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BIEN-ÊTRE (Le) n. m. 

« Liberté, Égalité, Fraternité ! » Cette devise résume les aspirations fondamentales de la République démocratique et sociale. Une longue et douloureuse expérience n'a que trop clairement établi l'hypocrite application qui est faite, en régime autoritaire, des trois termes de cette flamboyante trilogie. Plus personne ne se laisse, prendre au mirage de ces trois mots qui, étroitement associés, devaient, par leur mise en pratique conjuguée, transformer le monde. Lorsque sur les murs des Églises, des Hôpitaux, des Asiles de nuit, des Casernes, des postes de Police, des Gendarmeries, des Palais de Justice, des Caisses d'Épargne, des Banques d'État, des Ministères, des Préfectures, des Hôtels de Ville, des Prisons, et autres mauvais lieux où s'élaborent et s'accomplissent tous les mauvais coups, on voit s'étaler le mensonge, impudent de cette devise, on est pris de révolte ou d'écœurement.

Mais les hommes ― qui ne sont encore que de grands enfants ― aiment à marcher derrière des emblèmes et des drapeaux et ils éprouvent le besoin de se grouper, pour se connaître et lutter ensemble, autour d'une formule, d'une devise où s'affirment en termes brefs et précis les sentiments qu'ils éprouvent, les attachements qu'ils ressentent, les aspirations qui les meuvent, le but qu'ils poursuivent et la volonté qui les anime. Cédant à cette faiblesse, somme toute excusable, et tenant compte de l'influence que possède la magie des formules sur l'imagination et la sensibilité des masses populaires, les Anarchistes ont cru bon d'opposer à la devise discréditée de la Démocratie triomphante, une devise qui, résumant fidèlement le but vers lequel s'oriente l'effort positif de l'Anarchisme militant, fût susceptible de guider et de passionner la foule des victimes du capital et de l'État.

a) Les victimes du capital souffrent des privations que leur infligent les prélèvements automatiques des détenteurs de la richesse. Créées par le labeur millénaire des travailleurs intellectuels et manuels, les Richesses, toutes les Richesses, confisquées, volées et accumulées progressivement par une minorité de possédants, doivent faire retour à la totalité des humains. Une fois cette restitution accomplie, tous les moyens de production, de transport et d'échange seront mis en commun ; et ils constitueront un patrimoine indivis et inaliénable, dont la mise en valeur assurera à tous et à chacun le maximum immédiatement réalisable et toujours croissant du Bien-Être.

b) Les victimes de l'État souffrent de l'oppression que celui-ci fait peser sur elles. L'État a donné et donne de plus en plus la mesure de son activité dominatrice et absorbante. Il n'est plus permis de mettre en doute son rôle malfaisant. Il est de plus en plus prouvé que, quel qu'il soit, il est fatal qu'il représente la violence et la contrainte mises au service d'une classe, d'une caste ou d'un parti courbant sous son joug toute la masse de la population qui se trouve en dehors de ce parti, de cette caste ou de cette classe. L'expérience russe constitue une démonstration éclatante de cette vérité affirmée depuis toujours par les Anarchistes. Le régime de la Liberté est incompatible avec le maintien de l'État. Toute Révolution qui laissera subsister l'État aboutira à un étranglement plus ou moins différé mais tout à fait certain, des conquêtes révolutionnaires voulues et réalisées par les masses insurgées et victorieuses. Toute rénovation sociale qui n'aura pas pour point de départ la suppression de l'État et la disparition effective de toutes les institutions qui en découlent sera d'abord rendue inopérante et, ensuite, retournera, comme le chien des Écritures, à ses vomissements, c'est-à-dire aux odieuses méthodes d'étouffement et de répression qui sont la négation même de la Liberté. Par contre, l'État étant aboli, définitivement aboli, la Liberté naîtra spontanément et, cessant d'être un rêve magnifique mais inconsistant, deviendra une réalité positive et féconde.

Voilà pourquoi l'Anarchisme a ajouté le mot « Liberté » au mot « Bien-Être », en résumant ainsi les deux fins qui synthétisent son idéal :

« Bien-Être et Liberté ! »

Il serait injuste de dire que, seuls, les Communistes libertaires ont adopté cette devise : elle est aussi celle des syndicalistes révolutionnaires.

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Donc, le mot « Bien-Être » est l'un des deux termes qui condensent l'idéal anarchiste. Il importe, maintenant, qu'on sache bien ce que nous entendons, par ce mot lui-même. Il s'applique le plus souvent à une situation agréable et douce, à une existence commode et confortable, à un état de fortune atteignant et même dépassant l'aisance. Cette acception courante et limitée du Bien-Être s'arrête aux conditions matérielles qui résultent, pour chacun, de la situation économique qui est la sienne. Voltaire dit : « le Bien-Être est la grande loi à laquelle tendent tous les êtres sensibles ; mais combien peu y arrivent au milieu des luttes que cette recherche entraîne !... » ― « Nous portons tous en nous le désir du Bien-Être. » (J.-J.-Rousseau). Le Bien-Être implique, à n'en pas douter, cet état général de satisfaction et de prospérité qui correspond dans le présent à un état de fortune suffisant et autorise, pour l'avenir, le ferme espoir d'une situation meilleure. Les besoins physiques étant ceux qui revêtent le caractère le plus pressant et, si j'ose dire, le seul constant et universel ― car tous les individus sont dans la nécessité, pour vivre, de s'alimenter, de se loger, de se vêtir. ― Il est naturel que le Bien-Être s'applique tout d'abord à cette catégorie primordiale de besoins : les besoins du corps. Mais le Bien-Être, tel que nous le concevons, ne s'arrête pas là ; il franchit les limites étroites que lui assignent les définitions qu'on trouve dans la presque totalité des dictionnaires et des ouvrages spéciaux consacrés à cet objet.

Manger à sa faim, boire à sa soif, se reposer quand on est fatigué, dormir quand on a sommeil, être convenablement logé et proprement vêtu, consacrer au travail une durée et un effort qui n'excèdent pas la dépense normale des forces que nous portons en nous, c'est, incontestablement, un ensemble de conditions que comporte le Bien-Être et en dehors desquelles le Bien-Être n'existe pas.

Mais si c'est une partie nécessaire et une indispensable condition du Bien-Être, ce n'est pas tout le Bien­ Être et, bornée à ces satisfactions d'ordre exclusivement économique, la notion du Bien-Être reste incomplète.

Pour jouir des multiples avantages que comprend le Bien-Être, du point de vue anarchiste, il est indispensable que l'esprit et le cœur connaissent les satisfactions et goûtent les joies qui leur sont propres. Car l'individu n'est pas seulement un estomac qui digère ; c'est encore un cerveau qui pense et un cœur qui aime. La puissance de ses besoins intellectuels et affectifs ne le cède en rien à la force de ses besoins plus particulièrement physiques (que je ne distingue, au surplus, des premiers que pour parler un langage conforme à la classification usitée et pour être plus aisément compris).

Lorsque la faim, la soif, le besoin de dormir, la nécessité de s'abriter et de se vêtir talonnent un individu, il est certain qu'il songe tout d'abord au Bien-Être que lui procureraient, en l'occurrence, un repas appétissant, un lit moelleux, un abri confortable, un vêtement propre. Mais aussitôt que ces divers besoins sont satisfaits, il ressent, à moins qu'il ne soit une brute épaisse, le besoin de penser et d'aimer. Il arrive, alors, que moins il est absorbé par la nécessité de manger, de dormir, de se loger, de se vêtir, et plus il ressent celle de penser et d'aimer. L'aiguillon des besoins intellectuels et affectifs pénètre en lui d'autant plus profondément qu'il parvient mieux à se débarrasser, par une satisfaction régulière et abondante, de l'obligation lancinante des besoins spécifiquement matériels.

Ces considérations, dont personne, j'imagine, ne contestera l'exactitude, nous amènent, par une pente naturelle, à étendre le sens du mot « Bien-Être » aux satisfactions de tous ordres que comporte la multiplicité des besoins engendrés par la complexité des fonctions et des organes.

Certaines Écoles, dites socialistes ou communistes, enfermant tout le problème social dans la question économique, prétendent transformer l'organisation sociale, de la base au sommet, en changeant tout simplement le mode de production et de répartition des produits par la substitution d'un socialisme d'État, (collectiviste ou communiste) au régime capitaliste actuel. Il va de soi que ces Écoles n'envisagent qu'une partie de la machine humaine : celle qui mange, boit, dort, produit et négligent celle qui aime et qui pense. Or, celle-ci a ses besoins comme celle-là ; d'une façon générale, les premiers ne sont ni plus ni moins impérieux que les derniers : plus forts chez les uns, ils sont plus faibles chez les autres. Ce qui est certain, c'est que chez les uns comme chez les autres ce sont les besoins insatisfaits qui réclament avec le plus de violence.

Un Bien-Être qui n'aurait pour but que de mettre les individus à l'abri de la misère et de ses désastreuses conséquences, constituerait, évidemment, un progrès appréciable. Mais c'est un résultat auquel il ne serait pas impossible d'atteindre, même sous régime capitaliste, par un ensemble de mesures appropriées et concordantes. Alors, point ne serait besoin d'une Révolution bouleversant l'ordre établi, qu'il serait suffisant de modifier graduellement. Mais, limitée à la seule satisfaction des besoins matériels, cette transformation sociale ne tarderait pas à provoquer de la part des besoins intellectuels et moraux, qui resteraient insatisfaits et deviendraient, je le répète, d'autant plus pressants que les autres seraient plus et mieux satisfaits des réclamations, des mécontentements et des révoltes qui ébranleraient de jour en jour le nouvel ordre social et tôt ou tard le renverseraient.

L'Anarchisme donne au mot « Bien-Être » son sens le plus étendu, sa signification complète. Tel que le conçoivent et veulent l'assurer à tous sans distinction les libertaires, le Bien-Être est un état de satisfaction et de sécurité, une situation agréable du corps, de l'esprit et du cœur qui, en favorisant l'épanouissement intégral de tous les individus, donnera naissance à une humanité de plus en plus heureuse, parce que ses besoins augmentant sans cesse trouveront leur satisfaction libre dans un Bien-Être constamment accru.

Nous verrons au mot « Liberté » comment il faut entendre ce terme qui, avec le mot « Bien-Être » résume l'idéal anarchiste.

― SÉBASTIEN FAURE.