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CARTEL n. m.

Le Cartel est l’une des formes de concentration de l’industrie moderne. Le Cartel est d’origine allemande. Il suivit de près la formation des trusts américains. Il est légèrement différent de ceux-ci. Tandis que les trusts américains ont pour but de grouper les firmes de même industrie ou les exploitants de matière première de même nature pour la défense des intérêts mis en commun, les Cartels, selon la forme allemande, n’associent les fabricants que pour la vente par les soins d’un syndicat chargé d’établir les prix, de rechercher et de servir les clients, d’opérer la répartition des commandes entre les firmes syndiquées, tour en laissant autonomes les fabricants participants au Cartel.

Ces Cartels sont connus sous le nom de concentration en largeur.

Depuis la fin de la guerre, quoi qu’elle fût depuis longtemps en gestation dans l’esprit d’Hugo Stinnes, une nouvelle forme de Cartel a été réalisée. Il s’agit de la concentration en hauteur ou en profondeur.

Ce Cartel a pour but de réunir en une seule main toutes les industries qui concourent à l’exécution d’un même produit final, depuis les matières premières initiales : combustible, minerai, bois, etc., jusqu’à l’objet utilisable par le consommateur : locomotive, lampe électrique, machine agricole, etc...

Et comme, en général, il vient s’y ajouter encore la participation disciplinée de fournisseurs d’éléments divers entrant dans les transformations successives de la matière, on peut dire que cette forme (le Cartel est une concentration industrielle à trois dimensions. Ces Cartels perfectionnés sont appelés, en Allemagne, Konzerns.

Les premiers trusts furent ceux de l’acier et du pétrole constitués respectivement par Morgan et Rockefeller. Ils prirent naissance en Amérique en 1896 et 1907. Nous y reviendrons lorsque nous étudierons ce mot.

Les Cartels allemands datent de 1898-1900. Ceux de l’acier, du fer, du minerai, des constructions navales turent les premiers qui se constituèrent. Augustin Thyssen en fut l’initiateur. Stinnes fut d’ailleurs son élève et collaborateur. Thyssenet Krupp étaient les maîtres de l’acier et du fer et de toutes les fabrications qui découlaient de l’emploi de ces matières. Ballin, le grand maître des constructions navales, le Président du Conseil d’administration de la “Hambourg America“ s’était réservé cette branche spéciale.

Bien entendu, ces Cartels dépassent, en général, le cadre national et donnent naissance à des groupements internationaux plus connus sous le nom de : Consortiums.

Le Cartel de l’acier et du fer d’Allemagne avait, par exemple, comme associé, en France : Schneider ; en Belgique :Cockerill ; en Angleterre : Armstrong.

Ensemble, ils exploitaient les mines de l’Ouenza, en Algérie, et nombre d’autres gisements de minerai.

Ce n’est que plus tard que le Cartel prit naissance en France, vers 1911.

Le premier Cartel, plutôt moral que matériel, fut constitué par les grands réseaux de chemin de fer, sous le nom de “Comité de Ceinture”. Puis le Comité des Houillères, le Comité des Forges, celui des Armateurs, le Consortium de l’Industrie textile, suivirent de près dans le domaine matériel. Aujourd’hui, toutes les industries et principalement les plus récentes : celles du cycle, de l’automobile, de l’aviation, de l’électricité (force et produit) sont, elles aussi, cartellisées.

Le Cartel est devenu une force industrielle qui exerce une telle influence sur les marchés nationaux et mondiaux, qu’il est impossible aux industriels de s’y soustraire. S’ils persistent à rester isolés, ils sont complètement écrasés et ruinés.

II y a aussi dans tous les pays le Cartel des Banques (grandes, moyennes et petites), celui des journaux, ceux du blé, de la meunerie, des transports fluviaux, etc...

On peut dire que les Cartels, Trusts et Consortiums, avec leurs formes diverses de concentration, se partagent, chacun dans leur sphère, l’hégémonie économique, dirigent les États, font l’opinion, disposent de l’ensemble de la production.

Le Cartel est né le jour où les firmes importantes ont compris tout le danger que présentait pour eux le jeu de la concurrence. Aussi, au lieu de se combattre, les rivaux décidèrent de s’unir pour lutter en commun et conquérir ensemble les marchés.

Une coalition de cet ordre fut rapidement victorieuse de ses concurrents directs qui n’eurent plus, pour échapper à la ruine, qu’à s’entendre avec leurs con-currents de la veille pour la fixation des prix communs.

Bien entendu, ces ententes qui allèrent sans cesse en s’élargissant, ne se bornèrent bientôt plus aux produits manufacturés. Il était normal de les étendre aux matières premières elles-mêmes. Ce fut vite fait.

De cette façon, les industries de base et de transformation se trouvèrent à tous les échelons cartellisées.

Ceux qui étaient à la tête pouvaient à loisir fixer le prix des matières premières ou des objets fabriqués, puisqu’ils disposaient, en fait, de l’ensemble de la matière ou du produit.

Les petites quantités qui échappaient à leur contrôle ne pouvaient en rien “fausser“, les prix établis par le Cartel, que ce soit pour l’achat de la matière ou la vente du produit.

Nous vivons en fait sous la dépendance de ces organismes tentaculaires et rien au monde, dans quelque domaine que ce soit, n’échappe à leur direction, leur contrôle. Ce sont, dans tous les domaines, les vrais maîtres des pays.

Par le Cartel des industries ou du négoce, les dirigeants de ceux-ci font, quand ils le veulent, la hausse ou la baisse de tel ou tel produit. Ils stockent pour revendre en masse à un moment choisi par eux ou laissent perdre parfois d’énormes quantités de produits de toutes sortes pour provoquer des paniques au cours desquelles ils réaliseront des gains scandaleux. Et, bien entendu, ceci se passe sur le plan international aussi bien que sur le plan national. Ces Cartels ont leurs marchés spéciaux, pour chaque catégorie de matières ou de produits. C’est là, sur ces places, qu’ils fixent les cours pour les importations. Rotterdam, Le Havre, Bordeaux, Hambourg, Gênes, Anvers, Glasgow, Londres, etc., sont des marchés internationaux de ce genre. Les cours nationaux ainsi fixés d’après une échelle internationale, les cours locaux ou régionaux sont fixés par les Bourses de Commerce, principaux auxiliaires des Cartels, Trusts, etc...

Tout cet ensemble est manœuvré par le Cartel des Banques qui le dirige de haut et l’administre en fait. Les campagnes de presse appropriées sont également dirigées par les Banques qui contrôlent les grands journaux et forment l’opinion, la trompent ou l’aiguillent. dans le sens désiré par les maîtres de l’économie nationale et mondiale pour la réussite de leurs machiavéliques combinaisons.

Le public, qui ne comprend rien à toutes ces affaires ténébreuses, est proprement écorché. Il crie, gesticule, tempête, mais paie. C’est d’ailleurs tout ce que lui demandent les industriels et les négociants et les banquiers.

Il n’est pas une richesse au monde qui ne soit de nature, pour son exploitation, à donner lieu à la constitution d’un Cartel où se réunissent exploitants, fabricants et financiers.

Bien que ces Cartels ou formations similaires aient trouvé le moyen de mettre l’univers entier en coupe réglée, ils ne sont pas arrivés à établir entre eux l’harmonie, Souvent, pour ne pas dire toujours, des groupes rivaux se créent pour se disputer la possession de la matière ou la vente du produit. C’est la nouvelle forme de la concurrence. Le public n’en bénéficie d’ailleurs que fort peu de temps. Lorsque les adversaires s’aperçoivent que cette concurrence devient désastreuse pour eux, et surtout s’ils sont d’égale force, ils ont tôt fait de conclure des ententes ou de s’allier définitivement en fondant un cartel plus large.

Et, de proche en proche, le nombre des concurrents diminue jusqu’à ce que tous les exploitants industriels ou négociants fassent partie d’un même groupement qui exercera son hégémonie sur une région, un pays, plusieurs pays, l’univers.

Il en est ainsi pour toutes les grandes branches de l’industrie ou du commerce : Pétrole, Houille, Minerai, Fer, Coton, Coke, etc., etc...

Hugo Stinnes, mort en 1925, alla plus loin.

En se rendant maître du charbon, du minerai, du fer, des ateliers de construction, des banques, des transports par eau, des chantiers maritimes, des navires, en y ajoutant la possession des chemin de fer, il mit debout un appareil d’une formidable puissance économique à laquelle s’ajoutait une égale puissance politique par la possession de la presse.

Il avait ainsi réalisé le maximum de puissance, d’harmonie et d’économie et de perfectionnement dans la production par une concordance d’efforts variés dirigés par un seul cerveau, le sien. Par cette combinaison, il se débarrassa de son concurrent : Walter Rathenau. Il supprimait ainsi les concurrences entre fabricants, les heurts, les conflits entre exploitants, le stockage superflu en instituant l’émulation entre tous les exécu-tants, la fabrication en grande série, la standardisation poussée au maximum, la vente développée des produits jugés les plus avantageux.

En même temps, les recherches scientifiques et techniques étaient poussées avec méthode, avec des moyens extrêmement puissants qui ouvraient chaque jour des voies nouvelles au progrès des fabrications.

Une telle organisation est un véritable État dans l’État. Elle le domine réellement.

Le Konzern Stinnes a subi une si forte crise, après la mort de son fondateur, qu’on ne sait encore s’il la surmontera. Il a contre lui les grandes banques indépendantes qui veulent s’affranchir d’une tutelle qu’ils estiment insupportable. Par contre, la Reichsbank et l’État prussien cherchent à éviter le krach, dont l’importance prévue dépasse 1 milliard et demi de francs. Cette situation est due à une grosse erreur d’appréciation commise par les fils Stinnes qui ne surent pas distinguer entre l’inflation et la stabilisation et ne se débarrassèrent pas à temps des valeurs dites de combat ou de réalisation pour ne conserver que les valeurs actives du Konzern, aujourd’hui menacé dans ses bases. En tous cas, qu’il se liquide ou qu’il vive, le Konzern de Stinnes aura marqué dans l’histoire du capitalisme. Son expérience servira aux grands manieurs d’hommes et de capitaux. Les Konzerns vont se généraliser et s’internationaliser. Ce semble devoir être la forme dernière de la concentration industrielle et capitaliste. C’est contre ces formidables appareils que le prolétariat aura, en définitive, à lutter pour assurer la suprématie du travail.

En dehors de leur activité économique de premier plan, les Cartels ont aussi - et c’est forcé - une activité sociale considérable qu’il convient d’examiner.
 
 

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Les Cartels sont doués d’une formidable vitalité. Ils dépensent une énergie considérable pour maintenir socialement leur suprématie.

En dehors des guerres qu’ils provoquent pour acquérir soit des débouchés, soit des champs d’exploitation plus vastes, dont nous avons déjà exposé le caractère en traitant du  Brigandage , les Cartels ont organisé un appareil de combat social extrêmement souple et puissant opérant à l’échelle internationale. Son siège est actuellement à Berlin. Non seulement cet organisme fixe les prix d’achat et de vente des matières et produits, contingente les marchandises, série les efforts en vue de les faire porter sur tel ou tel point du globe, mais encore il détermine la valeur des salaires, organise l’émigration et l’immigration, jette ici une quantité de bras énorme pour provoquer une grève dont l’importance varie de la localité à la région ou la nation, provoque là le chômage et pousse à la surproduction ou au malthusianisme suivant le cas et ses intérêts.

Il n’est pas un conflit social qui ne soit provoqué par cet appareil de direction capitaliste, que ce soit grève ou lock-out.

Généralement, le Cartel opère par industrie et par région. Lorsqu’il veut, par exemple, provoquer un conflit dans le Nord, abaisser les salaires, il réduit le prix de série du travail aux pièces imposé presque partout. Il arrive un moment où les ouvriers ne peuvent plus atteindre le salaire normal. Si un mouvement a lieu, le patronat, qui a constitué un stock peut attendre 25 jours, 3 semaines, davantage si c’est nécessaire. Il vit sur ce stock ou bien même fait exécuter dans une autre région les commandes qu’il reçoit.

Il fatigue et vainc ainsi, tour à tour, toutes let régions, toutes les industries. Il réussit d’autant plus facilement que les ouvriers ignorent généralement la composition du Cartel, ne savent pas qu’ils contribuent à l’échec de leurs camarades en effectuant leur travail, qu’ils luttent contre leurs frères des autres régions.

L’insuffisance actuelle de l’organisation du mouvement mondial ne permet pas aux ouvriers de lutter contre leurs adversaires à armes égales.

Non seulement, les industriels agissent ainsi sur le terrain national, mais cette entente se poursuit et se développe sur le plan international. Si le Cartel a décidé d’englober tout un pays dans un mouvement de lock-out ou de grève, il a soin, en dehors des stocks nationaux préalablement constitués, de mettre à la disposition des industries du pays visé des stocks étrangers qui alimentent la clientèle.

Les mineurs, en particulier, sont souvent victimes de cette tactique et le textile, la laine, la métallurgie, en ont eux aussi, fait très souvent la triste et décevante expérience.

Il en sera ainsi tant que la classe ouvrière n’aura pas modifié la structure de son organisme de lutte, tant qu’elle n’aura pas adapté ses organes par l’instauration du contrôle ouvrier syndical, tant que ses Fédérations d’industrie seront dans l’incapacité de connaître les composants des Cartels et d’opposer force à force.

Lorsque nous examinerons le Contrôle ouvrier, nous exposerons le caractère, le fonctionnement et le but de tous ces organes qui manquent au syndicalisme et sont devenus nécessaires pour lui permettre de résister d’abord et de vaincre ensuite son adversaire.

Au Cartel industriel des Patrons, il faut opposer le Cartel des Ouvriers par industrie et sous industrie, utilisant des formations de lutte analogues, se mouvant avec une force et une aisance égales. C’est toute une organisation nouvelle qui s’impose, non plus sur le plan du métier, de la profession, mais sur celui de l’industrie.

L’idéal serait de former des syndicats qui auraient sur notre plan le même caractère que le Konzern Stinnes, un syndicat qui grouperait les extracteurs, les transformateurs, les transporteurs, les vendeurs d’un même produit fini.

C’est dans cette voie que les ouvriers doivent diriger leurs efforts. Ce n’est qu’en opérant ainsi qu’ils possèderont quelques chances de rétablir un équilibre que leur incompréhension, leur évolution trop lente, voire même leur conservatisme, ont singulièrement compromis.

Pierre Besnard.