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AUTORITE n. f.

Malgré l’usage constant et aisé de ce terme, ou plutôt grâce à cet usage précisément, on l’applique avec une légèreté déconcertante, comme d’ailleurs tant d’autres (domination, dictature, violence, etc ... ), à des notions et des phénomènes de nature très différente, ce qui mène à de multiples confusions, malentendus, contradictions et erreurs.

Nous lisons dans un grand dictionnaire : « Autorité. Droit ou pouvoir de commander, de se faire obéir ». Cette définition est suivie de plusieurs autres qui correspondent à différents emplois de ce terme. Dans d’autres dictionnaires, les définitions varient sensiblement.

Dans le langage commun, écrit ou oral, on évoque couramment l’Autorité de Dieu, de la Loi, du Père, du Chef, etc... On discerne : l’autorité suprême, l’autorité civile, l’autorité militaire, et ainsi de suite. - On dit représentant de l’Autorité. - On dit encore : autorité publique ; autorité maritale ; autorité naturelle. - On parle souvent de l’autorité de la chose jugée, de l’autorité des mots, etc. - On parle aussi de l’autorité morale. - On dit, fréquemment d’un homme : c’est une grande autorité dans telle ou telle branche de la Science ou de l’Art... Bref, on marie le terme Autorité avec une quantité de mots et de notions, comme si ce terme était absolument précis et communiquait la même précision à d’autres termes et expressions. Or, ce n’est nullement le cas. Au contraire, à force d’être employé à tort et à travers, le mot Autorité a perdu tout sens défini, s’il en a jamais eu un.

Il est donc impossible, aujourd’hui, de répondre d’une façon générale à la question : Qu’est-ce que l’Autorité ? Pour obtenir une idée plus ou moins nette de cette notion, pour définir clairement notre attitude vis-à-vis de ce phénomène, il faut procéder à une analyse séparée des différentes applications du mot.

1. L’autorité de Dieu. - A notre époque, il n’est plus possible de parler de l’autorité de Dieu, qui se manifesterait de façon directe. Les bons vieux temps où Jéhovah aurait dicté sa volonté de vive voix à Moïse, les temps plus rapprochés où, par exemple, quelques saints soufflaient les désirs du bon Dieu national à Jeanne d’Arc, sont irrévocablement passés. Dieu ne parle plus aux hommes. Ce n’est plus lui, c’est l’Église qui, actuellement, s’occupe sur la terre des affaires des cieux. C’est donc de l’autorité de I’Église que nous pouvons parler de façon concrète.

Qu’est-ce que cette autorité, et quelle peut être notre attitude envers elle ?

2. L’autorité de l’Église  (indirectement, celle de Dieu). - Elle peut s’exercer de deux façons : 1° concrètement, c’est-à-dire, usant de moyens réels, « physiques », pour se faire obéir, punissant corporellement ceux qui lui désobéissent ; 2° platoniquement, c’est-à-dire n’usant que de moyens spirituels, « moraux », d’influence, de contrainte ou de répression.

Quant à la première manière, elle a fait suffisamment ses preuves depuis le XIIIe jusqu’au XIXe siècle. Il serait superflu, aujourd’hui, d’insister sur les horreurs de cette autorité, la plus cruelle, la plus exécrable de toutes. La fameuse Inquisitionfut son expression vivante. Comme autorité réelle, l’Église s’est déshonorée à jamais, ceci non seulement dans les pays classiques de l’inquisition, mais, de façon différente, dans tous les pays du monde. Actuellement, elle n’exerce nulle part aucune autorité « matérielle ». Non seulement les libres penseurs et les athées de tout genre lui échappent, mais l’humanité tout entière n’en veut plus.

Quant à l’autorité « morale » de l’Église, qui existe encore pour pas mal de gens, elle serait, certes, une chose relativement inoffensive, si toutefois elle n’était pas étroitement liée à la pire réaction générale, aux forfaits les plus abominables des autorités de tous temps et de toute espèce, aux systèmes d’esclavage de toutes les époques, à la plus néfaste dépression intellectuelle et, précisément, morale des humains.

L’Église, avec son autorité spirituelle, a été de tous temps, et reste encore de nos jours, le soutien le plus précieux de tous ceux qui dominent, qui oppriment, qui étouffent, qui exploitent. Elle se rangeait toujours du côté des « forts », ce qui permettait à ses princes de jouir des biens de ce monde, en réservant aux « faibles » la jouissance de ceux du monde futur. Elle sanctionnait, elle bénissait, elle appuyait invariablement de son « autorité morale » les régimes politiques les plus abjects, les crimes « légaux » les plus horribles : guerres, massacres, assassinats... L’Histoire humaine abonde de faits de ce genre.

Les époques les plus sombres de l’Histoire furent précisément celles où tout pliait sous la lourde autorité de l’Église. Au contraire, les périodes où l’humanité faisait quelques grands pas en avant au point de vue culture, progrès général, justice, innovation, moeurs, science, art, etc., coïncidaient avec les moments d’une lutte morale active contre l’Église, contre son autorité mortifère.

Le pire de tout est que cette autorité est entièrement basée sur le mensonge, sur l’hypocrisie, sur l’imposture la plus écoeurante qui puisse exister. Ce ne sont que l’ignorance profonde des masses et les restes des superstitions des temps passés, qui permettent encore aux millions de gens de ne pas s’en rendre compte. Se cramponnant justement à cette ignorance et à ses restes, l’Église les soutient, les favorise, les éternise.

La conclusion est tout indiquée : l’autorité spirituelle de l’Église est une des plus néfastes pour le progrès humain. Elle est un des obstacles les plus sérieux au développement moral de l’humanité, à l’affranchissement des millions d’êtres-esclaves qui souffrent et périssent sous le joug des jouisseurs de toute espèce, appuyés considérablement par cette autorité. Son existence au XXe siècle est une honte. Non seulement les anarchistes, mais tout homme d’esprit plus ou moins sain, juste et franc a le devoir de lutter activement contre ce genre d’autorité. On ne peut pas, comme certains le pensent, rester neutres vis-à-vis de cette plaie. Car il faut arracher, le plus rapidement possible, les millions d’êtres trompés et abrutis par cette autorité malfaisante, une des causes principales de leur asservissement. (Voir : Église, Religion .)

 3. L’autorité de la Loi. Plus exactement, l’autorité de ceux qui établissent les lois, les font appliquer, qui surveillent leur application et punissent les infractions. (Quant à la Loi comme telle, on s’adressera au mot correspondant.) Les porteurs formels de cette autorité sont les personnes et institutions chargées de son exercice. Ses porteurs réels sont ceux qui ont le « droit », la faculté, la possibilité et la puissance matérielle de créer les lois, de les imposer, de les faire appliquer, de faire surveiller leur exécution, de faire punir leur inexécution. - Quand on dit : autorité suprême, autorité publique, civile, militaire, etc., on y suppose, en premier lieu, les personnes et institutions qui sont les porteurs formels de l’autorité, et en second lieu, ceux qui, de « droit » ou de force, détiennent la faculté réelle de créer les lois, de les faire appliquer, et ainsi de suite. C’est de leur autorité qu’il s’agit en réalité. L’autorité du Chef qui, en cette qualité, est supposé comme agissant conformément aux lois, a la même base générale. Nous pouvons, par conséquent, réunir toutes ces notions séparées en une seule plus vaste : autorité publique ou administrative. En généralisant et en précisant encore, nous pouvons désigner ce genre d’autorité comme autorité sociale (et laïque, par opposition à l’autorité religieuse que nous venons de traiter).

Le grand problème de l’Autorité sociale est celui qui, ici, nous intéresse le plus. Il est le point capital, le noyau même de la pensée, de la conception anarchiste (ce qui veut dire justement antiautoritaire). Ce sont les deux solutions opposées de ce problème capital, qui, précisément, divisent l’idée émancipatrice en deux courants fondamentaux, et les masses travailleuses en deux camps ennemis.

Le problème se confondant intimement avec celui de l’État, du Pouvoir, du Gouvernement, de l’Administration, de laBureaucratie, de la Société, des Classes, il faut voir tous ces mots. C’est surtout au mot État qu’il est traité à fond. (Voir aussi : Anarchie, Anarchisme, Marxisme, Bolchevisme , etc.).

C’est au mot État également qu’on traite la question des origines et des raisons du développement ultérieur de l’autorité sociale.

Ici, nous la prenons comme chose donnée, et nous nous bornons à exposer l’essentiel du problème tel qu’il se pose dans notre actualité.

Le premier trait caractéristique de l’Autorité sociale, telle que nous la connaissons depuis des siècles, est la contrainte : 1° d’accomplir ; 2° de ne pas accomplir ; et 3° d’accomplir de la façon prescrite tels ou tels autres actes ou gestes.

Son second trait typique est que le prétendu “droit” d’exercer cette contrainte “légale” se trouve constamment, infailliblement entre les mains d’une minorité privilégiée, possédante, qui, à l’aide justement de cette autorité, de cette contrainte, assujettit et exploite l’énorme majorité laborieuse et dépossédée.

Il est tout à fait naturel que les classes possédantes, que ceux qui s’installent en maîtres, qui subjuguent, dominent, gouvernent et exploitent le peuple, que tous ils préconisent la nécessité de l’Autorité « pour la société humaine », pour le maintien de l’ « ordre », etc. Ils en ont, certes, besoin, de cette Autorité. Sans elle, sans la contrainte légale et organisée, comment auraient-ils pu maintenir leurs privilèges, leur domination ?

Ce qui est moins compréhensible, c’est que les socialistes, qui prétendent lutter pour l’affranchissement total des classes exploitées, ne voient pas, eux non plus, la possibilité de se passer de l’Autorité.

Ce qui est tout à fait incompréhensible, c’est que même les socialistes révolutionnaires de l’aile gauche les « communistes » (bolcheviks), les socialistes-révolutionnaires de gauche, les « maximalistes », etc., reconnaissent la nécessité de l’Autorité, dans telle ou telle autre mesure, sous telle ou telle autre forme, du moins pour la « période transitoire » entre la chute du capitalisme et l’instauration du véritable communisme.

Si l’on dressait un tableau exposant l’attitude de tous les courants d’idées par rapport au principe de l’Autorité, l’aspect en serait curieux : sauf l’Anarchisme, tous ces courants, comme admettant plus ou moins le principe d’Autorité, se verraient placés ensemble, d’un côté du tableau ; l’Anarchisme, comme rejetant résolument et entièrement ce principe, se trouverait tout seul de l’autre côté.

Le problème essentiel et plein d’actualité se pose donc ainsi :

Dans la vie sociale, vu surtout la transformation imminente de la société, faut-il s’apprêter à conserver, à utiliser au moins un minimum d’Autorité politique, ou faut-il penser dés à présent à éliminer entièrement le principe autoritaire, en lui substituant d’autres moyens de maintenir l’ordre, de sauvegarder la liberté, de satisfaire les besoins vitaux de la population, d’assurer la justice, l’égalité, l’entente ?

Tous les socialistes répondent : « Il est indispensable, au moins pour quelque temps encore, de conserver le principe autoritaire. Les hommes y étant trop habitués, les masses n’étant encore ni suffisamment cultivées ni, par conséquent, capables de s’orienter, de s’administrer elles-mêmes, on ne saurait se passer de l’Autorité d’un seul coup ». - « Il faudra, longtemps encore, avoir recours à l’Autorité comme à un mal inévitable, affirment certains. Car l’autorité, hélas !, n’a pas d’équivalent. »

Et quant aux socialistes de gauche, de tendance bolcheviste surtout, ils ajoutent encore : « Même après une révolution victorieuse, la lutte contre la bourgeoisie vaincue devra continuer. La bourgeoisie ne se résignera pas facilement ni sans résistance au nouvel état des choses. Elle tentera de rétablir l’ancien ordre. Elle complotera, elle préparera la revanche. Il faudra être vigilant, organiser la défense de la révolution, combattre, écraser les tentatives contre-révolutionnaires. Comment le faire sans Autorité ? » Seuls les anarchistes affirment : « Il faut éliminer le principe autoritaire dès à présent et totalement. » Pourquoi, précisément ? Et surtout : Comment serait-ce possible ?

Telles sont les questions qu’on nous pose aussitôt.
 
 

* * *

La littérature anarchiste est, naturellement, très riche par rapport à la négation de l’Autorité qui est la pierre fondamentale de notre doctrine. Il suffit de parcourir nos oeuvres classiques pour y trouver une argumentation copieuse à ce sujet.

Dans les colonnes mêmes de ce dictionnaire, on trouvera, surtout aux mots Anarchie  et Anarchisme , des idées et des précisions intéressantes concernant l’Autorité. Le problème est, d’autre part, étroitement lié à quelques questions autonomes, par exemple : 1° à celle des capacités, du rôle et de l’action des masses ; 2° à celle de la défense de la révolution victorieuse. Ces questions sont traitées aux mots : Masse, Révolution, Dictature.

Je voudrais, pour ma part, souligner ici un argument qui me parait être un des plus concluants.

Le principe autoritaire est en contradiction flagrante et entière avec l’idée socialiste en général.

Pas un socialiste ne niera que la construction de la société nouvelle devra être un acte créateur, une oeuvre de création sociale immense. Autrement dit, l’œuvre formidable de la reconstruction sociale exigera une vaste action créatrice des millions d’hommes ayant, enfin !, la possibilité de s’entendre, de s’organiser, de coopérer librement, de chercher, d’essayer, d’appliquer leurs initiatives et leurs énergies, d’agir en toute liberté, de construire, de rectifier les erreurs, de faire, de défaire et de refaire, en un mot : de créer. C’est la condition sine qua non du succès. Ceci veut dire que si une telle action n’est pas possible, le socialisme lui-même s’avère, du même coup, impossible. Autrement dit : toute voie qui ne serait pas celle d’une vaste et libre action créatrice des masses humaines, n’aboutirait à rien.

Or, l’Autorité (au sens social du mot), - comme le terme lui-même l’indique, - demande, exige même, non pas la création ni l’action libre, mais, au contraire et précisément, la soumission, l’obéissance aux ordres donnés, l’exécution des instructions et des commandes dictées.

Donc, l’action créatrice et l’Autorité sont deux principes diamétralement opposés qui s’excluent l’un l’autre. Voilà pourquoi, à notre avis, le principe autoritaire doit être absolument éliminé.

Ajoutons quelques détails qui ont leur importance

1° L’Autorité est exercée par des hommes. Disons plus : elle n’est exercée, au fond, que par quelques hommes, car même parmi ceux qui l’exercent, l’immense majorité ne sont que de simples exécuteurs. Il est évident que si même ces quelques hommes déployaient une certaine activité créatrice, cette activité ne saurait remplacer le millionième de l’énergie créatrice exigible.

2° L’homme n’étant jamais content de ce qu’il possède, l’Autorité qui est exercée par des hommes est, psychologiquement, un phénomène qui se dilate, se gonfle, cherche à s’immiscer partout, à assujettir le plus d’hommes possible, à accaparer, autant que possible, la vie entière de la société et des individus. C’est un poulpe à mille tentacules.

3° Incapables, bien entendu, de remplir le millionième de l’activité sociale exigible, les hommes exerçant l’Autorité ne sont, cependant, pas du tout de cet avis. Leur situation leur fait croire que ce sont justement eux qui sont appelés à créer, à organiser, à construire. Ils se sentent, faussement, chargés d’immenses obligations, revêtus de toutes les responsabilités. De là, en partie, leur conservatisme, leur timidité, leur incapacité fabuleuse.

Cette petite analyse démontre, entre autres, l’erreur fondamentale de beaucoup de socialistes qui supposent que l’Autorité, ce « mal provisoire et inévitable », pourra dépérir, s’éteindre, mourir graduellement d’elle-même, au fur et à mesure que les hommes deviendront capables de s’en passer. Mille fois non ! L’Autorité ne prend jamais un chemin descendant : elle suit toujours la ligne ascendante. L’Autorité n’est pas une boule de sable qui se réduirait en un grain de poussière et finirait par disparaître : c’est une boule de neige qui grandit à l’infini, en vertu de son propre mouvement. Nous, les « utopistes », sommes obligés d’apprendre cette vérité aux « réalistes » autoritaires !

Les anarchistes condamnent l’Autorité intégralement, sans aucune concession, car la moindre autorité, avide de s’affermir et de s’étendre, est aussi dangereuse que la plus développée ; car toute autorité acceptée comme un « mal inévitable » devient rapidement un mal inéluctable.

On dit, cependant, que les masses travailleuses ne sont pas encore aptes à se passer de l’Autorité, à organiser elles-mêmes la vie nouvelle.

Après ce qui précède, la réponse peut être brève cette méfiance provient de l’incapacité de se représenter clairement, concrètement l’immense mouvement créateur, libre et vif, des masses humaines, dès qu’elles auront, enfin !, la possibilité de le réaliser, et qu’elles auront compris, enfin !, à force d’expériences historiques ratées, quelle est la véritable voie de leur action émancipatrice. La base de cette méfiance, c’est l’incapacité de « palper » à l’avance ce processus gigantesque, toute cette ambiance nouvelle, pleine de mouvement enthousiaste, d’énergie créatrice, d’activité fiévreuse, vive, indépendante des millions d’êtres humains en action. Personnellement, j’ai eu le bonheur unique, inoubliable, de voir, lors de la révolution russe, bien que pendant une courte période et en miniature, un mouvement de ce genre (en Ukraine, en 1919). Ce que j’ai vu et vécu alors, a confirmé expérimentalement et à jamais mes convictions là-dessus.

Combien de parents ou de mauvais éducateurs se trouvent surpris des exploits de leurs enfants, tenus pour incapables de les accomplir, dès que ces enfants obtiennent la possibilité entière, la joie et la fierté d’agir en liberté !

On dit encore que, sans Autorité, les masses seraient incapables de défendre avec succès la révolution.

La réplique sera ici la même que celle qui vient d’être faite. Il faut savoir se représenter l’action réellement libre, vivante, créatrice des masses travailleuses en révolution, pour comprendre que cette action, que toute cette ambiance permet au peuple d’organiser, de poursuivre la défense de son oeuvre, la résistance à la contre-révolution, avec un succès beaucoup plus grand que celui d’une organisation et d’une action autoritaires. C’est cette action créatrice même qui s’en porte garante. Plusieurs événements de la révolution russe (en Ukraine, en Sibérie et ailleurs) en témoignent. Le fait historique, qui sera établi plus tard incontestablement, est que ce fut l’action libre des masses travailleuses, et non pas l’armée rouge, qui brisa la contre-révolution et sauva la cause révolutionnaire en Russie.

C’est donc cette action formidable, vive, libre et créatrice des masses laborieuses, qui devra être substituée à l’Autorité, brisée par les premiers coups de la Révolution, et qui ne doit être reconstituée sous aucun prétexte, sous aucune forme.

Il est absolument incompréhensible que tant de gens aient foi en l’Autorité sociale. Si encore cette Autorité avait pu compter des bienfaits, de beaux résultats à son actif historique ! Mais c’est juste le contraire que nous constatons, en étudiant l’histoire passée ou contemporaine. Incapacité, impuissance, violences, iniquité ; ruse, mensonge, guerres, misère, gâchis économique, dépression intellectuelle, décadence morale, tel est le bilan effrayant de l’Autorité au bout de milliers d’années d’existence. L’époque actuelle qui démontre clairement, et d’un seul trait, la faillite absolue de toutes les formes de l’Autorité (démocratie, dictature, fascisme, bolchevisme, etc., etc.), devrait enfin amener la condamnation définitive et entière du principe autoritaire lui-même.

 

* * *

On dit, pourtant que, même dans une société libre, on ne pourrait se passer d’une certaine Autorité ; qu’infailliblement, les hommes n’étant pas égaux de par leur nature, les plus forts, les mieux doués, les plus intelligents exerceront toujours une autorité, une influence décisive sur les faibles, les incapables, les peu intelligents et ainsi de suite.

Cette réflexion appartient au domaine de l’Autorité morale qu’il nous reste à étudier brièvement.

4° L’Autorité morale. L’Autorité « morale » ne peut être individuelle ou celle de certains groupements, organisations, institutions, de telles ou telles autres collectivités humaines (comme, par exemple, celle de l’Église, étudiée plus haut). Ce n’est pas, cependant, cet élément purement formel qui nous intéresse ici. Ce qui nous importe, c’est le fond du problème.

L’Autorité dite « morale » peut s’exercer de trois façons très différentes : 1° elle peut, tout en étant d’ordre moral, s’appuyer sur une certaine contrainte ou sur une loi (ou coutume) stupide ; 2° elle peut avoir pour base l’ignorance, la faiblesse, la crédulité, la peur, des circonstances malheureuses, etc. ; 3° elle peut s’exercer librement, en pleine connaissance de cause, étant basée sur une véritable force et hauteur morale, étant acceptée de plein gré, produisant ainsi un effet positif, louable, heureux.

II est de toute évidence que non seulement un anarchiste, mais aussi tout homme sain et raisonnable doit condamner et rejeter l’autorité morale des deux premiers genres. Il est tout aussi clair que tout homme, anarchiste ou non, peut accepter, peut admettre l’autorité du troisième genre. Cette dernière est la seule admise par les anarchistes. Il est à regretter que cette sorte d’influence soit exprimée par le même terme - « autorité » - que les phénomènes abjects dont nous venons de parler, et qui, au fond, n’ont rien de commun avec la véritable, la positive influence morale.

Prenons quelques exemples afin de préciser.

L’autorité du père ou, généralement, des parents (autorité dite « paternelle » ou « naturelle »), peut se baser sur la contrainte, sur la force physique, sur la peur. Une telle sorte d’autorité est une lourde faute. Elle est simplement écoeurante. Elle ne donne pas de résultats véritables, durables. Elle n’agit que superficiellement, momentanément. Au fond, ce n’est pas une autorité morale, mais physique et amorale. Elle doit être sévèrement condamnée. Au contraire, une véritable autorité morale exercée par des parents intelligents, consciencieux et conscients de leur tache éducative, est non seulement acceptable, mais indispensable.

La même chose peut être dite de l’autorité morale exercés sur les enfants, sur les élèves, par les éducateurs et les professeurs dans les écoles et ailleurs. En matière d’éducation, la seule autorité admise et même indispensable, est celle, purement et véritablement morale, d’un éducateur conscient de sa tache délicate et sachant appliquer dûment l’arme de l’autorité. La libre influence, la persuasion, le bon exemple, le raisonnement sérieux, une réprimande raisonnable et affectueuse, tels sont les moyens acceptables de cette autorité.

L’autorité dite « maritale », est une loi (ou une coutume) stupide, d’après laquelle le « mari » est appelé à exercer une autorité ( ?) sur sa « femme ». Loi ou coutume vieillie, mais qui, hélas !, trouve encore pas mal d’adeptes dans la vie quotidienne. Un mari qui frappe sa femme en exerçant ainsi sur elle son autorité « morale », est loin d’être une rareté dans les pays les plus civilisés. C’est une honte qui doit être condamnée. La seule « autorité » qui puisse être admise entre homme et femme vivant ensemble, comme du reste entre tous les humains en général, est une influence morale qui peut être exercée réciproquement et également par l’un et l’autre. D’ailleurs, la stupidité de l’« autorité maritale » tient à l’absurdité générale du « mariage ».

Arrêtons-nous succinctement à quelques autres genres d’autorité morale, énumérés au début de la présente étude.L’autorité de la chose jugée, de même que toutes sortes d’influences ayant pour base l’ignorance, la faiblesse de la volonté, le non-désir de réfléchir indépendamment, librement, sont des phénomènes négatifs et condamnables. Un homme sain d’esprit ne doit rien accepter à la légère, sans vérification personnelle, sans raisonnement. Il n’y a rien de plus écoeurant que de voir un homme accepter et affirmer une chose parce qu’« on le dit », parce que « tout le monde le fait », parce qu’un tel l’affirme, etc... Ce n’est que la propre conscience, un raisonnement personnel, indépendant, approfondi, une conviction acquise dans son for intérieur, indépendamment des jugements et des paroles des autres, qui doivent être « autorité » pour l’homme.

Sous l’autorité des mots on comprend l’influence qu’exercent sur nous de simples paroles, sans que nous réfléchissions à leur véritable sens. La mauvaise habitude de parler, de raisonner, même de penser avec des mots, souvent vides de tout sens, est très répandue à notre époque. Il faut tâcher de s’en défaire, d’analyser les mots et les notions qu’ils expriment, de ne se servir que de paroles sensées, précises, de ne jamais tomber sous l’influence des mots. Quant aux soi-disant autorités dans le domaine de la Science, de l’Art, de la Pensée, etc., on peut les accepter dans une certaine mesure, avec une certaine réserve. Il ne faut jamais ni se dépêcher de reconnaître les « autorités » facilement fabriquées par la foule ou sciemment lancées par les milieux bourgeois, ni imiter en esclave ou accepter sans critique celles reconnues en toute justice. Il faut toujours scruter, vérifier, analyser, réfléchir soi-même ; il faut savoir garder l’indépendance entière de son propre jugement ; il faut créer personnellement, librement ; bref, il ne faut se soumettre, se plier à aucune autorité, quelle qu’elle soit. Ce n’est qu’une certaine influence d’un savant, penseur ou artiste réellement puissant et valeureux, influence libre, sciemment acceptée dans une mesure raisonnable, qui peut être précieuse, utile et profitable.

Pour conclure ; disons quelques mots sur la réflexion citée plus haut : notamment, que dans aucune société, même la plus libre, on ne pourrait se passer d’une certaine autorité exercée par les plus forts, les mieux doués, les plus intelligents, etc. Dans les usines, dans Ies ateliers, dans les administrations les plus librement organisées, - dit-on, - il y aura toujours des chefs, des individus qui, sachant faire mieux, exerceront une certaine contrainte, une autorité. Il y aura toujours des gens qui dirigeront, qui guideront, qui organiseront, qui commanderont, qui diront : il faut faire ceci, il faut faire cela, tu feras ainsi, etc. L’élément de la contrainte ne pourra donc jamais disparaître totalement.

Un tel raisonnement démontré une fois de plus l’incapacité de voir à l’avance l’ambiance entière d’un travail libre, d’une action vive, indépendante, fraternelle. Il va de soi que dans toutes les branches de l’activité humaine, il y aura des hommes plus capables, plus intelligents, en un mot plus forts que les autres. Mais dans un travail, dans une activité en camarades, dans une société normale, cette supériorité naturelle sera acceptée par tous comme une chose donnée, entendue, légitime. L’autorité des uns sur les autres sera une autorité purement morale, autorité du métier et de la compétence, autorité momentanée, qui ne s’exercera qu’à l’instant même de l’action, du labeur en marche.

Cette autorité sera librement acceptée, comme saine et utile, en pleine connaissance de cause, par tous ceux qui, dans cette branche, ne possèdent pas les mêmes aptitudes. Ce sera l’autorité d’un camarade plus expérimenté, plus habile, plus intelligent dans ce domaine. Jamais, dans une telle société, le plus : fort n’aura la moindre idée de gouverner, de devenir un chef, de subjuguer, etc. Jamais non plus, les plus faibles ne se considèreront comme des sujets, des esclaves, des gouvernés. Cette autorité s’exercera d’un commun accord, à force de reconnaître son utilité, sa nécessité. Cette autorité, exercée dans un milieu sain, au moment et à l’occasion d’un travail vif, agréable, conscient, fraternel, libre, ne pourra jamais blesser personne. Elle n’a rien à voir avec l’autorité malfaisante de nos chefs et contremaîtres. C’est d’une façon naturelle,pendant le travail commun, que certains hommes se montreront plus capables et prendront de ce fait, et de façon également naturelle, les fonctions d’organisateurs du travail, etc. Et puis, les hommes qui seront peu capables dans un métier quelconque, auront eux-mêmes des aptitudes au-dessus des moyennes dans une autre branche d’activité. Celui qui ne réussit pas, qui doit être guidé aujourd’hui (de son plein gré), réussira demain ; celui qui ne fait pas grand’chose ici, accomplira des merveilles là. En tout cas, il s’agira alors non pas d’une contrainte, mais d’une libre entente ; non pas d’une autorité brutale, mais d’une influence normale, variée et réciproque, des uns sur les autres.

On nous dira, peut-être, que, au commencement, en tous cas, certains restes de l’Autorité seront inévitables. Nous ne disons pas le contraire. Ce que nous affirmons, c’est qu’il faut, dès l’origine, lutter activement contre ces restes, au lieu de les accepter ; qu’il faut commencer à marcher tout de suite dans la direction voulue et désirable. La nouvelle ambiance sociale ne fera que favoriser considérablement cette lutte et cette marche, dès le début.

Une influence naturelle, librement acceptée, une autorité purement morale, dans le véritable sens du mot, exercée d’un commun accord, dans un but concret, dans une ambiance de camaraderie générale, autorité basée sur une supériorité ou une expérience reconnues par tous, autorité utile, indispensable pour le succès de la tâche et pratiquée dans l’intérêt de tous, de façon désintéressée, amicale, fraternelle, - telle est la seule Autorité acceptable, non seulement pour un anarchiste, mais pour tout homme libre et digne. Cette autorité-là, nous la désirons même en toute tranquillité, nous l’admettons, nous la prévoyons, nous l’attendons, en toute connaissance de cause.

Voline