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BONTÉ

Substantif féminin qui exprime la qualité de ce qui est bon. Bon, au féminin bonne, vient du latin « bonus » il se dit « tant au sens physique qu'au sens moral, de ce qui a les qualités convenables à sa nature, à sa destination, à l'emploi qu'on en doit faire, au résultat qu'on veut en obtenir, etc... » (Dictionnaire de l'Académie Française). Ex. : un bon cheval, une bonne soupe, un bon ouvrier, un bon esprit, un bon cœur. « Un bon livre est un bon ami » (H. de Saint Pierre). « Il vaut mieux être bon qu'habile » (Aubert).

Bonté, du latin bonitas, se dit « de cette qualité morale qui porte à faire du bien, à être doux, facile, indulgent ». (Dictionnaire de l'Académie Française). « La bonté est la première des vertus » (Mme Necker). « Une belle femme sans bonté est une fleur sans parfum » (L.-J. Larcher). « L'adversité peut tout chasser d'une âme excepté la bonté » (V. Hugo).

Les Romains appelaient « bona dea », la bonne déesse certaines divinités, entre autres Vénus, favorables aux femmes et à leur fécondité.

Bon s'emploie généralement comme adjectif : un homme bon, une bonne terre. Substantivement, on dit le bon pour la bonté, comme on dit le beau pour la beauté. « Le bon n'est que le beau mis en action » (J.-J. Rousseau). « Que le bon soit toujours camarade du beau, dès demain je chercherai femme » (La Fontaine).

Nous renvoyons aux différents dictionnaires pour les emplois nombreux et divers des mots bon et bonté. Le « Larousse », en particulier, en donne une énumération très complète.

Il est à remarquer que la plupart des ouvrages encyclopédiques ne renferment aucune étude de la bonté ou ne s'occupent que des usages de ce mot. Dans la Grande Encyclopédie, c'est à l'article bien qu'il en est parlé. Nous estimons qu'il y a lieu d'insister davantage, d'autant plus que le bien ne serait qu'une entité sans la bonté qui le produit. En latin, « bonum », le bien moral, signifie « ce qui est bon », « Ils sont assez beaux s'ils sont bons, car beau est qui bien fait » (Goldsmith). « Si un homme bon est doué de talent, il travaillera toujours pour le bien du monde » (Goethe). « Celui-là est bon qui fait le bien aux autres ; s'il souffre pour le bien qu'il fait, il est très bon » (La Bruyère).

La bonté est la première et la plus belle des qualités de la vie et des êtres, parce qu'elle met le bien en action. Victor Hugo a dit qu'elle est « la seule chose devant laquelle on doive s'agenouiller ». Elle est à la base de la vie naturelle comme de la vie en société. Sans sa prédominance sur toutes les formes contradictoires et perpétuellement en lutte de l'existence des êtres, le monde n'existerait plus, ainsi que l'ont démontré Kropotkine, dans l' « Entraide », et Élisée Reclus, dans ce monument de foi humaine intitulé l' « Homme et la Terre ». Reprenant les théories de Darwin, ils ont fait voir qu'elles avaient été mal interprétées pour justifier la férocité du « struggle for life », comme ont été déformées les idées de Nietzsche pour servir aux abus de prétendus « surhommes » mégalomanes assoiffés de puissance. Ce qui domine dans toute la nature, et que la continuité de la vie affirme irréfutablement, ce n'est pas « la lutte pour l'existence », c'est « l'accord pour l'existence », c'est l'entraide qui s'inspire de la solidarité, forme collective de la bonté. C'est cette bonté qui fait l'optimisme de tous ceux qui gardent, malgré les plus lamentables expériences et les plus décevantes constatations, leur espoir dans la vie et ne cessent de lutter pour elle et pour l'avenir, pour eux et pour les autres. C'est la bonté qui rend vaillants tous ceux qui ont la volonté d'une humanité meilleure, et les pousse dans l'action jusqu'au sacrifice de leurs intérêts les plus chers et parfois même de leur vie. Sans cette volonté optimiste, cette foi dans la bonté de la vie, pourquoi vivre, lutter, souffrir ? Ne serait-il pas mieux de s'abîmer immédiatement dans le néant, si on ne porte aucun espoir extraterrestre ? Ne le serait-il pas encore plus d'écourter le voyage, si on croit que la terre n'est « qu'une vallée de larmes » qu'on traverse pour aller au ciel ? Ceux qui sont certains qu'une divinité tutélaire les accueillera un jour à sa droite sont illogiques en restant attachés à la vie. Ils prétendent remplir un « devoir » par cet attachement. Ce devoir, qui n'a jamais été démontré bien sérieusement, ne fait que donner le change à cet espoir instinctif, naturel, qui persiste au fond d'eux­ mêmes, d'une vie terrestre moins difficile pour eux ou pour ceux à qui ils se sont « dévoués ». Le « Pater » que les chrétiens font monter vers Dieu, ne dit pas : « Enlevez-nous de la terre pour aller vers vous » ; il dit : « Donnez-nous chaque jour notre pain quotidien », le pain qui nous fait vivre en corps et en esprit et nous permet de ne pas mourir. « Plutôt souffrir que mourir est la devise des hommes », a dit La Fontaine, parce que les hommes trouvent la vie bonne malgré leurs souffrances et leurs espoirs célestes.

Le dictionnaire Bescherelle donne cette définition morale de la bonté : « Attribut des êtres animés ou inanimés, elle indique l'utilité dont ils peuvent être pour les autres objets ou êtres de la création. » Nous ajoutons : La bonté est dans toute la nature, créée ou non, dans tout ce qui contribue à entretenir la vie, à la rendre meilleure. Pour tous les êtres « animés ou inanimés », elle n'est que dans la nature, malgré les théories des imposteurs qui mènent le monde et se servent d'elle pour mal le mener.

Bescherelle distingue d'abord la bonté essentielle, celle des êtres et des choses en eux-mêmes, dans « les attributs qui les constituent tels qu'ils sont ». C'est ainsi qu'un être ou une chose, même malfaisants pour les autres, sont « bons » en ce qu'ils possèdent tout ce qui est convenable à leur nature. On dit : « Cet arsenic est bon ou mauvais », selon qu'il est propre ou impropre à produire les effets de sa nature, et Bescherelle ajoute : « Dieu, après avoir créé les tigres et les serpents, dut voir, comme après avoir fait la lumière, qu'ils étaient bons ». Créés ou non par Dieu, les tigres et les serpents possèdent incontestablement cette bonté essentielle propre à chaque être, qui est tout à fait indépendante des rapports des êtres entre eux et de ce qui peut être bon ou mauvais à chacun dans ces rapports. L'arsenic sera bon ou mauvais à l'homme suivant l'usage qu'il en fera. Si l'homme rencontre un tigre ou un serpent, l'aventure sera mauvaise pour l'homme s'il se trouve sans défense ; elle sera mauvaise pour le tigre ou le serpent si l'homme, portant un fusil et étant bon tireur, tue le tigre ou le serpent. Bescherelle appelle fort exactement bonté relative celle qui découle de la bonté essentielle, tout en étant exclusive d'elle, et « qui consiste dans l'ordre, l'arrangement, les rapports, la symétrie que les choses et les êtres ont les uns avec les autres. » Mais il est moins exact lorsqu'il distingue ensuite la bonté animale qu'il définit ainsi : « Une économie dans les passions que toute créature sensible et bien constituée reçoit de la nature. » Il la voit dans « l'heureuse conformation de l'individu, la belle proportion de ses membres, aussi bien que dans certaines qualités instinctives », et il cite comme exemples : « Un bon chien de chasse », « un bon cheval de selle », « un bon soldat ». Nous voyons mal, en rapprochant la définition et les exemples, ce que l'auteur appelle la bonté animale et ce qui la distingue des précédentes. Par la définition, cette bonté rentre dans le cadre de la bonté essentielle ; par les exemples qui établissent des rapports avec d'autres êtres, elle se trouve dans l'ordre de la bonté relative.

La distinction de la bonté animale ne nous paraît donc pas justifiée. Elle l'est d'autant moins qu'à notre avis, toute distinction entre une bonté animale et une bonté humaine ne peut être que fausse et conventionnelle. Aussi, nous séparons-nous complètement de Bescherelle lorsqu'il traite de la bonté proprement dite, c'est-à-dire de cette « qualité morale qui porte à faire, du bien, à être doux, facile, indulgent » dans les rapports des êtres entre eux. Il appelle bonté raisonnée « la qualité propre à l'homme qui consiste dans les rapports de mœurs avec l'ordre essentiel, éternel, immuable, règle et modèle de toutes les acceptions réfléchies. » Cette bonté, dit-il, se confond avec la vertu. En même temps, il constate, toujours chez l'homme seulement, « une autre bonté qui tient moins de l'intelligence, qui part du cœur, et qui le porte à secourir son semblable, à le défendre, à lui pardonner. » Il définit ensuite les différentes nuances de cette bonté humaine qui vient soit de la raison, soit du cœur et qu'on appelle suivant les cas : humanité, philanthropie, charité, générosité, clémence, magnanimité, bonhomie, faiblesse. Enfin, il termine ainsi : « Plutarque a dit de la bonté qu'elle a plus d'étendue que la justice et que, ainsi que la reconnaissance, elle s'étend souvent jusque sur les animaux. Et nous pouvons dire que, quel que soit le caractère de cette vertu, elle est celle qui rapproche le plus l'homme de son créateur, et qu'en même temps qu'elle contribue au bonheur de tout ce qui nous entoure, elle trouve sa récompense en elle même. »

Bescherelle, qui croit que Dieu a créé les tigres, les serpents et l'homme, voit dans la bonté ce qui rapproche le plus l'homme de ce créateur. Mais pourquoi réserve-t-il ce rapprochement à l'homme et pourquoi les tigres et les serpents, qui sont, au yeux de Dieu, aussi « bons » que l'homme, n'en auraient-ils pas aussi la faculté ? C'est que Bescherelle, lorsqu'il est arrivé aux rapports des êtres entre eux, ne s'est pas placé au point de vue de l'observation de la nature ; il a adopté la façon de voir de l'homme, de certains hommes, et avec elle la thèse conventionnelle des faiseurs de systèmes et particulièrement des sophistiqueurs religieux. Or, ne pas constater que les animaux sont bons non seulement en eux-mêmes, mais qu'ils possèdent la bonté raisonnée et la bonté du cœur au moins autant que l'homme, c'est partager l'aveuglement ou la mauvaise foi d'un Malebranche qui, niant la sensibilité animale, donnait un coup de pied dans le ventre de sa chienne et disait à Fontenelle, malgré les cris poussés par sa victime : « Ne savez-vous pas bien que cela ne sent pas ? »

Notre temps, malgré toutes ses prétentions rationalistes et ses affirmations de sincérité scientifique, subit toujours l'envoûtement du dogmatisme religieux dans le dessein de rabaisser la vie naturelle et d'exalter chez l'homme ses prétendus rapports avec la divinité. On n'a que trop bien réussi à faire mépriser par la bêtise humaine tout ce qui n'était pas, l'homme et à lui faire exercer, en vertu d'une souveraineté fallacieuse qu'il aurait reçue de Dieu et sous le nom de bonté, la plus sauvage dictature et la plus épouvantable terreur sur toute la nature. Aussi, n'est-il pas de pire imposture que la bonté qui « rapproche l'homme de son créateur », et pas d'hypocrisie plus monstrueuse que cette hiérarchie vertueuse qui établit des degrés dans la bonté et se couronne de ce qu'on appelle la charité chrétienne.

Lorsqu'il entendait des hommes parlant de l'âme des bêtes avec cette suffisance bouffonne qui les fait pontifier à propos de ce qu'ils ignorent, Voltaire disait : « Écoutez d'autres bêtes raisonnant sur les bêtes ». Les bêtes raisonnant sur les bêtes avaient commencé par refuser une âme à la femme que les théologiens méprisaient en l'appelant « vas informus ». Quand elles voulurent bien lui en donner une, sans quoi elles auraient dû en priver la « Vierge Marie » elle-même et toutes les « saintes » de leur calendrier, elles continuèrent à la refuser aux animaux. La philosophie cartésienne, qui domine toujours notre prétendue liberté d'esprit et de conscience, ne voulut voir en eux que de pures machines sans aucune sensibilité, et aujourd'hui encore, l'opinion de nombreux savants encroûtés dans des théories qui favorisent leur égoïsme et mettent leur sénilité en quiétude, comme la croyance moutonnière et générale du « vulgum pecus », est que les animaux ne sont, par rapport aux hommes, que des « frères inférieurs ». Or, la véritable science a démontré que les animaux sont pour le moins aussi sociables que les hommes et que, dans tous les domaines : physiologie et psychologie, intelligence et expérience, morale et sentiment, « l'homme est resté et restera sans doute la bête la moins bien partagée du globe terrestre » parce que « sa perfectibilité est, en réalité, très faible ». (Dr Ph. Maréchal. Supériorité des animaux sur l'homme). Dieu doit être médiocrement flatté de la prétention qu'ont les hommes d'être faits à son image.

Dans le domaine de la morale officielle, non seulement on ne reconnaît pas la bonté chez les animaux, mais on a établi toute une hiérarchie de la bonté humaine. Les hommes « vertueux » des gouvernements et des académies, soucieux de ne jamais mêler les torchons et les serviettes, comme on dit vulgairement, lui ont donné toutes ces formes d'hypocrisie qui font comprendre ce mot de Machiavel : « Tout le mal de ce monde vient de ce qu'on n'est pas assez bon ou pas assez pervers », la bonté et la perversité ne se distinguant plus l'une de l'autre. La bonté d'un chef d'État s'appelle clémence ou magnanimité, même lorsqu'il ne pardonne aux autres que ses propres crimes. Celle du commun des hommes est seulement de la générosité et celle du naïf, considérée en riant, n'est que de la bonhomie. On appellera bienveillance celle du patron qui voudra bien ne pas laisser sans aucune ressource le vieux serviteur qu'il aura congédié, et si celui-ci n'a pas cette bonté passive qui se nomme résignation et qui est l'adhésion aux pires déchéances, s'il ne se déclare pas satisfait de l'os qu'on lui donnera à ronger et réclame tout un pot-au-feu, on le taxera d'ingratitude. Celui qui, après avoir raflé des millions en spéculant sur la misère publique, donne cent mille francs pour les pauvres, est un philanthrope, un bienfaiteur, tel ce M. de Montyon qui, depuis sa mort, récompense académiquement la vertu après l'avoir, de son vivant, exploitée sans vergogne comme propriétaire. L'humanité consistera en particulier dans le perfectionnement des engins de mort. On a ainsi la guillotine et la guerre humanitaires parce qu'elles tuent le plus grand nombre de gens dans le moins de temps possible. La guerre de 1914, qui a tué plus d'hommes que toutes les guerres du XIXe siècle réunies, est appelée la « Guerre du Droit et de la civilisation supérieure ». Mais le sommet de cette hiérarchie, ce qui en est la plus grande gloire, c'est la charité qui mêle le divin à l'humain et par laquelle le ciel et la terre se passent la rhubarbe et le sené. C'est grâce à cette forme « supérieure » de la bonté et plus particulièrement à la charité chrétienne, que, depuis bientôt deux mille ans, les « moralistes », les « gens vertueux », sauvent les âmes en tuant les corps. C'est au nom de la charité chrétienne qu'on a détruit les monuments et tué les hommes du paganisme : Saint Augustin faisait appel aux Vandales pour fonder la Cité de Dieu. Bien qu'il devait déplorer la dévastation de Rome par Alaric, Saint Jérôme disait : « La véritable pitié, c'est d'être impitoyable ! » C'est au nom de la même charité que Charlemagne s'est livré à ces massacres qui en ont fait un si grand empereur, qu'on a vu Ies croisades, l'extermination des indigènes d'Amérique, les bûchers de l'Inquisition qui faisait brûler les gens « pour les punir aussi charitablement que possible et sans effusion de sang » (E. Reclus), les dragonnades et toutes les expéditions coloniales où le prêtre a montré la route au soldat. « Tuez ! Tuez ! Dieu reconnaîtra les siens ! » disait le saint homme qui dirigeait la Croisade des Albigeois. Cette reconnaissance devait sans doute permettre la réalisation de cette promesse de Thomas d'Aquin : « Bien heureux seront les saints puisqu'ils auront la joie de voir les souffrances des damnés. » C'est ainsi que les théologiens comprenaient le sacrifie du Fils de Dieu qui était mort pour le salut de tous les hommes. C'est par la torture et la mort lentement donnée qu'on suivait son commandement : « Aimez-vous les uns les autres », car si la « bonté » des « humanitaires » laïques, qui ne comprennent rien aux choses du ciel. veut la mort rapide, celle des charitables chrétiens la veut très tourmentée pour que l'âme gagne mieux le ciel. C'est encore au nom de la charité chrétienne que, de nos jours, on continue à prêcher librement, dans l'État laïque, le « massacre des hérétiques », comme le faisait le père Janvier à Notre-Dame, le 25 mars 1912, et qu'à la suite de la dernière guerre gréco-turque, en 1921, un nommé Vassilios, évêque de Nicée, déclarait : « L'armée grecque a été beaucoup trop douce dans la répression. Moi qui ne suis pas un militaire, mais un ecclésiastique, j'aurais voulu qu'on exterminât tous les Turcs sans en laisser un seul. » Quelle bonne âme, et combien digne de parler au nom de Dieu !... Mais ces gens charitables, qui se disent chrétiens, et qui ont perfectionné la barbarie, ne s'exercent pas seulement dans l'assassinat ; ils pratiquent aussi le pillage et l'accaparement des richesses, toujours « ad majorem dei gloriam ». Dès qu'ils sont entrés en lutte contre le paganisme, les gens d'église ont commencé à piller. Par une longue continuité d'efforts, ils n'ont pas cessé, à travers les siècles, pour arriver à leur exploit contemporain le plus éclatant, les pillages de la guerre de Chine, en 1900, sous la haute direction de l'évêque Favier. Steinlen a composé sur ce sujet, et sur la bonté de ce qu'on appelle « la civilisation » en général, le plus beau des numéros de « L'Assiette au Beurre » (numéro 47, 26 février 1902. « La Vision de Hugo ». La charité chrétienne supprima l'esclavage antique, disent triomphalement ses thuriféraires. Oui, mais elle le laissa remplacer par le servage non moins odieux qui livra à l'Église les hommes et les biens comme mainmortables. Le communisme primitif n'avait pas duré longtemps dans l'Église, car, dès le commencement du IVe siècle, elle possédait des biens-fonds considérables sur lesquels une première confiscation était opérée par Dioclétien et Maximien. Saint Jérôme écrivait en ce temps-là à Eustochie : « Quand vous les voyez (les gens d'église) aborder d'un air doux et sanctifié les riches veuves qu'ils rencontrent, vous croiriez que leur main ne s'étend que pour leur donner des bénédictions ; mais c'est, au contraire, pour recevoir le prix de leur hypocrisie. » Au moyen-âge, la cupidité des gens d'église fut flétrie par les prédicateurs populaires, les Maillard, les Menet, et un abbé Trithème dénonça leurs mœurs dans une harangue en latin que Voltaire a traduite ainsi :


Ils se moquent du ciel et de la Providence ;

Ils aiment mieux Bacchus et la mère d'amour ;

Ce sont leurs deux grands saints pour la nuit et le jour.

Des pauvres, à prix d'or, ils vendent la substance.

Ils s'abreuvent dans l'or ; l'or est sur leurs lambris ;

L'or est sur leurs catins qu'on paie au plus haut prix ;

Et, passant mollement de leur lit à la table,

Ils ne craignent ni lois, ni rois, ni dieu, ni diable.


Malgré d'autres confiscations, les biens d'Église n'en atteignirent pas moins une valeur de plus de quatre milliards, en France, en 1789. (Voir dans la « Grande Encyclopédie », l'article important de L. Pasquier sur les biens du clergé et nationaux). Si on compare à ces richesses de l'Église l'état où étaient tenus ses serfs, bêtes humaines qui n'avaient à manger que de l'herbe et dont la misère stupéfiait les étrangers, on voit ce que valait sa charité. Fénelon, lui-même, en disait ceci : « Tout se réduit à fermer les yeux et à ouvrir la main, pour prendre toujours. » Aujourd'hui, si on considère le sort de ceux qui sont encore réduits à vivre de la charité de l'Église, on voit qu'elle est toujours aussi qualifiée pour enseigner le désintéressement que pour prêcher la bonté. On pourrait, par exemple, demander aux Chinois ce qu'ils pensent de cette charité. Après avoir montré les ruines accumulées chez eux par les guerriers internationaux au service d'un Favier et de ses compères, ils pourraient conduire leurs visiteurs dans ces filatures de Shanghai où les Européens charitables font travailler des enfants de cinq ans, jour et nuit, pendant douze heures consécutives. (L'Œuvre, 18 juin 1925). Plus que jamais, les pharisiens ferment les yeux et ouvrent la main pour prendre toujours.

Voilà par quelles sottises, par quelles aberrations et par quels crimes se manifeste la « bonté » conventlonnelle, officielle, d'une humanité qui prétend être supérieure à l'animalité et qui a divinisé ses turpitudes.

La vraie bonté est dans la nature et elle est propre à tous les êtres qui ne s'inspirent que de la nature. « La nature n'est pas belle dans toutes ses manifestations ; ses intentions sont toujours bonnes » (Gœthe). Lorsqu'elle agit, lorsqu'elle se manifeste socialement, la bonté n'a qu'un nom où elle est tout entière ; elle s'appelle la solidarité. La solidarité est le grand acte de foi de tous les êtres dans la vie. Elle les rend moralement égaux. Elle ignore l'hypocrisie de la hiérarchie vertueuse et de la charité. Elle ne traite pas avec Dieu, ou avec toute autre puissance, à la façon des usuriers et elle ne dit pas, avec la joie d'avoir donné un œuf pour recevoir un bœuf : « Qui donne aux hommes prête à Dieu. » Elle respecte la dignité de chacun. Elle a d'autant plus d'égards pour celui qui a besoin d'elle qu'il est plus malheureux. Avec elle, l'obligé est celui qui donne, car elle lui fournit l'occasion d'exercer la bonté de son cœur autrement que par des bavardages. Cette solidarité s'exerce d'autant plus noblement qu'elle vient d'individus qui n'en font aucun tapage et la pratiquent tout naturellement. C'est celle des animaux et des hommes primitifs. Quand l'homme est devenu « civilisé », il s'est mis à étaler d'autant plus bruyamment ses vertus qu'il les perdait davantage. Les animaux n'ont jamais eu besoin de l'enseignement des prêtres pour pratiquer cette bonté raisonnée et du cœur dont ils donnent de si multiples exemples, et pour fournir les modèles d'une haute sociabilité qui ne ménage pas son assistance aux éclopés, aux infirmes, et qui va jusqu'au pardon des offenses. Les Européens ont constaté chez tous les peuples primitifs qu'ils ont plus ou moins exterminés ces qualités que Kolben a observées chez les Hottentots : « Leur parole est sacrée. Ils ne connaissent rien de la corruption et des artifices trompeurs de l'Europe. Ils vivent dans une grande tranquillité et ne sont que rarement en guerre avec leurs voisins. Ils sont toute bonté et bonne volonté les uns envers les autres. » Chez tous les primitifs, le premier principe de la vie sociale est le « chacun pour tous ». Les Esquimaux vivent en communisme. Dall a rapporté que chez eux, « quand un homme est devenu riche, il convoque tous les gens de son clan à une grande fête, et, après que tous ont bien mangé, il leur distribue toute sa fortune. » Le missionnaire russe Veniaminoff, qui a vécu longtemps chez les Aléoutes, a vanté l'élévation de leur moralité. Durant un siècle entier, un seul meurtre y avait été commis dans une population de 60.000 habitants, et, parmi 18.000 Aléoutes, aucune violation de droit commun n'avait été relatée depuis quarante ans. Bock a dit des Dayaks : « Le brigandage et le vol sont tout à fait inconnus parmi eux. Je les ai trouvés généralement honnêtes, bons et réservés... et même beaucoup plus qu'aucune autre nation que je connaisse. » Les témoignages de ce genre abondent sur les peuples primitifs, malgré la constatation du Dr Rinck, que « l'homme blanc, qu'il soit missionnaire ou commerçant, a l'opinion dogmatique bien arrêtée que le plus vulgaire Européen est supérieur à l'indigène le plus distingué. » Cette opinion de l'homme blanc généralise devant certaines mœurs indigènes, comme l'infanticide ou l'abandon des vieillards pratiqués lorsqu'il y a pénurie de nourriture pour la collectivité, qui choquent les sentiments des Européens ; mais, comme dit Kropotkine, « si ces mêmes Européens avaient à dire à un sauvage que des gens, extrêmement aimables, aimant tendrement leurs enfants, si impressionnables qu'ils pleurent lorsqu'ils voient une infortune simulée sur la scène, vivent en Europe à quelques pas de taudis où des enfants meurent littéralement de faim, le sauvage à son tour ne les comprendrait pas. » (Voir l' « Entraide parmi les sauvages »). Le sauvage ne comprendrait pas davantage si on lui disait que dans les villes qui regorgent de produits et où l'on fait un gaspillage insensé de richesses, des vieillards errent sans abri et meurent dans les rues de « misère physiologique », suivant l'euphémisme inventé par l'hypocrisie sociale pour ne pas dire qu'ils meurent de faim. Les peuples primitifs chez qui on a constaté le moins de bonté sont ceux qui avaient une religion et qui obéissaient à de prétendus représentants d'une divinité. Les religions ont, les premières, légalisé le meurtre individuel et collectif ; elles en ont fait un droit par les sacrifices sanglants qu'elles exigeaient sous prétexte d'apaiser la colère des dieux. Elles ont développé le cannibalisme, si elles ne l'ont pas fait naître, et la communion dans laquelle les chrétiens reçoivent symboliquement le corps de Jésus Christ sous les espèces du pain et du vin, ou de l'hostie, a son origine dans les sacrifices humains et le cannibalisme. Les formes les plus révoltantes du cannibalisme ont été observées chez les populations du Mexique et des îles Fidji qui étaient parmi les primitifs les plus superstitieux et les plus livrés aux excitations des sorciers « messagers du ciel. » Chez les peuples appelés « civilisés », les guerres les plus nombreuses et les plus atroces ont été les guerres de religions.

Il y a d'autant plus lieu d'insister comme nous le faisons au sujet de la charité et des mœurs des primitifs, que les religions prétendent avoir inventé la vertu et en particulier la bonté qui est la plus belle des vertus. Chacune d'elles veut en avoir le monopole pour en tenir boutique le plus avantageusement possible. C'est ainsi que l'abbé de la Bleterie a écrit dans sa Vie de l'Empereur Julien ceci : « Il n'appartient qu'à la véritable religion de produire de véritables vertus. Il n'en faut point chercher chez ceux qui l'ignorent ; beaucoup moins dans ceux qui l'ont abandonnée. » Bien entendu, la véritable religion était celle de cet abbé. Elles sont deux ou trois mille dans le monde qui prétendent à cette prééminence. Nous ne chercherons pas quelle est la meilleure, sachant qu'elles sont toutes malfaisantes, mais nous sommes obligés de voir particulièrement, parce qu'elles s'exercent autour de nous, la malfaisance des différentes sectes dites chrétiennes dont les principes fondamentaux, « tu ne tueras pas » et « aimez-vous les uns les autres », sont interprétés avec tant de cynisme par leurs représentants respectifs pour justifier les guerres, les spoliations et tous les attentats à la liberté et à la vie humaines. Dans le Nouveau Larousse illustré, on lit que « l'antiquité gréco-romaine a ignoré l'amour du prochain... Les étrangers, les barbares, c'est-à-dire la plus grande partie du genre humain, étaient considérés comme des ennemis. C'est Jésus Christ qui a créé la confraternité humaine ; il a révélé en Dieu un père dont nous sommes les enfants. Aux yeux du chrétien, le prochain, c'est tout homme, sans distinction aucune, et sans exception. » Nous avons vu plus haut comment, au nom du christianisme, on a pratiqué l'amour du prochain depuis 1900 ans. Ajoutons cet exemple qui répond particulièrement au Nouveau Larousse illustré. II est tiré du catéchisme des écoles congréganistes françaises d'Orient, à l'usage des petits musulmans :

«  Les hommes sont-ils nos frères ?

« Tous les chrétiens sont nos frères.

«  Les Turcs sont-ils nos frères ?

« ―Non, parce qu'ils ne sont pas chrétiens. »

La véritable bonté, comme la véritable vertu, n'est l'apanage d'aucune secte. La fraternité humaine a été enseignée par Socrate et par Confucius bien avant que Jésus vint au monde. Elle a été pratiquée bien avant d'être enseignée. Les laboureurs de l'Italie antique qui priaient les dieux de faire venir le grain « pour eux et pour leurs voisins », (Michelet), ignoraient le christianisme. De même les barbares normands dont le droit coutumier commandait d'agir selon un esprit de douceur et des principes d'équité. II disait : « entre voisins, la vache et l'écuelle à lait sont communes », et aussi « que la vache soit traite pour vous et pour celui qui a besoin de lait. » Les habitants de l'Altaï disent encore aujourd'hui : « Quand tu vas mourir, ne jette pas ton pain ; quand tu quittes un champ, commence par le semer », (E. Reclus). Et au nom du christianisme on va « civiliser » ces « sauvages » à coups de canon !...

C'est par les actes et non par des phrases, si haut placés que soient leurs auteurs, que la véritable bonté se manifeste. « II n'est pas de bon mot qui vaille un bon office », a dit C. Delavigne. Silvestre de Sacy constatait que « les moralistes sont bons à lire et le sont rarement à voir. » Aristote disait : « On devient vertueux non pas en apprenant ou en formulant des définitions de la vertu, mais en accomplissant des actes de vertu, de même qu'on devient joueur de cithare en en jouant et non en expliquant comment la cithare est faite. » II y a plus de bonté dans le geste du malheureux qui partage son unique morceau de pain avec un autre malheureux qu'il n'y en a dans tous les sermons et dans toutes les prières de la terre. Les êtres sont bons naturellement ; ils croient à la bonté des autres et ne sont pas en garde contre la duplicité. C'est ce qui fait leur faiblesse devant les audacieux qui les violentent et les fourbes qui les abusent. Il n'est guère d'animal qu'on ne puisse domestiquer en usant avec lui de bons procédés. Seuls ne sont pas domesticables ceux, comme les grands fauves, qui vivent isolés, étrangers à cette sociabilité si développée chez presque tous les animaux. Encore, faudrait-il savoir les raisons de cette insociabilité. Elle ne fut peut-être pas de tout temps, pas plus que celle des tigres humains, autrement dangereux que ceux de la brousse, dont l'individualisme féroce terrorise l'humanité. L'homme est bon naturellement. C'est par une aberration inconcevable qu'il en est arrivé, contre sa nature, à constituer un état social basé sur l'iniquité. « L'homme est bon, les hommes sont méchants », a dit J.-J. Rousseau dont on a raillé les théories à ce sujet. Mais ce qui démontre leur exactitude ce sont les conditions dans lesquelles s'est organisée et se continue l'exploitation de l'homme par l'homme. Si elle n'avait d'autre moyen que la force, comment les quelques mille ploutocrates capitalistes qui règnent sur Je monde pourraient-ils tenir sous le joug des millions de prolétaires ? Comment cent mille soldats anglais arriveraient-ils à imposer l'ordre britannique à deux cents millions d'hindous ? Cet état de choses n'a pu s'organiser et ne peut subsister que parce que les hommes abusés dans leur bonté ont cru et croient encore aux bonnes intentions de leurs exploiteurs. C'est parce qu'ils étaient bons qu'ils ont eu la faiblesse de tendre la joue gauche après avoir été frappés sur la droite. C'est parce qu'ils étaient capables de cette bonté que leurs exploiteurs religieux l'ont formulée en dogme. Le gendarme moral, le prêtre, plus que le gendarme avec un grand sabre, a établi et maintient cette exploitation. Lorsqu'elle a été menacée de crouler sous les coups de la raison, le politicien est arrivé à la rescousse, promettant pour tout de suite, le temps de s'installer au gouvernement, ce que le prêtre ne promettait que dans le ciel. « Il faut une religion pour le peuple », disent les prêtres et les politiciens, ses exploiteurs n'en ont pas besoin, ils ont fait leur paradis sur la terre, et comme le soporifique des prêtres commençait à ne plus produire d'effet, les politiciens ont fabriqué la religion laïque aussi « endormitive », aurait dit Molière, que l'autre.

Quoi qu'il en soit, même si l'homme ne possédait pas naturellement la bonté, il aurait pour lui suppléer la raison. Or, la raison, formée par l'observation et la réflexion, l'oblige à conclure sans réfutation possible que la vie ne peut exister sans la bonté et qu'elle est indispensable à son véritable bien. La même raison lui fait voir que la véritable bonté n'est pas dans le pharisaïsme des prêtres et des politiciens, pas davantage dans la faiblesse résignée de leurs victimes. La bonté qui devient de la résignation se fait la complice de l'arbitraire et l'encourage au lieu de le désarmer. Qu'est-ce donc que la véritable bonté ? C'est celle qui ne se sépare pas de la justice, qui réclame l'équité. « L'équité et la bonté sont les deux piliers de l'équilibre moral », a dit Élisée Reclus. Elles sont les deux principes auxquels la société devra se soumettre si elle ne veut pas s'effondrer définitivement dans sa pourriture. Et l'homme vraiment bon est celui qui, possédant cet équilibre moral, transforme sa bonté en révolte contre ceux qui violent la justice. Tous les êtres véritablement bons ont été des révoltés. Une Louise Michel, qui n'attendait rien des cieux, a été autrement grande dans l'exercice de la bonté qu'un St-Vincent de Paul ; elle ne se bornait pas à secourir les misérables, elle voulait qu'il n'y ait plus de misérable. Sa vie fut l'apostolat de la bonté en révolte pour la justice. J.-J. Rousseau a dit : « Soyons bons premièrement et puis nous serons heureux ». Soyons bons premièrement, oui, pour donner l'exemple, et pratiquons cette bonté qui est « le don gratuit de soi-même » (Lacordaire), mais nous ne serons heureux, et les autres ne seront heureux avec nous, que si nous refusons de pratiquer la bonté en faveur de l'injustice. Certes, il ne peut être de plus grand bonheur que de faire le don complet de soi-même, d'ouvrir largement son cœur et de donner ses forces dans des élans généreux ; mais dans une société où ce don et ces élans sont considérés comme du « poirisme », suivant le mot des plus distingués représentants de « l'élite » actuelle, la véritable bonté est de les réfréner pour ne les distribuer qu'à bon escient. « Tout homme bon, envahi par l'amour, doit mettre sa force, même sa force physique, au service de la bonté ; la défense personnelle et la défense collective sont légitimes et la théorie de la résignation me parait anti-humaine », (E. Reclus). Jésus, s'il avait réellement le pouvoir de ne pas se laisser crucifier, ne fut pas bon en ne résistant pas à ses bourreaux. Il fut lâche, et il a voué l'humanité au malheur en lui léguant la doctrine de la non résistance au mal. L'état social, bâti sur l'iniquité, rabaisse, flétrit, exploite, souille tout ce qu'il y a de grand, de noble, de généreux, de pur. Il bâillonne la vérité, bafoue la justice, ridiculise la beauté et oblige la bonté à se contraindre pour ne pas aggraver l'exploitation humaine. Ne jetons pas les perles de la bonté aux pourceaux de l'iniquité ; réservons les pour le diadème qui couronnera une vie devenue vraie, bonne et belle pour tous. La bonté ne sera possible, et nous ne devons la vouloir, qu'avec la justice, dans une société qui obligera les hommes à ne plus faire aux autres ce qu'ils ne veulent pas qu'il leur soit fait.

Édouard ROTHEN.