Accueil


BOURSE DU TRAVAIL

La Bourse du Travail est un organisme ouvrier qui groupe dans son sein tous les Syndicats d’une même localité et coordonne leur action sociale. Elle a pour but, dans le cadre actuel, d’unifier les revendications des travailleurs des diverses professions et de tenter de les faire aboutir ; d’étudier et de propager l’action du syndicalisme dans les centres industriels et agricoles ; de réunir les éléments statistiques de la production-, des salaires, des besoins, d’opérer le placement gratuit des travailleurs des deux sexes ; de leur permettre de se rendre d’une localité à une autre par le versement du secours de route (Viaticum).

Historique. Pour étudier sérieusement l’histoire des Bourses du Travail, il est nécessaire de remonter assez loin en arrière, d’examiner le mouvement ouvrier français à la suite de la guerre de 1870-71.

Comme chacun sait, la 1ère Internationale fut, pour des raisons multiples, dont quelques-unes, pour ne pas dire toutes, se retrouveront en 1914, impuissante à arrêter le déclenchement de la guerre franco-allemande. La séparation du Conseil général de l’Internationale, la dispersion de ses membres, eurent une profonde répercussion sur le mouvement ouvrier de tous les pays.

En France, le mouvement syndical se trouve, après la guerre, complètement démantelé. Il surgit cependant à nouveau dès 1872. A cette époque, se constitua le Cercle de l’Union ouvrière, qui avait pour but de relier solidairement les syndicats ouvriers et de faire contrepoids à l’Union nationale du Commerce et de l’Industrie, organisation patronale qui s’était, elle aussi, reformée aussitôt après la guerre. Barberet fut l’initiateur de ce Cercle de l’Union ouvrière.

Quoiqu’il se gardât bien de formuler des buts et moyens révolutionnaires, bien qu’il s’appliquât, au contraire, à mettre en évidence son action d’entente entre le patronat et le salariat, il n’en fut pas moins déclaré hors la loi et dissout en 1873. Malgré cette dissolution, il continua son action, en l’accentuant du fait de la persécution dont il était l’objet, et on rapporte qu’en 1875, il comptait 135 syndicats, dont un grand nombre étaient importants.

Après le Congrès de Bologne et le départ pour Philadelphie de la délégation ouvrière, il fut proposé de réunir à Paris, les travailleurs de Paris et de province afin de mettre debout un programme socialiste commun. Cette proposition souleva l’enthousiasme des travailleurs. Le Congrès se tint à Paris, le 2 octobre 1876, Salle des Ecoles, rue d’Arras. Y participèrent :Chausse, Chabert, Isidore Finance, V. Delahaye, Simon, Soëns, Barberet, Narcisse Paillot, Aimé Lamy, Jeltesse. La majeure partie était composée de coopérateurs et de mutualistes. On y remarquait cependant quelques collectivistes et anarchistes.

Le caractère du rapport d’ouverture suffira à montrer l’esprit qui animait les congressistes. Il disait « Ce que nous voulons, c’est faire que l’ouvrier laborieux ne manque jamais d’ouvrage, c’est que le prix du travail soit véritablement rémunérateur, c’est que l’ouvrier ait le moyen de s’assurer contre le chômage, la maladie et la vieillesse... Nous avons voulu également, ajoutaient les rapporteurs, avec le Congrès, montrer à nos gouvernants, à nos classes dirigeantes qui se disputent et se battent pour s’emparer du gouvernement et s’y maintenir, qu’il y a dans le pays une fraction énorme de la population qui souffre, qui a besoin de réformes et dont on ne s’occupe pas assez.
 

 » Nous avons voulu que le Congrès fût exclusivement ouvrier et chacun a compris de suite nos raisons. Il ne faut pas l’oublier : tous les systèmes, toutes les utopies qu’on a reprochés aux travailleurs ne sont jamais venus d’eux ; tous émanaient des bourgeois bien intentionnés sans doute, mais qui allaient chercher les remèdes à nos maux dans des idées et des élucubrations, au lieu de prendre conseil de nos besoins et de la réalité. Si nous n’avions pas décidé, comme mesure indispensable, qu’il fallait être ouvrier pour parler et voter dans le Congrès, nous aurions vu la répétition de ce qui s’est passé à une autre époque, c’est-à-dire des faiseurs de systèmes bourgeois qui seraient venus gêner nos débats et leur imposer un caractère que nous avons toujours repoussé. Il faut qu’on sache bien que l’intention des travailleurs n’est pas de vouloir améliorer leur sort en dépouillant les autres. Ils veulent que les économistes qui ne se préoccupent que des produits et pour lesquels l’homme n’est rien, considèrent également l’homme en même temps que le produit ; ils attendent de la nouvelle Science économique toutes les améliorations qui consistent dans la solution de la question sociale. »

A côté de bonne choses incontestables, que d’inexactitudes renferme ce document qui montre bien que le Cercle de l’Union ouvrière cherchait sa voie. Sa défiance envers la 1ère Internationale y éclate également et si on ne peut dire que les 360 délégués étaient unanimement de cet avis, on n’en reste pas moins confondu lorsqu’on apprend que des hommes commeVarlin, de Paëpe, Emile Aubry, Albert Richard, Dupont, furent placés par le Congrès sur le même pied d’égalité que des politiciens comme Louis Blanc, alors qu’ils avaient professé et répandu les doctrines de l’Internationale.

Celle-ci n’en marqua pas moins fortement le Congrès de son empreinte. Sur la première question, le Congrès préconisa l’application du principe : A travail égal, salaire égal. Il recommanda la formation de syndicats féminins et demanda la réduction légale du travail d 8 heures sans diminution de salaires.

Il se dressa, par contre, contre la coopération dont il déclara l’action utopique et dangereuse. Il s’éleva contre les sociétés de secours mutuels qui ne donnent aucun moyen d’amener l’extinction du salariat, proclama-t-il. Il ajouta que ces sociétés sanctionnaient l’existence du salariat, et que ce qui devrait absorber ses pensées et ses actions, c’est d’ouvrir un débouché, en vue de notre émancipation économique. Il demanda enfin l’institution de caisses de retraites soustraites à la tutelle de l’État. J’avoue que toutes ces choses, malgré quelques graves erreurs d’appréciations, me trouvent moins sévère à l’égard de ce Congrès que ne se montra Fernand Pelloutier, dans son Histoire des Bourses du Travail.

Le Congrès eut encore à se prononcer sur un projet de loi déposé par Lockroy qui avait pour but de réglementer très sévèrement le fonctionnement des Chambres syndicales et de leur imposer des formalités draconiennes. Non seulement le Congrès n’accepta pas ce projet, mais il en demanda le retrait à l’Assemblée Nationale.

Aussitôt la fin du Congrès, une Commission de 62 membres fut nommée par les syndicats parisiens pour solutionner la question des Chambres syndicales. Elle se mit immédiatement à l’oeuvre et tenta de reconstituer le Cercle de l’Union syndicale ouvrière. Le gouvernement s’y opposa. Après avoir tenté d’opposer un texte au projet Lockroy, qui fut d’ailleurs repoussé par les Chambres, il fut décidé de rester dans le statu quo, c’est-à-dire de se tenir en marge de la loi. Il en fut ainsi jusqu’en 1878, au Congrès de Lyon où se tint un second Congrès ouvrier. Il eut une très grande importance. Déjà, la lutte était ouverte entre les socialistes révolutionnaires et les syndicalistes de cette époque. En relisant le discours prononcé parBallivet, des Mécaniciens de Lyon, on croirait presque que c’est hier que ces choses se passaient.

Je ne résiste pas su désir de rappeler ici la partie la plus importante de ce discours. Ballivet fut, lui-même, un précurseur de Pelloutier. Ecoutons-le ;

« Pour nous, la question doit être posée en ces termes : Y a-t-il avantage ou inconvénient à ce que le prolétariat se faste représenter dans nos assemblées législatives ? A cette question, nous répondons nettement : le prolétariat ne retirerait de cette représentation que des avantages illusoires, que des succès de pure apparence, et cette représentation entraînerait pour lui d’assez graves inconvénients. Parmi les socialistes qui se prononcent pour la représentation directe du prolétariat au Parlement..., les plus illusionnés espèrent arriver à conquérir légalement la majorité dans les assemblées politiques. Une fois la main au gouvernail, ils comptent faire fonctionner au profit des ouvriers, tout ce mécanisme gouvernemental qui, jusqu’à ce jour, a fonctionné constamment contre eux. Quelques-uns ont des espérances plus modestes. Ils aspirent seulement à faire pénétrer dans les assemblées une minorité assez forte de députés ouvriers pour arracher à la majorité bourgeoise une amélioration matérielle dans la situation du travailleur, tantôt de nouveaux droits politiques qui lui permettent de poursuivre l’œuvre de son émancipation avec plus de chance de succès. Les plus expérimentés, les socialistes allemands, par exemple, ne croient plus à la conquête du pouvoir par voie électorale.
 

 » En admettant cette tactique (la candidature ouvrière), ils ont en vue seulement un but de propagande et d’organisation. Nous allons réfuter, les uns après les autres, les arguments de ces diverses catégories de partisans de la représentation directe du prolétariat au Parlement. Est-ce en France que l’on peut se bercer de cette illusion folle : la bourgeoisie assister les bras croisés, dans le plus grand respect de la légalité, à son expropriation légale. Le jour où les travailleurs feront mine de toucher à ses privilèges économiques, il n’y aura pas de loi qu’elle ne viole, de suffrage qu’elle ne fausse, de prisons qu’elle n’ouvre, de proscription qu’elle n’organise, de fusillades qu’elle ne prépare.

 » L’espoir que forment d’autres socialistes de faire pénétrer dans les assemblées législatives une minorité de députés ouvriers assez forte pour arracher à la majorité quelques concessions, est aussi illusoire : Cette minorité, par cela même qu’elle est minorité, ne pourra rien par elle-même. Elle sera naturellement entraînée à contracter des alliances avec les fractions bourgeoises du Parlement. Certaines réformes politiques, direz-vous cependant, telles que la liberté de réunion et la liberté d’association, peuvent hâter notre émancipation, et si les députés que nous envoyons au Parlement n’obtenaient que ces deux réformes, il vaudrait déjà la peine de les y avoir envoyés. Mais y a-t-il vraiment nécessité d’envoyer des nôtres pour obtenir ces libertés ? La bourgeoisie républicaine n’a-t-elle pas autant d’intérêt à nous les donner que nous en avons à les demander ? Ce qui est une arme dans ses mains devient entre les nôtres un instrument inutile (dès cette époque Ballivet avait déjà pressenti l’oeuvre de Waldeck Rousseau). Liberté de la presse. Mais que nous importe à nous, d’avoir le droit de faire une chose si nous n’en n’avons pas les moyens. Liberté d’association ! Pour entendre les débiteurs de belles phrases que la Bourgeoisie nous envoie. Liberté d’association ! Associez la misère à la misère ; total : misère. Ces libertés-là, citoyens, seront les conséquences et non la cause de notre émancipation.
 

 » Ceux-là qui, parmi les socialistes connaissent assez la bourgeoisie pour savoir qu’on ne lui arrachera aucune réforme par la voie légale, mettent en avant a ce raisonnement : La participation des ouvriers aux élections nous permet un excellent moyen de propagande.

 » Eh bien ! Nous prétendons que la représentation directe ne fournit pas aux ouvriers un bon moyen de propagande et que, si elle les conduit à la formation d’un parti nombreux, elle les conduit à un parti sans organisation et sans force réelle. Quand on parle de propagande, il faut se demander ordinairement deux choses : d’abord quels sont les principes qu’on veut propager, ensuite si le moyen choisi est très efficace pour cela. Ne savons-nous pas que, la cause véritable de notre misère est l’accumulation, dans quelques mains, de toute la richesse sociale..., et ne vouIons-nous pas mettre fin à cet état de choses en remplaçant le mode individuel d’appropriation par le“ mode collectif ? Ne savons-nous pas, en outre, que ce qui maintient cette injustice économique c’est l’organisation politique centralisée, autrement dit l’État, et ne devons-nous pas être anti-autoritaires et anti-étatistes ?

 » Les deux principes qu’il faut donc propager sont les principes de la propriété collective et celui de la négation de l’État. Eh bien ! pendant une période électorale, on ne souffle pas un mot de tout cela. Il faut avant tout faire passer son candidat, Aussi, que voit-on dans les programmes électoraux ? la boursouflure de la forme et le peu de radicalisme du fond.

 » Mais, dira-t-on, une fois élu, le député ouvrier développera son programme dans le retentissement de la tribune française et, tiré à plusieurs mille par tous les journaux, ce programme sera profondément répandu. Nouvelle erreur ! Quand un député ouvrier paraîtra à la tribune, il y sera accueilli par des huées, des interruptions et la musique des couteaux à papier. Les journaux, dites-vous, reproduiront sa harangue ? Oui, tous les journaux de la bourgeoisie la falsifieront, en feront circuler la caricature ; seuls, les journaux socialistes, s’il en existe, inséreront le discours tel quel, et alors ce discours d’un député, dont l’élection a coûté des milliers de francs aux pauvres bourses ouvrières, jouera ni plus ni moins le rôle d’un article ordinaire que l’on eût pu rédiger et imprimer à bien meilleur compte et sans tant de fracas.

 » J’admets, qu’en montrant le moins possible de rouge dans notre programme, nous arrivions, en France comme en Allemagne, à constituer un parti nombreux ; le jour où nous deviendrons dangereux aux yeux de la bourgeoisie, ce jour de l’intervention brutale, violente, illégale de la bourgeoisie, ce parti nombreux sera-t-il aussi un parti fort, capable de résister ?

Eh bien ! Non, disons-le franchement. Quand un instrument a été fabriqué pour une besogne, il ne faut pas lui en demander une autre. Ce parti, constitué en vue de l’action électorale, n’aura que des rouages électoraux, ses soldats seront des électeurs, ses chefs des avocats. Il pourra sortir de son sein des héros, des martyrs, des Baudin qui sauront mourir pour ce droit ; mais ce parti, armée toute pacifique“ et légale, n’aura pas l’organisation qu’il lui faut pour résister aux violences des armées de coups d’État » .

Ce discours, qui contient tant de griefs d’aujourd’hui contre l’électoralisme, le pouvoir politique, l’État, le rôle des Partis, fit une telle impression sur le Congrès que les leaders syndicaux prirent peur et interdirent la répétition de telles paroles.

La résolution que Ballivet présenta, en accord avec Dupire, fut rejetée, mais la route était tracée vers l’autonomie et l’indépendance du mouvement syndical, la naissance de la Fédération des Bourses datent de ce jour-là où Ballivet assigna au syndicalisme sa vraie mission sociale.

L’année suivante, en 1879 ; le Congrès des Syndicats se tint à Marseille. Ce Congrès fut marqué par une forte offensive socialiste, du reste frappée de stupeur en relisant le programme qui fut révisé à cette occasion par Jules Guesde et Paul Lafargue. Il n’y est question que de l’égalité. En outre ; les adeptes n’avaient nulle action à effectuer pour aboutir. Ils n’avaient qu’à attendre tout de leurs députés. Il n’en est d’ailleurs guère autrement aujourd’hui. Il fallait, disait Guesde, organiser, le Prolétariat en parti politique distinct et conquérir la majorité du Parlement. Vieille rengaine de quarante-huit ! En attendant, quelques « lois sociales », le gouvernement réduisit à néant l’action du Parti socialiste auquel, d’ailleurs, les ouvriers n’adhérèrent pas.

Pendant ce temps, les diverses fractions socialistes se divisaient jusqu’à l’émiettement et c’est condamnées à l’impuissance qu’elles tinrent le Congrès de Saint-Étienne, en 1882.

Les syndicalistes socialistes, qui avaient divorcé avec les Pouvoirs publics, en 1876, rompirent avec les syndicats légalistes et « barbaristes ».

C’est alors que se dessine la deuxième phase de l’évolution du syndicat socialiste. Un programme nettement ouvrier fut élaboré sur le principe de l’opposition des classes.

En 1886, les syndicats sentirent le besoin de se fédérer pour se développer et agir avec succès. Pourtant, en dépit d’affirmations déjà anciennes, la Fédération des Syndicats fut, à ses débuts, une machine de guerre entre les mains du Parti ouvrier français. Son programme, son action s’en ressentirent et bientôt il apparut que les dirigeants de la Fédération voulaient .surtout faire entrer dans le « Parti » l’armée réellement ouvrière.

Les attributions de la Fédération ne furent pas précisées. Les trois Commissions qui la composaient propagande, publication d`un bulletin mensuel, statistique, ne firent aucun travail utile. La Fédération des Syndicats en groupes corporatifs français fut impuissante à créer des relations locales ou régionales entre ses syndicats. Elle resta sans moyens devant une tâche gigantesque. Les Congrès n’introduisirent aucun progrès dans l’ordre de l’organisation sociale de combat ; organisés dans la même ville, à la même date que les Congrès du Parti, ils n’avaient pour but, menés par les mêmes leaders, que de donner du lustre à ceux du Parti.

La Fédération était donc vouée à un échec rapide, à une dissolution certaine.

Deux circonstances hâtèrent sa fin : la naissance de la Bourse du Travail de Paris, la constitution de la Fédération des Bourses du Travail de France ; la résolution d’action directe et de grève générale du Congrès de Tours (4 septembre 1892).

En effet, l’année même que se constitua la Fédération des Syndicats, la Bourse du Travail de Paris naissait, le 5 novembre 1886, sur la proposition de Mesureur.

Bientôt, d’autres Bourses surgirent à : Béziers, Montpellier, Cette, Lyon, Marseille, Saint-Étienne, Nîmes, Toulouse, Bordeaux, Toulon, Cholet.

Cette formation des Bourses du Travail eut immédiatement pour résultat de nouer entre les organisations ouvrières de solides et permanentes relations, de leur permettre de s’entendre, par une éducation mutuelle dont l’absence avait jusqu’alors été l’insurmontable obstacle à leur développement et à leur efficacité, Grâce à la Bourse, les syndicats pouvaient s’unir, d’abord par professions similaires pour la garde et la défense de leurs intérêts professionnels, comparer avec les ressources particulières de leur industrie, la durée leur labeur, le taux de leur salaire (et si cette durée était excessive et ce taux dérisoire), rechercher la valeur de leur .force productrice ; ils pouvaient, en outre, se fédérer sans distinction de métiers pour dégager les données générales du problème économique, étudier le mécanisme des échanges, bref, chercher dans le système social actuel les éléments d’un système nouveau et, en même temps, éviter les efforts incohérents faits jusqu’à ce jour.

Outre le service fondamental du placement ouvriers, toutes ces Bourses possédaient bibliothèques cours professionnels, conférences économiques, scientifiques, techniques.

C’était, en moins de six ans, une véritable révolution qui s’était opérée. Une tâche énorme que ne soupçonnait même pas la Fédération dis Syndicats, avait été accomplie.

L’idée de fédérer les Bourses du Travail devait inévitablement germer, et le Congrès de Saint-Étienne, le 7 février 1892, décida la constitution de la Fédération des Bourses du Travail de France, sur la proposition de la Bourse de Paris.

Il existait, à partir de cet instant, deux organisation corporatives centrales : l’une, la Fédération des Syndicats sans programme bien défini, sans organisation fédérative réelle, machine politique d’un parti, vouée pour toutes raisons à l’impuissance et à l’échec ; l’autre, la Fédération des Bourses du Travail de France possédait, au contraire, tous les éléments du succès. Outre qu’elle se composait d’unions locales vivantes, elle répondait à un besoin réel. Elle joignait à l’attrait de la nouveauté, l’avantage d’intéresser directement à l’administration et au développement des syndicats tous les syndiqués, de les obliger et de les aider à étudier les grandes questions économiques.

Rapidement les Bourses du Travail édifièrent sur le terrain économique un admirable système. En se communiquant entre elles les résultats obtenus, elles firent naître l’émulation et bientôt, profitant de l’inertie et de l’incapacité de la Fédération des Syndicats, à réaliser son programme économique par le jeu de l’action parlementaire, les associations ouvrières groupées dans la Fédération des Bourses cherchèrent sans trêve un moyen d’action qui, pourvu d’un caractère nettement économique, mit surtout en oeuvre l’énergie ouvrière. Ce moyen fut soumis au Congrès de la Fédération des Syndicats en septembre 1892, à Marseille, par le citoyen Aristide Briand qui commenta le projet de résolution adopté à Tours quelques jours avant, sur la proposition de Fernand Pelloutier. (Voir à ce sujet l’Histoire des Bourses du Travail, pages 116 et 117.)

L’idée de la grève générale comme moyen révolutionnaire était lancée. Malgré le magnifique exposé de Briand, le Congrès de Marseille, loin d’adopter la résolution de Tours, la repoussa, marquant ainsi publiquement et définitivement son désaccord avec les Syndicats. C’était, accentué, le divorce du Parti et des Syndicats. Il osa déclarer que la grève générale était une utopie et s’en tint à son vieux programme de collaboration et d’action parlementaire.

Malgré cette excommunication ex-cathedra, .la grève générale fit son chemin et en 1893, elle fut acclamée su Congrès tenu à Paris, après les incidents qui marquèrent la fermeture de la Bourse du Travail de Paris.

C’était un grave échec pour le Parti ouvrier qui décida de tenir son Congrès de 1894, à Nantes, avant le Congrès des Bourses. Malgré les efforts de Guesde, Lafargue, Delcluze, Salembier, Jean Coulet, Raymond Lavigne, les politiques furent durement défaits. Ce fut la fin de la Fédération des Syndicats.

La Fédération des Bourses restait la seule organisation vraiment vivante. Elle donna naissance à la C.G.T. en 1895, à Limoges.

Les Congrès de Nîmes (1895), Tours (1896), Toulouse (1897), Rennes (1898), Paris (1900), marquèrent le mouvement ascendant des Bourses du Travail et lorsque la fusion se fit en 1902 à Montpellier, il n’y avait plus, en fait qu’une seule organisation. Le Congrès de Paris comptait 57 Bourses et 1065 Syndicats. C’est assez dire l’importance de ce mouvement purement économique, après 14 années d’existence seulement.
 
 

* * *



Origine des Bourses du Travail. Politiquement, dit Pelloutier, les Bourses du Travail datent d’un siècle. C’est-à-dire du jour (2 mars 1790), où un rapport (devenu introuvable), de M. de Corcelles, en agita le projet devant la Constituante, au moment même où Le Chapelier proscrivait les corporations mais mettait, en fait, les syndicats, qu’il sentait venir déjà, hors la loi.

Ce projet fut enterré par le département des Travaux publics.

Il ne revoit le jour qu’en 1845, c’est-à-dire 55 ans après. M. de Molinari, rédacteur en chef du Journal des Économistes, conçut l’idée d’une Bourse ouvrière. Il la définit dans son célèbre ouvrage les Bourses du Travail (1 vol. in-18). Pour la réaliser, il se mit en rapport avec les associations populaires et les entrepreneurs publics parisiens.Il ne fut compris ni par les uns ni par les autres. Après 7 années d’efforts et un essai de publication d’un Bulletin de la Bourse du Travail, il dut abandonner ses efforts.

Pourtant, dans cette époque la question de la Bourse des Travailleurs fut agitée tant à l’Assemblée législative qu’au Conseil Municipal où M. Ducoux, alors Préfet de Police, soumit, en 1848, un projet très complet. Le 3 février 1857, le même M. Ducoux, devenu Représentant du Peuple, disait à l’Assemblée, par allusion à la Bourse des valeurs : « Que nos agioteurs se promènent dans un palais somptueux, peu m’importe, mais accordez-moi un modeste asile, un lieu de réunion pour les travailleurs. »

Langage subversif dans une telle bouche, et que ne tiendraient point ses successeurs d’aujourd’hui.

Il n’obtint pas satisfaction, bien qu’il eût à nouveau reposé la question le 12 août suivant.

Vingt-quatre années s’écoulèrent avant qu’il fût question de la Bourse du Travail au Conseil Municipal. C’est le 24 février 1875 qu’il fut de nouveau présenté un projet de construire deux salles : l’une rue de Flandre, l’autre avenue Laumière, « afin de pouvoir abriter les groupes d’ouvriers, qui se réunissent chaque matin pour l’embauche », disait ce projet.

Cet essai n’eut pas plus de succès que les précédents. Ce n’est qu’en 1886, le 5 novembre, que M. Mesureur déposa son rapport au Conseil Municipal de Paris, concluant à la création d’une Bourse du Travail à Paris. On trouvera rapport et statuts pages 126 et 127 de l’Histoire des Bourses du Travail.

Cette fois la cause fut gagnée et le 3 février 1887, le Conseil Municipal remettait solennellement aux Syndicats, l’immeuble de la rue Jean-Jacques Rousseau, auquel il ajoutait, en 1892, celui de la rue du Château-d’Eau.

Désormais l’immeuble existait. Il s’agissait d’en faire une œuvre syndicale, de la développer, de l’étendre au reste du pays. Ce fut le rôle du Congrès de Saint Etienne en 1892 et dès 1894, les Bourses du Travail repoussaient, sous quelque forme que ce soit, l’ingérence, dans leur administration, des autorités gouvernementales et communales. En juin 1895, la Fédération des Bourses comptait déjà 34 Bourses avec 606 Syndicats ; en 1896, 46 Bourses et 862 Syndicats ; en 1900, 57 Bourses et 1.065 Syndicats.

Cette, progression continue, l’affirmation d’indépendance formulée dès 1894, montrent mieux qu’on ne pourrait le faire aujourd’hui, la grande vitalité et le caractère de classe de ce mouvement économique de la classe ouvrière exerçant son action hors de toute tutelle politique. En 1901, le 30 juin, il y avait 74 Bourses et près de 1.200 Syndicats. C’était la forte ossature de la C. G. T. à la veille du Congrès de Montpellier (1902).
 
 

* * *



Comment se crée une Bourse du Travail. De toute évidence pour constituer une Bourse du Travail, il faut, au préalable, constituer des Syndicats. Lorsque plusieurs Syndicats existent dans une même ville, leur première tâche doit être d’établir entre eux des relations suivies pour coordonner leur action face à celle des Chambres patronales. La Bourse du Travail ouUnion locale des Syndicats, est l’organisme qui permet d’établir cette liaison indispensable. La constitution de la Bourse du Travail a pour but, dans la société actuelle, de former une « Association de résistance », capable de devenir à tout moment, une association d’organisation, de gestion et de répartition.

En ce moment, la Bourse du Travail a donc déjà deux tâches à remplir : lutte contre le patronat, préparation des organismes et des cadres de l’ordre social reposant sur le travailleur.

Dès qu’il y a plusieurs Syndicats dans une même localité ou dans les environs, il convient de provoquer une réunion de ces Syndicats, d’exposer à leurs représentants le rôle et l’utilité de la Bourse du Travail.

Aussitôt constitution de la Bourse, il faut, tout de suite, la doter d’un programme d’action immédiate : lutte pour augmentation des salaires, mesures à prendre contre le chômage, la vie chère, application des lois sociales, organiser un service de placement ouvrier.

Les services qui doivent être créés immédiatement sont : le Secrétariat, la Trésorerie, les archives, la bibliothèque, le placement, la tenue du registre de chômeurs par professions, la caisse de secours pour les ouvriers de passage, le service de l’enseignement professionnel, l’organisation de cours et conférences économiques.

Pour conserver son indépendance, il est préférable, si elle le peut, que la Bourse n’accepte pas de subvention communale ou départementale et qu’elle organise ses services dans un local lui appartenant. Si elle ne peut agir ainsi, si elle est obligée, en raison de la modicité de ses ressources, d’accepter une subvention, si elle s’abrite dans un local municipal, elle doit, dès le début affirmer son caractère d’indépendance vis-à-vis des pouvoirs départementaux et locaux et déclarer très nettement qu’elle se tiendra, et exclusivement, sur son terrain particulier de classe.
 
 

* * *



L’œuvre des Bourses du Travail. Les services créés par la Bourse du Travail peuvent se diviser en quatre classes : 1 ° le service de la Mutualité qui comprend le placement, les secours de chômage, le viaticum ou secours de route, les secours contre les accidents ; 2° le service de l’enseignement qui comprend la bibliothèque, l’office de renseignements, le musée social, les cours professionnels et ceux de l’enseignement général ; 3° le service de la propagande, qui comprend les études statistiques et économiques préparatoires, la création dés Syndicats industriels, agricoles, maritimes, des Sailors’ homes(maisons du marin), des sociétés coopératives, la demande de conseils de prud’hommes, etc. ; 4° le service de « résistance » qui s’occupe du mode d’organisation des grèves, des caisses de grève et de l’agitation contre les projets de loi inquiétants pour l’action économique.

Tous ces services divers exigent une somme d’aptitudes considérable et l’éducation rapidement poussée doit fournir aux Bourses les militants qui sont chargés de faire mouvoir les services.

Chaque service doit, autant que possible être divisé en Commissions ou Sous-Commissions qui spécialisent leur activité dans une branche générale et augmentent leurs connaissances générales par des conférences qui réunissent périodiquement toutes les Commissions par service d’abord et ensuite, ensemble, toutes les Commissions par un examen général de la situation de la Bourse, de son action, des difficultés économiques et sociales.

Peu à peu, les aspérités disparaissent et le fonctionnement s’assouplit, chaque service prend sa place et l’ensemble se meut avec régularité.
 
 

* * *



Le rôle d’avenir des Bourses du Travail. Organismes de propagande et d’action faisant œuvre de résistance et d’éducation dans la société actuelle, les Bourses du Travail, qui devront se multiplier rapidement en période révolutionnaire, sont appelées à former les bases de la société nouvelle. Elles seront, par destination, les organes de l’organisation du travail, de la répartition des matières premières et des produits fabriquées, de l’échange entre les localités voisines. C’est dans leur sein, par le canal des représentants directs et contrôlés des travailleurs de tous les métiers, de toutes les industries que s’élaboreront les conditions de la vie urbaine, que se traiteront toutes les questions relatives à l’habitation, aux œuvres sociales, à l’enseignement, à tous les degrés. C’est sous la direction générale de la Bourse du Travail que travailleront de façon harmonique les Syndicats ; de même que c’est sous le contrôle et l’impulsion de ceux-ci que se coordonnera l’organisation de la production par les conseils d’usine et les Comités d’ateliers.

La Bourses du Travail sera dont la véritable base de l’organisation sociale dans la localité. Elle est appelée à remplacer la commune d’aujourd’hui, sans que, par avance, on fixe comme limites de son action celles de cette commune.

Fédérées entre elles, elles formeront l’organisation souple et vivace qui doit remplacer, dans le cadre de la région industrielle agricole, le vieil édifice départemental qui ne répond à aucune nécessité économique.

L’association des Bourses du Travail par régions, celles des régions pour l’ensemble du pays, constitue tout l’appareil nécessaire au fonctionnement social. Dotées des prérogatives qui découlent de leur rôle, une telle organisation doit être en mesure de répondre à tous les besoins matériels et moraux des travailleurs.

En même temps qu’elle permettra le maximum d’initiative individuelle et d’expériences multiples qui feront franchir de nouveaux stades aux progrès, à l’évolution, découlant d’une émulation continue et non refrénée, la Bourse du Travail, coordonnera tous les efforts de tous et les fera converger vers un but unique.

Les confrontations des résultats obtenus par toutes les Bourses au cours des Conférences régionales ou des congrès nationaux, assurera la continuité des efforts sur le plan des réalisations nécessaires et du développement matériel et moral de la Société. Les essais techniques, les inventions, les applications infinies de la science limitées aux œuvres de la vie, non limitées dans les recherches et les expériences, permettront, sous l’égide des Bourses du Travail, d’accentuer le rythme de l’évolution et d’ouvrir tous les horizons à une civilisation nouvelle qui sera pacifiquement propagée dans le cadre le plus large de la liberté individuelle, n’ayant pour limite que la liberté de tous et la nécessité de satisfaire les besoins de chacun et de tous associés dans une même oeuvre de vie féconde et fraternelle.

Pierre Besnard