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AVORTEMENT

La plupart des nations dites civilisées considèrent et punissent comme un crime, l'avortement non spontané, et la médecine légale le définit : « L'expulsion prématurée et violemment provoquée du produit de la conception, indépendamment de toutes les circonstances d'âge, de viabilité et même de formation régulière du fœtus (Tardieu) ». Une législation spéciale s'efforce de le réprimer.

En France, la loi du 31 juillet 1920 châtie la simple provocation « au » crime d'avortement d'un emprisonnement de six mois à trois ans et d'une amende de cent à trois mille francs. L'article I spécifie les divers modes de provocation : « discours proférés dans les lieux ou réunions publics ; vente, mise en vente ou offre même non publique, exposition, affichage, distribution sur la voie ou dans les lieux publics, distribution à domicile, remise sous bande ou sous enveloppe fermée ou non fermée à la poste ou à tout autre agent de distribution, de livres, d'écrits, d'imprimés, d'annonces, d'affiches, dessins et emblèmes ; publicité de cabinets médicaux ou soi-disant médicaux. »

Contre la provocation « de » l'avortement, l'ancien article 317 du Code Pénal n'a pas paru assez efficace. Il déférait les accusés à la Cour d'Assises. Les jurés, cependant triés sur le volet par une commission de conseillers généraux et de juges de paix dirigée par le président du Tribunal Civil, ces jurés délégués par la bourgeoisie acquittaient parfois et accordaient souvent les circonstances atténuantes. Ce scandale d'indulgence, de faiblesse devint intolérable. Aussi les pouvoirs publics cessèrent-ils de soumettre cet ordre de délits à une juridiction entachée d'éventuelle humanité pour en confier l'inexorable répression aux juges correctionnels, professionnels inaccessibles à la pitié. La loi du 29 mars 1923 en décide ainsi et fixe les pénalités : « Quiconque, par aliments, breuvages, médicaments, manœuvres, violence ou par tout autre moyen, aura procuré ou tenté de procurer l'avortement d'une femme enceinte, soit qu'elle y ait consenti ou non, sera puni d'un emprisonnement d'un an à cinq ans et d'une amende de cinq cents francs à dix mille francs. Sera punie d'un emprisonnement de six mois à deux ans et d'une amende de cent francs à deux mille francs, la femme qui se sera procurée l'avortement à elle-même, ou qui aura consenti à faire usage des moyens à elle indiqués ou administrés à cet effet, si l'avortement s'en est suivi ».

Pour justifier ces rigueurs, le législateur affirme que, tout d'abord et surtout, l'avortement provoqué constitue un assassinat ou « attentat, de dessein formé, à la vie de quelqu'un ». un meurtre ou « homicide commis avec violence » (« Dictionnaire de l'Académie Française », 1879). Cette thèse reconnaît dans un fœtus, quel que soit son âge, une personne, homme ou femme, douée d'une vie propre et absolument distincte, indépendante de celle de la mère. En tant que personne particulière, être à la fois matériel et spirituel, le fœtus possède un droit naturel, imprescriptible à l'existence. Il jouit même de la personnalité civile, du droit légal de propriété, puisqu'il transmet à l'enfant posthume, le pouvoir d'hériter des biens de son père. C'est pourquoi, devant la nature comme devant la société, la suppression violente, pendant la vie intra-utérine, au produit de la conception, présente le même caractère criminel que l'infanticide, le meurtre du nouveau-né.

La doctrine ne se montra pas toujours aussi intransigeante ni aussi extensive. Dans la Grèce ancienne, l'avortement n'était considéré comme criminel que durant la deuxième période de la gestation. La théologie catholique établissait aussi une distinction analogue entre le fœtus non animé et le fœtus animé ; dans le premier cas, la suppression de part entraînait une simple amende, dans le second cas, la peine de mort. Mais la difficulté résidait dans la détermination exacte de l'époque où l'embryon entrait en possession de son âme. Quelques pères de l'Église opinaient pour le quarantième jour, d'autres pour le soixantième, d'autres pour le quatre-vingt-dixième. La question resta en suspens, faute sans doute, de moyens de contrôle de l'entrée en scène de ce principe immatériel.

Pour les successions, testaments, donations, la jurisprudence fixe la viabilité légale au cent-quatre-vingtième jour après le dernier rapport sexuel. Mais ce terme ne coïncide pas avec la viabilité physiologique, médicale, ou « aptitude à vivre de la vie extra-utérine ». En réalité, le produit de la conception prend vie seulement à l'instant où, venant à quitter les flancs de la mère, il peut accomplir, par ses propres forces, les diverses fonctions nécessaires à l'entretien de son être : respiration, digestion, nutrition. Et ce moment se trouve à la fin du septième mois de la grossesse. Mais combien précaire le sort des prématurés, nés avant terme ! La plupart succombent immédiatement à la faiblesse congénitale causée par l'insuffisance de leur développement organique. Les autres ne survivent qu'au prix de minutieuses précautions : mise en couveuse, pour pallier au défaut de calorification naturelle ; gavage à la sonde, pour remédier à l'impossibilité de la succion et de la déglutition spontanées. Qu'il y a loin de cette débile fausse couche à la moins brillante des naissances à terme !

En fait, après les plus subtiles et les plus amples discussions byzantines, scolastiques, académiques, parlementaires sur la monstruosité du crime d'avortement, le législateur ne put aller contre l'évidence et assimiler, dans la répression, l'interruption volontaire de la grossesse et l'infanticide. Il adopta l'opinion ainsi exprimée par d'Agnesseau : « L'infanticide fait mourir un homme déjà formé, l'avortement l'empêche de se former ; le premier est un véritable homicide, le second un infanticide anticipé. La destruction de l'existence obscure de l'être encore inconnu que la femme porte dans son sein n'implique pas au même degré que l'infanticide, la perversion des sentiments naturels ; et du reste, il n'est pas certain que même sans l'avortement, le produit de la conception serait arrivé à terme (cité dans l'article « Avortement ». « Grande Encyclopédie ») ». Aussi la loi punit-elle l'avortement de trois à cinq ans de prison et l'infanticide des travaux forcés à perpétuité. Cette énorme disproportion de châtiment entre deux délits affirmés a priori identiques, prouve bien la fragilité, aux yeux mêmes de ses promoteurs, de la thèse de l'avortement-assassinat.

En second lieu, et au fond, beaucoup plus que l'attentat à une hypothétique personne, la loi spéciale entend frapper l'atteinte portée à la société par la diminution de la natalité. On connaît l'antienne chère aux gouvernements de toutes formes : il faut des enfants, beaucoup d'enfants pour défendre la patrie contre les attaques des ennemis héréditaires ; pour assurer la suprématie de son incomparable génie ; pour imposer aux tribus de primitifs les bienfaits d'une civilisation supérieure. Plus les cadavres joncheront en foule les champs de bataille, plus la nation victorieuse grandira en gloire et en beauté ! Durant la guerre récente, la société bourgeoise imita allègrement l'exemple d'Ugolin le Pratique, et immola sans compter le meilleur de ses peuples afin d'assurer sa propre conservation. Pour rétablir ses effectifs décimés, elle veut, par la force, imposer la gestation ininterrompue aux flancs fécondés à leur ou contre leur gré et d'où sortiront au terme fatidique chair à canon, chair à travail, chair à plaisir.

Mais alors, devant l'urgente nécessité de la repopulation, elle devrait aller aux conséquences extrêmes de ses conceptions, exiger que nulle semence ne se perde. Car si chaque ovule féminin véhiculé par la menstruation ne rencontre pas, à point nommé et après un rapprochement intégral, le spermatozoïde issu de l'organisme masculin, il se produit une soustraction coupable à la fonction reproductrice, une véritable fausse couche avant la lettre. La lutte contre les avortements de toute nature ne saurait être efficace que le jour où l'on aura décrété : le coït forcé dès la puberté ; le mariage obligatoire, sans exception pour aucune catégorie de citoyens ; la légalisation de la polygamie, entrée si avant dans les mœurs ; le contrôle officiel et direct des copulations pour la répression des fraudes conjugales. À ce moment seulement la classe dirigeante pourra prétendre sa dictature oppressive dictée par un souci sincère du bien public et non par le désir de manifester sa vaine autorité.

Il est compréhensible que les anarchistes, eux, n'aient cure de remplir les casernes, les usines ou les lupanars ; et on sait qu'au contraire ils souhaitent de toute leur âme et activent de tout leur pouvoir la disparition d'une société fondée sur l'iniquité, nourrie dans la haine, asservie par la force des armes et l'astuce des mensonges, pour faire triompher sur ses ruines la justice, la bonté et l'amour.

Une expérience ardente, puis une conviction réfléchie leur démontrent que nul bonheur ne l'emporte sur celui de procréer avec la femme aimée une belle et vigoureuse postérité. Les meilleurs brûlent de se survivre et de transmettre leur flamme libertaire à une génération rénovée par le savoir et la sagesse. Mais, à l'instar des éleveurs intelligents, ils entendent procéder par judicieuse et rigoureuse sélection ; éviter la fécondation si l'un ou l'autre des géniteurs ne se trouve pas en bonne forme physique ou intellectuelle ; la remettre au moment propice après une cure adéquate ; choisir l'époque de la conception en vue de la naissance en saison favorable ; s'abstenir d'augmenter la famille dans les temps de difficultés pécuniaires ; ne pas imposer à la compagne une maternité non désirée ; en résumé n'avoir d'enfant qu'après entente préalable et décision mûrement réfléchie. L'anarchiste ne se conçoit qu'hygiéniste : il pratique la prophylaxie et non le traitement, la prévention et non la répression ; il ne provoque pas d'avortement parce qu'il n'inflige pas de grossesse inopportune.

Dépourvue de toute signification morale, l'interruption forcée de la gestation présente pour la femme des risques graves : la maladie souvent, la mort quelquefois. Ces dangers démontrent, à l'encontre de la théorie officielle, combien la mère et le fœtus vivent dans une étroite dépendance réciproque, constituent une unité si intimement scellée que la séparation intempestive et brusque se trouve souvent nuisible à l'une, toujours fatale à l'autre. La fusion des deux organismes cède à la seule violence exercée dans la matrice.

En effet, contrairement à une opinion assez répandue, il n'existe pas de moyens de provoquer l'avortement sans intervention directe sur l'utérus ; il n'y a pas de substances qui, ingérées à quelque dose que ce soit, puissent reproduire le mécanisme de l'évacuation spontanée en déterminant des contractions utérines capables de décoller et d'expulser progressivement l'œuf. La rue, la sabine, le seigle ergoté, l'armoise, de réputation mondiale mais usurpée, n'ont jamais causé la moindre interruption de grossesse. L'affirmation contraire provient d'une erreur d'interprétation. Une femme voit ses règles s'arrêter, ingurgite une quantité plus ou moins abondante de l'un des ingrédients énumérés ci-dessus, obtient ainsi le retour des menstrues. Elle croit et affirme avoir fait une fausse couche. Était-elle bien enceinte ? Dans un autre cas, une personne possède, sans le savoir, un utérus inapte par sa nature particulière à mener à terme le produit de la conception. Dès le début d'une grossesse réelle, elle prend de la tisane de rue, expulse un embryon bien formé. De bonne foi, elle attribue le résultat au remède absorbé, sans se douter qu'une infusion de tilleul en eût fait autant dans un organisme en imminence d'avortement spontané. S'il suffisait d'avaler une drogue quelconque, toujours facile à se procurer, on n'aurait jamais besoin de pratiquer des manœuvres dans la matrice elle-même. Et le nombre des interventions dites criminelles atteste la faillite de la pharmacopée spéciale. Les déclarations, faites parfois à la justice par quelques inculpées, semblent infirmer cette thèse ; en réalité ces pseudo-aveux sont destinés à obtenir, pour la buveuse de tisanes, une indulgence refusée à la manipulatrice d'une sonde ou d'un crochet.

L'utérus gravide ne se laisse donc vider de son contenu que sous l'effort direct soit d'une violence exercée à l'instigation ou par la main d'un amant anxieux de réparer les conséquences de son égoïsme imprévoyant, soit d'une violence exercée par le médecin dans un but thérapeutique. Par les conditions même de sa réalisation, la première est le plus souvent aveugle, septique, dangereuse. L'amateur ou l'empirique se trouvent en général dépourvus de toute notion anatomique précise ; ignorent la situation exacte de la matrice à forcer ; utilisent des instruments de fortune, trop gros ou trop minces, trop pointus ou trop mousses ; les introduisent sans précaution suffisante ; les poussent dans une mauvaise direction ; déchirent les lèvres du col utérin ; provoquent une péritonite par perforation. D'autres fois, si la pénétration se fait par hasard correctement, l'instrument n'a pas subi la minutieuse stérilisation nécessaire ; manié avec une propreté relative dans un vagin mal désinfecté, il déclenche une infection puerpérale très grave, dont les conséquences ne peuvent être palliées que par un traitement chirurgical précoce et complet. Enfin, même l'opérateur heureux, après une pénétration correcte et facile, peut provoquer une hémorragie par évacuation incomplète de l'utérus, que des fragments de placenta maintiennent béant, saignant, ouvert à toutes les infections secondaires.

On pourrait objecter les aléas entraînés aussi par l'accouchement à terme, durant lequel peuvent se produire perforations, hémorragies, infections. Oui, c'est vrai ; mais les accidents arrivent, alors dans une bien moindre proportion. Ainsi une statistique relevée à la Clinique Baudelocque à Paris enregistre une mortalité de 6 p. 100 après l'avortement et de 3 p. 100 pendant et après l'accouchement. Et il faut noter que cette statistique comprend seulement les femmes ayant succombé à des complications post-abortives et non celles qui sont mortes pendant l'expulsion, le plus souvent en leur domicile.

Même pratiquée dans une clinique par un chirurgien avec les garanties de compétence professionnelle, de matériel approprié, d'asepsie rigoureuse, l'interruption de grossesse ne va pas sans danger pour la mère. Témoin, l'affaire Boisleux Lajarrige, qui défraya il y a quelques années, la chronique judiciaire parisienne : une jeune femme décéda des suites d'un avortement provoqué dans une maison de santé par deux médecins expérimentés. Toute intervention sur les organes génitaux féminins comporte des risques d'hémorragie, d'infection, d'embolie consécutive, que nul ne cherchera à encourir inutilement.

Dès lors, devant le problème de l'avortement, la position de l'anarchiste apparaît très nette : ne jamais se mettre dans le cas d'avoir besoin d'y recourir, s'abstenir d'occasionner une grossesse dont l'arrêt violent recèle de gros dangers. Par définition, l'anarchiste est un homme soucieux du bonheur d'autrui comme du sien : sinon, en quoi se distinguerait-il d'un vulgaire bourgeois prêt à sacrifier la santé et même la vie des autres pour la satisfaction de ses intérêts et de ses plaisirs ? Sous le prétexte de ne diminuer sa jouissance érotique ni d'une minute ni d'un spasme, il n'a pas le droit d'exposer l'être aimé à une fécondation inopportune, non désirée, aux suites si graves ; au contraire, il a le devoir de faire le nécessaire pour garantir à sa compagne, une absolue sécurité sexuelle.

La République Soviétique de Russie a reconnu le droit à l'avortement, en a codifié la pratique et l'a confiée aux médecins des hôpitaux et cliniques qui, dans chaque cas particulier, déterminent la légitimité de l'intervention, réclamée soit pour des motifs pathologiques, tuberculose latente révélée et activée par la grossesse, syphilis avérée d'un ou des deux parents, vomissements incoercibles, albuminurie grave ; soit pour des motifs moraux, fécondation après viol, abandon par le séducteur, veuvage et misère. Une telle législation présente le gros avantage de soustraire une catégorie de malheureuses victimes de l'homme à la maladresse des empiriques, des opérateurs improvisés, et de leur assurer une assistance professionnelle compétente. Elle n'offre aucune utilité pour les libertaires qui, s'ils se trompent parfois, ne violent, ne séduisent, ni n'abandonnent personne.

Reconnaissant le droit à l'avortement comme à l'auto-amputation ou au suicide, mais sachant les dangers d'une intervention même médicale, l'anarchiste n'y expose jamais sciemment sa compagne. Dr ELOSU.

BIBLIOGRAPHIE. Dr Klotz-Forest : De l'avortement. Est-ce un crime?

Dr Darricarrère : Le droit à l'avortement (roman). Dr J. Vidal : Le droit à l'avortement.

Drs Ribemont, Dessaigne et Lepage : Précis d'obstétrique.

Brouardel : L'avortement.

Médecine sociale (Tome XXXIII du « Traité de Pathologie médicale et de Thérapeutique appliquée ». Edit. Maloine). Article « Obstétricie sociale ». Dr Couvelaire.