BOURSE
DU TRAVAIL
La Bourse du Travail est un organisme ouvrier qui groupe dans son sein
tous les Syndicats d’une même localité et coordonne leur action
sociale. Elle a pour but, dans le cadre actuel, d’unifier les
revendications des travailleurs des diverses professions et de tenter
de les faire aboutir ; d’étudier et de propager l’action du
syndicalisme dans les centres industriels et agricoles ; de réunir les
éléments statistiques de la production-, des salaires, des besoins,
d’opérer le placement gratuit des travailleurs des deux sexes ; de leur
permettre de se rendre d’une localité à une autre par le versement du
secours de route (Viaticum).
Historique. Pour étudier sérieusement l’histoire des Bourses du
Travail, il est nécessaire de remonter assez loin en arrière,
d’examiner le mouvement ouvrier français à la suite de la guerre de
1870-71.
Comme chacun sait, la 1ère Internationale fut, pour des raisons
multiples, dont quelques-unes, pour ne pas dire toutes, se retrouveront
en 1914, impuissante à arrêter le déclenchement de la guerre
franco-allemande. La séparation du Conseil général de l’Internationale,
la dispersion de ses membres, eurent une profonde répercussion sur le
mouvement ouvrier de tous les pays.
En France, le mouvement syndical se trouve, après la guerre,
complètement démantelé. Il surgit cependant à nouveau dès 1872. A cette
époque, se constitua le Cercle de l’Union ouvrière, qui avait pour but
de relier solidairement les syndicats ouvriers et de faire contrepoids
à l’Union nationale du Commerce et de l’Industrie, organisation
patronale qui s’était, elle aussi, reformée aussitôt après la guerre.
Barberet fut l’initiateur de ce Cercle de l’Union ouvrière.
Quoiqu’il se gardât bien de formuler des buts et moyens
révolutionnaires, bien qu’il s’appliquât, au contraire, à mettre en
évidence son action d’entente entre le patronat et le salariat, il n’en
fut pas moins déclaré hors la loi et dissout en 1873. Malgré cette
dissolution, il continua son action, en l’accentuant du fait de la
persécution dont il était l’objet, et on rapporte qu’en 1875, il
comptait 135 syndicats, dont un grand nombre étaient importants.
Après le Congrès de Bologne et le départ pour Philadelphie de la
délégation ouvrière, il fut proposé de réunir à Paris, les travailleurs
de Paris et de province afin de mettre debout un programme socialiste
commun. Cette proposition souleva l’enthousiasme des travailleurs. Le
Congrès se tint à Paris, le 2 octobre 1876, Salle des Ecoles, rue
d’Arras. Y participèrent :Chausse, Chabert, Isidore Finance, V.
Delahaye, Simon, Soëns, Barberet, Narcisse Paillot, Aimé Lamy,
Jeltesse. La majeure partie était composée de coopérateurs et de
mutualistes. On y remarquait cependant quelques collectivistes et
anarchistes.
Le caractère du rapport d’ouverture suffira à montrer l’esprit qui
animait les congressistes. Il disait « Ce que nous voulons, c’est faire
que l’ouvrier laborieux ne manque jamais d’ouvrage, c’est que le prix
du travail soit véritablement rémunérateur, c’est que l’ouvrier ait le
moyen de s’assurer contre le chômage, la maladie et la vieillesse...
Nous avons voulu également, ajoutaient les rapporteurs, avec le
Congrès, montrer à nos gouvernants, à nos classes dirigeantes qui se
disputent et se battent pour s’emparer du gouvernement et s’y
maintenir, qu’il y a dans le pays une fraction énorme de la population
qui souffre, qui a besoin de réformes et dont on ne s’occupe pas assez.
» Nous avons voulu que le Congrès fût exclusivement ouvrier
et chacun a compris de suite nos raisons. Il ne faut pas l’oublier :
tous les systèmes, toutes les utopies qu’on a reprochés aux
travailleurs ne sont jamais venus d’eux ; tous émanaient des bourgeois
bien intentionnés sans doute, mais qui allaient chercher les remèdes à
nos maux dans des idées et des élucubrations, au lieu de prendre
conseil de nos besoins et de la réalité. Si nous n’avions pas décidé,
comme mesure indispensable, qu’il fallait être ouvrier pour parler et
voter dans le Congrès, nous aurions vu la répétition de ce qui s’est
passé à une autre époque, c’est-à-dire des faiseurs de systèmes
bourgeois qui seraient venus gêner nos débats et leur imposer un
caractère que nous avons toujours repoussé. Il faut qu’on sache bien
que l’intention des travailleurs n’est pas de vouloir améliorer leur
sort en dépouillant les autres. Ils veulent que les économistes qui ne
se préoccupent que des produits et pour lesquels l’homme n’est rien,
considèrent également l’homme en même temps que le produit ; ils
attendent de la nouvelle Science économique toutes les améliorations
qui consistent dans la solution de la question sociale. »
A côté de bonne choses incontestables, que d’inexactitudes renferme ce
document qui montre bien que le Cercle de l’Union ouvrière cherchait sa
voie. Sa défiance envers la 1ère Internationale y éclate également et
si on ne peut dire que les 360 délégués étaient unanimement de cet
avis, on n’en reste pas moins confondu lorsqu’on apprend que des hommes
commeVarlin, de Paëpe, Emile Aubry, Albert Richard, Dupont, furent
placés par le Congrès sur le même pied d’égalité que des politiciens
comme Louis Blanc, alors qu’ils avaient professé et répandu les
doctrines de l’Internationale.
Celle-ci n’en marqua pas moins fortement le Congrès de son empreinte.
Sur la première question, le Congrès préconisa l’application du
principe : A travail égal, salaire égal. Il recommanda la formation de
syndicats féminins et demanda la réduction légale du travail d 8 heures
sans diminution de salaires.
Il se dressa, par contre, contre la coopération dont il déclara
l’action utopique et dangereuse. Il s’éleva contre les sociétés de
secours mutuels qui ne donnent aucun moyen d’amener l’extinction du
salariat, proclama-t-il. Il ajouta que ces sociétés sanctionnaient
l’existence du salariat, et que ce qui devrait absorber ses pensées et
ses actions, c’est d’ouvrir un débouché, en vue de notre émancipation
économique. Il demanda enfin l’institution de caisses de retraites
soustraites à la tutelle de l’État. J’avoue que toutes ces choses,
malgré quelques graves erreurs d’appréciations, me trouvent moins
sévère à l’égard de ce Congrès que ne se montra Fernand Pelloutier,
dans son Histoire des Bourses du Travail.
Le Congrès eut encore à se prononcer sur un projet de loi déposé par
Lockroy qui avait pour but de réglementer très sévèrement le
fonctionnement des Chambres syndicales et de leur imposer des
formalités draconiennes. Non seulement le Congrès n’accepta pas ce
projet, mais il en demanda le retrait à l’Assemblée Nationale.
Aussitôt la fin du Congrès, une Commission de 62 membres fut nommée par
les syndicats parisiens pour solutionner la question des Chambres
syndicales. Elle se mit immédiatement à l’oeuvre et tenta de
reconstituer le Cercle de l’Union syndicale ouvrière. Le gouvernement
s’y opposa. Après avoir tenté d’opposer un texte au projet Lockroy, qui
fut d’ailleurs repoussé par les Chambres, il fut décidé de rester dans
le statu quo, c’est-à-dire de se tenir en marge de la loi. Il en fut
ainsi jusqu’en 1878, au Congrès de Lyon où se tint un second Congrès
ouvrier. Il eut une très grande importance. Déjà, la lutte était
ouverte entre les socialistes révolutionnaires et les syndicalistes de
cette époque. En relisant le discours prononcé parBallivet, des
Mécaniciens de Lyon, on croirait presque que c’est hier que ces choses
se passaient.
Je ne résiste pas su désir de rappeler ici la partie la plus importante
de ce discours. Ballivet fut, lui-même, un précurseur de Pelloutier.
Ecoutons-le ;
« Pour nous, la question doit être posée en ces termes : Y a-t-il
avantage ou inconvénient à ce que le prolétariat se faste représenter
dans nos assemblées législatives ? A cette question, nous répondons
nettement : le prolétariat ne retirerait de cette représentation que
des avantages illusoires, que des succès de pure apparence, et cette
représentation entraînerait pour lui d’assez graves inconvénients.
Parmi les socialistes qui se prononcent pour la représentation directe
du prolétariat au Parlement..., les plus illusionnés espèrent arriver à
conquérir légalement la majorité dans les assemblées politiques. Une
fois la main au gouvernail, ils comptent faire fonctionner au profit
des ouvriers, tout ce mécanisme gouvernemental qui, jusqu’à ce jour, a
fonctionné constamment contre eux. Quelques-uns ont des espérances plus
modestes. Ils aspirent seulement à faire pénétrer dans les assemblées
une minorité assez forte de députés ouvriers pour arracher à la
majorité bourgeoise une amélioration matérielle dans la situation du
travailleur, tantôt de nouveaux droits politiques qui lui permettent de
poursuivre l’œuvre de son émancipation avec plus de chance de succès.
Les plus expérimentés, les socialistes allemands, par exemple, ne
croient plus à la conquête du pouvoir par voie électorale.
» En admettant cette tactique (la candidature ouvrière), ils
ont en vue seulement un but de propagande et d’organisation. Nous
allons réfuter, les uns après les autres, les arguments de ces diverses
catégories de partisans de la représentation directe du prolétariat au
Parlement. Est-ce en France que l’on peut se bercer de cette illusion
folle : la bourgeoisie assister les bras croisés, dans le plus grand
respect de la légalité, à son expropriation légale. Le jour où les
travailleurs feront mine de toucher à ses privilèges économiques, il
n’y aura pas de loi qu’elle ne viole, de suffrage qu’elle ne fausse, de
prisons qu’elle n’ouvre, de proscription qu’elle n’organise, de
fusillades qu’elle ne prépare.
» L’espoir que forment d’autres socialistes de faire pénétrer
dans les assemblées législatives une minorité de députés ouvriers assez
forte pour arracher à la majorité quelques concessions, est aussi
illusoire : Cette minorité, par cela même qu’elle est minorité, ne
pourra rien par elle-même. Elle sera naturellement entraînée à
contracter des alliances avec les fractions bourgeoises du Parlement.
Certaines réformes politiques, direz-vous cependant, telles que la
liberté de réunion et la liberté d’association, peuvent hâter notre
émancipation, et si les députés que nous envoyons au Parlement
n’obtenaient que ces deux réformes, il vaudrait déjà la peine de les y
avoir envoyés. Mais y a-t-il vraiment nécessité d’envoyer des nôtres
pour obtenir ces libertés ? La bourgeoisie républicaine n’a-t-elle pas
autant d’intérêt à nous les donner que nous en avons à les demander ?
Ce qui est une arme dans ses mains devient entre les nôtres un
instrument inutile (dès cette époque Ballivet avait déjà pressenti
l’oeuvre de Waldeck Rousseau). Liberté de la presse. Mais que nous
importe à nous, d’avoir le droit de faire une chose si nous n’en
n’avons pas les moyens. Liberté d’association ! Pour entendre les
débiteurs de belles phrases que la Bourgeoisie nous envoie. Liberté
d’association ! Associez la misère à la misère ; total : misère. Ces
libertés-là, citoyens, seront les conséquences et non la cause de notre
émancipation.
» Ceux-là qui, parmi les socialistes connaissent assez la
bourgeoisie pour savoir qu’on ne lui arrachera aucune réforme par la
voie légale, mettent en avant a ce raisonnement : La participation des
ouvriers aux élections nous permet un excellent moyen de propagande.
» Eh bien ! Nous prétendons que la représentation directe ne
fournit pas aux ouvriers un bon moyen de propagande et que, si elle les
conduit à la formation d’un parti nombreux, elle les conduit à un parti
sans organisation et sans force réelle. Quand on parle de propagande,
il faut se demander ordinairement deux choses : d’abord quels sont les
principes qu’on veut propager, ensuite si le moyen choisi est très
efficace pour cela. Ne savons-nous pas que, la cause véritable de notre
misère est l’accumulation, dans quelques mains, de toute la richesse
sociale..., et ne vouIons-nous pas mettre fin à cet état de choses en
remplaçant le mode individuel d’appropriation par le“ mode collectif ?
Ne savons-nous pas, en outre, que ce qui maintient cette injustice
économique c’est l’organisation politique centralisée, autrement dit
l’État, et ne devons-nous pas être anti-autoritaires et anti-étatistes ?
» Les deux principes qu’il faut donc propager sont les
principes de la propriété collective et celui de la négation de l’État.
Eh bien ! pendant une période électorale, on ne souffle pas un mot de
tout cela. Il faut avant tout faire passer son candidat, Aussi, que
voit-on dans les programmes électoraux ? la boursouflure de la forme et
le peu de radicalisme du fond.
» Mais, dira-t-on, une fois élu, le député ouvrier
développera son programme dans le retentissement de la tribune
française et, tiré à plusieurs mille par tous les journaux, ce
programme sera profondément répandu. Nouvelle erreur ! Quand un député
ouvrier paraîtra à la tribune, il y sera accueilli par des huées, des
interruptions et la musique des couteaux à papier. Les journaux,
dites-vous, reproduiront sa harangue ? Oui, tous les journaux de la
bourgeoisie la falsifieront, en feront circuler la caricature ; seuls,
les journaux socialistes, s’il en existe, inséreront le discours tel
quel, et alors ce discours d’un député, dont l’élection a coûté des
milliers de francs aux pauvres bourses ouvrières, jouera ni plus ni
moins le rôle d’un article ordinaire que l’on eût pu rédiger et
imprimer à bien meilleur compte et sans tant de fracas.
» J’admets, qu’en montrant le moins possible de rouge dans
notre programme, nous arrivions, en France comme en Allemagne, à
constituer un parti nombreux ; le jour où nous deviendrons dangereux
aux yeux de la bourgeoisie, ce jour de l’intervention brutale,
violente, illégale de la bourgeoisie, ce parti nombreux sera-t-il aussi
un parti fort, capable de résister ?
Eh bien ! Non, disons-le franchement. Quand un instrument a été
fabriqué pour une besogne, il ne faut pas lui en demander une autre. Ce
parti, constitué en vue de l’action électorale, n’aura que des rouages
électoraux, ses soldats seront des électeurs, ses chefs des avocats. Il
pourra sortir de son sein des héros, des martyrs, des Baudin qui
sauront mourir pour ce droit ; mais ce parti, armée toute pacifique“ et
légale, n’aura pas l’organisation qu’il lui faut pour résister aux
violences des armées de coups d’État » .
Ce discours, qui contient tant de griefs d’aujourd’hui contre
l’électoralisme, le pouvoir politique, l’État, le rôle des Partis, fit
une telle impression sur le Congrès que les leaders syndicaux prirent
peur et interdirent la répétition de telles paroles.
La résolution que Ballivet présenta, en accord avec Dupire, fut
rejetée, mais la route était tracée vers l’autonomie et l’indépendance
du mouvement syndical, la naissance de la Fédération des Bourses datent
de ce jour-là où Ballivet assigna au syndicalisme sa vraie mission
sociale.
L’année suivante, en 1879 ; le Congrès des Syndicats se tint à
Marseille. Ce Congrès fut marqué par une forte offensive socialiste, du
reste frappée de stupeur en relisant le programme qui fut révisé à
cette occasion par Jules Guesde et Paul Lafargue. Il n’y est question
que de l’égalité. En outre ; les adeptes n’avaient nulle action à
effectuer pour aboutir. Ils n’avaient qu’à attendre tout de leurs
députés. Il n’en est d’ailleurs guère autrement aujourd’hui. Il
fallait, disait Guesde, organiser, le Prolétariat en parti politique
distinct et conquérir la majorité du Parlement. Vieille rengaine de
quarante-huit ! En attendant, quelques « lois sociales », le
gouvernement réduisit à néant l’action du Parti socialiste auquel,
d’ailleurs, les ouvriers n’adhérèrent pas.
Pendant ce temps, les diverses fractions socialistes se divisaient
jusqu’à l’émiettement et c’est condamnées à l’impuissance qu’elles
tinrent le Congrès de Saint-Étienne, en 1882.
Les syndicalistes socialistes, qui avaient divorcé avec les Pouvoirs
publics, en 1876, rompirent avec les syndicats légalistes et «
barbaristes ».
C’est alors que se dessine la deuxième phase de l’évolution du syndicat
socialiste. Un programme nettement ouvrier fut élaboré sur le principe
de l’opposition des classes.
En 1886, les syndicats sentirent le besoin de se fédérer pour se
développer et agir avec succès. Pourtant, en dépit d’affirmations déjà
anciennes, la Fédération des Syndicats fut, à ses débuts, une machine
de guerre entre les mains du Parti ouvrier français. Son programme, son
action s’en ressentirent et bientôt il apparut que les dirigeants de la
Fédération voulaient .surtout faire entrer dans le « Parti » l’armée
réellement ouvrière.
Les attributions de la Fédération ne furent pas précisées. Les trois
Commissions qui la composaient propagande, publication d`un bulletin
mensuel, statistique, ne firent aucun travail utile. La Fédération des
Syndicats en groupes corporatifs français fut impuissante à créer des
relations locales ou régionales entre ses syndicats. Elle resta sans
moyens devant une tâche gigantesque. Les Congrès n’introduisirent aucun
progrès dans l’ordre de l’organisation sociale de combat ; organisés
dans la même ville, à la même date que les Congrès du Parti, ils
n’avaient pour but, menés par les mêmes leaders, que de donner du
lustre à ceux du Parti.
La Fédération était donc vouée à un échec rapide, à une dissolution
certaine.
Deux circonstances hâtèrent sa fin : la naissance de la Bourse du
Travail de Paris, la constitution de la Fédération des Bourses du
Travail de France ; la résolution d’action directe et de grève générale
du Congrès de Tours (4 septembre 1892).
En effet, l’année même que se constitua la Fédération des Syndicats, la
Bourse du Travail de Paris naissait, le 5 novembre 1886, sur la
proposition de Mesureur.
Bientôt, d’autres Bourses surgirent à : Béziers, Montpellier, Cette,
Lyon, Marseille, Saint-Étienne, Nîmes, Toulouse, Bordeaux, Toulon,
Cholet.
Cette formation des Bourses du Travail eut immédiatement pour résultat
de nouer entre les organisations ouvrières de solides et permanentes
relations, de leur permettre de s’entendre, par une éducation mutuelle
dont l’absence avait jusqu’alors été l’insurmontable obstacle à leur
développement et à leur efficacité, Grâce à la Bourse, les syndicats
pouvaient s’unir, d’abord par professions similaires pour la garde et
la défense de leurs intérêts professionnels, comparer avec les
ressources particulières de leur industrie, la durée leur labeur, le
taux de leur salaire (et si cette durée était excessive et ce taux
dérisoire), rechercher la valeur de leur .force productrice ; ils
pouvaient, en outre, se fédérer sans distinction de métiers pour
dégager les données générales du problème économique, étudier le
mécanisme des échanges, bref, chercher dans le système social actuel
les éléments d’un système nouveau et, en même temps, éviter les efforts
incohérents faits jusqu’à ce jour.
Outre le service fondamental du placement ouvriers, toutes ces Bourses
possédaient bibliothèques cours professionnels, conférences
économiques, scientifiques, techniques.
C’était, en moins de six ans, une véritable révolution qui s’était
opérée. Une tâche énorme que ne soupçonnait même pas la Fédération dis
Syndicats, avait été accomplie.
L’idée de fédérer les Bourses du Travail devait inévitablement germer,
et le Congrès de Saint-Étienne, le 7 février 1892, décida la
constitution de la Fédération des Bourses du Travail de France, sur la
proposition de la Bourse de Paris.
Il existait, à partir de cet instant, deux organisation corporatives
centrales : l’une, la Fédération des Syndicats sans programme bien
défini, sans organisation fédérative réelle, machine politique d’un
parti, vouée pour toutes raisons à l’impuissance et à l’échec ;
l’autre, la Fédération des Bourses du Travail de France possédait, au
contraire, tous les éléments du succès. Outre qu’elle se composait
d’unions locales vivantes, elle répondait à un besoin réel. Elle
joignait à l’attrait de la nouveauté, l’avantage d’intéresser
directement à l’administration et au développement des syndicats tous
les syndiqués, de les obliger et de les aider à étudier les grandes
questions économiques.
Rapidement les Bourses du Travail édifièrent sur le terrain économique
un admirable système. En se communiquant entre elles les résultats
obtenus, elles firent naître l’émulation et bientôt, profitant de
l’inertie et de l’incapacité de la Fédération des Syndicats, à réaliser
son programme économique par le jeu de l’action parlementaire, les
associations ouvrières groupées dans la Fédération des Bourses
cherchèrent sans trêve un moyen d’action qui, pourvu d’un caractère
nettement économique, mit surtout en oeuvre l’énergie ouvrière. Ce
moyen fut soumis au Congrès de la Fédération des Syndicats en septembre
1892, à Marseille, par le citoyen Aristide Briand qui commenta le
projet de résolution adopté à Tours quelques jours avant, sur la
proposition de Fernand Pelloutier. (Voir à ce sujet l’Histoire des
Bourses du Travail, pages 116 et 117.)
L’idée de la grève générale comme moyen révolutionnaire était lancée.
Malgré le magnifique exposé de Briand, le Congrès de Marseille, loin
d’adopter la résolution de Tours, la repoussa, marquant ainsi
publiquement et définitivement son désaccord avec les Syndicats.
C’était, accentué, le divorce du Parti et des Syndicats. Il osa
déclarer que la grève générale était une utopie et s’en tint à son
vieux programme de collaboration et d’action parlementaire.
Malgré cette excommunication ex-cathedra, .la grève générale fit son
chemin et en 1893, elle fut acclamée su Congrès tenu à Paris, après les
incidents qui marquèrent la fermeture de la Bourse du Travail de Paris.
C’était un grave échec pour le Parti ouvrier qui décida de tenir son
Congrès de 1894, à Nantes, avant le Congrès des Bourses. Malgré les
efforts de Guesde, Lafargue, Delcluze, Salembier, Jean Coulet, Raymond
Lavigne, les politiques furent durement défaits. Ce fut la fin de la
Fédération des Syndicats.
La Fédération des Bourses restait la seule organisation vraiment
vivante. Elle donna naissance à la C.G.T. en 1895, à Limoges.
Les Congrès de Nîmes (1895), Tours (1896), Toulouse (1897), Rennes
(1898), Paris (1900), marquèrent le mouvement ascendant des Bourses du
Travail et lorsque la fusion se fit en 1902 à Montpellier, il n’y avait
plus, en fait qu’une seule organisation. Le Congrès de Paris comptait
57 Bourses et 1065 Syndicats. C’est assez dire l’importance de ce
mouvement purement économique, après 14 années d’existence seulement.
* * *
Origine des Bourses du Travail. Politiquement, dit Pelloutier, les
Bourses du Travail datent d’un siècle. C’est-à-dire du jour (2 mars
1790), où un rapport (devenu introuvable), de M. de Corcelles, en agita
le projet devant la Constituante, au moment même où Le Chapelier
proscrivait les corporations mais mettait, en fait, les syndicats,
qu’il sentait venir déjà, hors la loi.
Ce projet fut enterré par le département des Travaux publics.
Il ne revoit le jour qu’en 1845, c’est-à-dire 55 ans après. M. de
Molinari, rédacteur en chef du Journal des Économistes, conçut l’idée
d’une Bourse ouvrière. Il la définit dans son célèbre ouvrage les
Bourses du Travail (1 vol. in-18). Pour la réaliser, il se mit en
rapport avec les associations populaires et les entrepreneurs publics
parisiens.Il ne fut compris ni par les uns ni par les autres. Après 7
années d’efforts et un essai de publication d’un Bulletin de la Bourse
du Travail, il dut abandonner ses efforts.
Pourtant, dans cette époque la question de la Bourse des Travailleurs
fut agitée tant à l’Assemblée législative qu’au Conseil Municipal où M.
Ducoux, alors Préfet de Police, soumit, en 1848, un projet très
complet. Le 3 février 1857, le même M. Ducoux, devenu Représentant du
Peuple, disait à l’Assemblée, par allusion à la Bourse des valeurs : «
Que nos agioteurs se promènent dans un palais somptueux, peu m’importe,
mais accordez-moi un modeste asile, un lieu de réunion pour les
travailleurs. »
Langage subversif dans une telle bouche, et que ne tiendraient point
ses successeurs d’aujourd’hui.
Il n’obtint pas satisfaction, bien qu’il eût à nouveau reposé la
question le 12 août suivant.
Vingt-quatre années s’écoulèrent avant qu’il fût question de la Bourse
du Travail au Conseil Municipal. C’est le 24 février 1875 qu’il fut de
nouveau présenté un projet de construire deux salles : l’une rue de
Flandre, l’autre avenue Laumière, « afin de pouvoir abriter les groupes
d’ouvriers, qui se réunissent chaque matin pour l’embauche », disait ce
projet.
Cet essai n’eut pas plus de succès que les précédents. Ce n’est qu’en
1886, le 5 novembre, que M. Mesureur déposa son rapport au Conseil
Municipal de Paris, concluant à la création d’une Bourse du Travail à
Paris. On trouvera rapport et statuts pages 126 et 127 de l’Histoire
des Bourses du Travail.
Cette fois la cause fut gagnée et le 3 février 1887, le Conseil
Municipal remettait solennellement aux Syndicats, l’immeuble de la rue
Jean-Jacques Rousseau, auquel il ajoutait, en 1892, celui de la rue du
Château-d’Eau.
Désormais l’immeuble existait. Il s’agissait d’en faire une œuvre
syndicale, de la développer, de l’étendre au reste du pays. Ce fut le
rôle du Congrès de Saint Etienne en 1892 et dès 1894, les Bourses du
Travail repoussaient, sous quelque forme que ce soit, l’ingérence, dans
leur administration, des autorités gouvernementales et communales. En
juin 1895, la Fédération des Bourses comptait déjà 34 Bourses avec 606
Syndicats ; en 1896, 46 Bourses et 862 Syndicats ; en 1900, 57 Bourses
et 1.065 Syndicats.
Cette, progression continue, l’affirmation d’indépendance formulée dès
1894, montrent mieux qu’on ne pourrait le faire aujourd’hui, la grande
vitalité et le caractère de classe de ce mouvement économique de la
classe ouvrière exerçant son action hors de toute tutelle politique. En
1901, le 30 juin, il y avait 74 Bourses et près de 1.200 Syndicats.
C’était la forte ossature de la C. G. T. à la veille du Congrès de
Montpellier (1902).
* * *
Comment se crée une Bourse du Travail. De toute évidence pour
constituer une Bourse du Travail, il faut, au préalable, constituer des
Syndicats. Lorsque plusieurs Syndicats existent dans une même ville,
leur première tâche doit être d’établir entre eux des relations suivies
pour coordonner leur action face à celle des Chambres patronales. La
Bourse du Travail ouUnion locale des Syndicats, est l’organisme qui
permet d’établir cette liaison indispensable. La constitution de la
Bourse du Travail a pour but, dans la société actuelle, de former une «
Association de résistance », capable de devenir à tout moment, une
association d’organisation, de gestion et de répartition.
En ce moment, la Bourse du Travail a donc déjà deux tâches à remplir :
lutte contre le patronat, préparation des organismes et des cadres de
l’ordre social reposant sur le travailleur.
Dès qu’il y a plusieurs Syndicats dans une même localité ou dans les
environs, il convient de provoquer une réunion de ces Syndicats,
d’exposer à leurs représentants le rôle et l’utilité de la Bourse du
Travail.
Aussitôt constitution de la Bourse, il faut, tout de suite, la doter
d’un programme d’action immédiate : lutte pour augmentation des
salaires, mesures à prendre contre le chômage, la vie chère,
application des lois sociales, organiser un service de placement
ouvrier.
Les services qui doivent être créés immédiatement sont : le
Secrétariat, la Trésorerie, les archives, la bibliothèque, le
placement, la tenue du registre de chômeurs par professions, la caisse
de secours pour les ouvriers de passage, le service de l’enseignement
professionnel, l’organisation de cours et conférences économiques.
Pour conserver son indépendance, il est préférable, si elle le peut,
que la Bourse n’accepte pas de subvention communale ou départementale
et qu’elle organise ses services dans un local lui appartenant. Si elle
ne peut agir ainsi, si elle est obligée, en raison de la modicité de
ses ressources, d’accepter une subvention, si elle s’abrite dans un
local municipal, elle doit, dès le début affirmer son caractère
d’indépendance vis-à-vis des pouvoirs départementaux et locaux et
déclarer très nettement qu’elle se tiendra, et exclusivement, sur son
terrain particulier de classe.
* * *
L’œuvre des Bourses du Travail. Les services créés par la Bourse du
Travail peuvent se diviser en quatre classes : 1 ° le service de la
Mutualité qui comprend le placement, les secours de chômage, le
viaticum ou secours de route, les secours contre les accidents ; 2° le
service de l’enseignement qui comprend la bibliothèque, l’office de
renseignements, le musée social, les cours professionnels et ceux de
l’enseignement général ; 3° le service de la propagande, qui comprend
les études statistiques et économiques préparatoires, la création dés
Syndicats industriels, agricoles, maritimes, des Sailors’ homes(maisons
du marin), des sociétés coopératives, la demande de conseils de
prud’hommes, etc. ; 4° le service de « résistance » qui s’occupe du
mode d’organisation des grèves, des caisses de grève et de l’agitation
contre les projets de loi inquiétants pour l’action économique.
Tous ces services divers exigent une somme d’aptitudes considérable et
l’éducation rapidement poussée doit fournir aux Bourses les militants
qui sont chargés de faire mouvoir les services.
Chaque service doit, autant que possible être divisé en Commissions ou
Sous-Commissions qui spécialisent leur activité dans une branche
générale et augmentent leurs connaissances générales par des
conférences qui réunissent périodiquement toutes les Commissions par
service d’abord et ensuite, ensemble, toutes les Commissions par un
examen général de la situation de la Bourse, de son action, des
difficultés économiques et sociales.
Peu à peu, les aspérités disparaissent et le fonctionnement
s’assouplit, chaque service prend sa place et l’ensemble se meut avec
régularité.
* * *
Le rôle d’avenir des Bourses du Travail. Organismes de propagande et
d’action faisant œuvre de résistance et d’éducation dans la société
actuelle, les Bourses du Travail, qui devront se multiplier rapidement
en période révolutionnaire, sont appelées à former les bases de la
société nouvelle. Elles seront, par destination, les organes de
l’organisation du travail, de la répartition des matières premières et
des produits fabriquées, de l’échange entre les localités voisines.
C’est dans leur sein, par le canal des représentants directs et
contrôlés des travailleurs de tous les métiers, de toutes les
industries que s’élaboreront les conditions de la vie urbaine, que se
traiteront toutes les questions relatives à l’habitation, aux œuvres
sociales, à l’enseignement, à tous les degrés. C’est sous la direction
générale de la Bourse du Travail que travailleront de façon harmonique
les Syndicats ; de même que c’est sous le contrôle et l’impulsion de
ceux-ci que se coordonnera l’organisation de la production par les
conseils d’usine et les Comités d’ateliers.
La Bourses du Travail sera dont la véritable base de l’organisation
sociale dans la localité. Elle est appelée à remplacer la commune
d’aujourd’hui, sans que, par avance, on fixe comme limites de son
action celles de cette commune.
Fédérées entre elles, elles formeront l’organisation souple et vivace
qui doit remplacer, dans le cadre de la région industrielle agricole,
le vieil édifice départemental qui ne répond à aucune nécessité
économique.
L’association des Bourses du Travail par régions, celles des régions
pour l’ensemble du pays, constitue tout l’appareil nécessaire au
fonctionnement social. Dotées des prérogatives qui découlent de leur
rôle, une telle organisation doit être en mesure de répondre à tous les
besoins matériels et moraux des travailleurs.
En même temps qu’elle permettra le maximum d’initiative individuelle et
d’expériences multiples qui feront franchir de nouveaux stades aux
progrès, à l’évolution, découlant d’une émulation continue et non
refrénée, la Bourse du Travail, coordonnera tous les efforts de tous et
les fera converger vers un but unique.
Les confrontations des résultats obtenus par toutes les Bourses au
cours des Conférences régionales ou des congrès nationaux, assurera la
continuité des efforts sur le plan des réalisations nécessaires et du
développement matériel et moral de la Société. Les essais techniques,
les inventions, les applications infinies de la science limitées aux
œuvres de la vie, non limitées dans les recherches et les expériences,
permettront, sous l’égide des Bourses du Travail, d’accentuer le rythme
de l’évolution et d’ouvrir tous les horizons à une civilisation
nouvelle qui sera pacifiquement propagée dans le cadre le plus large de
la liberté individuelle, n’ayant pour limite que la liberté de tous et
la nécessité de satisfaire les besoins de chacun et de tous associés
dans une même oeuvre de vie féconde et fraternelle.
Pierre Besnard