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ASSURANCES SOCIALES

L’assurance sociale, réclamée par les deux C. G. T., dans des formes à peu près analogues, a pris une importance considérable dans les préoccupations ouvrières de ces dernières années. Il ne faut d’ailleurs pas se dissimuler que l’assurance sociale s’imposera sous tous les régimes. Il y aura toujours des enfants qu’il faudra élever, des vieillards dont il faudra prendre soin, des invalides, des blessés à aider, des mères qui auront besoin de traitements ou de soins spéciaux.

L’assurance pourra, selon les épreuves, prendre tel ou tel nom, revêtir tel ou tel caractère. Elle n’en restera pas moins, toujours, un devoir social qui participera de la solidarité entre tous les membres d’une même collectivité.

Est-ce à dire que les projets divers qui furent ou restent soumis au Parlement nous donnent satisfaction ? Pas du tout, mais nous ne pouvons pas, à mon avis, refuser d’examiner ce problème qui se pose chaque jour dans notre civilisation dévorante, avec une acuité sans cesse plus grande.

Nous n’avons pas le droit de déclarer que cette question nous est étrangère. La vie des enfants, des malades, des invalides doit nous être suffisamment chère pour nous obliger à étudier le meilleur moyen de l’assurer dignement. Cela ne veut nullement dire que ce soit facile en ce moment, pas plus qu’il serait bien de faire n’importe quel projet à ce sujet.

La question est d’ailleurs extrêmement complexe et difficile à résoudre réellement en régime capitaliste. Il convient toutefois de tirer de ce régime le maximum de bien-être pour le travailleur, pour sa famille. Tout ce qui est arraché au capitalisme est, en fait, une conquête dont on ne doit pas faire fi. Tout le monde accepte, ou presque, de s’assurer sur la vie, contre l’incendie, contre les accidents, etc., parce que, réellement, c’est à la fois une nécessité et une sécurité. Personne ne peut, logiquement, s’élever contre l’assurance sociale. Bien entendu, il ne s’agit pas de confondre l’assurance sociale avec les misérables retraites ouvrières instituées par la loi de 1910.

De celles-ci, nous n’en voulons pas. Nous restons dressés contre elles aussi irréductiblement qu’au moment où Millerand et Briand voulaient nous les imposer.

Ce ne sont pas, en effet, des os que nous réclamons, c’est notre place au banquet de la vie. L’enfant, le vieillard, l’invalide, le malade, le, chômeur, doivent avoir la certitude que le pain, le gîte, le secours, toutes choses qui leur sont dues en raison de leur rôle social, de leur état, ne leur manqueront pas.

Le syndicalisme ne peut écarter l’assurance sociale de ses préoccupations. Le communisme, l’anarchisme ne peuvent davantage ignorer cette question. La pratique quotidienne de la solidarité par leurs adeptes leur fait un devoir de considérer ce problème et pour le présent et pour l’avenir.

Il n’y a donc aucune espèce de doute à conserver, aucune objection à formuler quant au principe de l’assurance sociale.

En ce moment, la logique voudrait que les assurances sociales soient un service national dont la caisse serait alimentée par ceux qui tirent profit de l’activité de la machine humaine.

Les ressources nécessaires aux assurances sociales devraient donc, avant toute chose, être prélevées sur les bénéfices des exploitations patronales.

N’est-il pas normal, en effet, que le patron, qui ne paye à l’ouvrier qu’une partie du fruit de son travail, sous forme de salaire (1/3 environ), qui, en outre, bénéficie entièrement du prix de cet effort, assure l’ouvrier contre la maladie, la vieillesse, l’invalidité, etc. ? C’est l’évidence même.

Mais est-il possible d’obtenir cela ? Malheureusement, il apparaît qu’on ne l’obtiendra pas. Quelque logique que soit l’institution des assurances sociales sur de telles bases, il faut convenir que nous n’avons, présentement, aucune chance de la voir se réaliser.

Aussi, semble-t-il qu’on doive tenter, néanmoins, sans s’en déclarer satisfait, d’obtenir à ce sujet le maximum.

La première chose la plus importante à mes yeux, est, tout d’abord, de faire instituer les assurances sociales, de les faire entrer dans les mœurs, pour les développer le plus rapidement possible.

C’est ce à quoi travaillent toutes les organisations ouvrières. Le principe de l’application constitue, pour elles, le premier pas à franchir.

Que seront-elles ? Nul ne le sait exactement. Elles existeront, c’est l’essentiel.

Cela ne doit d’ailleurs nullement nous empêcher de tenter de rendre la première application la plus favorable qu’il sera possible.

En ce moment, et le contraire nous surprendrait, le Parlement ne vise qu’à assurer dans des conditions limitées le fonctionnement de l’institution envisagée.

En outre, la gestion de la caisse de ces assurances donne des craintes certaines. En confiant cette gestion à un Conseil tripartite, composé de patrons, d’ouvriers et de représentants de l’État - où les ouvriers sont assurés d’être toujours en minorité - le gouvernement nous montre son désir de rester, en fait, maître du fonctionnement de l’appareil et de ses ressources.

Nous pouvons craindre que les énormes capitaux qui seront, suivant ce projet, constitués par les versements patronaux et ouvriers, ne servent à satisfaire des besoins autres que ceux auxquels ils sont destinés, ne deviennent entre les mains de l’État et du patronat une machine de guerre, un instrument de lutte contre la classe ouvrière ou serve à alimenter, sans qu’on le sache, quelque aventure coloniale.

Nous formulons donc les réserves les plus expresses sur une telle conception du fonctionnement et de la gestion de la caisse des assurances sociales.

Si nous ne pouvons espérer que cette caisse soit financée par les prélèvements opérés sur les bénéfices patronaux seuls, si nous sommes obligés, actuellement, d’accepter, malgré nous, la nécessité de la contribution ouvrière, nous demandons, par contre, l’autonomie absolue de cette caisse des assurances sociales. Il n’est nullement besoin que l’État mette son nez dans une affaire où il n’apporte rien.

Puisque seuls les ouvriers et les patrons vont verser dans cette caisse, il leur appartient de l’administrer.

Et là je vais soutenir un raisonnement qui va, sans doute, à première vue, scandaliser mes camarades.

Je demande que le versement de l’ouvrier soit très légèrement supérieur à celui du patron, de 1%, par exemple.

Pourquoi ? Mais, c’est injuste ! va-t-on me dire.

Evidemment, c’est injuste, comme il est injuste que l’ouvrier verse, alors que c’est le patron qui profite de son effort et qu’il ne paye pas cet effort à sa valeur.

Qu’on me suive un moment et on comprendra pourquoi je suis partisan d’un versement supérieur de l’ouvrier !

J’ai dit plus haut que je craignais, avec raison j’estime, que les fonds de la caisse des assurances sociales ne servent à d’autres fins qu’à celles auxquelles elles sont destinées.

Le danger ne disparaîtra pas du fait que l’État sera éliminé, que seuls les patrons et les ouvriers resteront en présence, même en nombre égal.

Il suffirait, en effet, aux patrons de « convaincre » un représentant ouvrier à leur point de vue pour avoir partie gagnée.

C’est ce que je veux éviter en instituant le versement ouvrier supérieur au versement patronal. De cette façon, il sera possible d’avoir un nombre de délégués ouvriers relativement supérieur à celui des délégués patronaux. En fait, ce sont les ouvriers, qui administreront la caisse.

Au lieu d’utiliser les ressources de cette caisse pour les besoins de l’État, pour faire la guerre peut-être, à la seule condition de payer les assurances prévues, on ne permettra pas aux patrons et à l’État - ce qui est tout un - de disposer des énormes capitaux de la caisse des assurances.

Il sera alors possible d’augmenter, j’en suis certain, le taux de l’assurance. S’il y a de l’excédent, si on veut réaliser une partie du capital, il sera loisible de le faire en construisant des maisons ouvrières, des asiles confortables pour les vieillards, des cliniques et des stations climatiques pour les malades, des colonies de vacances pour les enfants, des lieux de repos pour les travailleurs fatigués.

Ce serait le seul moyen de tirer des assurances sociales le maximum, en ce moment.

J’espère qu’on comprendra la nécessité du contrôle d’une telle œuvre dont la portée dépasse le cadre qui lui est actuellement assigné et qu’on se rendra compte des raisons qui obligent le mouvement ouvrier à ne pas se désintéresser de cette question.

P. BESNARD.
 
 

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ASSURANCES SOCIALES

Origines. - Un réactionnaire n’est pas forcément adversaire de toute réforme sociale. Disons même que la réaction, la vraie, la dangereuse, se révèle maintenant sous des formes qu’on n’aurait pu prévoir il y a quelques dizaines d’années. Certes, de tout temps, réaction a toujours voulu dire opposition à tout progrès, effort de retour au passé ; mais, en fait, la réaction c’était le bonapartisme, ou le royalisme, ou le militarisme, ou le catholicisme. Aujourd’hui, l’on peut être réactionnaire et s’accommoder volontiers de la république, à forme politique même soviétique, et du mépris universel de tous les dieux.

C’est que l’évolution économique - par le perfectionnement des moyens de travail qui a donné naissance à l’automatisme de la fonction professionnelle ; par l’augmentation de la production et l’accroissement de la rapidité des échanges qui ont augmenté les facultés de consommation et la somme de confort humain - a développé dans les âmes le matérialisme. C’est que la concentration industrielle, commerciale et financière, engendrée par les découvertes scientifiques de ce dernier siècle, a fait surgir de formidables associations, une véritable féodalité nouvelle, plus restreinte que l’ancienne, mais aussi à la fois plus puissante parce que plus matérielle et plus brutale, parce que plus anonyme et sans tradition. Féodalité qui impose sa volonté à tous les parlements et à tous les gouvernements, dans la mesure où le prolétariat est inorganisé et impuissant, et où l’esprit de liberté est insuffisant dans l’ensemble de la population.

La poignée d’hommes qui compose cette force de domination a compris qu’elle ne pouvait raisonnablement et efficacement s’opposer à une évolution que le développement des moyens de communication et de l’instruction populaire contribue encore à précipiter. Elle ne se dresse plus aussi vigoureusement que dans le passé, à une époque où elle-même n’était encore qu’à l’état de formation, contre toute réforme sociale ; elle sait d’ailleurs qu’un meilleur aménagement des moyens de production permettra d’en supporter facilement les charges. Son objectif permanent, son ambition c’est de faire renaître, à son profit et dans tout son absolu, le principe d’autorité.

N’est-il pas remarquable que, depuis la fin de la guerre, le patronat ait dépensé des sommes énormes pour l’édification de logements ouvriers ? Qu’il consacre des millions chaque année à l’alimentation des services d’allocations familiales ? Personne ne l’y a obligé ; aucune loi ne le lui a imposé ; il pouvait utiliser ses bénéfices à autre chose, par exemple à subventionner certaines œuvres et institutions ; quant à l’obliger à les mettre, sous forme d’impôts, à la disposition de la collectivité, sans doute la situation actuelle constitue-t-elle, à cet égard, une indication suffisante... Ces messieurs savent à quoi s’en tenir sur l’audace d’esprit et le courage des « grands hommes » de notre époque.

A-t-on suffisamment observé que le patronat, qui prit de lui-même ces initiatives coûteuses, aurait combattu vigoureusement tout effort de l’État tendant au même but ? Oh ! loin de moi l’idée de prétendre que l’État actuel, centralisé et froidement administratif, nous donne assez de garanties de souplesse et de compétence. Mais il est évident que le patronat ne dénonce son incompétence que pour y substituer sa propre autorité.

Celle-ci s’exerce déjà sur l’ouvrier au cours de son travail ; elle doit s’exercer jusque dans sa vie familiale. L’ouvrier subit déjà la servitude ; il doit être plongé dans une atmosphère d’humiliante philanthropie. L’ouvrier peut encore s’élever au-dessus de ses intérêts matériels et se livrer à l’évocation d’un noble idéal ; il faut que son horizon soit limité aux quatre murs de son atelier.

Tel est l’un des aspects principaux de la nouvelle réaction.

Dès lors l’on comprend qu’il n’ait pas été nécessaire que les organisations ouvrières mènent campagne pour que la question des Assurances sociales fut posée. Et que le dépôt d’un projet de loi tendant à l’institution de cette réforme ait été le produit de l’activité personnelle d’un homme pour lequel nous avons quelques raisons de n’avoir aucune sympathie, et de l’initiative d’un gouvernement.

Après la guerre, M. Millerand fut nommé commissaire de la République en Alsace-Lorraine. La population était indécise, tiraillée par les germanophiles d’un côté, par les francophiles de l’autre. Les pangermanistes préconisaient habilement la constitution des deux provinces en État neutre, soi-disant destiné à amortir les chocs entre la France et l’Allemagne. Il fallait acquérir le maximum de sympathie, faire des promesses, prendre des engagements, préparer enfin l’unification des législations, alsacienne et lorraine d’une part, française de l’autre. Le représentant du gouvernement français n’hésita pas à promettre formellement que les assurances sociales, appliquées depuis une quarantaine d’années en vertu de la législation allemande en Alsace-Lorraine, seraient étendues par une loi à l’ensemble de la population ouvrière française.

Mais, répétons-le, le geste du futur Président de la République française et celui, consécutif, du gouvernement, n’étaient pas en opposition formelle avec l’esprit des grandes organisations économiques. Celles-ci n’avaient-elles pas, d’ailleurs, pour les guider, l’exemple de Bismark faisant voter, dès 1884, d’importantes réformes sociales pour assurer la tranquillité grâce à laquelle la nation allemande pourrait se développer économiquement ?

C’est bien, en effet, dans cet esprit que le grand artisan de l’unité impériale s’engagea dans cette voie. C’est dans le même esprit que politiciens et patronat français l’ont imité.

Est-ce à dire que les assurances sociales et toutes réformes sociales sont à condamner ? C’est discutable. Pour moi, ne serait condamnable que l’oubli que toute réforme n’est que l’atteinte d’un nouveau degré de développement de la personnalité ; et que, ce degré atteint, il est du devoir de tous de partir à de nouvelles conquêtes, sur le monde et sur nous-mêmes.

Quelques principes. - L’assurance est le geste par lequel une personne se prémunit contre les conséquences matérielles des risques dont elle peut être victime.

L’assurance d’un risque suppose la détermination de trois éléments essentiels : la valeur matérielle du risque, son degré de probabilité de réalisation et, compte tenu de ces deux éléments, l’importance des ressources nécessaires pour n’en subir les conséquences que dans une mesure donnée.

L’assurance a donc, à la fois, une qualité morale, par la sécurité qu’elle engendre, et sociale, par la garantie de continuité de la fonction qu’elle permet.

Mais l’assurance comporte toujours à son origine l’effort individuel de l’intéressé. L’on s’assure soi-même. Et même quand on verse son argent pour cela à une Compagnie ; même quand, sous forme de réduction de la somme à verser, l’on bénéficie de l’effort collectif, c’est le versement opéré par soi-même qui caractérise l’assurance. Les formes du fonctionnement, par exemple de celui des Sociétés, ne sont que des moyens de rendre des capitaux productifs d’une part, et, d’autre part, de limiter les charges individuelles par la solidarité. Que ces louables opérations profitent à quelques aigrefins, c’est sans doute déplorable ; mais cela doit simplement nous indiquer une fois de plus que notre devoir est de lutter pour transformer un état de choses en vertu duquel certains s’enrichissent des actions les plus utiles et les plus généreuses.

Même dans la loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail, cette caractéristique de l’assurance est révélée.

Avant qu’elle existe, l’ouvrier n’avait que le droit de poursuivre son employeur aux fins de dommages-intérêts, lorsqu’il pouvait prouver que l’accident dont il était victime était dû à une faute de celui-ci. Il n’y avait lieu qu’à l’application des principes fondamentaux de notre Code Civil qui repose essentiellement sur la notion de responsabilité personnelle, produit de la liberté individuelle à laquelle la Révolution de 1789 fut consacrée. Hors de là, l’ouvrier pouvait toujours s’assurer personnellement contre les accidents. Quand cette loi fut discutée au Parlement, cette notion de responsabilité ne fut pas oubliée. Le développement du machinisme et l’organisation de plus en plus accentuée du travail collectif augmentèrent les responsabilités de l’employeur en matière de sécurité et de l’idée de protection. De là le caractère forfaitaire de cette loi qui n’attribue à l’accidenté qu’une indemnité ou une rente sensiblement inférieure à son salaire. Un parlementaire de cette époque était allé jusqu’à établir une évaluation - évidemment fantaisiste - mais qui ne fut pas sans effet, des responsabilités patronale et ouvrière et des causes inconnues qui sont à l’origine des accidents du travail.

Lorsqu’on parle d’assurance, il ne s’agit donc pas simplement de protection par autrui, de philanthropie, de bienfaisance, d’assistance, de distribution de secours, d’aumônes par des personnes charitables, des œuvres privées ou des institutions publiques. Pour moi, d’où que viennent les secours, c’est la même chose ; il y a, pour le travailleur, producteur de la richesse publique, autant d’inconscience, de renoncement et d’humiliation dans le geste qui consiste à implorer protection contre la misère qu’il y en a pour le misérable invalide et déchu à tendre la main sur la voie publique. Mais nous n’avons parlé que d’assurance proprement dite, sans lui donner un qualificatif, sans lui attribuer un caractère particulier ; nous ne l’avons envisagée que sous son aspect principal d’acte individuel de prévoyance.

Dans l’assurance dite sociale, à la notion de responsabilité s’ajoute l’idée de solidarité, et si, comme nous le verrons, dans le projet de loi en discussion, l’idée de protection est incluse, les organisations ouvrières ne l’ont pas désirée.

L’assurance sociale est donc, en premier lieu, conditionnée par l’accomplissement du geste individuel de prévoyance du risque à assurer et de préservation des conséquences de la réalisation éventuelle de ce risque. C’est la contribution de l’assuré aux ressources de l’assurance.

Elle est, en second lieu, caractérisée par une organisation qui permet le maximum de solidarité entre les assurés à leur profit exclusif. A-t-on remarqué que les compagnies privées d’assurances font l’assurance contre la foudre, la grêle, l’incendie, l’accident, l’assurance décès, etc., mais ne font jamais l’assurance maladie ? C’est que l’importance de ce risque et sa variabilité engendrent des aléas tels que les calculs et les prévisions actuels les plus précis sont insuffisants à fournir à une Société privée toutes garanties, qu’elle fera toujours face à ses obligations.

Et la solidarité, à la fois dans le temps et dans l’espace, permet une certitude que ne permettent pas les prévisions financières les mieux établies.

Enfin, pour être vraiment sociale une assurance doit être non seulement une opération d’équilibre entre des prévisions de recettes et des prévisions de dépenses, elle doit surtout permettre la constitution de puissants moyens de préservation contre l’invalidité et de lutte contre celle-ci quand elle n’a pu être évitée.

On raconte qu’en Amérique une société d’assurance s’attaqua résolument à la lutte contre la tuberculose. Au bout de quelques années, la morbidité et la mortalité par tuberculose avaient diminué dans de telles proportions que cette société réalisa d’importants bénéfices. Quels qu’aient été ceux-ci, il est évident que la partie sociale de son activité était ainsi considérablement accrue.

Résumons-nous donc. L’assurance est essentiellement un acte individuel de prévoyance. Elle est sociale dans la mesure où elle est basée sur la solidarité (elle est parfois conditionnée par elle) et où elle permet une sérieuse organisation de la prévention et des soins.

Organisation de l’assurance. - Ces principes établis, toute la conception de l’organisation de l’assurance sociale en découle.

Acte individuel de prévoyance ? Par conséquent, ressources de l’assurance fournies par les intéressés eux-mêmes. On peut discuter des avantages et des inconvénient du fait appliqué actuellement ; sur le principe il n’est pas une discussion possible : n’est révolutionnaire que ce qui aboutit au développement de la personnalité, à l’affranchissement de l’individu de tous préjugés, de toutes contraintes morales. L’institution des allocations familiales, qui a diminué les soucis familiaux des ouvriers n’a pas été une œuvre révolutionnaire. Le fait que les ouvriers qualifiés des États-Unis ont des conditions de vie matérielle meilleures que les nôtres, ne prouve pas que ceux-ci ont atteint un degré d’affranchissement plus élevé que le nôtre. Il m’apparaît que le gouvernement russe a, du point de vue révolutionnaire, commis une grosse erreur en essayant d’instituer une vaste assistance d’État. Bien imprudents, sinon coupables, seraient ceux qui, dans les conditions de vie humaine, négligeraient l’élément moral. Et à quelle contradiction se livreraient, ce faisant, ceux qui n’ont que mépris pour la matérialité de la vie, et qui, leurs besoins corporels simplement et modestement satisfaits, n’ont de plaisir qu’aux satisfaction de l’esprit à l’évocation de la pure idéologie ! Si, pour moi, la personnalité morale et intellectuelle de l’homme passe par dessus tout, je repousse toute forme d’organisation de vie matérielle, aussi avantageuse soit-elle, qui est conditionnée par l’humiliation.

En fait, la meilleure façon de répondre à toutes les objections que soulève la contribution des assurés à la constitution des ressources de l’assurance est encore de poser cette autre question : « La réalisation de cette réforme est-elle désirable, même en régime capitaliste ?

Si oui, convenons simplement que les ressources nécessaires ne peuvent être tirées que du produit du travail.

Nous n’avons jamais été naïfs, je présume, au point de supposer qu’il était possible de diminuer les bénéfices patronaux. Si l’autorité ouvrière ne s’accroît qu’en raison de l’autorité patronale, par contre la vie ouvrière s’améliore en raison non pas de l’appauvrissement patronal, mais de l’augmentation de la somme des produits livrés à la consommation générale. Et nous savons bien, quand nous luttons syndicalement pour conquérir des avantages nouveaux en faveur de la classe ouvrière, que ceux-ci ne sont pas conditionnés par une infériorisation des conditions de vie du patronat, mais qu’ils détermineront un effort nouveau de destruction de la routine dans l’organisation de la production.

Donc, prétendre que les ressources de l’assurance doivent être recherchées dans un prélèvement sur les bénéfices exagérés du patronat est un grossier non-sens.

Le même raisonnement peut être tenu, sous une forme différente, en ce qui concerne l’alimentation des institutions d’assurance par les produits d’un meilleur aménagement de l’impôt sur le revenu. I1 est remarquable que ceux qui formulent cette proposition sont ceux-là mêmes qui reprochaient à la C. G. T., il y a trois ans, de défendre le principe de l’impôt direct. Nous avions pourtant une raison de préférer l’impôt direct à l’impôt indirect. Et, cette raison, nos adversaires ne l’ont pas. C’était, non pas que le premier pèserait plus lourd sur le capitaliste et moins lourd sur l’ouvrier, mais que, le contribuable devant le payer lui-même, personnellement, il en sentirait beaucoup plus le poids que celui de l’impôt indirect qu’il paie sans s’en apercevoir... autrement que par l’augmentation du coût de la vie qui résulte de son propre accroissement ; qu’ainsi sa vigilance serait mieux tenue en éveil, son désir de contrôle en serait augmenté. En temps normal, c’est là que réside la vertu essentielle de l’impôt direct, et non dans une diminution des charges de l’un et une aggravation des charges de l’autre.

Donc, prétendre qu’un meilleur aménagement de l’impôt sur le revenu, pour l’objet qui nous préoccupe, éviterait que la classe ouvrière supporte les frais de l’assurance est une absurdité.

Supprimer les dépenses inutiles de l’État ? Par exemple, les budgets de la guerre et de la marine ? Alors, si nous en croyons la « vérité révolutionnaire », il faut supprimer le régime capitaliste. Et nous sortons des cadres que nous nous sommes tracés, puisque nous avons admis l’hypothèse de la réalisation des assurances sociales, même au sein de l’organisation sociale actuelle.

Faut-il donc se résigner, demandera-t-on, à subir cette alternative : ou bien retarder l’application de cette réforme, se condamner à vivre dans l’incertitude du lendemain jusqu’après la Révolution sociale qui supprimera le patronat et le salariat ? Ou bien subir une aggravation des conditions des travailleurs ?

D’abord accepter le premier terme de cette alternative serait se condamner à combattre toute réforme sociale : il n’en est pas qui ne soit coûteuse, soit directement, soit par incidence.

Quant au deuxième, examinons-le plus attentivement. Est-il bien sûr qu’il se présente ? Jusqu’à maintenant, le moyen le plus équitable que l’on ait trouvé de constituer les ressources de l’assurance a été de les demander à la fois au patronat, à l’État et aux assurés. Si les données du problème, telles qu’elles sont présentées dans les projets ou dans les lois, étaient confirmées par la réalité, les charges familiales de l’ouvrier seraient sensiblement diminuées, puis-qu’actuellement, quand il est invalide, il reste sans ressources, tandis que dans ce cas il aurait droit à des secours importants. Mais le patronat ne prélèvera pas sa part de contribution sur les bénéfices ; les frais généraux des entreprises étant augmentés, les prix de vente des produits le seront dans la même proportion. De même, les dépenses de l’État ne peuvent s’accroître que dans la mesure de l’accroissement de ces recettes : le contribuable paiera.

Alors l’ouvrier devrait subir, soit comme salarié, soit comme consommateur, 10 % de diminution de ses conditions actuelles d’existence. L’exagération même de ce chiffre suffirait à nous indiquer que cette conclusion est fausse.

Il en sera, de cette réforme comme de toutes les autres ; il y aura rétablissement d’un rapport entre le salaire et les charges correspondant aux besoins.

La journée de huit heures, là où elle fut appliqué, même avant qu’une loi oblige les employeurs à réajuster immédiatement les salaires, n’a jamais aggravé la gêne des ménages ouvriers.

Une erreur que nous devrions dénoncer sans cesse est celle qui fait croire que les conditions d’existence ne sont fonction que des conditions de rémunération.

Une vérité qu’il faudrait répandre avec persévérance, c’est que les conditions de rémunération sont fonction des besoins des individus.

La grande valeur de la journée de huit heures, et de la diminution de longueur de la journée de travail en général, réside non pas dans la diminution de la fatigue physique du bénéficiaire qui en résulte, mais surtout dans l’augmentation des loisirs et des besoins, dans l’amélioration des conditions générales de vie et le développement du sentiment de dignité qui en est l’heureuse conséquence.

Mais si, ni le patronat, ni l’État, ni la classe ouvrière ne sont appelés à supporter les charges financières de l’assurance, qui les supportera ? Je le répète : il en sera de cela comme de toute autre réforme : c’est dans les produits du travail, avant toute répartition entre patrons, État et ouvriers que seront trouvées les ressources nécessaires. Et dans de nouveaux aménagements de la production, aboutissant à une nouvelle augmentation de celle-ci, que seront puisés les moyens de faire face aux besoins nouveaux des individus.

C’est parce qu’elle était convaincue de cela que la C. G. T. exprima un jour l’opinion que les ressources devraient être tirées, non pas de versements particuliers effectués par les uns et les autres, mais d’un prélèvement sur la production.
 
 

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L’individu qui reçoit un secours n’a aucun droit, il devient l’obligé d’autrui. Sur le fonctionnement des services qui lui viennent en aide, l’assisté n’a aucune autre faculté de contrôle que celle qui lui est reconnue en qualité de citoyen. Par contre de l’effort personnel découle une notion de droit. Celui qui verse de l’argent éprouve le désir de savoir ce qu’il en advient. De là la nécessité, en matière d’assurance, de prévoir une organisation qui remette l’administration générale et la gestion des fonds entre les mains des intéressés.

En France - j’écarte de mon examen les imperfections des institutions existantes - la Caisse des Retraites des ouvriers mineurs, par exemple, est administrée par un Conseil dans lequel entrent des représentants des Compagnies de mines et des représentants des ouvriers. Les innombrables sociétés de secours mutuels (on dit qu’elles sont une vingtaine de mille) sont dirigées par les représentants élus des cotisants. L’assurance sociale ne pourra exister qu’à condition de reposer sur les institutions spéciales administrées par les représentants des participants.

Le fait d’imposer une contribution patronale et une contribution ouvrière implique donc qu’en principe patrons et ouvriers doivent être appelés à participer à l’administration des institutions d’assurance. La participation ouvrière à la gestion n’est pas sans valeur ; elle constitue un élément important de supériorité de l’assurance sur l’assistance. Mais le prélèvement sur la production aurait permis de justifier que l’administration et la gestion de l’assurance soient remises entre les mains des seuls artisans directs de la production.

Dans l’assurance simple, l’assuré n’a d’avantages qu’en raison de l’effort qu’il a personnellement accompli, et les charges qu’il subit sont d’autant plus lourdes que les risques qu’il encourt sont plus importants.

Dans l’assurance sociale, l’organisation et les conditions de fonctionnement doivent être telles que celui qui est favorisé par le sort ou les circonstances intervienne en faveur de celui qui est défavorisé.

Il est des professions et des régions où l’on risque beaucoup plus la maladie que dans d’autres, parce qu’elles sont particulièrement malsaines. L’assurance étant plus coûteuse, la prime à verser, c’est-à-dire la cotisation devrait être plus élevée ; dans l’assurance sociale, la même cotisation est demandée à tout le monde ; les prévisions de dépenses sont alors établies, non pas pour telle ou telle catégorie de population, mais pour la totalité.

De là une tendance générale, chez tous ceux que ne guide que le souci de réaliser une œuvre largement sociale, à préférer le cadre local ou régional au cadre professionnel pour l’organisation de l’assurance.

L’organisation la plus rationnelle sera donc celle qui, imposant à tous les mêmes obligations, réunira en de mêmes groupements les assurés de toutes professions.

Mais ces groupements, avons-nous dit, doivent être gérés par les représentants des intéressés. D’autre part, et surtout en matière d’assurance-maladie, un contrôle doit être exercé pour limiter autant que possible les abus ; la solidarité ne doit pas permettre à des égoïstes de profiter sans réel besoin de l’effort d’autrui. Tout cela ne peut être qu’à condition que le champ d’action de l’institution d’assurance soit raisonnablement limité.

Si, par exemple, l’on doit constituer des Caisses d’assurance, le champ de recrutement et d’action de celles-ci devrait comporter une circonscription correspondant à un nombre relativement restreint d’assurés, de telle façon que ceux-ci puissent connaître suffisamment les conditions de fonctionnement de la Caisse de laquelle ils font partie.
 
 

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Mais nous avons dit que la troisième condition pour que l’assurance soit véritablement sociale - était qu’elle réalise une sérieuse organisation de la prévention et des soins.

Cela suppose une organisation créant une autorité morale suffisante pour influer sur la nature et l’importance des mesures d’hygiène ; une concentration de moyens financiers telle que l’on puisse multiplier les hôpitaux et les divers établissements de soins, les perfectionner, leur permettre de fonctionner dans des conditions vraiment acceptables.

A cet égard, il est remarquable que la France soit actuellement l’un des pays où la mortalité est la plus considérable. Il est évident - malgré qu’aucune statistique n’existe - que le degré de morbidité est excessif. Et pourtant il est non moins indiscutable que nous jouissons, dans l’ensemble, d’un climat particulièrement favorable. Le rapporteur du projet de loi d’assurances sociales devant la Chambre, dans la législature 1919-1924, estimait que, si le taux de mortalité en France était ramené à ce qu’il est dans la plupart des pays étrangers ayant atteint un stade équivalent de civilisation, nous économiserions 213.000 vies humaines tous les ans. L’on peut calculer les bénéfices qui en résulteraient pour l’économie nationale. Je m’en tiens à une appréciation simplement humanitaire, sentimentale : que de peines, que de douleurs seraient ajournées et souvent évitées !

Combien d’enfants, combien d’adultes seraient sauvés, si l’on envoyait périodiquement les premiers à la campagne, à la mer, à la montagne, si toute personne, dès les premiers symptômes d’une affection, avait la possibilité de se reposer, de se soigner vigoureusement et ainsi d’éviter que la maladie redoutée exerce ses ravages !

Tous les spécialistes de l’assurance sociale du monde entier se sont prononcés pour une centralisation, aussi prononcée que possible, de l’organisation de celle-ci. En Tchéco-Slovaquie, notamment, l’on créa à l’origine une multitude de caisses d’assurances ; un an après, une grande partie avait disparu par fusion au sein d’organismes plus importants.

De l’exemple des diverses nations qui ont précédé la nôtre dans cette voie, une indication très nette semble découler : dans une assurance couvrant à la fois les risques maladie, invalidité et vieillesse, l’organisation la plus rationnelle serait celle qui comporterait à sa base, pour l’assurance-maladie, des caisses locales, et pour les assurances invalidité et vieillesse, des caisses départementales, le tout réuni dans un organisme unique.

C’est-à-dire, dans chaque localité englobant un minimun de x... habitants, faculté de constitution d’une caisse d’assurance-maladie ; les délégués, dans le département, de toutes les caisses maladie, constituant l’Union départementale des caisses d’assurances chargées de l’assurance invalidité et vieillesse, et possédant pour cela la personnalité juridique nécessaire.

L’assurance vieillesse comporte en effet une concentration formidable de capitaux, la constitution de disponibilités financières suffisantes pour développer les institutions hospitalières, créer les préventoriums, sanatoriums, etc., en un mot, donner à la science médicale les moyens de lutter efficacement pour diminuer l’immense douleur humaine.
 
 

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Enfin, si nous admettons que l’assurance sociale est conditionnée par la solidarité, que la régularité de son fonctionnement financier est conditionnée elle-même par une certaine stabilité du taux général de morbidité et de mortalité, il en résulte la nécessité de prendre toutes mesures susceptibles de maintenir une composition des effectifs d’assurés sensiblement identique à celle qui, à l’origine, a servi de base à l’établissement des prévisions financières.

Que, du fait de la faculté qui serait laissée à chacun d’accepter ou de refuser l’assujettissement à la loi, la proportion des assurés à faible santé soit plus élevée que la proportion des individus à faible santé dans l’ensemble de la population, et le coût de l’assurance sera d’autant plus considérable et, à ressources égales, les avantages d’autant moins importants pour les intéressés.

L’obligation d’assujettissement est apparue comme le meilleur moyen d’empêcher l’action néfaste des égoïsmes imprévoyants et d’assurer la stabilité désirable.

Enfin, comment rendre cette obligation effective, unanime et certaine ? En prévoyant des sanctions contre les assurés qui ne voudraient s’y plier ? Outre que ces sanctions seraient rendues impuissantes par l’excessive multiplicité des contraventions volontaires, une telle méthode se heurterait aux innombrables négligences. Et puis, quelles sanctions appliquer aux contrevenants insolvables ?

Le moyen considéré comme le plus pratique consiste à obliger l’employeur à prélever sur les salaires de ses ouvriers et employés les sommes correspondantes au montant de la contribution à laquelle ils sont légalement astreints et à les envoyer, avec le montant de ses propres contributions, à l’organisme d’assurance. Ceci sous sa responsabilité. C’est ce que l’on appelle le pré compte.
 
 

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En résumé, la conception rationnelle de l’organisation de l’assurance sociale serait, dans ses grandes lignes, la suivante, compte tenu des nécessités auxquelles nous sommes soumis dans une organisation générale, imparfaite de la société :

Prélèvement, par l’employeur, sur le salaire de ses ouvriers et employés, des sommes correspondantes au montant des contributions dues par eux.

Transmission, par l’employeur, du montant de ces sommes et de ses propres contributions à un organisme départemental ou régional.

Cet organisme, chargé de la répartition entre les diverses branches et caisses d’assurances et de la gestion des fonds, serait l’émanation directe d’institutions locales. Il serait administré par les délégués élus de ces institutions.

Ces dernières auraient pour tâche d’assurer le fonctionnement de l’assurance-maladie (rapports avec les médecins, les établissements hospitaliers, contrôle, etc.) et de distribuer aux ayants-droit les diverses prestations.

L’Union départementale ou régionale, outre le recouvrement, la gestion et la répartition des fonds, serait chargée d’assurer le fonctionnement de l’assurance-invalidité et de l’assurance-vieillesse.

Chacun de ces organismes aurait enfin la personnalité juridique et serait par conséquent totalement responsable de ses opérations.

 

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L’assurance sociale, en France, est en voie de réalisation.

Observons qu’un projet de loi, établi par le gouvernement en 1920, est encore, en 1926, pendant devant le Sénat !

La C.G.T. s’en est activement occupée. Elle a mené une campagne ardente dans le pays. Elle fut d’ailleurs à peu près seule à le faire. Elle a défendu longuement et vigoureusement la conception dont les lignes générales sont ci-dessus résumées. Cette action ne fut pas inutile ni totalement inefficace. On lui a parfois reproché de sortir de son rôle, de dévier dans le sens du mutualisme. Erreur profonde !

Créer un vaste service social et en faire assurer la gestion par l’ensemble de la collectivité est une action inspirée d’un esprit heureusement bien différent de l’esprit mutualiste traditionnel.

Les mineurs ne sont pas mutualistes parce qu’ils s’intéressent à leurs Caisses de secours et à leurs services de retraites.

Et nous ne pouvons croire que faire bénéficier les travailleurs français des conditions de quiétude et de sécurité dont bénéficient les travailleurs de la plupart des autres pays aura pour effet d’entraver leur développement moral et intellectuel.

Bien au contraire.

A. REY. 

ASSURANCES SOCIALES

L'assurance sociale, réclamée par les deux C. G. T., dans des formes à peu près analogues, a pris une importance considérable dans les préoccupations ouvrières de ces dernières années. Il ne faut d'ailleurs pas se dissimuler que l'assurance sociale s'imposera sous tous les régimes. Il y aura toujours des enfants qu'il faudra élever, des vieillards dont il faudra prendre soin, des invalides, des blessés à aider, des mères qui auront besoin de traitements ou de soins spéciaux.

L'assurance pourra, selon les épreuves, prendre tel ou tel nom, revêtir tel ou tel caractère. Elle n'en restera pas moins, toujours, un devoir social qui participera de la solidarité entre tous les membres d'une même collectivité.

Est-ce à dire que les projets divers qui furent ou restent soumis au Parlement nous donnent satisfaction? Pas du tout, mais nous ne pouvons pas, à mon avis, refuser d'examiner ce problème qui se pose chaque jour dans notre civilisation dévorante, avec une acuité sans cesse plus grande.

Nous n'avons pas le droit de déclarer que cette question nous est étrangère. La vie des enfants, des malades, des invalides doit nous être suffisamment chère pour nous obliger à étudier le meilleur moyen de l'assurer dignement. Cela ne veut nullement dire que ce soit facile en ce moment, pas plus qu'il serait bien de faire n'importe quel projet à ce sujet. 

La question est d'ailleurs extrêmement complexe et difficile à résoudre réellement en régime capitaliste. Il convient toutefois de tirer de ce régime le maximum de bien-être pour le travailleur, pour sa famille. Tout ce qui est arraché au capitalisme est, en fait, une conquête dont on ne doit pas faire fi. Tout le monde accepte, ou presque, de s'assurer sur la vie, contre l'incendie, contre les accidents, etc., parce que, réellement, c'est à la fois une nécessité et une sécurité. Personne ne peut, logiquement, s'élever contre l'assurance sociale. Bien entendu, il ne s'agit pas de confondre l'assurance sociale avec les misérables retraites ouvrières instituées par la loi de 1910.

De celles-ci, nous n'en voulons pas. Nous restons dressés contre elles aussi irréductiblement qu'au moment où Millerand et Briand voulaient nous les imposer.

Ce ne sont pas, en effet, des os que nous réclamons, c'est notre place au banquet de la vie. L'enfant, le vieillard, l'invalide, le malade, le chômeur, doivent avoir la certitude que le pain, le gîte, le secours, toutes choses qui leur sont dues en raison de leur rôle social, de leur état, ne leur manqueront pas.

Le syndicalisme ne peut écarter l'assurance sociale de ses préoccupations. Le communisme, l'anarchisme ne peuvent davantage ignorer cette question. La pratique quotidienne de la solidarité par leurs adeptes leur fait un devoir de considérer ce problème et pour le présent et pour l'avenir.

Il n'y a donc aucune espèce de doute à conserver, aucune objection à formuler quand au principe de l'assurance sociale.

En ce moment, la logique voudrait que les assurances sociales soient un service national dont la caisse serait alimentée par ceux qui tirent profit de l'activité de la machine humaine.

Les ressources nécessaires aux assurances sociales devraient donc, avant toute chose, être prélevées sur les bénéfices des exploitations patronales.

N'est-il pas normal, en effet, que le patron, qui ne paye à l'ouvrier qu'une partie du fruit de son travail, sous forme de salaire (1/3 environ), qui, en outre, bénéficie entièrement du prix de cet effort, assure l'ouvrier contre la maladie, la vieillesse, l'invalidité, etc.? C'est l'évidence même.

Mais est-il possible d'obtenir cela? Malheureuse­ ment,' il apparaît qu'on ne l'obtiendra pas. Quelque logique que soit l'institution <des assurances sociales sur de telles bases, il faut convenir que nous n'avons, présentement, aucune chance de la voir se réaliser.

Aussi, semble-t-il qu'on doive tenter, néanmoins, sans s'en déclarer satisfait, d'obtenir à ce suj et le maximum.

La première chose la plus importante à mes yeux, est, tout d'abord, de faire instituer les assurances sociales, de les faire entrer dans les moeurs, pour les développer le plus rapidement possible.

C'est ce à quoi travaillent toutes les organisations ouvrières. Le principe de l'application constitue, pour elles, le premier pas à franchir.

Que seront-elles ? Nul ne le sait exactement. Elles existeront, c'est l'essentiel.

Cela ne doit d'ailleurs nullement nous empêcher de tenter de rendre la première application la plus favo­ rable qu'il sera possible.

En ce moment, et le contraire nous surprendrait, le Parlement ne vise qu'à assurer dans des conditions limitées le fonctionnement de l'institution envisagée.

En outre, la gestion de la caisse de ces assurances donne des craintes certaines. En confiant cette gestion à un Conseil tripartite, composé de patrons, d'ouvriers et de représentants de l'Etat - où les ouvriers sont assurés d'être toujours en minorité - le gouvernement nous montre son désir de rester, en fait, maître du fonctionnement de l'appareil et de ses ressources.

Nous pouvons craindre que les énormes capitaux qui seront, suivant ce projet, constitués par les verse­ ments patronaux et ouvriers, ne servent à satisfaire des besoins autres que ceux auxquels ils sont desti nés, ne deviennent entre les mains de l'Etat et du patronat une machine de guerre, un instrument de lutte contre la classe ouvrière ou serve à alimenter, sans qu'on le sache, quelque. aventure coloniale.

Nous formulons donc les réserves les plus expresses sur une telle conception du fonctionnement et de la gestion de la caisse des assurances sociales.

Si nous ne pouvons espérer que cette caisse soit financée par les prélèvements opérés sur les bénéfices patronaux seuls, si nous sommes obligés, actuellement, d'accepter, malgré nous, la nécessité de la contribution ouvrière, nous demandons, par contre, l'autonomie absolue de cette caisse des assurances sociales. Il n'est nullement besoin que l'Etat mette son nez dans une affaire où il n'apporte rien.

Puisque seuls les ouvriers et les patrons vont verser dans cette caisse, il leur appartient de l'administrer.

Et là je vais soutenir un raisonnement qui va, sans doute, à première vue, scandaliser mes camarades.

Je demande que le versement de l'ouvrier soit très légèrement supérieur à celui du patron, de 1 %, par exemple.

Pourquoi? Mais, c'est injuste! va-ton me dire. Evidemment, c'est injuste, comme il est injuste que l'ouvrier verse, alors que c'est le patron qui profite de son effort et qu'il ne paye pas cet effort à sa valeur.

Qu'on me suive un moment et on comprendra pour­ quoi je suis partisan d'un versement supérieur de l'ouvrier!

J'ai dit plus haut que je craignais, avec raison j'estime, que les fonds de la caisse des assurances sociales ne servent à d'autres fins qu'à celles auxquelles elles sont destinées.

Le danger ne disparaîtra pas du fait que l'Etat sera éliminé, que seuls les patrons et les ouvriers resteront en présence, même en nombre égal.

Il suffirait, en effet, aux patrons de « convaincre » un représentant ouvrier à leur point de vue pour avoir partie gagnée.

C'est ce que je veux éviter en instituant le versement ouvrier supérieur au versement patronal. De cette façon, il sera possible d'avoir un nombre de délégués ouvriers relativement supérieur à celui des délégués patronaux. En fait, ce sont les ouvriers qui administreront la caisse.

Au lieu d'utiliser les ressources de cette caisse pour les besoins de l'Etat, pour faire la guerre peut-être, à la seule condition de payer les assurances prévues, on ne permettra pas aux patrons et à l'Etat - ce qui est tout un - de disposer des énormes capitaux de la caisse des assurances.

Il sera alors possible d'augmenter, j'en suis certain, le taux de l'assurance. S'il y a de l'excédent, si on veut réaliser une partie du capital, il sera loisible de le faire en construisant des maisons ouvrières, des asiles confortables pour les vieillards, des cliniques et des stations climatiques pour les malades, des colonies de vacances pour les enfants, des lieux de repos pour les travailleurs fatigués.

Ce serait le seul moyen de tirer des assurances sociales le maximum, en ce moment.

J'espère qu'on comprendra la nécessité du contrôle d'une telle oeuvre dont la portée dépasse le cadre qui lui est actuellement assigné et qu'on se rendra compte des raisons qui obligent le mouvement ouvrier à ne pas se désintéresser de cette question.

P. BESNARD.