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CASERNE (zer-ne) n. f. (du lat. : quaterna, logement pour quatre)

Tout a été dit ou presque sur la caserne. Depuis plus de trente ans, de nombreux articles, de multiples brochures, voire même de gros livres ont été publiés sur ce sujet qui menace d'être toujours d'actualité.

Nous ne saurions, comme le Larousse, nous contenter ici d'une trop courte définition qui ne définirait pas grand chose. Tout le monde sait, en effet, que la caserne est un bâtiment affecté au logement des soldats. On sait également qu'en France, les premières casernes datent

du XVIème siècle et que c'est l'ingénieur militaire et maréchal de France Vauban, qui fit adopter au XVIIème siècle un type uniforme de bâtiments, modifié en 1788, puis à plusieurs reprises de nos jours. À l'origine, la caserne n'était pas destinée à préparer la guerre. Elle servait à protéger les bourgeois contre les déportements des mercenaires, gens de sac et de corde. Elle avait un rôle de prison (murs de clôture, corps de garde). Au XIXème siècle, la caserne sert au repos, entre deux campagnes d'Afrique. Les exercices dans la cour n'ont pour but que de maintenir les soldats en main. On y donne même des leçons de danse, de lecture et d'écriture et l'on joue aussi au loto. Il faut tuer le temps ! occupation essentielle en attendant de tuer des hommes dans des guerres coloniales. Enfin, la caserne a aussi un autre rôle : occupant les points stratégiques des grandes villes elle constitue le château-fort élevé par le Gouvernement pour mâter l'émeute. Gambetta et de Freycinet avaient songé à supprimer la caserne, parce qu'elle ne prépare nullement les soldats à la guerre. M. de Freycinet a formulé sur la caserne une opinion peu élogieuse : Elle rend l'individu paresseux, menteur et faux, ce qui est l'expression même de la vérité. Et c'est ici qu'il importe de multiplier les citations, citations empruntées à des écrivains, à des sociologues et à des hommes politiques d'opinions et de croyances différentes :

Jules Delafosse a dit de la caserne « qu'elle est un agent de déclassement social et de dépravation universelle, qui disperse la famille, déracine la jeunesse, dépeuple les campagnes, engorge les villes. » Étienne Lamy, l'académicien décédé en 1919, pensait que « le service militaire déprave les mœurs du soldat. » Le comte de Mun, cet autre académicien réactionnaire, mort en 1914, quelques semaines après le déclenchement du massacre européen, disait que « la caserne obligatoire est l'abus poussé jusqu'au despotisme, jusqu'au mépris des droits les plus respectables. » Selon le marquis de Voguë encore un académicien ! « les fils de nationalistes reviennent du régiment avec la haine de l'état militaire ». Cette appréciation est juste sous cette réserve que si les fils de nationalistes ont la haine du métier militaire parce qu'ils peuvent, dans une certaine mesure, en souffrir ils regardent d'un assez bon œil les fils de prolétaires partir pour l'armée. D'aucuns, même, très « patriotes » estiment que la durée du service militaire n'est pas assez longue ! La définition de la caserne qui me semble la meilleure est celle d'Urbain Gohier. De son livre célèbre : L'Armée contre la Nation qui renferme des pages vengeresses contre l'institution si chère au cœur de nos patriotes, j'extrais le passage suivant relatif à la caserne :

« Elle est seulement l'École de tous les rires crapuleux : de la fainéantise, du mensonge, de la délation, de l'impudeur, de la débauche sale, de la lâcheté morale et de l'ivrognerie. Depuis que l'Europe entière subit le fléau du militarisme, l'espèce humaine y a descendu de plusieurs degrés. La vitalité surprenante et les progrès en tous genres de la race anglo-saxonne dont on cherche des explications plus ou moins ingénieuses, proviennent assurément de ce qu'elle échappe à l'action corruptrice et dégradante de la caserne.

L'alcoolisme universel qui gangrène la race française ne remonte pas si haut ; il est un produit de la caserne. La multiplication infinie des débits et des brasseries, où la nation entière, sans distinction de situations sociales, s'empoisonne maintenant, coïncide avec l'encasernement de la jeunesse. Au régiment, boire est le seul divertissement ; boire davantage est l'objet de toute émulation ; payer à boire est la source de toute considération. À ce régime, un peuple jadis réputé pour sa sobriété a contracté la maladie de Coupeau. Il faut, aux Français, des débits de boissons, même en chemin de fer ; ils vont de Paris à Versailles en buvant. La caserne pourrit la France d'alcoolisme et de syphilis. Et qui donc l'impose au peuple ? CEUX QUI N'Y VONT GUÈRE ET CEUX QUI N'Y VONT POINT. »

La belle page qu'on vient de lire n'exprime-t-elle pas, en peu de mots, tout ce qu'on peut dire, tout ce qu'il faut dire sur la caserne ?

Il est étonnant de nos jours, à une époque où, pourtant, l'antimilitarisme a fait des progrès, de constater le prestige qu'exerce encore, aux yeux des Jeunes, la caserne. Être pris au conseil de révision, constitue pour le conscrit, un titre de gloire ! Quant aux ajournés et aux réformés, ils sont l'objet, bien souvent, des plus stupides moqueries et du plus violent mépris, de la part des camarades déclarés « bons pour le service ». Regardez passer ces jeunes gens, au sortit du conseil de révision. Ils paraissent heureux de leur sort. Arborant cocardes et rubans, ils parcourent rues et boulevards en braillant des inepties. Avant que la journée ne se termine, ils sont ivres !

Je n'ai jamais pu comprendre l'exubérance de ces petits malheureux, à l'annonce qu'ils étaient reconnus aptes au service militaire et le spectacle de ces bandes chamarrées de décorations de pacotille aux multiples couleurs m'a toujours profondément attristé. Je me souviendrai toute ma vie du 12 avril 1915. J'avais, à cette époque, un peu plus de dix-neuf ans et je n'étonnerai personne en affirmant que, bien longtemps avant mon incorporation, mon dégoût pour tout ce qui touchait au militarisme était profond. Jeune encore, j'appréhendais l'instant où il me faudrait tout quitter : mère, famille, amis, maîtresse, pour rejoindre la quelconque caserne d'une ville perdue, dans laquelle, bon gré mal gré, je serais contraint de résider. Donc, le 12 avril 1915, mon baluchon sous le bras, nanti de quelques provisions dues à la prévoyance maternelle, je m'acheminai, à pas lents, vers la Gare Montparnasse, où devait avoir lieu l'embarquement.

J'aurais bien voulu retarder le moment fatal ! Il était neuf heures du matin. Déjà, aux abords de cette gare, une agitation inaccoutumée et sans cesse grandissante emplissait les rues, les avenues et les boulevards avoisinants. Je n'étais, hélas ! pas le seul à partir ! Nombre de jeunes gens de ma classe la classe 16 qu'une feuille d'appel avait désignés pour rejoindre les garnisons de la région Ouest menaient, aux abords de cette maudite gare, un tapage infernal.

J'avais une mine d'enterrement. Et mon allure contrastait avec celle de ces jouvenceaux dont beaucoup, par leur attitude débraillée et leur turbulence inapaisable, faisaient preuve d'une inconscience coupable. Tout autour de la gare, c'était un grouillement de « conscrits » qui gesticulaient, criaient, chantaient, s'interpellaient et même s'injuriaient avec une aisance et un entrain surprenants. La terrasse qui borde la rue du Départ était « noire de bleus » si j'ose m'exprimer ainsi qu'accompagnaient leurs familles résignées. J'avais peine à concevoir qu'en pleine guerre, alors que depuis huit mois, le sang de leurs pères, de leurs frères, de leurs amis, rougissait les tranchées du front, des jeunes gens de dix-neuf ans fussent assez légers, assez inconscients, assez fous, pour partir avec le sourire, quand l'avenir se montrait sous un jour si sombre et si incertain ! Jeunesse inéduquée, sans doute, mais tout de même ! Cependant, l'heure de quitter ma bonne ville de Paris allait sonner. Je devais rejoindre Laval. Non sans regret et le cœur chargé d'angoisse, je montai, au hasard, dans le premier wagon qui s'offrit. Je n'avais pas le choix : tous étaient bondés. J'aurais bien voulu m'isoler pour réfléchir profondément : impossible. À ma grande déception, dans mon compartiment, une bande d'énergumènes donnaient libre cours à une joie bruyante : la joie d'entrer à la caserne et d'être soldats ! Sur les banquettes, dans les filets, ce n'étaient que victuailles entassées et les nombreux litres de « pinard » et d'alcool qui garnissaient les musettes des voyageurs ne laissaient subsister, dans mon esprit, aucun doute sur la capacité d'absorption de mes compagnons de route. Le train s'était à peine ébranlé que déjà sans doute pour ne pas faire mentir Urbain Gohier tout ce monde buvait à la régalade ne cessant cet exercice que pour reprendre en chœur des refrains idiots tirés du répertoire de l'époque. Avant Versailles, les cerveaux n'avaient pas la moindre lucidité, tant et si bien qu'entre Versailles et Rambouillet, on eut à enregistrer et déplorer, dans notre train, une série d'accidents. En effet, pendant la marche du convoi, les plus énervés de mes pauvres camarades circulaient sur les marche pieds, escaladaient le toit des wagons, passant de l'un à l'autre, pour « épater » les camarades, se tenant debout sur lesdits toits, pour amuser la galerie. Ce qui devait arriver arriva. Ces équilibristes amateurs perdirent l'équilibre et tombèrent sur la voie ; d'autres se fracassèrent la tête contre le tablier des ponts, nombreux sur la ligne. Entre Coignières et Le Perray, m'étant accoudé à la portière pour admirer le paysage, je comptai, non sans stupeur, plusieurs cadavres de ces imprudents, couchés en bordure de la voie ...

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Je passe sur les détails de notre arrivée à Laval. Le lecteur devine dans quel état arrivèrent à destination les jeunes conscrits de la classe 16.

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Ce 13 avril 1915, vers dix heures du matin, nous franchîmes le seuil de la caserne Schneider, située dans le haut de la ville.

Le temps était maussade. Il avait plu, au cours de la nuit et, dans le ciel d'un gris sale, passaient, très bas et avec rapidité, de gros nuages noirs. Toute l'eau du ciel semblait s'être concentrée dans la cour de la caserne : ça et là, de larges flaques d'eau qu'il fallait prudemment contourner pour éviter un bain glacé et ne pas glisser dans la fange. Mais ce tableau, déjà sinistre, devait s'enrichir d'une teinte plus sombre dans cette cour, circulaient, mélancoliquement, les bras ballant, bourgeron blanc et tête rasée, des êtres qu'on eût pris volontiers pour des forçats.

C'étaient les recrues de Bretagne, arrivées de la veille ou de l'avant-veille à la caserne, appartenant, elles aussi, à la classe 16, comme nous les Parisiens !

Aucune expression dans notre langue pourtant si riche en locutions heureuses et justes ne saurait rendre tout le dégoût qui s'empara de mon être lors de ce premier contact avec le « régiment ». Et cet autre tableau du « réfectoire » lorsqu'une heure après notre arrivée, peut-être, on nous fit « déjeuner ».

Je revois encore cette horrible chambrée du rez-de-chaussée dans laquelle nous prîmes notre premier repas. Je ne suis pourtant pas difficile et j'imagine que vous me croirez sur parole si j'affirme n'avoir jamais festoyé à la table des rois ! Non, je ne suis pas difficile. Sans doute, comme pas mal de mes contemporains, j'aime ce qui est bon, mais je ne suis pas exigeant quant au renom des mets qui me sont présentés. J'aime surtout prendre mes repas dans un cadre sinon riant, du moins propre. Oh ! ce réfectoire ! Quand nous arrivâmes, la table ou plus exactement une planche reposant sur ses deux tréteaux et qui faisait office de table, était d'une saleté repoussante : des débris de pain, des fragments de « patates » cuites, traînaient parmi de gros morceaux de « gras », lesquels nageaient dans du vin qu'on avait renversé et qui inondait la planche. Tous ces débris hétéroclites constituaient les restes du « repas » qu'avaient fait, peu de temps avant notre entrée, les recrues bretonnes. Je n'insiste pas sur le haut-le-cœur que j'eus à ce spectacle. Je n'eus guère d'appétit ce jour-là. Au reste, je n'avais pas faim, j'avais d'autres préoccupations...

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Les mois, lentement, trop lentement, s'écoulèrent. Je ne vous étonnerai pas, cher lecteur, en vous certifiant que je n'ai supporté que bien difficilement le régime de la caserne. Onze ans se sont écoulés depuis, mais j'ai conservé de la cour du quartier, de la chambrée et du champ de manœuvres de trop douloureux souvenirs qui, je puis l'affirmer, ne s'effaceront jamais. Durant tout mon séjour à la caserne, j'ai souffert moralement bien plus que matériellement.

La vue seule de la caserne provoque chez l'être libre, jaloux de sa liberté, et conscient des idées d'émancipation qu'il défend, un profond sentiment de tristesse et de dégoût ; la vue seule de ces bâtiments uniformes et froids lui serre le cœur ; c'est là, désormais, qu'il lui faudra vivre, c'est dans une de ces chambrées ignobles dont les fenêtres s'ouvrent sur la triste cour du « quartier » qu'il devra passer ses nuits!

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Que le lecteur me permette encore quelques souvenirs personnels qui illustreront mieux cet exposé. Incorporés en avril 1915, les « bleus » de la classe 16 séjournèrent à la caserne jusqu'en novembre de la même année, avant leur envoi dans des centres d'instruction, situés dans la zone des armées. C'est ainsi que nous passâmes, mes camarades et moi, tout l'été et presque tout l'automne à Laval, dans cette maudite caserne Schneider. Le matin, vers cinq heures, le clairon sonnait le réveil. Maudit clairon, combien de fois ai-je entendu sa voix aiguë et désagréable qui m'arrachait aux douces illusions du rêve ! Affreux clairon détesté, que de fois m'a-t-il fait reprendre contact avec la dure réalité ! Le « réveil », à la caserne, fut toujours pour moi un supplice. Ne marquait-il pas, en effet, le début d'une journée semblable aux précédentes, une journée comme les autres qu'il faudrait subir, bon gré mal gré ? Et après ce séjour odieux de la caserne, ce serait l'Inconnu, c'est-à-dire la guerre et peut-être la mort ! Douce perspective ! Le « réveil » m'était pénible pour une autre raison, et mes camarades de chambrée fournissaient, eux aussi, des éléments à mon dégoût. Rien n'est plus écœurant qu'un « réveil » à la caserne. Imaginez cette horrible salle, nue et maussade, qu'est la chambrée, dans laquelle sont alignés une vingtaine de lits, dix de chaque côté environ, mes souvenirs, quant au nombre, ne sont pas très précis. Dans ces vingt lits dorment, chaque nuit, vingt êtres d'origine, de condition, de langage et de mentalité différents. Le clairon sonne. Presque aussitôt, c'est une explosion bruyante de propos grossiers, d'interpellations choquantes et d'exclamations déplacées. De lit à lit, on s'injurie parfois, se distribuant force bourrades parce qu'on est à la caserne et qu'on est soldat ! Ajoutez à cela l'atmosphère écœurante de la chambrée, aux fenêtres closes, cette odeur de chaussettes sales et de pieds mal lavés, ou pleins de sueurs qu'on respire, sans compter les nombreux hoquets éructés par les ivrognes de l'escouade, par ces éternels assoiffés qui, buvant sans cesse, buvant le jour, buvant la nuit, se libèrent parfois du trop-plein de liquide qu'ils ont ingurgité... sur la couverture d'un camarade, et quelquefois même oh ! par inadvertance sur le visage d'un voisin de lit !

Non, rien n'est plus stupide, rien n'est plus répugnant que ces « réveils » en fanfare où la brute humaine se montre sans fard et sans artifice !

La caserne est bien l'école de la brutalité et de la grossièreté.

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L'été 1915 fut, je me le rappelle, particulièrement chaud. Chaque matin, nous allions au tir ou en patrouille contre des ennemis imaginaires. Naturellement, ces divers exercices n'intéressaient nullement l'antimilitariste que j'étais et que je suis plus que jamais. Les marches, par contre, m'ennuyaient moins parce que, chemin faisant, mon esprit vagabondait. Je m'évadais, par la pensée, du milieu. Si je songeais avec regret au passé, je pensais aussi et surtout à l'avenir, terriblement problématique. Le soir, quand, au lieu de rentrer à la caserne, nous cantonnions à quelques kilomètres de Laval, dans un village de quelques centaines d'habitants, je profitais des quelques heures de liberté relative qui nous étaient accordées avant l'extinction des feux dans les granges où nous devions passer la nuit, pour m'isoler et réfléchir dans la campagne, d'où s'exhalaient les parfums pénétrants des foins et des fleurs.

J'éprouvais alors une sensation de bien-être, loin des clameurs, loin du bruit... Malheureusement, ces marches n'avaient lieu qu'une fois par semaine. Les autres jours de la semaine, exercices ! exercices ! exercices ! L'après-midi, à la caserne, était consacré au sommeil et, vers quatre heures, quand le soleil était moins chaud, à l'exercice sur le terrain de manœuvres. De midi à quatre heures, vaincus par la chaleur, mais bien plus souvent par désœuvrement, nous ronflions, étendus sur nos lits. Ce sommeil avait le don de nous plonger dans l'abrutissement le plus complet. Pour ma part, je me souviens qu'à mon réveil, j'étais littéralement abruti : durant une minute, je ne savais plus où j'étais ni quelle heure il était ; la notion du temps avait disparu et si l'on m'avait demandé à quelle phase de la journée nous étions, j'aurais été dans l'incapacité de répondre d'une façon précise. La caserne est l'école de la paresse et de l'abrutissement.

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Nous n'allions sur le terrain de manœuvre qu'une heure environ. Ce terrain était situé derrière la caserne. L'air avait le don de faire disparaître cet engourdissement du cerveau et des muscles dont j'ai parlé plus haut. Sous la direction du lieutenant et parfois du capitaine, quelquefois même du commandant qui suivait nos évolutions, monté sur son cheval, nous exécutions des exercices idiots. (En principe, tous les exercices sont idiots.) À la pause, je contemplais le vaste horizon inaccessible et je m'évadais toujours par la pensée du triste milieu dans lequel je vivais. Parfois, j'apercevais, au loin, le vaguemestre, lequel, se dirigeant vers le point où nous évoluions, nous apportait des nouvelles de Paris. À sa vue, un peu de cette joie, rare à la caserne, inondait mon pauvre cœur ulcéré. Je bondissais, prenant ma place dans le cercle qui, déjà se formait pour entourer ce messager tant aimé ! Les lettres ! C'était mon unique réconfort et quelle mine piteuse je faisais quand cela m'arriva plus d'une fois j'avais été oublié ! À la caserne, le soldat attend non sans impatience les lettres du pays. Mais n'attend-t-il pas, au reste, toujours quelque chose ? Le matin, au réveil, on attend l'infect « jus ». Ensuite, on attend la « soupe » ; après la soupe, on attend le courrier du matin ; après le courrier du matin, on attend celui du soir ; après le courrier du soir, on attend la soupe de cinq heures ; après la soupe du soir, on attend que le « quartier » soit déconsigné pour sortir en ville. Mais ce qu'on attend avec le plus d'impatience encore, quand on n'est pas une brute, c'est la « classe » ; la « classe », c'est-à-dire la fuite, sans retour ! Cependant, on trouve des soldats qui « rengagent ». Ça se voit.

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Ah ! ces sorties en ville, le soir, qui en dira la monotonie ! Dès six heures, la soupe vite avalée, les caboulots sont pris d'assaut. Pris d'assaut par ceux qui ayant en poche quelques maravédis, veulent se donner l'illusion de la liberté. D'aucuns, les paysans plus particulièrement, restent au « quartier ». Dans les chambrées, se réunissent les « gars » d'un même pays ou d'une même contrée. Et là, groupés autour d'une bougie qui n'éclaire pas, les parties de cartes succèdent aux parties de cartes, jusqu'à l'heure de l'extinction des feux. Souvent, le vin ou la « gniole » y contribuant, cela finit par des disputes, des coups de poing, quelquefois même des coups de couteau. La chambrée, le soir, quand tout est calme, a un aspect lugubre. Les soirs de rixe, elle devient sinistre...

La cantine ; elle, regorge toujours de clients. Clientèle de paysans. Sur chacune des tables poisseuses de l'infâme débit réglementaire, quelques verres, accompagnés d'un litre de « rouge » ou de cidre, sont placés en évidence. Autour des tables, deux, trois ou quatre occupants, en treillis, qui tirent sur leur pipe sans mot dire quand ils ne jouent pas aux cartes ou ne « lèvent pas le coude ». Là aussi, cela finit quelquefois par des disputes et des batailles. La « clientèle » qui préfère s'abreuver en ville ne vaut guère mieux. Les débits de boisson, bien achalandés, distribuent à profusion vins, café, alcool, etc., etc...

Le lupanar, lui, fournit le reste. J'ai frémi plus d'une fois en songeant à l'horrible chose que devait être le rapprochement éphémère, rapide du « gars » de caserne, ivre et brutal et de la fille de bordel, lasse et résignée. La caserne est l'école de l'alcoolisme et de la débauche sale.

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Il y a aussi les soldats qui par impécuniosité se promènent dans les rues de la ville, sans but, attendant l'heure de rentrer au « quartier ». À ces malheureux est réservé un sort peu digne d'envie : véritables automates ils sont tenus de saluer le règlement l'exige tous les gradés qu'ils croisent sur leur chemin, depuis les caporaux jusqu'aux maréchaux de France, en passant par le caporal fourrier, le sergent, le sergent fourrier, le sergent major, l'aspirant, l'adjudant, l'adjudant chef, le sous lieutenant, le lieutenant, le capitaine, le commandant, le lieutenant colonel, le colonel, le général de brigade, le général de division, le général de corps d'armée et le général d'armée ! Ouf !... Mués en machines à saluer, les pauvres soldats de deuxième classe doivent constamment avoir la main au képi il y a tellement de gradés ! Malheur à qui oublie ce devoir essentiel : la salle de police et la prison sont là pour les rappeler au respect de la discipline ! Les promenades en ville sont monotones et dépourvues du moindre charme. On les rencontre souvent par deux, les petits soldats, le nez au vent, traînant avec eux l'ennui. En les voyant, on pense à ce refrain fameux :

Et les bras ballants

D'vant les monuments

Tous les deux, on s'promène

Ça vous fait passer l'temps...

Évidemment !

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Neuf heures tintent tristement à l'horloge de la caserne. Individuellement ou par groupes, ils rentrent, les petits soldats, sous l'œil inquisiteur du sergent de garde.

Les godillots résonnent lourdement dans les sombres escaliers conduisant aux chambrées. Des refrains obscènes sont repris en cœur par des chanteurs amateurs. Toute la caserne est en effervescence. Le tapage est infernal. Chut ! Voici le sergent de semaine qui, une liste à la main, va procéder à l'appel. Tout le monde se tait. Il a terminé. Il part. Les joueurs de cartes continuent la partie interrompue. Et les chants reprennent de plus belle, tant pis pour les dormeurs ! Le moment est venu, grâce à l'ombre complice, de faire subir mille brimades aux plus faibles et aux pauvres « gars » des « innocents » parfois choisis comme têtes de turcs. La caserne est l'école de la lâcheté.

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Il me reste un mot à dire des chefs.

À mon sens, les chefs ne sont ni meilleurs, ni plus mauvais que les hommes qu'ils sont appelés à commander. Ce sont des hommes, de pauvres hommes comme les autres. Bon nombre de soldats de 2e classe n'ont qu'un désir : conquérir des galons. Leur rêve satisfait, ils deviennent aussi mauvais que leurs supérieurs contre lesquels ils s'indignaient étant simples soldats. À vrai dire, un gradé qui applique le règlement avec modération et qui s'efforce d'être juste envers ses subordonnés n'oublions pas qu'un gradé n'est-pas un anarchiste est bien moins mauvais que le soldat de 2e classe qui fait subir à un camarade plus faible, de ridicules et dures brimades. La plupart des chefs, dans l'armée, sont victimes de cette déformation professionnelle qui fait des moins mauvais des imbéciles ou des tyrans. Donnez à un homme un bout de galon, un morceau de ruban ou une croix : neuf fois sur dix, vous transformerez cet homme à son désavantage. Le type caractéristique du gradé, c'est l'adjudant « Flick », le héros immortel de Courteline. On ne connait que trop ce « chien de quartier » rôdant dans la cour de la caserne, fourrant son nez partout, se cachant pour mieux surprendre ses inférieurs en défaut, afin de pouvoir leur infliger une punition exemplaire. Ce type existe encore, hélas ! et si la guerre en a fait disparaître quelques-uns, il fleurit encore dans les régiments de France et de Navarre et pousse dans les cours de caserne comme le champignon sur le fumier. La bêtise de l'adjudant Flick est incroyable. Les motifs qu'il porte au registre des punitions prouvent son incurable imbécillité. Il y a quelques années, dans une caserne de France, un soldat, pour s'éviter la peine de descendre la nuit aux w.c. c'était en hiver avait trouvé plus simple de se... libérer par la fenêtre. L'adjudant Flick, ou un de ses dignes collègues, avait surpris l'imprudent en plein... épanchement. Naturellement, après l'envoi à la salle de police du coupable, le motif suivant avait été rédigé sur le champ : « Pissait par la fenêtre en faisant des zigzags et sifflait un air d'opéra pour amortir le bruit de la chute. » Courtelinesque mais authentique. Il ne m'est malheureusement pas possible d'énumérer tous les « bons motifs » dont, j'ai eu connaissance, il me faudrait plusieurs colonnes de l'Encyclopédie. Mais la bêtise de l'adjudant Flick est suffisamment connue pour qu'il soit inutile d'insister.

Comme conclusion à cette modeste étude, je pourrais citer le mot d'Anatole France : « La caserne est une invention hideuse des temps modernes ». En effet, elle prend le jeune homme à l'âge où celui-ci éprouve le désir de tout voir, de tout connaître et d'acquérir l'expérience nécessaire de la vie ; elle le soumet à une discipline de fer, féroce et barbare à laquelle il doit se soumettre aveuglément. La caserne ne dégourdit pas l'homme de vingt ans, comme certains esprits rétrogrades se plaisent à le dire et à le proclamer. Ou plutôt elle le dégourdit dans le mauvais sens du mot. Elle le dégourdit par des distractions malsaines, sur les bancs crasseux de la cantine et sur les canapés défraîchis du bordel.

La caserne prend le jeune conscrit et le transforme en un être abject : brutal envers ses camarades plus faibles, lâche et menteur selon que cette attitude favorise ses desseins, hypocrite devant ses chefs, ivrogne au besoin et contaminé trop souvent. De plus, elle brise, compromet sa situation sociale. Mais la caserne a de chauds partisans et d'ardents défenseurs parmi les députés qui saisissent avec empressement l'occasion qui leur est offerte de défendre leur meilleur électeur : le bistro. La caserne n'est même pas défendable du point de vue de la défense nationale problème qui ne saurait cependant intéresser les sans patrie que nous sommes. On l'a bien vu au début de la guerre, en 1914. La jeune classe 14 fut envoyée au feu, trois mois après son incorporation et, naturellement, si elle s'y fit tuer, comme les réservistes, il n'en est pas moins vrai qu'elle « tint le coup » pour parler un langage outrageusement jusqu'au-boutiste. Oui, la caserne est inutile et néfaste à tous les points de vue. Elle est la forteresse d'où la classe capitaliste lance ses forces contre la foule en révolte. Mais elle est aussi un bagne dans lequel on comprime les meilleurs sentiments, une géhenne dans laquelle on mate les plus généreuses aspirations de la jeunesse.

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De tous les camarades que j'ai connus à la caserne, j'en sais qui ont eu le privilège c'en est un de rentrer dans leur foyer, la guerre terminée. D'autres, le plus grand nombre, sont couchés pour toujours dans la boue de Verdun ou sous la terre crayeuse de Champagne. Lamentable sort qu'ont eu ces derniers ! Leur jeunesse s'écoula entre les murs austères et rébarbatifs de la caserne. Et quand ils quittèrent celle-ci, ce ne fut que pour marcher au-devant de la Mort qui les prit à vingt et un ans ou vingt-deux ans ! De la Vie ils ne connurent que la face grimaçante, de cette Fée versatile et fantasque, ils n'obtinrent jamais le moindre sourire. Quittant l'École pour la Caserne, leur jeunesse fut monotone et triste et l'on peut dire qu'ayant délaissé la Chambrée pour la Tranchée au fond de laquelle ils rendirent le dernier soupir, ils furent dans la situation du condamné à mort qui quitte la Prison pour se rendre à l'Échafaud.

Sans doute, ils furent victimes inconscientes du Drame dans lequel ils jouèrent un rôle de premier plan sinon profitable. Leur jeunesse et leur inexpérience furent leur seule excuse.

Nous, les Survivants de l'odieux Massacre, notre devoir est tout tracé : discréditons de toutes nos forces le Militarisme et la Caserne ; croyons à l'évolution des Esprits. Et puisse cette opinion du général Langlois trouver bientôt sa justification : « La caserne développe l'antimilitarisme ».

Lucien LÉAUTÉ.