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BEAUX-ARTS

Il semble qu'on devrait entendre sous cette dénomination, tous les arts qui s'inspirent de préoccupations esthétiques et ont pour but la manifestation du beau. Mais ce serait trop simple dans un monde basé sur des complications hiérarchiques, et qui a créé les classifications les plus imprévues pour les choses comme pour les personnes. De même que les hommes se divisaient en « gentilshommes » et en « vilains », il leur fallait l'art « noble » et l'art « roturier », celui des « honnêtes gens » et celui de la « canaille ». Or, comme ces divisions n'ont d'autre base qu'une fantaisie arbitraire, elles sont pleines de contradictions ainsi que nous l'avons constaté pour l'art, et que nous allons le voir à propos des beaux-arts.

On classe sous ce titre, d'une façon générale : l'architecture, la sculpture, la peinture, la poésie, l'éloquence, la musique et la danse ; elles sont, paraît-il, parmi les arts, les plus nobles et les plus dignes de la véritable beauté. Mais on fait une première distinction en appelant plus particulièrement beaux-arts, ceux qui ont à leur base le dessin et sont dits : arts plastiques, à savoir l'architecture, la sculpture et la peinture. Les arts plastiques sont-ils des beaux-arts dans toutes leurs manifestations ? Non. Là encore on fait une distinction lorsqu'il s'agit de leurs dérivés, les arts décoratifs, dont nous parlerons plus loin. Les beaux-arts proprement dits étant limités à l'architecture, la sculpture et la peinture, on donne à la poésie et à l'éloquence, le titre de belles lettres. Sous cette rubrique, elles se rencontrent avec la grammaire, la rhétorique, la philosophie et toutes les formes de la littérature qui ne sont pas des beaux-arts et sont seulement des arts libéraux. Mais elles deviennent beaux-arts en devenant belles-lettres ; Pour la musique et la danse, elles sont dans les beaux­ arts sans classification spéciale et comme deux sœurs d'âges différents. La cadette, la danse, ne va guère sans son aînée la musique ; elle en est tributaire, particulièrement au théâtre. Le théâtre, avec la multiplicité de ses spectacles, soit en plein air, soit dans des salles fermées, appartient lui aussi aux beaux-arts sans leur appartenir. N'a-t-il pas eu toujours la plus détestable réputation auprès des gens « bien pensants » qui jugent de ce qui est « noble » et « honnête » ? Mais comme il réunit ensemble tous les beaux-arts, il est bien difficile qu'il n'en soit pas. C'est lui qui les groupe pour des manifestations collectives et leur permet de se réaliser le plus totalement en donnant l'idée complète de leurs rapports entre eux. À la construction du monument appelé théâtre, participent, ou doivent participer, dans un harmonieux ensemble, non seulement l'architecture, la sculpture et la peinture, mais encore tous leurs dérivés ornementaux qui sont des arts décoratifs. Pour les spectacles qui sont donnés dans le théâtre, il est non moins besoin d'une collaboration harmonieuse de la poésie, l'éloquence, la musique, la danse et des effets combinés dans la mise en scène des décors, accessoires, machinerie, jeux de lumière, costumes, etc... qui sont une autre catégorie des arts décoratifs. De même que les arts plastiques, la poésie, l'éloquence, la musique et la danse ont des dérivés qui ne prennent toute leur signification que dans des manifestations collectives et particulièrement au théâtre. La poésie et l'éloquence y forment la littérature dramatique qui a plusieurs genres de la plus grande variété. La musique prend des formes non moins variées suivant qu'elle est d'église, de concert ou de théâtre. Enfin, la danse présente tous les aspects de la chorégraphie.

Les divers avatars par lesquels sont passées l'organisation de l'Académie des Beaux-Arts actuelle et sa représentation dans l'Institut qui est la réunion des cinq Académies, montrent bien ce qu'il y a d'artificiel dans la distinction entre les beaux-arts.

L'Académie des Beaux-Arts fut fondée en 1795, en même temps que l'Institut, pour remplacer l'Académie royale de peinture et de sculpture et l'Académie royale d'architecture. Elle ne fut d'abord représentée à l'Institut, que par les sections de la peinture, la sculpture, la musique et la déclamation. Puis la déclamation fut remplacée par la gravure. Aujourd'hui, et jusqu'à nouvel ordre, la peinture, la sculpture, l'architecture, la gravure et la musique sont les beaux-arts reconnus par l'Académie qui compte 14 peintres, 8 sculpteurs, 8 architectes, 4 graveurs, 6 compositeurs de musique. Mais si l'académisme réduit ainsi le nombre des beaux­ arts officiels, l'État l'augmente singulièrement en étendant les tentacules de son administration sur tous les autres. L'État se donne ainsi des airs de libéralisme en face de l'Académie ; nous verrons qu'ils sont aussi malfaisants l'un que l'autre. (Voir Administration des Beaux-Arts.)

Nous dirons, pour préciser autant que possible ce qu'on entend par les beaux-arts : ils sont limités à l'architecture, la sculpture, la peinture, lorsqu'on les considère séparément ; ils comprennent en outre, lorsqu'ils participent à des manifestations collectives, la poésie, l'éloquence, la musique, la danse et tous les dérivés des deux groupes : arts décoratifs, littérature dramatique, musique d'église, de concert ou de théâtre, chorégraphie. Nous nous en tiendrons ici aux beaux­ arts proprement dits : architecture, sculpture, peinture, dans leurs rapports avec les arts décoratifs.

Tout d'abord, que sont les arts décoratifs que l'académisme prétendait repousser et traiter en parents pauvres, mais qu'il est de plus en plus obligé d'adopter ? Ce sont ceux de l'ornementation dans les constructions de l'architecture, dans la fabrication des objets mobiliers, des vêtements, des parures et, généralement, toutes les applications artistiques de l'industrie. Ils sont les animateurs de l'architecture qui est, sans eux, une chose morte chaque fois qu'elle ne s'intègre pas à la vie du milieu où elle est placée. Ils créent l'atmosphère dans la maison en y apportant leur rayonnement, c'est-à-dire la lumière, la grâce, l'harmonie des couleurs et des lignes. Ils excitent les sentiments des foules réunies pour des manifestations collectives, les invitant au recueillement ou à la joie. La distinction tendant arbitrairement à les exclure des beaux-arts, s'appuie sur ce qu'ils sont, pratiquement, des arts mécaniques ou industriels. Mais, dans leur utilisation, les beaux-arts proprement dits, ne sont-ils pas pareillement industrialisés, lorsqu'on reproduit, et parfois avec quelle absence de scrupules ! un monument, une statue, un tableau, un poème, une partition ? Qu'est-ce qui n'est pas industrialisé aujourd'hui, même parmi les choses qui paraissent les plus vénérables et qui sont les plus respectées ? Toutes les formes de la vie et de la mort trouvent leurs mercantis. Aucun art n'échappe à ce sort. La plupart des artistes sont devenus des boutiquiers et, suivant un mot ministériel, on trouve « étrange » l'obstination que mettent à ne pas faire parler d'eux, ceux qui font leur œuvre dans la retraite et le silence. Pour un peu, on verrait une tare dans cette obstination et on traiterait de malfaiteurs ceux qui s'y renferment. L'art véritable, le seul qui devrait compter aux yeux de ses puristes, est uniquement dans Ia création de celui qui le produit. Or, en quoi la création de l'artisan : peintre-décorateur, ébéniste, céramiste, graveur, ciseleur, verrier, émailleur, tapissier, relieur, etc... est-elle moins de l'art et moins belle que celle de l'architecte, du sculpteur, du peintre ? Phidias, sculptant les frises du Parthénon fut-il moins artiste que lorsqu'il exécuta la statue de Minerve ? Le Michel-Ange qui décora de ses fresques la Chapelle Sixtine, fut-il inférieur à celui qui sculpta la Pietà ? Et l'art d'un Benvenuto Cellini, d'un Bernard Palissy, d'un Boulle, ne serait pas du bel art, alors que l'architecture du Trocadéro, les hideux monuments aux morts qui souillent leur souvenir, les kilomètres de toiles barbouillées qui vont s'échouer chez les Dufayel de la peinture, en seraient!... On dit : « Il n'y a pas d'art, ou il n'y a qu'un art très inférieur dans les reproductions indéfinies des arts industriels » ; y en a-t-il davantage dans celles non moins indéfinies des beaux-arts ? La salière d'or, de Benvenuto Cellini, qui est une des merveilles du musée de Vienne, ne serait pas du bel art parce que ses reproductions pourraient être sur toutes les tables, et l'Angelus, de Millet, en serait malgré ses reproductions à des milliers d'exemplaires en d'affreux chromos, sur des tapis de table et jusque sur des descentes de lit, ce qui permettrait à des pieds sales, de marcher sur « l'art » ! Ce seul exemple suffit à démontrer la stupidité de la distinction faite entre les beaux-arts et les arts industriels, basée sur leur utilisation. Le sculpteur Rodin disait du travail de I'artisan-artiste qu'il était : « Le sourire de l'âme humaine sur la maison et sur le mobilier ». Or, il n'y a rien de plus beau, dans tout le domaine de la beauté, que le sourire de l'âme humaine.

Pendant longtemps il n'y avait pas eu de distinction entre les beaux-arts et les arts décoratifs. Confondus ensemble, ils avaient eu une histoire commune. On les aurait séparés d'autant plus difficilement qu'Ils étaient plus mêlés à là vie et avaient tous cette destination pratique qui est précisément celle des arts décoratifs : montrer la beauté de la vie.

La distinction devint plus facile, quand on sépara l'art de la vie, pour en faire une sorte de royaume spirituel réservé à des élus, et elle trouva ses prétextes dans le développement de l'industrie, réduisant de plus en plus la valeur esthétique des arts soumis à son exploitation. L'antiquité ne connut pas cette exploitation dans les objets fabriqués en série par le moyen des machines. L'objet était produit par l'artisan, et il pouvait toujours en varier la forme ou la couleur, au gré de sa fantaisie. La grande époque des arts décoratifs fut alors celle de l'Égypte. Elle brilla surtout par la polychromie. Tous les jours, dans les monuments enfouis, et qui sont, hélas ! si stupidement saccagés, on découvre des aspects nouveaux de cette décoration extrêmement variée, et qui s'appliquait à la perfection tant sur les objets les plus simples et des usages les plus intimes, que dans les monuments les plus grands. Chez les Grecs, l'œuvre décorative fut admirable surtout par l'ornementation sculpturale des monuments, leurs statues et figures de marbre ou de bronze. Chez les Romains, la décoration fut de caractère grec. On l'a retrouvée intacte dans Pompei. Byzance surpassa de beaucoup Rome, par sa magnificence dans la décoration de ses monuments, par ses richesses dans le mobilier et par ses chefs-d'œuvre de mosaïque et d'orfèvrerie, ses miniatures et ses émaux. L'art arabe brilla d'autant plus dans l'ornementation, que la religion de Mahomet interdit les reproductions de la figure humaine. Aucun autre ne l'a dépassé dans les dispositions et les couleurs de ses tapis, ses tissus, ses ouvrages en cuir, ses faïences en majolique, ses verreries qu'avec une longue patience les artisans exécutaient sans autres indications que les traditions orales transmises d'une génération à l'autre. Une patience encore plus grande est à la base du travail des artisans d'Extrême-Orient. Aussi, leurs laques, leurs émaux avec incrustations de cuivre, leurs porcelaines, grès, aciers damasquinés, bronzes fondus à cire perdue, broderies, etc... présentent une perfection d'achèvement incomparable. Mais les arts arabe et extrême-orientaux ne se sont pas renouvelés.

Au Moyen-Âge, le véritable art français naquit et se développa en puisant aux sources populaires. Orfèvres, brodeurs, tapissiers, armuriers, gens de métiers, étaient tous artistes pour l'embellissement des objets nécessaires à la vie ; ils formèrent ces traditions de l'art véritable que l'on recherche aujourd'hui. La Renaissance, surtout en Italie, donna un éclat sans pareil aux travaux de l'artisan, en appliquant l'art à toutes les formes de la vie.

La distinction entre les arts est née avec la situation privilégiée des artistes, lorsqu'ils furent soi-disant « élevés » au-dessus des artisans, par les rois et les nobles riches qui les attachèrent à leurs maisons, dans des emplois où ils se confondirent plus ou moins avec la valetaille. Perdant peu à peu auprès de leurs maîtres, tout contact vivifiant avec la nature et le peuple, ils enfermèrent l'art dans des formes de plus en plus étroites et conventionnelles. Mais il fallait maintenir leur prétendue supériorité artistique. On fonda pour cela, les Académies et on y installa la cuistrerie pontifiante qui devait se dresser contre la vraie beauté. Rome et Florence virent les premières de ces Académies, à la fin de la Renaissance. En France, on fonda d'abord, en 1635, l'Académie Française, pour les gens de lettres, puis, en 1648, sur l'initiative de Lebrun, l'Académie royale de Peinture et de Sculpture, Colbert créa, en 1663, l'Académie des Inscriptions et Belles-lettres, et, en 1671, il installa l'Académie royale d'Architecture. Ces fondations placèrent les beaux-arts sous le patronage de l'État, et inaugurèrent cet art officiel qui exerce toujours sa souveraine malfaisance.

Jusqu'à la Renaissance qui amena peu à peu cette transformation, les artistes n'avaient été que des ouvriers habiles qui apportaient dans l'exercice de leur métier, les formes nouvelles de leurs créations personnelles. Le travail était commun ; l'artiste produisait le modèle que l'ouvrier l'aidait à réaliser. Au Moyen-Âge, les architectes s'appelaient simplement maçons ou maîtres des œuvres de maçonnerie, les sculpteurs : imagiers ou tombiers, les peintres : enlumineurs.

Tous se confondaient avec la foule qui travaillait du compas, de la truelle, du ciseau, du, pinceau, et les cathédrales, tant dans leur plan que dans leur construction et dans leur ornementation, ne proposent à notre admiration, que le magnifique anonymat des travailleurs, créateurs de génie ou simples manœuvres, qui les érigèrent. La vanité humaine qui, depuis, a voulu faire de l'artiste un surhomme, n'a fait que déshonorer l'artiste en le déchaînant contre l'art. Aujourd'hui, suivant le mode de démocratisation à-rebours institué par les démagogues, tout le monde a du génie et veut être artiste en quelque chose, depuis ces ministres. interchangeables qui transfèrent d'un ministère quelconque à celui des beaux-arts leur incompétence souriante, jusqu'aux cordonniers qui se qualifient chausseurs et aux empailleurs d'oiseaux qui s'intitulent naturalistes. Toutes les professions sont devenues des beaux-arts, et Thomas de Quincey ne faisait qu'anticiper sur notre époque en y mettant l'assassinat ; grâce à « l'art -de gouverner » et à « l'art de la guerre », il se perfectionne tous les jours.

La distinction entre les artistes et les artisans amena la distinction entre les arts. En France, les beaux-arts séparés des métiers, allèrent de plus en plus vers des formes pompeuses mais dépourvues d'originalité foncière. De même qu'on adaptait à la langue une antiquité qui la défigurait en prétendant la rendre plus noble, on imitait l'antique dans les arts, sans tenir compte qu'il ne répondait ni au caractère du pays, ni à son climat, ni à l'époque, et qu'il faisait perdre à l'art français, tout ce qui avait constitué sa nature propre. On créait une langue et un art « nobles » à côté de la langue et de l'art « roturiers » laissés au peuple de plus en plus méprisé. L'art roturier, c'était l'art décoratif, qu'on séparait de l'art proprement dit en le classant dans l'Industrie ; de même qu'on séparait l'artiste de l'artisan. Mais les traditions du travail d'art restaient chez ce dernier, et c'est chez lui que Lebrun lui-même dut aller les chercher lorsque, ayant constaté la lamentable déchéance des arts décoratifs, depuis le triomphe de l'académisme, il voulut les faire revivre. Il provoqua ainsi l'éclosion de l'art français le plus caractéristique et le plus original, celui du XVIIIe siècle, qui réunit les traditions des siècles passés dans la grâce, la légèreté, la coquetterie de l'architecture, de la décoration et de l'ameublement. Après cette époque unique dans l'art français et qui rayonna sur toute l'Europe, on retourna à une antiquité aggravée d'académisrne napoléonien. Pendant tout le XIXe siècle, les arts décoratifs ne trouvant plus aucune inspiration dans la vie populaire, végétèrent misérablement. Ils allèrent de l'antique au Louis XV, et de la Renaissance à l'Empire, cherchant à les combiner ensemble, mais ne produisant que des monstres et aboutissant, finalement, à l'horreur de ce qu'on a appelé le « style Fallières », qui caractérise la fin du XIXe siècle et le commencement

du XXe.

Des efforts sont faits depuis quelque temps, pour relever les arts décoratifs de la situation où ils sont tombés, et pour les remettre à leur vraie place parmi les beaux-arts. Paris a vu, en 1925, une Exposition des Arts Décoratifs. Si elle a montré certaines initiatives intéressantes dans les voies de ce qu'il y a à réaliser, elle a surtout révélé le mal qui pèse sur les arts décoratifs comme sur tous les arts en général : la bêtise académique conjuguée avec la tyrannie capitaliste. Que pourront faire les initiatives de quelques hommes dévoués à la beauté, contre la double puissance des officiels empanachés et des mercantis industriels, pour qui l'art n'est qu'un moyen d'exploiter les travailleurs et d'amasser de l'argent ?

Sait-on combien l'État, qui entretient somptueusement tant de majestueux parasites, paie les artisans-artistes de sa manufacture de Beauvais ? Voici leurs salaires : artistes tapissiers, chef, sous-chefs, 5.800 à 14.000 fr. Élèves appointés, 5.000 à 5.800 francs. Élèves à l'essai pendant deux ans, 1.500 fr. Dans quel ministère des chefs, sous-chefs ou simples expéditionnaires se contenteraient de pareils salaires ? Pendant que l'Exposition des Arts Décoratifs montrait par-dessus tout le puffisme capitaliste, l'Œuvre de l'hospitalité de nuit, publiant sa dernière statistique, faisait connaître que dans l'année écoulée, elle avait abrité dans ses asiles, près de cinquante mille indigents et que, sur 650 individus n'appartenant pas à des professions ordinaires, il y avait eu 376 ouvriers d'art !

L'œuvre de rénovation de l'art ne pourra aboutir que lorsqu'on ira chercher dans les sources d'inspiration générale et populaire, une sève et une vie nouvelles. Pour cela, il faut que l'art devienne révolutionnaire. Quand les artistes et les artisans, se donnant la main pour un effort commun comme celui des temps où ils se confondaient, se lèveront pour abattre l'académisme qui étouffe leur initiative et le capitalisme qui les exploite, les affame et les tue, ils pourront alors réaliser l'œuvre de renaissance de l'art, et l'offrir aux hommes comme la parure de cette vie libre qui doit être le bien de tous. Edouard ROTHEN.


BEAUX-ARTS (Administration des). Nous lisons, dans la Grande Encyclopédie : « L'Administration des Beaux­ Arts a pour attributions essentielles, d'une part, la conservation et l'accroissement de nos richesses artistiques, d'autre part, l'enseignement de tous les arts ou plutôt une sorte de direction élevée et impartiale laissant à l'art, la liberté sans laquelle il ne saurait s'épanouir ».

Voilà, dira-t-on, une administration vraiment utile. Elle le serait si tout cela n'était pas qu'une façade ; mais en fait, l'Administration des Beaux-Arts n'est que ce que sont toutes les administrations de l'État, et celle-ci est d'autant plus malfaisante qu'elle s'occupe des choses de l'esprit. En fait, comme l'écrivait Octave Mirbeau : « L'État possède un ministère spécial où il cuisine et triture l'art comme en d'autres ministères on triture et cuisine la justice, les finances, l'armée, les élections, car si les plats diffèrent, la cuisine est partout la même », Par ce ministère, l'État exerce son pouvoir sur tout ce qui est de l'art et se rattache à l'art : travaux d'art et musées, enseignement et manufactures nationales, monuments historiques, théâtres, palais nationaux, etc... Il a pour cela un Conseil supérieur des Beaux-Arts, avec une foule de conseils spéciaux, de commissions, de sous-commissions, de comités, de sous­ comités, d'administrateurs, de directeurs, de conservateurs, de bibliothécaires, de professeurs, d'archivistes, d'inspecteurs, de contrôleurs, de surveillants, etc... Et au-dessus de toute cette hiérarchie plane l'Institut.

« L'Institut, a écrit encore Octave Mirbeau, voilà la grande plaie dont souffrent, s'étiolent et meurent les Beaux-Arts. On ne le dira, on ne le criera jamais assez haut. L'État ne peut s'habituer à considérer l'Institut pour ce qu'il est réellement, c'est-à-dire un étroit groupement de personnalités intrigantes, vaniteuses et médiocres, un syndicat solidement organisé d'âpre commerce et de peu avouables intérêts de caste, qui s'est donné la mission malfaisante et productive de maintenir l'art au plus bas niveau à son niveau afin d'en rester, sans conteste, le seul bénéficiaire. L'État, qui ne croit plus en Dieu, croit encore à l'Institut ; il croit du moins ignorance ou snobisme, marchandage peut-être que l'Institut est une force éducatrice, moralisatrice, le refuge du goût, une élégance décorative dans l'État. Lui qui a chassé le moine de ses écoles, le crucifix de ses prétoires, qui tente de briser l'omnipotence corruptrice de l'Église, tout au moins de la réduire à son minimum de danger social, il n'a que des respects, un vrai culte pour l'Institut, et il ne se montre à lui que dans la posture humiliée du plus servile agenouillement, car il espère bien en être, un jour ou l'autre, dans la personne de ses représentants, frotter sa roture aux blasons percés des ducs, et coudre les palmes vertes aux manches de l'habit de ses ministres. Et non seulement il le respecte, le flatte, le courtise, mais il lui assure une ingérence officielle, une véritable prépondérance administrative, dans l'État. Dès que le plus médiocre des mortels, par intrigue ou corruption, parce qu'il est riche, dévot ou bellâtre, aimé des femmes et de l'Église, parce qu'il possède un beau nom, un château historique, des collections historiques, tout cela généralement faux, comme l'histoire, et pour des raisons encore plus basses et quelques-unes très sinistres, dès que ce mortel est élu membre de l'Institut, on le présente avec pompe au Président de la République, qui le confirme académicien et le consacre immortel, au nom de l'État. Afin de lui valoir sur tous ses contemporains, dans les choses de l'esprit, une supériorité protocolaire indiscutable, que son manque de mérites, son absence totale de talents n'avaient pu lui conférer jusqu'ici, on l'affuble comme dans les pompes funèbres et les opérettes parodistes, mais avec infiniment moins de pittoresque, d'un costume assez ridicule et qui en impose toujours aux barbares. Il a des broderies de soie verte au collet de son habit, des plumes frisées à son chapeau ; à son côté bat une simili-épée à poignée de nacre. De même qu'un homme de peine sous un fardeau, il plie, sue et halète sous le poids des décorations, brochettes, écharpes, crachats, cravates, carcans, rouges, jaunes, bleus ou verts, qui lui étranglent le cou, lui étouffent la poitrine, lui courbent le dos, empêtrent sa marche, car il a des croix qui lui descendent jusqu'au bas des reins, jusqu'entre les jambes. C'est vraiment le dernier personnage de la dernière opérette. De ce fait, il a le pas sur tous les autres ; sa place est marquée au premier rang, dans toutes les cérémonies publiques et dans tous les dîners en ville. Il défile en tête de tous les cortèges officiels. M. Camille Doucet avant Molière, M. Albert Vandal avant Michelet, M. Coppée avant Baudelaire, M. Bourget avant Flaubert et Balzac. »

C'est sous la tutelle de cet Institut, que l'Administration des Beaux-Arts se manifeste par son armée de ronds de cuir sans compétences, aussi malfaisants sinon aussi ridicules, dont la suffisance interchangeable s'accommode de tous les emplois, comme celle de ses ministres, et qui, rendant inutiles les efforts des rares artistes égarés parmi eux, s'appliquent à étouffer toute manifestation d'art qui n'a pas reçu l'approbation de l'Institut. On la voit exercer sa dictature néfaste sur les musées, sur les bibliothèques, sur les théâtres, sur les écoles, partout où l'art, s'appuyant sur les richesses du passé, pourrait se vivifier, s'enrichir encore, se renouveler et trouver cette « liberté sans laquelle il ne saurait s'épanouir ».

Elle manifeste une hostilité hargneuse à tout artiste nouveau, supérieur, qui n'a pas été couvé par l'Institut et apporte une œuvre originale. Les plus grands artistes contemporains ont été poursuivis par elle et, lorsqu'on veut connaître leur œuvre, c'est à l'étranger qu'il faut aller la chercher. L'Administration des Beaux-Arts n'a d'autre objectif que de réaliser cette formule de M. Leygues, quand il était son chef, comme ministre : « L'État ne peut autoriser qu'un certain degré d'art », et elle s'acharne dans cette bêtise incurable et inamovible. Ce sera la tâche de l'art révolutionnaire de la déboulonner de son rond de cuir.

Edouard ROTHEN.