont les « maîtres de l'heure ». Ils usent et abusent d'une situation que le mensonge a créée. Ce sont des profiteurs. Nous voyons en ce moment les anonymes de la mort, redoublant d'ardeur dans leur besogne, tenter de salir quiconque pense, déverser leurs ordures par pelletées sur la tête des passants, poursuivre de leurs rires narquois l'indépendance et donner au bon sens les pires entorses. Ces anonymes pourris dont chaque milieu fournit son contingent nous prouvent à quel point est nuisible le faux individualisme, celui des êtres inférieurs qui n'ont qu'un idéal : nuire, et qui font le mal pour le mal, et... pour vivre (comme si leur existence avait un sens). Ce sont des ratés prêts aux plus sales besognes, pour se donner l'importance qu'ils n'ont pas. Et ce sont de précieux « indicateurs » pour ceux dont la fonction est de juger et de condamner... sans preuves, les esprits libres. - Remède contre l'anonymat. - Il n'y en a point. On arrive, au moyen de certains insecticides, à se débarrasser d'hôtes encombrants. Pour l'anonymat, il n'y a rien à faire. Le remède contre l'anonymat, ce serait de s'isoler, de se retirer dans sa tanière et de n'en plus sortir. Est-ce possible? Quiconque vit est en butte aux coups sournois de l'anonyme. Etre bon, humain et juste, c'est s'exposer à ses coups. Plus l'individu possède de nobles sentiments, plus on cherche à l'atteindre (les anonymes ne se mangeant pas entre eux, - il y a cependant des exceptions à cette règle, on les a vus souvent se dévorer). Et comme il répugne à l'être supérieur de s'abaisser au niveau de ses adversaires en discutant avec eux (on a toujours tort et on ne parvient jamais à se faire comprendre) ou en leur appliquant leurs méthodes, l'anonyme continue. L'anonyme a la mentalité de l'homme d'affaires. Il est sans scrupules et n'a aucun sentiment. Pouvons-nous cependant combattre l'anonymat? Par beaucoup de vigilance et une attention de chaque instant. Il convient de se tenir sur la défensive. Si on ne parvient pas à supprimer l'anonymat, on peut du moins en atténuer les effets. Dans certains cas, on devra répondre ; dans d'autres, le silence sera de rigueur. Il n'est pas possible d'adopter une ligne de conduite uniforme dans toutes les circonstances ; bien qu'il s'agisse ici d'une attitude caractéristique, et que les procédés de la mauvaise foi soient toujours les mêmes, il y a des méthodes qui réussissent mieux avec certains « pleutres » qu'avec d'autres (quand on connaît l'individu, on sait par quel bout le prendre, mais quand on ignore le nom du « vil délateur », du « lâche calomniateur », il convient d'agir avec précaution). On peut traiter l'anonyme par le mépris ou l'indifférence (non qu'il en éprouve du dépit, car l'anonyme ne ressent rien et n'a pas d'amour-propre, mais il s'imagine que les coups, ne vous ayant pas atteint, il est inutile pour lui d'insister), - ou par une bonne correction, dans les cas désespérés : c'est souvent la meilleure solution. Elle agit plus efficacement que les ménagements et la patience. L'argument du bâton a du bon. On ne recommence pas. Quoiqu'au fond on laisse l'anonyme pour ce qu'il vaut, on n'en est pas moins souvent « gêné » et contrarié par ses procédés. On peut dire de l'anonymat ce que l'on dit de la calomnie : il en reste toujours quelque chose. L'anonyme sait bien que ses efforts auront toujours un résultat, mince ou important, mais enfin un résultat! - Lettre anonyme. - Moyen à la portée des imbéciles pour se venger de ceux qui leur ont rendu service ou dont la tête leur déplaît. Les auteurs de ces missives ridicules procèdent comme de vulgaires journalistes en ne signant pas ou en signant d'un nom d'emprunt (Dupont ou Durand) leurs élucubrations. La lettre anonyme « fleurit » beaucoup en temps de guerre : elle est d'un usage courant chez les embuscomanes, espionomanes, jusquauboutistes et sur-stratèges, professeurs de haine et de bêtise qui ne savent à quoi employer leurs loisirs. L'administration ajoute foi aux rancunes d'anciens larbins congédiés et aux petites vengeances de littérateurs sans talent. Elle se fait complice de commérages abjects. L'homme intelligent jette au panier la lettre anonyme et fait justice de « racontars » plus ou moins intéressés (voir aussi calomnie, dénonciation, laideur, mensonge, etc.).

Gérard de LACAZE-DUTHIERS.