BOLCHEVISME
n. m.
C’est depuis la révolution de 1917 que ce
phénomène - le bolchevisme - acquit sa haute célébrité internationale.
Avant cette époque, le nom de bolchevisme était à peine connu en dehors
des milieux révolutionnaires « professionnels » russes, où il était
considéré comme la fraction gauche du mouvement social-démocrate du
pays. Cependant, cette fraction représentait, avant la révolution déjà,
un parti politique vigoureux, attaché avec des fils solides au
mouvement ouvrier révolutionnaire, aspirant à le dominer, tout en se
raillant aux mots d’ordre de révolution et de démocratie bourgeoises.
La profondeur, l’élan prodigieux de la révolution russe de 1917, ont
fourni à toute une pléiade de partis politiques un excellent terrain
pour tenter la fortune, pour courir la chance, dans l’ambiance
favorable d’un cataclysme social sans précédent dans l’histoire
humaine. Le parti bolchevique fut un des partis formant cette pléiade.
Lui aussi, il prit part à la course au bonheur.
L’effondrement complet du régime agraire et
industriel de l’ancienne Russie - effondrement que laissait de plus en
plus prévoir la marche ascendante de la révolution - obligea ce parti à
changer brusquement sa tactique social-démocrate et le poussa à une
hardiesse politique à laquelle il n’avait jamais osé songer avant : la
prise du pouvoir politique, en s’appuyant sur un bouleversement social.
Le succès de la révolution lui permit de
s’installer solidement au pouvoir et de s’adjuger une situation de
maître de toute la révolution russe. Ce fait suggéra l’idée que le
bolchevisme était l’aile gauche la plus révolutionnaire du mouvement
ouvrier russe, laquelle a remporté la victoire sur le capitalisme.
Très répandue dans les milieux bourgeois et
aussi dans certains milieux révolutionnaires peu au courant de la
véritable situation des choses, soutenue, de plus, par une démagogie
bien appropriée des bolcheviks eux-mêmes, cette idée est, pourtant,
fondamentalement erronée.
Le bolchevisme est l’héritier direct et le
porte-parole puissant, non pas des aspirations révolutionnaires de
classe des ouvriers et des paysans, mais de la lutte politique qui fut
menée, tout un siècle, par la couche des intellectuels démocrates
russes (l’ « intelligentzia » démocratique) contre le système politique
du tsarisme, en vue de conquérir pour elle certains droits politiques.
Pour pouvoir établir la généalogie ainsi que
la nature sociale et de classe du bolchevisme, il est indispensable de
nous occuper, ne fut-ce que succinctement, du mouvement russe
émancipateur en général.
Le mouvement révolutionnaire en Russie
avança, durant des siècles, en deux courants séparés : l’un, plus
jeune, sortit immédiatement du sein du labeur assujetti ; l’autre eut
sa source dans les milieux intellectuels démocrates de la société
russe, milieux qui s’étaient formés plus tard, qui jouissaient
comparativement aux ouvriers et paysans, de privilèges sociaux et
économiques considérables, mais étaient hostiles au régime politique du
tsarisme, à cause de son absolutisme.
Le premier courant populaire du mouvement
portait toujours un caractère social ; il était une révolte du monde de
travail contre son asservissement social et tendait au renversement des
bases mêmes de cet asservissement. Telle fut la fameuse révolte de
Razine au XVIIe siècle, révolte qui faillit soulever des millions de
paysans des régions de la Volga, du Don et autres contrées pour
l’extermination des seigneurs agrariens et des nobles, au nom « d’un
royaume paysan libre ». Une révolte analogue fut celle du XVIIIe
siècle, guidée par Pougatchev. Le même caractère portaient les
innombrables émeutes et insurrections paysannes de moindre envergure, à
l’époque du servage. De même nature étaient enfin, par leur sens et
leurs tendances, les vastes mouvements de grève accomplis par le
prolétariat des villes se formant rapidement dans la deuxième moitié du
XIXe siècle, - mouvements qui prirent en 1900-1903 des dimensions
panrusses.
L’autre courant du mouvement révolutionnaire
russe, issu des milieux intellectuels démocrates, avait un caractère
nettement politique. Son but fondamental et constant, était celui d’une
transformation du système absolutiste du tsarisme en un système
constitutionnel ou républicain démocrate.
On peut considérer comme début de ce
mouvement l’insurrection des « décabristes », le 14 décembre 1825, date
à laquelle un groupe d’officiers, à la tête de quelques régiments qui
leur étaient subordonnés, tentèrent de faire un coup d’Etat en faveur
de la Constitution. L’insurrection fut noyée dans le sang par le tzar
Nicolas I. Mais, une fois déclenché, le mouvement ne put pas être
étouffé. Au contraire, les générations qui suivirent le continuèrent et
l’approfondirent. Les étapes les plus remarquables de ce mouvement
furent le « Narodnitchestvo » et le
« Narodovoltchestvo ».
Le Narodnitchestvo (1860-1870) fut un
mouvement dont le trait essentiel était une sorte de pèlerinage dans
les couches profondes de la masse paysanne. Des milliers de jeunes gens
appartenant aux classes privilégie abandonnaient leurs familles et leur
carrière, rompaient avec leur classe, s’habillaient en paysans,
ouvriers, etc., et s’en allaient vers la campagne paysanne afin d’y
vivre et travailler en simples paysans, s’occupant en même temps de la
propagande : ils cherchait à éveiller dans les masses paysannes
l’intérêt pour mots d’ordre politiques, pour une révolution politique
des intellectuels-démocrates.
Le Narodovoltchestvo fut l’apogée du
mouvement révolutionnaire de l’« intelligenzia ». A cette époque le
mouvement était devenu nettement socialiste par son caractère et ses
mots d’ordre. Il produisit une magnifique série de natures héroïques
qui, par leur idéalisme et le sacrifice de soi-même dans la lutte
contre le tsarisme, s’élevèrent au-dessus des intérêts de caste de l’ «
intelligenzia » et se rapprochèrent de aspirations plus vastes du
labeur. Tels furent : Sophie Pérovskaïa et autres. L’organisation
clandestine « Narodnaïa Volia » (La Volonté du Peuple) créée à cette
époque (1879), livra un combat acharné contre le tsarisme. Ce combat,
terminé par l’assassinat du tzar Alexandre II (le 11 mars 1881), amena
la destruction de la « Narodnaïa Volia » et l’avènement d’un régime de
réaction politique épouvantable sous le règne du tzar Alexandre III. Ce
résultat était à prévoir, car le parti de la « Narodnaïa Volia »
n’était qu’une petite organisation clandestine et conspiratrice qui,
tout en exhortant les paysans à l’insurrection, n’avait pas
pratiquement derrière elle des masses organisées et puissantes et
était, par conséquent, obligée de se limiter à ses propres moyens, à sa
seule action.
Les échecs de ces petites organisations d’un
type conspirateur, et aussi la pénétration en Russie des idées du
marxisme, finirent par créer dans les milieu intellectuels russes un
nouveau courant qui voulut s’orienter, dans sa lutte contre le.
tsarisme, non pas sur les masses paysannes pulvérisées, comme c’était
le cas jusqu’alors, mais exclusivement sur le prolétariat des villes. -
« La Révolution en Russie, réussira seulement comme un mouvement de la
classe ouvrière ; sinon elle ne se produira jamais ». C’est ainsi que
le nouveau courant formula, par la bouche de Plékhanov, son point de
départ dans la lutte contre le tsarisme. Le jeune prolétariat des
villes, qui venait de naître alors en Russie, offrit à ce mouvement un
terrain propice. Le premier groupe social-démocrate (« groupe
Libération du Travail ») fut fondé en 1880. Quinze à dix-huit ans
après, presque tous les centres industriels de Russie possédaient déjà
des organisations social-démocrates dirigées par des politiciens
professionnels recrutés dans l’ « intelligenzia ».
Le premier Congrès de toutes ces
organisations, qui aboutit à la création du Parti Ouvrier
Social-Démocrate Russe, eut lieu en 1898.
Quelques années après, une scission sérieuse
s’était dessinée au sein du Parti. Au deuxième Congrès de Londres, en
1903, le Parti s’était fendu en deux courants opposés : la majorité
gauche, et la minorité droite. La cause immédiate de la scission fut le
fameux projet d’organisation proposé par Lénine. La majorité (en russe
: bolchinstvo) des membres du Parti suivirent Lénine, d’où leur
dénomination : bolcheviques, et le dérivé : « bolchevisme ». Ainsi, le
terme ne fut qu’un hasard (« bolchevisme » du « bolchinstvo » =
majorité). Cependant, un contenu tout à fait déterminé se cachait
derrière ce terme de hasard.
L’idée fondamentale du bolchevisme,
développée par Lénine, fut la suivante
« La masse travailleuse n’est que la
porteuse d’instincts de révolte d’une énergie révolutionnaire. De par
sa nature même, elle est incapable d’un rôle organisateur, créateur.
Elle n’est pas capable de tracer les voies de la révolution ni de créer
les formes de la société future. Cette dernière tâche incombe au groupe
de révolutionnaires éclairés, s’étant consacrés à l’idée de la
révolution. Par conséquent, le premier devoir du Parti des
révolutionnaires éclairés, est celui d’établir son hégémonie entière
sur les masses. Cette hégémonie n’est possible qu’à la condition que le
Parti lui-même soit construit sur le principe de la centralisation la
plus sévère. Le Parti devra être un organisme au centre duquel
fonctionnera un mécanisme très fin prenant toutes les dispositions
vis-à-vis du Parti, ne tolérant aucun frottement, aucun grain de
poussière. Ce mécanisme sera le Comité Central du Parti. Sa volonté et
ses dispositions feront loi pour tout le Parti ».
Telle fut la thèse qui servit de base à la
construction du Parti Bolchevique.
Recrutant ses membres surtout parmi l’ «
intelligenzia » révolutionnaire, les éduquant dans l’ambiance du «
sous-sol » et des mesures conspiratrices
extrêmes (une autre ambiance n’a jamais existé en Russie), leur
greffant la psychologie spécifique de révolutionnaires professionnels,
le bolchevisme préparait ainsi des cadres de gens prenant l’habitude de
se considérer comme guides infaillibles du prolétariat, grâce à
l’esprit éclairé et l’expérience révolutionnaire desquels seulement
peut sortir l’émancipation des masses. C’était le chemin ouvert, droit,
inévitable vers l’inauguration de la dictature, sur le Parti d’abord,
sur les masses ensuite. En effet, le projet de Lénine qui brisa la
social-démocratie russe en deux fractions, introduisait déjà le
principe de la dictature dans les rangs du Parti.
Faisant l’analyse du livre de Lénine : Un
pas en avant, deux pas en arrière, où étaient établies les bases de la
tactique bolcheviste, Rosa Luxembourg écrivait : « .....il (le
bolchevisme) est un système de centralisme ne s’arrêtant devant rien,
dont les principes vitaux sont : d’une part, celui de délimiter, de
séparer l’avant-garde organisée de révolutionnaires professionnels
actifs, du milieu inorganisé, mais révolutionnairement actifs les
entourant ; d’autre part, celui d’une discipline sévère et d’une
ingérence directe, catégorique, décisive du Comité Central du Parti
dans tous les gestes et actes de ce dernier. Il suffit, par exemple, de
rappeler que, conformément à cette conception, (le bolchevisme), le
Comité Central du Parti a le droit d’organiser tous ses comités locaux,
par conséquent, de déterminer la composition personnelle de toute
organisation de Genève et Liège jusqu’à Tomsk et Irkoutsk, d’imposer à
chaque organisation les statuts élaborés au centre, de dissoudre ou de
recréer ces organisations et, par conséquent d’influencer finalement et
directement la composition même de l’instance suprême du parti : le
Congrès. De cette façon, le Comité Central devient le noyau
tout-puissant du Parti, tandis que toutes les autres organisations ne
sont que ses organes exécutifs ». (Art. de Rosa Luxembourg : Neue Zeit,
juillet 1904). Dès son origine, le Parti bolchevique établit, à son
intérieur, la dictature du Comité Central. Peu après, cette dictature
commença à se répandre aussi par-dessus les masses ouvrières.
Ainsi, sur le champ du mouvement
révolutionnaire de l’ « intelligenzia » russe, apparut et se développa
un parti politique puissant, basé sur le centralisme et la discipline
les plus rigoureux, plein d’une foi inébranlable en son infaillibilité
et aspirant de toute sa volonté à devenir le maître de tout le
mouvement révolutionnaire russe. Ce parti succéda directement à ceux
des étapes antérieures du mouvement révolutionnaire de l’ «
intelligenzia » russe. Il était étroitement, immédiatement lié à tous
ces mouvements. Tout le long de son existence, jusqu’à la révolution de
1917, il agissait sous les mots d’ordre qui étaient toujours typiques
pour le mouvement de cette « intelligenzia » : la Constituante
(Assemblée Nationale), République démocratique, Parlement, etc. Cette
circonstance a une grande importance pour celui qui voudra apprécier le
véritable rôle et les vraies intentions du bolchevisme dans la
révolution russe.
Cependant, le courant populaire du mouvement
révolutionnaire allait son chemin, se manifestant de temps à autre en
des actes typiques d’un sens social. Dans la révolution de 1905-1906
déjà, les ouvriers et, surtout, les paysans, manifestèrent un intérêt
très limité aux exigences politiques de la démocratie. Ils se
signalèrent, d’autre part, par des actes d’un caractère social : les
paysans, par la prise, de force, des domaines seigneuriaux ; les
ouvriers, par la fondation, par endroits, des Soviets (Conseils) des
députés ouvriers. L’une et l’autre action étaient l’expression de
profondes tendances sociales et révolutionnaires inhérentes aux masses
laborieuses et se distinguant nettement, par leur caractère, des
tendances démocratiques. Les dix ans d’une réaction tsariste et
agrarienne, qui suivirent la débâcle de la révolution de 19914-1917, ne
firent que développer et fortifier ces tendances dans les masses.
Dans la révolution de 1917, après que le
premier obstacle - l’absolutisme tsariste - eut été détruit, ces
tendances se firent jour, avec toute l’énergie accumulée depuis des
siècles, et formèrent un mouvement déterminé, inévitable des masses,
dirigé, au fond, vers le renversement du régime agraire et industriel
de la Russie.
Malgré tous les efforts de nombreux partis
démocratiques, y compris le parti social-démocrate et le parti
socialiste-révolutionnaire, d’introduire les événements
révolutionnaires de Russie dans les cadres d’une république
démocratique bourgeoise, les paysans et les ouvriers se ralliaient au
mot d’ordre puissant : « La terre aux paysans ! Les usines aux ouvriers
! » Oui, dès les premiers jours du bouleversement politique (mars
1917), le sort du régime agraire et industriel du pays était décidé.
Toute la Russie ouvrière et paysanne se trouvait déjà en pleine
activité reconstructive. Avec la force et la rapidité propres à
l’action spontanée des masses, les Soviets des ouvriers et soldats
députés furent créés, ceci en pleine connaissance de cause, dans toutes
les villes. Dans toutes les usines, fabriques, entreprises de
l’industrie manufacturière et extractive, des comités révolutionnaires
furent créés, comme organes guidant et aidant les masses ouvrières dans
leur action. Tout ceci se faisait indépendamment et en dehors des
organisations politiques. Les paysans reprenaient de force, en acte
révolutionnaire, les domaines des agrariens, et la « question agraire
», discutée durant des dizaines d’années dans les programmes de
différents partis politiques, trouva sa solution pratique dans les
actes révolutionnaires des masses paysannes en mai, juin, juillet et
août 1917. Les Soviets paysans se créaient dans les villages.
L’attitude des bolcheviks était, à ce
moment, extrêmement hésitante. Leur groupe central guidant le parti,
Lénine en tête, venait d’arriver de l’étranger où tous ses membres
avaient séjourné durant la dernière huitaine d’années en qualité
d’émigrés. Lénine voyait parfaitement bien que les événements ne
s’arrêteraient pas au renversement du système politique du tsarisme,
que les choses iraient plus loin. Mais, jusqu’où iraient-elles ? Ni
Lénine ni ses camarades ne pouvaient le prévoir. C’est pourquoi,
pendant les premiers mois qui suivirent le coup d’État de mars 1917,
l’attitude des bolcheviks fut équivoque : d’une part, ils faisaient à
moitié chorus avec les masses, se ralliant à leurs mots d’ordre sociaux
; d’autre part, ils ne rompaient pas complètement avec les mots
d’ordres politiques de la bourgeoisie démocratique. (A ce moment, leur
parti se nommait encore parti social-démocrate bolchevique). De là,
leur attitude flottante, pas entière ; de là, leur mot d’ordre : «
contrôle sur la production », substitué à celui des masses : « les
usines aux ouvriers » ; de là aussi, leur mot d’ordre de l’Assemblée
nationale constituante, en contradiction avec celui des masses : « la
révolution sociale ».
Ce ne fut que plusieurs mois après - période
critique et décisive, et lorsqu’il devenait de plus en plus évident que
le bouleversement social était infaillible - ce ne fut qu’alors que les
bolcheviks se décidèrent en faveur de ce bouleversement ; mais, comme
nous le verrons tout de suite, dans l’unique but d’arriver au pouvoir,
en mettant à profit ce bouleversement. Ce fut alors que Lénine changea
le nom de son parti ; le baptisant « parti communiste » (au lieu de «
parti social-démocrate »), cherchant ainsi à se séparer, en face des
masses, de ses collègues de la droite - les social-démocrates
mencheviques (minoritaires) et les socialistes-révolutionnaires - qui
défendaient toujours le principe de la république démocratique
bourgeoise et se compromettaient, tous les jours davantage, aux yeux
des masses révolutionnaires. Ce fut alors que Lénine se mit à donner
raison aux anarchistes, à parler de sa profonde parenté spirituelle
avec eux, dans la négation du parlementarisme, de la démocratie, de
l’étatisme (sous certaines réserves quant à ce dernier), de même que
dans une série d’autres problèmes capitaux de la révolution sociale.
Or, comme les événements ultérieurs vont le démontrer, son unique but
était de trouver des alliés parmi les anarchistes et de s’assurer les
sympathies des masses.
Les mouvements des masses : ceux d’avant
octobre et aussi celui d’octobre, tendant au renversement du système
capitaliste en Russie, avaient besoin d’éléments qui pourraient les
guider d’une façon déterminée, au point de vue idée et organisation,
éléments qui aideraient ces mouvements à aboutir, et à atteindre le but
des aspirations des masses : la construction d’un régime libre et
égalitaire ouvrier et paysan. Cette tâche, de guider les mouvements des
masses, appartenait, au fond, uniquement à l’anarchisme, vrai porteur
des idées de la révolution sociale. Mais, grâce à leur manque habituel
d’organisation, qui affaiblit le mouvement libertaire dans tous les
pays, les anarchistes russes se montrèrent mal préparés et impuissants
à remplir leur mission ; et l’action dirigeante, l’influence
prépondérante sur les événements, dans l’espace du pays entier, avait,
entre temps, passé aux bolcheviks. S’étant définitivement rangés du
côté du bouleversement social, ces derniers déclenchèrent des attaques
décisives contre le système capitaliste. Ils dirigèrent toutes leurs
forces disponibles dans les profondeurs de la classe ouvrière et aussi
dans l’armée. De là, ils menèrent une lutte acharnée contre la
bourgeoisie et leur gouvernement (qui se nommait « provisoire
révolutionnaire »). Ils avaient bien apprécié l’importance colossale et
la puissance des Soviets des députés ouvriers, créés par les masses
directement et devenus tout de suite forteresses du labeur dans sa
lutte contre le capital. Ils déployèrent toute leur énergie pour les
conquérir. Mais à ce moment déjà, ils substituèrent, à l’idée de la
révolution sociale, celle du « pouvoir soviétique », ayant lancé le mot
d’ordre : « Tous pouvoirs aux Soviets ! » Au moment où la majorité des
membres des soviets centraux étaient partisans du bolchevisme, les
bolcheviks frappèrent le coup décisif : ils renversèrent le
gouvernement de coalition socialiste-bourgeoise, s’appuyant sur les
soviets comme organes dirigeants de la révolution. Le rôle capital du
système des Soviet des ouvriers et soldats députés trouva plus tard son
appréciation dans les paroles de Lénine qui dit que si les masses
n’avaient pas créé les Soviets, jamais les bolcheviks ne seraient venus
au pouvoir.
En conséquence de la révolution, le pouvoir
se trouva naturellement entre les mains des bolcheviks devenus ses
guides principaux. L’action révolutionnaire des bolcheviks prit fin à
ce moment-là et fut remplacée, consécutivement, par une activité
nettement contre-révolutionnaire.
S’étant emparé du pouvoir, les bolcheviks
s’employèrent méthodiquement à adapter le régime politique et social de
tout le pays au régime de leur parti. Erigé sur les principes d’un
centralisme absolu et d’une discipline militaire, ce parti devint le
modèle, le tracé d’après lequel les bolcheviks commencèrent à
construire le nouveau système économique et social de la Russie. Une
gigantesque machine étatiste et bureaucratique se forma ainsi, qui se
mit à guider, à diriger toute l’activité économique, politique et
sociale de tout le peuple, à s’occuper de tous ses besoins, à contrôler
toute sa vie, sa façon de penser, etc., etc.
C’est ainsi que le projet d’organisation
proposé par Lénine en 1913, selon lequel la direction dictatoriale de
toute la vie et de toute l’activité du Parti se concentrait entre les
mains du Comité Central, était appliquée maintenant à l’échelle de
toute la Russie révolutionnaire.
L’activité créatrice économique et sociale
des bolcheviks se divise en deux périodes : celle du « communisme »
d’État, et celle de la N. E. P.
Le trait essentiel du communisme étatiste
des bolcheviks, est la nationalisation de l’industrie et du commerce.
(En ce qui concerne la terre, les bolcheviks, impuissants, tout
d’abord, à soumettre les paysans à l’aide des moyens « physiques », ont
signé le décret sur la socialisation des terres. Par cet acte, ils
cherchaient, en même temps, à s’assurer le concours actif des masses
paysannes dans la lutte contre le « gouvernement provisoire » de
Kerenski. « Qu’ils (c’est-à-dire le gouvernement provisoire
révolutionne) essayent maintenant de nous prendre ! » dit Lénine, en
signant, après le coup d’État d’octobre, le décret sur la socialisation
des terres. Plus tard, au fur et à mesure que l’autorité des bolcheviks
se renforçait, le décret fut annulé par celui du fermage des terre, par
d’autres décrets du Conseil des Commissaire du Peuple.
La nationalisation de l’industrie et du
commerce signifiait que l’État devenait dorénavant propriétaire et
organisateur de toute l’industrie et de tout le commerce du pays. C’est
l’État qui dirigera et réglementera, à l’avenir, tous les moindres
détails du processus économique et commercial. L’élaboration des
tarifs, l’échelle des salaires, l’embauche et le licenciement des
ouvriers, l’arrangement à l’intérieur des entreprises, - toutes ces
mesures seront des droits inaliénables de l’Etat. Le but sera atteint à
l’aide d’une étatisation des organisations ouvrières professionnelles
qui deviendront ainsi organes de contrôle policier sui les ouvriers.
Nul changement, cependant, dans le
caractère, dans l’essence même de l’industrie. Les principes : du
travail salarié, d’une échelle de salaires, ainsi que de la plus-value
laissée par l’ouvrier entre les mains de l’embaucheur restent.
L’industrie garde ses formes et son essence capitalistes antérieures.
Quant au commerce, là également, la
nationalisation bolcheviste conserva entièrement le principe d’«
achat-vente », s’étant bornée, dans ce domaine, à l’établissement d’un
monopole d’Etat.
Et quant au domaine des relations agraires,
les bolcheviks s’y bornaient, à l’époque du communisme d’Etat, à
enlever aux paysans « l’excédent du blé », ce qui signifiait qu’on leur
prenait de force tout l’approvisionnement présent, moins le minimum le
plus strict dont ils avaient besoin pour ne pas mourir de faim.
Le communisme d’Etat des bolcheviks ne fut
ainsi qu’un capitalisme d’Etat qui n’améliora nullement la situation du
monde travailleur, ni économiquement, ni du point de vue des « droits
sociaux ». Plus encore : à l’époque de la décadence et de la crise
aiguë de 1920, ce capitalisme essaya de réaliser l’idée de la
militarisation du travail et du travail obligatoire qui devait réduire
la classe ouvrière tout entière à l’état « d’encasernement ».
Il est tout naturel que la dictature du
Parti et l’activité capitaliste des bolcheviks aient soulevé des
protestations et provoqué une résistance énergique de la part des
milieux révolutionnaires prolétariens et paysans, cherchant, en
conformité avec les aspirations de la révolution sociale, à commencer
la véritable création socialiste : la socialisation de l’industrie et
de la terre sur les bases de leur auto-direction.
Ce fut par la terreur que le pouvoir
communiste répondit à ces protestations et à ces actes de résistance.
Il ouvrit ainsi la guerre civile à gauche, au cours de laquelle, les
partisans de l’anarchisme communiste, du syndicalisme révolutionnaire
et du maximalisme socialiste furent, en partie anéantis, en partie
jetés en prison ou obligés de se cacher et d’agir clandestinement.
Toute la presse ouvrière révolutionnaire de tendance non « communiste
», fut étouffée. Les organisations furent anéanties.
Les masses paysannes révolutionnaires, qui
ne voulaient plus reconnaître aucune autorité, furent traitées par le
gouvernement communiste avec encore plus de férocité. Il agissait, tout
simplement, à l’aide des divisions militaires, asservissant les régions
indépendantes et rebelles à coups de canons.
Ayant étouffé toute tentative de création
socialiste, d’autogestion socialiste des ouvrierset paysans, les
bolcheviks ont, par là même, désorganisé et frappé de mort le
développement économique du pays. Ils le plongèrent dans un état de
putréfaction et de décomposition.
La désorganisation économique a atteint son
point culminant en 1920, au moment même de la militarisation du travail
et de l’introduction du travail obligatoire. Ce fut aussi le point
culminant de la terreur gouvernementale appelée à défendre les
positions du Pouvoir. Les voix protestataires des masses
révolutionnaires se faisaient entendre tous les jours davantage. Dans
le Midi de la Russie tonnaient, depuis bientôt trois ans, les canons
des insurgés révolutionnaires, paysans et ouvriers, en lutte contre la
dictature du parti et pour la libre création socialiste. En mars 1921,
des dizaines de milliers d’ouvriers et de matelots révolutionnaires,
fils de Cronstadt, citadelle de la révolution, se levèrent, les armes à
la main, pour protester définitivement contre la mutilation de la
Révolution par les bolcheviks, contre sa transformation en une simple
base pour le capitalisme. Ils exigeaient catégoriquement : le
rétablissement de la liberté des élections dans les Soviets ; le
rétablissement des libertés et droits révolutionnaires ; le droit
d’organisation et de presse pour les anarchistes et les courants
socialistes de gauche et, en général, le retour aux mots d’ordre et aux
conquêtes des ouvriers et paysans dans la révolution d’octobre.
La voix de Cronstadt sonna le tocsin dans
toute la Russie révolutionnaire.
Le moment de la catastrophe du bolchevisme
paraissait proche. Il fallait trouver à tout prix une issue. Alors, le
pouvoir « communiste » mobilise à la hâte ses forces militaires et les
lance de Petrograd (Leningrad) pour écraser définitivement Cronstadt.
Une lutte acharnée s’ensuit où périssent des milliers de « ceux de
Cronstadt » - pionniers et héros de la révolution d’octobre. En même
temps, les dernières forces du mouvement
révolutionnaire-insurrectionnel sont écrasées dans le Midi.
Le bolchevisme est vainqueur. Immédiatement
après, il déclare la nouvelle politique économique : la « N. E. P. ».
C’est à partir de ce moment que commence la
deuxième période de l’activité économique constructive des bolcheviks
en Russie.
Le sens de la « N. E. P. » est celui-ci :
tout en maintenant entre les mains de l’Etat la grande industrie et
l’énorme réserve de terres, de même que le monopole du commerce
extérieur, les bolcheviks ont réservé au capital privé la deuxième
moitié de l’industrie : le droit de commerce (intérieur), celui
d’exploiter la force vive (force ouvrière), celui de fermage de la
terre en vue du profit personnel.
Un combinat des capitaux : privés et d’Etat
fut établi de cette façon. Ce qui mena à la création de nouvelles
classes d’exploiteurs : celle de la bourgeoisie des villes et des
campagnes, des « nepmen » et des « koulaks » (paysans riches exploitant
les autres).
Conformément aux données officielles du
Commissariat des Finances, la bourgeoisie rurale constituait, en 1925
déjà, 13 % de toutes les fermes paysannes, concentrant entre ses mains
plus de 50 % de toute la production agraire. La même bourgeoisie fait
85,4 % dans les coopératives agricoles ; (les « koulaks », paysans
cossus, 30,1 % ; les « sséredniaks », paysans moyens, 55,3 %), de sorte
que les paysans pauvres y figurent pour 14,6 % seulement. Bien entendu,
c’est elle aussi, la bourgeoisie rurale, qui détient les places
dirigeantes dans les organes du pouvoir des Soviets à la campagne.
Les « nepmen » sont, à leur tour, une force
économique et politique considérable dans les villes. Là, cependant, la
force capitaliste dominante est le parti bolcheviste lui-même. Cette
puissance capitaliste tient entre ses mains toute la grande industrie
et des espaces de terre immenses.
L’inauguration de la « N. E. P. » fut la
conséquence naturelle et inévitable de la contradiction qui s’était
produite entre la politique de dictature des bolcheviks d’une part, et
les aspirations des masses révolutionnaires à leur autogestion
socialiste, d’autre part. Ayant éliminé ces masses de toutes les
fonctions créatrices de l’édification socialiste, les bolcheviks se
créèrent ainsi la situation d’un groupe isolé, tenant entre ses mains,
par la force du Pouvoir, l’économie nationale, mais impuissant à la
mettre en marche par ses propres moyens. Il fallait choisir : ou bien
rendre aux masses le droit de l’initiative et de la création socialiste
(en la personne de leurs organisations de production) en prenant,
eux-mêmes, place dans les rangs des travailleurs, au même titre que
tous les autres, ou alors, maintenir le monopole du Pouvoir et de la
Dictature, en s’appuyant sur d’autres classes sociales. Les bolcheviks
ont choisi la seconde voie. Ils établirent, par la « N. E. P. », la
base sociale qui leur faisait défaut, ayant ainsi créé des classes
privilégiées économiquement, partant, intéressées à la conservation du
pouvoir communiste. Quant aux ouvriers et aux paysans, ils restèrent
dans leur situation habituelle : des « classes travailleuses ».
Dans le domaine de la politique
internationale, le bolchevisme manifeste les mêmes tendances et
méthodes d’organisation, qui caractérisent son activité politique en
Russie : il aspire à soumettre à son centre le mouvement ouvrier
international et, par son intermédiaire, toutes les classes de la
société contemporaine.
La victoire aisée qu’il avait remportée sur
le capital agraire et industriel en Russie, ainsi que la situation
générale révolutionnaire en Europe, lui inspirèrent, au début, la foi
en l’effondrement très proche du système capitaliste en toute l’Europe
et l’Amérique, et le remplirent d’espérance en son hégémonie mondiale.
Le « Komintern » et le « Profintern » furent créés en qualité d’organes
appelés à réaliser les directives du Comité Central dans le mouvement
révolutionnaire international. Le devoir direct de ces deux
institutions devait être : l’établissement de l’hégémonie du
bolchevisme sur le mouvement révolutionnaire de l’Europe, de l’Amérique
et d’autres pays.
La tactique des « putschs », adoptée pendant
plusieurs années en Allemagne, en Estonie, en Bulgarie) ; celles des
scissions produites dans les partis socialistes et dans le mouvement
ouvrier professionnel ; celle, plus récente, du « contact » et du «
front unique », toutes ces manœuvres ne furent que des manifestations
de la stratégie politique générale du Comité Central du parti
bolchevique.
Mais au fur et à mesure que les bolcheviks
stimulaient le développement du capitalisme en Russie et renforçaient
ce dernier, au fur et à mesure que des contradictions survenaient et se
précisaient ainsi entre leur système social et les intérêts réels des
masses laborieuses, se transformant en de véritables antagonismes
sociaux, la politique internationale des bolcheviks subissait des
modifications profondes.
Le centre de cette politique se déplaçait
petit à petit du milieu prolétarien vers celui de la bourgeoisie
internationale. Depuis 1925, les bolcheviks mènent avec cette dernière
des pourparlers sérieux tendant à leur incorporation dans le réseau
général des Etats capitalistes. La base des pourparlers n’est autre que
le renoncement complet aux “pêchés d’octobre” dans la politique
intérieure et internationale du pouvoir des Soviets.
En politique intérieure, ce renoncement a
commencé, il y a longtemps. Le 14 Congrès du P. C. de l’U. R. S. S. en
décembre 1925, rompit les derniers liens qui attachaient encore les
bolcheviks à la révolution d’octobre, en écrasant l’opposition
représentée par Zinoviev, Kamenev et Kroupskaïa, et en prenant, sans
plus de façon, la route de la restauration du capitalisme en Russie.
A l’heure actuelle, le bolchevisme s’appuie
en Russie, à part la bourgeoisie des villes et des campagnes, sur des
forces d’ordre mécanique
Un énorme parti qui représente une
organisation puissante basée sur des principes ultra militaires,
jouissant des privilèges sociaux et des monopoles, déployant un maximum
d’énergie et d’activité ;
Une armée rouge magnifiquement organisée
(dans le sens étatiste), armée et disciplinée, dépassant par ses
qualités militaires toutes les armées du monde ;
Et une police politique (la G. P. U.), qui
déploya un système d’espionnage sans précédent dans l’histoire des
Etats, espionnage pénétrant dans tous les pores de l’existence des
masses laborieuses de l’U. R. S. S.
Telles sont la face et la route historique
du bolchevisme.
Ce mouvement provint des aspirations
politiques et étatistes de l’« intelligenzia » démocratique. Cherchant
à se rendre maître de la puissance révolutionnaire des masses
travailleuses, ce fut à contre-coeur qu’il paya le tribut à leurs
aspirations socialistes et à leurs mots d’ordre révolutionnaires. Ayant
réussi, dans la révolution, à se faire cette situation de maître, il
revint à son point de départ, et restaura l’édifice de la domination de
classe, sur la base d’un asservissement forcé et d’une exploitation
imposée des masses travailleuses.
P. Archinoff