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ANTIPATRIOTISME

Parviendrai-je à éviter ici toutes les considérations qui seront mieux en place aux articles Patrie et Patriotisme ( voir ces deux mots ) ?...

L’antipatriotisme fut la réaction de la raison et du sentiment dès que sévit le patriotisme. Il prit des formes diverses selon qu’il s’appuyait plus ou moins consciemment sur l’individualisme, sur l’amour pour tous les hommes, sur l’amour pour un homme (comme chez Camille, la sœur des Horaces) ou même sur une préférence raisonnée ou sentimentale pour les lois et les mœurs d’un pays étranger.

Le Bouddha fut nécessairement hostile à tout exclusivisme patriotique, lui qui n’admet pas même ce qu’on pourrait nommer le chauvinisme humain, mais étend sur tous les vivants son amoureuse miséricorde. En Grèce, les sophistes sont antipatriotes. Socrate, le plus grand d’entre eux, proclame : « Je ne suis pas athénien, je suis citoyen du monde. » Il condamne la patrie au nom des « lois non écrites », c’est-à-dire au nom de la conscience. D’autres sophistes la rejettent au nom d’un individualisme plus intéressé. Cependant, leur contemporain Aristophane méprise sa démocratique patrie parce qu’il admire l’organisation aristocratique de Lacédémone. (Ainsi M. Paul Bourget et M. Léon Daudet, éblouis par la puissance précise de l’Etat-Major allemand, eurent leurs années de naïf antipatriotisme français : gigolettes qui se donnent presque inévitablement à la plus redoutable « terreur »). Platon et Xénophon, mauvais disciples de Socrate et qui le faussent et l’utilisent à peu près comme M. Charles Maurras fausse et utilise Auguste Comte éprouvent des sentiments voisins de ceux d’Aristophane. Xénophon finit par combattre sa patrie dans les rangs des Lacédémoniens.

Les philosophes cyrénaïques sont antipatriotes. L’un d’eux, Théodore l’athée répète le mot de beaucoup de sages : « Le monde est ma patrie. » Il ajoute : « Se sacrifier à la Patrie, c’est renoncer à la sagesse pour sauver les fous. » En quoi il se trompe : c’est aider les fous à se perdre.

Les cyniques professent hardiment l’antipatriotisme. Antisthène se moque de ceux qui sont fiers d’être autochtones, gloire qu’ils partagent, fait-il remarquer, avec un certain nombre d’admirables limaces et de merveilleuses sauterelles. Diogène, pour railler l’activité émue des patriotes, roule son tonneau à travers une ville assiégée. Son disciple, le thébain Cratès déclare : « Je suis citoyen, non de Thèbes, mais de Diogène. »

Plutarque reproche aux épicuriens et aux stoïciens le dédaigneux antipatriotisme pratique qui les écarte de tous les emplois publics. L’épicurien n’admet que les sentiments d’élection et réserve son cœur à quelques amis qui peuvent être de n’importe quel pays. Le stoïcien étend son amour à tous les hommes. Il obéit à « la nature qui fait l’homme ami de l’homme, non par intérêt, mais de cœur. » Quatre siècles avant le christianisme, il invente la charité ( voir ce mot) qui unit en une seule famille tous les participants à la raison, hommes et dieux.

Les premiers Chrétiens sont aussi antipatriotes que les stoïciens, les épicuriens et tous les autres sages. Ceux de Judée ne s’émeuvent point de la ruine de Jérusalem. Ceux de Rome prédisent obstinément la chute de Rome. Ils n’aiment que la patrie céleste et Tertullien dit encore en leur nom : « La chose qui nous est la plus étrangère, c’est la chose publique. » Ils sont fidèles à l’esprit de l’Evangile où certaine parabole du Bon Samaritain serait traduite par un Français vraiment chrétien en Parabole du Bon Prussien ; mais un Allemand évangélique en ferait la Parabole du Bon Français. Et « bon » n’aurait pas le même sens que chez Hindenburg ou chez l’académique Joffre.

Catholicité signifie Universalité. Le catholicisme est une internationale et, par conséquent, s’il est conscient et sincère, un antipatriotisme. Une internationale plus récente prétend remplacer la guerre par la révolution et les hostilités entre nations par la lute de classes ; les principes du catholicisme ne permettent de distinguer qu’entre fidèles et infidèles. Les catholiques modernes vantent leur patriotisme sans s’apercevoir que c’est nier leur catholicité. Ainsi les membres de la S. F. I. O. ou C. qui consentirent à la « défense nationale » cessèrent, sans le savoir ou le sachant, de se dire sans mensonge socialistes. Le sens catholique vit encore chez quelques hommes : chez Gustave Dupin, auteur de La Guerre Infernale ; chez Grillot de Givry, auteur de Le Christ et la Patrie ; chez le docteur Henri Mariavé, auteur du Philosophie Suprême. Aussi sont-ils en abomination à leurs prétendus frères.

La vérité antipatriotique n’a été exprimée par personne avec plus de force équilibrée et de conscience nette que par Tolstoï. Sa brochure Le Patriotisme et le Gouvernement montre combien « le patriotisme est une idée arriérée, inopportune et nuisible... Le patriotisme comme sentiment est un sentiment mauvais et nuisible ; comme doctrine est une doctrine insensée, puisqu’il est clair que, si chaque peuple et chaque Etat se tiennent pour le meilleur des peuples et des Etats, ils se trouveront tous dans une erreur grossière et nuisible. » Puis il explique comment « cette idée vieillie, quoiqu’elle soit en contradiction flagrante avec tout l’ordre de choses qui a changé sous d’autres rapports, continue à influencer les hommes et à diriger leurs actes. » Seuls, les Gouvernants, utilisant la sottise facilement hypnotisable des peuples, trouvent « avantageux d’entretenir cette idée qui n’a plus aucun sens et aucune utilité. Ils y réussissent parce qu’ils possèdent presse vendue, université servile, armée brutale, budget corrupteur, « les moyens les plus puissants pour influencer les hommes ».

Sauf quand il s’agit des revendications indigènes aux colonies, ou des sentiments séparatifs de quelques Irlandais, de quelques Bretons ou de quelques Occitans, le mot patriotisme est presque toujours aujourd’hui employé menteusement. Les sacrifices qu’on nous demande « pour la patrie », on nous les fait offrir en réalité à une autre divinité, à la Nation qui a détruit et volé notre patrie, quelle qu’elle soit. Personne n’a plus de patrie dans les grandes et hétérogènes nations modernes. Mais ces considérations seront mieux à leur place à l’article Nationalisme ( voir ce mot ).

L’amour du pays natal est sot, absurde, ennemi de mon progrès, s’il reste exclusif. Qu’il devienne un moyen d’intelligence et je le louerai comme celui qui se repose à l’ombre de l’arbre loue la graine. De mon amour pour la terre de mon enfance et pour le langage qui premier sourit, si j’ose dire, à nos oreilles, doit sortir l’amour pour les beautés de toute la nature et pour la musique pensive de tous les langages humains. Que la fierté de ma montagne m’apprenne à admirer les autres sommets ; que la douceur de ma rivière m’enseigne à communier au rêve de toutes les eaux ; le charme de ma forêt, que je sache le retrouver à la grâce balancée de tous les bois ; que l’amour d’une pensée connue ne me détourne jamais d’une pensée nouvelle et d’un enrichissement venu de loin. Comme l’homme dépasse la taille de l’enfant, les premières beautés rencontrées servent à comprendre, à goûter, à conquérir idéalement toutes les beautés. Quelle misère d’entendre, en ses naïfs souvenirs, une langue pauvre et émouvante qui empêche d’écouter les autres langues ! Aimons, dans nos remembrances puériles, l’alphabet qui permet de lire tous les textes offerts par les richesses successives ou simultanées de notre vie.

HAN RYNER.