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ARTISTOCRATIE (de artisto, artiste, et kratos, force, pouvoir)

Mot qu’on ne trouve dans aucun dictionnaire. Il peut sembler barbare au premier abord. Il a cependant sa raison d’être, et quiconque réfléchit tant soit peu en saisit immédiatement la signification. On comprend qu’il ne s’agit point d’aristocratie : le « t " est comme une barrière s’opposant à toutes les préoccupations des aristocraties passées, présentes et futures. On a reproché à ce vocable sa terminaison. Pourtant, le mot a-crate, qui signifie l’absence de tout pouvoir (ne pas confondre avec le vin acrate), contient la même terminaison. L’artistocratie n’est pas une « cratie » comme les autres, qui sont autant de variétés de la médiocratie ( voy. ce mot ) : aristocratie, démocratie, bistrocratie, voyoucratie, ventrocratie, pédantocratie, gérontocratie, éphébocratie, emporocratie, muflocratie, etc..., etc... C’est la seule cratie supportable (sauf pour la canaille).

J’ai donné ce nom à l’an-archie envisagée au point de vue esthétique et à l’esthétique envisagée au point de vue an-archiste. J’ai essayé de fondre le point de vue an-archiste et le point de vue esthétique dans le point de vue artistocrate. On ne peut pas être an-archiste si on n’est pas artiste, pas plus qu’on ne peut être artiste si on n’est pas an-archiste. Entre l’art et l’anarchie existent des rapports étroits : l’artistocratie est le trait d’union de l’art et l’an-archie, ou mieux leur point de jonction. L’un et l’autre sont sincérité, vérité, beauté. La fusion de l’art et de l’an-archie constitue l’artistocratie ou vie vivante dans laquelle s’harmonisent le sentiment et la raison, la pensée et l’action.

Lorsque j’ai employé pour la première fois ce néologisme, dans l’Idéal humain de l’Art, Essai d’esthétique libertaire, écrit en 1896 et publié en 1906, je concevais l’anarchie comme le triomphe de l’idéal esthétique - harmonie et beauté - dans la vie individuelle et dans la vie sociale. L’artistocratie était une théorie an-archiste de l’art, expression suprême de la liberté, impliquant la révolte constante de l’artiste contre toutes les formes de laideur. L’an-archie réalisée par l’art et l’art réalisé par l’an-archie, telle était l’artistocratie. Malgré les déformations que de pseudos-artistocrates ont fait subir depuis à ce néologisme, il conserve le même sens et il a même plus de raison d’être aujourd’hui qu’il y a vingt ans.

On s’est souvent mépris sur la signification de ce mot. Les uns y voient un legs du romantisme (antithèse de l’artiste et du bourgeois), ou bien le font synonyme de gouvernement par les meilleurs, au sens où l’entendaient Platon, Renan, etc... Faguet croyait qu’il s’agissait, pour l’élite des penseurs, de diriger politiquement les masses. Or, l’artistocratie n’exerce et n’exercera jamais qu’un pouvoir spirituel, pouvoir non imposé, non légal. Elle refuse de s’incliner devant le pouvoir politique, à plus forte raison d’y participer d’une façon quelconque. Des journalistes mal informés, pressés d’écrire un article pour gagner leur cent sous, n’y ont absolument rien compris. Quelques boulevardiers ont trouvé là matière à faire de l’esprit, du mauvais esprit. Enfin, les typos ne ratent jamais, même après la correction des épreuves, d’imprimer aristocratie. On a rapproché l’artistocratie de l’aristie de Mazel et de Péladan. Plusieurs ont employé l’expression aristocratie intellectuelle, qui ne veut rien dire. Cette expression est bien moins caractéristique que le mot artistocratie, car elle laisse subsister ce terme d’aristocratie, équivoque malgré le mot qu’on y a adjoint pour signifier qu’il ne s’agit point d’une aristocratie politique. Artistocratie prend sa place pour désigner l’état d’esprit de l’homme qui vit esthétiquement, ayant fait de sa vie une œuvre d’art dans laquelle s’harmonisent le sentiment et la pensée, comme dans toute œuvre d’art proprement dite plastique ou non. La terminaison « cratie » subsiste pour affirmer qu’en face des pouvoirs inférieurs de la force et de la ruse il y a le pouvoir supérieur de l’esprit, le seul pouvoir que reconnaisse l’artistocrate. Sa conscience est son seul juge, son seul guide. Il ne reconnaît à aucune autorité le soin de se substituer à la seule autorité qu’il respecte : sa pensée. L’homme dont la pensée est libérée agit librement. Il agit esthétiquement, sa vie ayant la spontanéité et l’harmonie d’une œuvre d’art. Son existence est une création incessante, qu’il augmente et enrichit sans cesse de ses observations, de ses expériences. L’individualiste artistocrate a rompu avec les liens qui enchaînent l’homme social, dont la vie est une œuvre sans art et sans harmonie.

Il ne s’agit pas de mettre les artistes à la tête de la République, ou de n’importe quel gouvernement. Un véritable artiste ne consentira jamais à accepter le mandat de député, à voter des lois, à affermir l’autorité. « Le meilleur gouvernement qui convient a l’artiste, disait Oscar Wilde, c’est pas de gouvernement du tout ». Le seul pouvoir exercé par l’artiste est un pouvoir spirituel, qui émane de ses actes et de ses œuvres, pouvoir non imposé par la force. L’artistocrate se gouverne lui-même, avant de songer à gouverner les autres. Qui veut la liberté pour tous commence par se libérer lui-même d’abord. L’artistocratie est une technique individuelle, une discipline intérieure qui sert à l’individu à se protéger contre les passions grégaires et substitue, au gouvernement par les autres, le gouvernement de soi-même. L’artistocratie se désintéresse du pouvoir. Elle le combat à sa manière, sans employer les armes dont il se sert contre elle.

Non seulement l’artistocratie désigne l’état d’esprit de l’individu libéré, - l’artistocratie intérieure de celui qui pense et agit par lui-même, - mais ce nom s’applique à l’ensemble des individus qui ont une conception de la vie différente de la conception traditionnelle. L’artistocratie n’est pas propre à une seule époque, mais à toutes les époques où des individus n’ont pas craint de se révolter contre toutes les formes d’autorité. L’artistocratie, qui n’a pas de frontières, qui parle la même langue, est formée de tous les libres esprits qui se rejoignent dans le temps et dans l’espace. L’artistocratie n’est pas une élite, au sens habituel qu’on donne à ce mot. Une élite n’est le plus souvent que l’image de la masse amorphe et veule. Elle est son produit et son œuvre. Si l’artistocratie est une élite, c’est une élite libre. La médiocratie extérieure (autorité, politique, morale, religion, etc...) et l’artistocratie intérieure (enthousiasme, amour de la beauté, sincérité) sont aux prises depuis que le monde existe. Le conflit qui les divise est aujourd’hui à l’état aigu. Il y a, d’un côté, la race des suiveurs, des dominateurs, des mercantis, des cuistres ; de l’autre, celle des esprits généreux, virils, hommes d’action et hommes de pensée qui représentent le mouvement et la vie. L’artistocratie fait avancer l’humanité. La médiocratie la retarde.

Il est certain qu’un mot manquait pour désigner l’attitude de certains intellectuels, aristes et écrivains qui ont vécu uniquement pour leur art, en dehors de toute politique, par exemple Beethoven, Flaubert, Rémy de Gourmont, etc...). Il manquait également pour désigner la force spirituelle opposée à la force tout court la conception de la vie libre, vivante, an-archiste, à la vie des esclaves, des brutes. Il a pu désigner, à un moment donné, et il désigne encore, les aspirations de la jeunesse qui ne suit pas docilement ses maîtres, et les aspirations d’une humanité qui ne se contente pas de manger et de digérer.

REMARQUE. - Le radical d’artistocratie donne naissance à artistocrate, substantif qui désigne la personne qui professe et applique dans sa vie l’idéal de l’artistocratie. On dit : « C’est un artistocrate » pour désigner un esprit libre, un artiste sincère qui ne s’est jamais contredit ni compromis et dont la conduite est en harmonie avec les idées. Le même mot, adjectif, qualifie un état d’âme, une attitude. On dit en ce sens : un esprit, un penseur, un artiste artistocrates.

Artistocratique. Qui appartient à l’artistocratie, qui a des idées, des tendances, une forme artistocrates. On dit en ce sens : esprit artistocratique, idéal artistocratique, littérature, roman, pensée, poème, critique, art, peinture, sculpture, architecture, musique artistocratiques, etc... (On peut aussi bien dire artistocrates).

Artistocratiser. Rendre artistocrate ou artistocratique une chose ou une personne (quoi que ce soit bien difficile - et souvent impossible, en présence de certains sujets, - de rendre beau ce qui est laid, sincère ce qui est insincère, courageux ce qui est lâche, libre ce qui est esclave).

Artistocratisé. Rendu artistocrate, ou artistocratique, participe passé du verbe artistocratiser.

Artistocratisant. Participe présent du même verbe, employé comme an-archisant.

Artistocratisation. Action d’artistocratiser, de rendre artistocrate ou artistocratique.

Artistocratisme. Sympathie, penchant pour les idées artistocrates ou artistocratiques. Cependant, le penchant ne suffit pas. On est ou on n’est pas artistocrate. Il faut opter. Il faut être pour ou contre l’artistocratie.

Artistocratiquement. Adverbe de manière. Agir de façon artistocratique, c’est-à-dire « proprement ». Il y a la manière que n’ont ni les mufles ni les imbéciles. Ex. : il a agi artistocratiquement (ou en artistocrate) dans telle circonstance, c’est-à-dire en homme libre.

N. B. Nous ne conseillons pas d’employer ces dérivés. Artistocratie, artistocrate doivent suffire. - Les mots artistocratie, artistocrate ont été fréquemment employés depuis 1897, dans des ouvrages, journaux et périodiques français et étrangers. Plusieurs groupements se sont fondés pour propager l’artistocratie et la mettre en pratique, parmi lesquels je citerai : La Foire aux Chimères (1908), L’Action d’art (1913) et La Forge (1916).