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CONCURRENCE n. f. 

Le terme « concurrence » étant employé à la fois par les économistes bourgeois et les individualistes anarchistes, il est de toute nécessité de bien définir ce que ces derniers entendent par « concurrence » ― d'autant plus qu'ils considèrent la liberté de l'exercer comme l'un des principaux facteurs de la sculpture de la personnalité, du développement de l'être individuel.

Pour les bourgeois, pas de doute, ce qu'ils entendent par « concurrence », c'est une course effrénée vers la richesse, c'est l'écrasement, l'annihilation de tout ce qui fait ombrage aux situations acquises ou volées par les gros privilégiés de l'ordre social, par les monopoleurs ou accapareurs d'envergure, dans tous les domaines de l'activité productrice. Il ne s'agit pas, pour eux, d'affirmation de la valeur éthique ou créatrice de l'unité individuelle, d'amélioration de l'aspect ou de la qualité du produit, mais bien d'un combat, le plus souvent déloyal, entre détenteurs de capitaux-espèces ou outils, entre capitaines d'industrie, combats où vainqueurs et vaincus se servent de l'exploitation des travailleurs pour se livrer bataille. C'est une lutte brutale, farouche, une curée, aucunement un moyen de sélection des plus aptes.

Au point de vue où se situent les individualistes anarchistes, ils font de la concurrence un synonyme d'émulation, de stimulant. Se basant sur la connaissance de la nature humaine en général, de l'être humain, en particulier l'être humain tel qu'il est et non pas une créature de rêve ou une chimère livresque ils considèrent la concurrence comme un aiguillon destiné à maintenir en éveil constant la pensée et l'activité individuelles, trop ordinairement portées vers l'indolence ou le sommeil.

Mais leur thèse de la concurrence se conçoit, bien entendu, étant inconnues ou abolies la domination de l'homme par l'homme, ou vice-versa.

Par I' expression « liberté de concurrence », les individualistes anarchistes entendent donc la possibilité absolue d'affirmation ou de manifestation de l'individu, dans tous les domaines et dans toutes les circonstances ; autrement dit, la faculté pleine et entière pour tout être humain, associé ou isolé, dé présentation, de diffusion, d'expérimentation, de mise en pratique de toutes conceptions, méthodes de tous procédés visant ou poursuivant un but analogue ou différent ; ceci, sans avoir a redouter une réglementation ou intervention restrictive ou limitative quelconque s'exerçant au profit d'un État, d'un gouvernement, d'une administration, d'une unité humaine quelconque.

Dans la sphère économique, les individualistes entendent spécialement par « liberté de concurrence » la faculté pleine et entière pour le producteur, associé ou isolé, de déterminer, à son gré, son effort individuel ; c'est-à-dire de mettre en œuvre toutes ses ressources d'ingéniosité et de savoir-faire, de faire appel à toutes ses capacités de création ou d'initiative personnelle sans avoir à se heurter à une réglementation qui limite ou restreigne la confection ou les conditions de sa production.

Les individualistes anarchistes revendiquent, pour le consommateur associé ou isolé, la faculté pleine et entière de comparaison, de choix, de refus, aussi bien en ce qui concerne les utilités de première nécessité qui lui sont offertes ou proposées, que les produits de qualité supérieure ou de confection raffinée. Tout cela sans être exposé à être limité, restreint par une réglementation ou une intervention d'aucun ordre, s'exerçant en faveur de qui que ce soit, institution ou personne.

Les individualistes soutiennent cette thèse que toute entrave à cette faculté ou « liberté » a pour résultat d'accroître l'uniformité. Qui dit uniformité, dit stagnation, soit recul, régression, rétrogradation. Dans tout milieu d'où est exclue la concurrence : d'artisan en évolution vers l'artiste, le producteur rétrograde vers le manœuvre, en involution lui-même vers l'automate d'appréciateur en évolution vers l'artiste, lui aussi, ou l'amateur, le consommateur involue vers l'absorbeur, le gobeur, le bâfreur.

Dans toutes les sphères de la pensée ou de l'activité humaine, l'absence de concurrence produit l'involution de l'œuvre d'art ou du distinct vers le grossier ou le grégaire, du différencié vers l'aggloméré, du conscient vers l'inconscient.

La preuve évidente de la vérité de la thèse énoncée ci-dessus ne nous est-elle pas fournie par les résultats de la période que nous traversons, où la concurrence est restreinte à quelques monopoleurs et privilégiés, étatistes ou particuliers. Le stade actuel de l'évolution historique est remarquable. En effet, par l'existence d'une espèce humaine en voie de se vêtir, de se nourrir de la même façon d'un bout du monde à l'autre, de se loger en des habitations construites en tous lieux sur un modèle identique, le phénomène caractéristique du moment actuel, c'est une humanité en voie de penser d'une même manière sur tous les sujets, d'accepter une même solution pour tous les problèmes de la vie. Si on ne réagit pas vigoureusement, les personnalités tranchées, les tempéraments originaux, les esprits inventifs, les créateurs et les initiateurs deviendront une exception, une anormalité.

La concentration de la production manufacturée entre les mains d'un petit nombre de détenteurs, le travail en grandes masses dans les usines immenses et les fabriques-casernes, la fabrication en série, la conscription et les armées permanentes font rétrograder l'unité humaine vers la bête de troupeau : chair à bergers, chair à dictature.

Plus se réalisera la mainmise des accapareurs, des administrations sociales ou des États sur la gestion de la production et plus s'accélérera l'involution de l'ouvrier vers l'homme machine, de plus en plus incapable d'un travail autre que la conduite ou la surveillance d'un mécanisme automatique, produisant toujours la même pièce, la même parcelle d'objet.

Il n'y a aucune similitude entre la « concurrence », au sens où l'entendent les individualistes, et la « guerre ». La guerre est une lutte que se livrent dirigeants, monopoleurs, privilégiés, accapareurs politiques ou industriels dont les intérêts n'ont rien de commun avec le développement ou la sculpture de l'individualité humaine. L'« état de guerre » abaisse l'humain au degré de sous hommes, d'objet animé réquisitionnable à merci dans son être et dans son avoir, ne lui laissant aucune possibilité de résistance ou de protestation contre la situation qui lui est imposée. C'est, comme on voit, tout le contraire de « l'état de concurrence ».

L'exercice de la concurrence, au point de vue individualiste, est consécutif à la rationalisation de la production. Là où il y a surpopulation, l'émulation est illusoire. Ce qui se passe actuellement le démontre surabondamment : pas de concurrence possible, une lutte âpre entre appétits et besoins à assouvir, un combat aveugle où la valeur éthique de l'individu et la perfection du produit passent à l'arrière-plan. Et ce sont fréquemment les mieux doués cérébralement, les plus originaux, les plus aptes moralement qui succombent, écrasés, noyés, dans le trop plein d'une médiocratie surabondante.

Ici encore, le dessein de l'individualiste anarchiste ressort avec toute clarté : le développement de l'unité humaine associée, ou isolée porté à son maximum, de l'unité humaine et non d'une élite de privilégiés d'une espèce ou d'une autre.

Voilà, pourquoi les individualistes ne séparent pas l'exercice de la concurrence de la faculté pleine et entière, pour chaque isolé ou associé, producteur ou consommateur, de profiter, sans aucune réserve, des occasions d'apprendre, de connaître, de se perfectionner, de disposer du moyen de production, des facilités de déplacement, de publicité. Une fois pour toutes, pas de concurrence possible entre le cultivateur, qui possède de primitifs outils de culture, et le fermier propriétaire d'instruments aratoires perfectionnés. Celui-ci est toujours un privilégié par rapport à celui-là.

Tout état de choses, tout milieu individualiste qui ne garantit pas au moins à l'être individuel l'égalité au point de départ (et, dans certaines circonstances, le rétablissement de cette égalité en cours de route) est impropre au jeu de la concurrence.

Sans la faculté de concurrence entre eux des associations, des groupes à effectifs restreints, des isolés, tendant à une production toujours plus améliorée, perfectionnée, raffinée, différenciée, originale, on ne voit pas bien comment on peut éviter la « dictature » avouée ou dissimulée, qui tend, elle, et naturellement, vers l'uniformité, la stagnation, le conformisme.

E. ARMAND.

CONCURRENCE

Le Larousse nous donne une définition plutôt brève de ce qu'est la « concurrence » ; qu'on en juge : Rivalité entre commerçants, marchands, etc., etc., et c'est tout. En réalité, la concurrence est autre chose qu'une rivalité entre commerçants ; si elle n'était que cela, et si ses conséquences n'exerçaient pas une influence dans tous les milieux, nous laisserions purement et simplement les rivaux se déchirer entre eux, assistant en spectateurs à la lutte, en nous gardant de prendre part au conflit. Mais puisqu'elle est une branche de l'arbre capitaliste et qu'elle marque une période d'évolution du commerce et de l'industrie, elle mérite une étude assez sérieuse et peut-être n'est-il pas inutile de la suivre dans ses diverses manifestations pour essayer, par son présent, de déterminer son avenir.

La concurrence est née en Europe à l'époque de l'affranchissement des communes, mais ce n'est réellement que depuis un siècle que, favorisée par intensification de la grosse industrie, due aux applications de la science, elle a envahi le domaine commercial et s'est, avec une rapidité inouïe, introduite sur tous les marchés nationaux et internationaux.

Les facilités avec lesquelles on se déplace, l'utilisation du téléphone et du télégraphe, et, plus récemment encore, les progrès de la T. S. F., qui permettent de transmettre, en quelques minutes, un ordre à l'autre bout du monde, ont transformé le commerce du tout au tout et, de nos jours, la concurrence n'est pas une lutte entre petits boutiquiers qui cherchent à vendre à un prix faiblement inférieur un produit de même nature, mais une guerre entre diverses fractions de puissants capitalistes, dont le but est de monopoliser à leur profit tout le commerce et l'industrie mondiaux.

Durant une période assez longue, on a accepté comme un axiome que la concurrence était un avantage pour le consommateur, en provoquant une baisse de prix sur les marchés ; nous verrons, par la suite, que cette affirmation ne reposait sur aucune base solide, et qu'au contraire, elle détermine une hausse constante du prix de la vie.

Le commerce est un vol autorisé puisqu'il consiste simplement à acheter un produit au plus bas prix pour le revendre au plus haut. Un bon commerçant doit donc posséder l'art d'acheter 10 francs ce qui en vaut 20 et de revendre 20 francs ce qui en vaut 10. Nous laissons aux économistes bourgeois le soin de démontrer la moralité d'une telle pratique ; mais, quels que soient les arguments invoqués, ils seront obligés de reconnaître que c'est là le principe élémentaire qui sert de base au commerce.

Dans le domaine de l'industrie, le problème se complique, car il entre en jeu un autre facteur : la fabrication, et le manufacturier est obligé non seulement de se procurer au plus bas prix les matières premières nécessaires au fonctionnement de son entreprise, mais encore de déterminer le prix du produit manufacturé en tenant compte de la main-d'œuvre utilisée pour la fabrication de ce produit.

Bien que le commerce et l'industrie soient étroitement liés, la lutte sur le terrain industriel, est donc plus ardue que celle menée sur le terrain purement commercial. D'autre part, le commerce n'est qu'une dérivation de l'industrie et de la manufacture, et c'est particulièrement à la base que se livre la grande bataille de la concurrence. C'est donc la concurrence industrielle que nous allons étudier tout d'abord.

La concurrence, nous dit Lachatre, est « l'acte par lequel plusieurs personnes cherchent à participer aux profits résultant de l'exploitation d'une même industrie ». Nous avons dit, plus haut, que c'est en raison directe des possibilités et des facultés du commerçant ou de l'industriel à se procurer à bas prix les produits indispensables à son entreprise, qu'il pourra concurrencer avantageusement un adversaire. Or, si la définition de Lachatre est exacte, la concurrence repose, à son origine, sur une inégalité, car les chances sont loin d'être égales pour tous les concurrents et, de toute évidence, celui qui possède une grosse fortune est sensiblement avantagé. La loi défend, nous dit-on, la concurrence déloyale ; il est pourtant difficile de concevoir la loyauté d'un commerçant ou d'un industriel qui oppose à son concurrent ne possédant que dix mille francs une fortune de un million. Sa loyauté nous paraît semblable à celle d'une troupe de guerriers qui, armée de fusils et de mitrailleuses, s'attaquerait à une autre troupe, armée simplement des lance-pierres préhistoriques utilisés par David contre Goliath. En conséquence, nous nous trouvons, en raison même de l'évolution de la concurrence, en présence de quelques groupes ou syndicats qui détiennent toute la richesse sociale et qui se combattent pour écouler leurs produits, rester les maîtres du marché et imposer leurs prix.

Étudions, premièrement, les résultats de la concurrence nationale et nous envisagerons plus loin ceux consécutifs à la concurrence internationale.

« La guerre de la concurrence se fait à coups de bas prix », nous dit Karl Marx ; cela ne veut pas dire que la concurrence détermine les prix les plus bas. Évidemment, c'est celui qui vendra le meilleur marché qui aura le plus de chance d'attirer la clientèle ; mais les procédés employés pour obtenir ce résultat sont tels que, loin d'abaisser les prix possibles de vente, la concurrence les augmente. Du reste, s'il en était autrement, la vie diminuerait chaque jour, le phénomène qui se produit est tout à fait contraire.

Pour plus de clarté dans la démonstration qui va suivre, nous simplifierons le problème, en ne présentant le marché que concurrencé par deux adversaires.

Supposons deux industriels possédant une fortune d'égale valeur, disposant du même outillage et fabriquant le même produit. En se procurant les matières premières aux mêmes conditions, le prix de revient du produit manufacturé sera inévitablement le même. L'industriel n'a donc d'autres moyens à sa portée, s'il veut lutter contre son concurrent, que de spéculer sur la main-d'œuvre de ses ouvriers en abaissant leurs salaires ; ou d'exiger d'eux une production supérieure durant un même nombre d'heures de travail. L'abaissement des salaires a une limite, car il faut que le producteur ait, tout de même, la possibilité de satisfaire ses besoins les plus élémentaires et ceux de sa famille. C'est donc sur la production intensive que le manufacturier peut espérer obtenir des résultats. Cette production intensive est le premier inconvénient de la concurrence, et la première victime en est le travailleur. Si la surproduction réduit le prix de revient d'un produit manufacturé, par contre, lorsque le capitaliste considère que son accumulation de marchandises est momentanément suffisante, il arrête sa production. Marx nous enseigne que : « Le système tout entier de la production capitaliste repose sur le fait que l'ouvrier vend sa force de travail comme marchandise et que, comme du papier­ monnaie n'ayant plus cours, l'ouvrier devient invendable sitôt que la surproduction permet au capitaliste de se passer de ses services. L'inondation du marché par la main-d'œuvre inoccupée provoque donc fatalement une offre supérieure à celle de la demande et fait baisser le prix des salaires. »

La main-d'œuvre est peut-être la seule marchandise sur laquelle peuvent jouer l'offre et la demande. Dans le commerce, le capitalisme provoque la demande lorsqu'il veut faire hausser les prix ; sur le terrain du travail, cette possibilité n'est pas permise au prolétaire puisque ce dernier, s'il veut vivre, est obligé de vendre sa marchandise travail au jour le jour.

Nous voyons donc que la surproduction est nuisible à tous les points de vue, et, cependant, elle n'est que la première des conséquences de la concurrence.

Il arrive que les circonstances ne se prêtent pas aux exigences de la concurrence et que les travailleurs se refusent ou de surproduire ou d'accepter une diminution de salaires, et l'industriel doit avoir recours à un autre procédé : la fraude, qui consiste à employer dans la fabrication d'un objet des matières premières de qualité inférieure ; si, dans le premier cas que nous signalons, l'industriel vole le producteur, dans le second, il vole le consommateur.

Nous avons dit plus haut que le commerce était le vol autorisé. Le commerçant n'a donc aucune raison de se gêner et les divers moyens précités sont employés par tous ceux qui pratiquent le commerce ou l'industrie. Aucun scrupule ne peut animer celui qui accepte de vendre le plus cher possible une marchandise et qui ne consent à baisser ses prix que dans la mesure où il y est contraint par la concurrence.

Lorsque l'on a usé du vol, on peut user du mensonge, et c'est en vertu de cette logique toute commerciale que, dans le jeu de la concurrence, entre la publicité. Si, dans sa simplicité, la rivalité entre deux commerçants ou industriels peut amener une baisse dans le prix de vente d'une marchandise, la publicité agit dans un sens inverse et fait hausser, dans une proportion plus grande le prix des marchandises. On se demande avec stupeur, en lisant son journal et en constatant la place qui y est réservée à la publicité, en contemplant les murs des villes et des villages recouverts d'affiches multicolores vantant la qualité d'objets les plus divers ; on se demande, disons-nous, de combien le commerçant ou l'industriel est obligé de majorer les prix d'origine, pour arriver à récupérer les sommes fantastiques englouties par les contrats de toutes sortes et le battage organisé en faveur des produits offerts au consommateur.

Il est donc démontré que la concurrence sur le terrain national produit des effets contraires à ceux que le consommateur pouvait en espérer, puisqu'elle provoque le chômage, la baisse des salaires, la cherté de la vie, et la mauvaise qualité des marchandises.

Ainsi, dit Sébastien Faure : « La concurrence jette les uns contre les autres les capitalistes de toute taille, de toutes nations, de toutes races. Dans se choc violent sans cesse répété et qui, chaque jour, devient plus violent, les vaincus sont de plus en plus nombreux et ce n'est qu'en piétinant sur des cadavres s'amoncelant sans trêve ni merci, que les « Fives­ Lille » et les « Creusot », pour l'industrie en France, et les « Louvre » et les « Bon Marché » pour le commerce parisien et même français, peuvent donner à leurs propriétaires ou actionnaires les bénéfices qu'ils attendent.

Le champ de bataille jonché de morts et de mourants reste donc à ceux qui disposent des bataillons les plus nombreux, des engins les plus terribles, des moyens de transport les plus expéditifs, des munitions les plus abondantes ; or, sur le champ de bataille de la concurrence, les munitions, les moyens de transport, les engins destructeurs et les bataillons, c'est l'agglomération ouvrière, c'est la condensation industrielle et commerciale, c'est enfin la concentration des capitaux de toutes natures.

Et, maintenant, est-il besoin de se demander quels seront fatalement les vaincus de cette lutte à outrance ». (Sébastien Faure, La Douleur Universelle, page 178.)

Certains esprits naïfs s'imaginent, malgré tout, que la concurrence pourrait être une source de profits et d'avantages pour le consommateur si des mesures étaient prises pour éviter la spéculation et soutenir le commerçant « honnête ». On a préconisé l'intervention de l'État, l'imposition de certains prix pour des matières de première nécessité, etc. Toutes les tentatives ont échoué lors de leur application et il n'y a pas lieu de s'en étonner. L'erreur consiste à vouloir considérer la concurrence comme une cause, alors qu'elle n'est qu'un effet.

Quant au commerçant « honnête », si, toutefois, nous voulons accepter cet euphémisme, nous allons étudier sur le vif quelle peut être son influence, en si­gnalant un fait caractéristique qui s'est produit en Angleterre mais qui aurait tout aussi bien pu se produire ailleurs vers la fin de 1918.

Le gouvernement anglais avait fait une commande de plusieurs centaines de milliers de mètres de toile, à divers tisseurs de la Grande-Bretagne. L'ordre avait été passé, mais le travail n'avait pas été commencé lorsque la guerre prit fin. Cette toile, destinée à l'aviation de guerre, devenait inutilisable pour le gouvernement, et ce dernier demanda aux tisseurs de bien vouloir annuler la commande ; les tisseurs refusèrent, déclarant que l'ordre avait été régulièrement passé et accepté et qu'en conséquence, il serait exécuté. En passant, quoique ce soit hors de la question, soulignons le patriotisme de ces gros industriels.

Le travail fut donc exécuté et, quelques mois plus tard, les tisseurs proposèrent au gouvernement de lui vendre, avant sa livraison, la toile qu'ils venaient de fabriquer, au huitième de sa valeur. C'était une opération fructueuse de racheter un franc ce que l'on venait de vendre huit, alors que les marchandises n'étaient même pas sorties des magasins. Le gouvernement refusa et les toiles furent livrées.

Un an environ s'écoula, et, un matin, la presse annonça à ses lecteurs qu'un richissime Anglais, récemment débarqué d'Amérique, venait d'acheter comptant, au gouvernement, près d'un million de mètres de toile provenant des stocks de guerre, et que cette toile allait être offerte au public à moitié prix de sa valeur marchande.

Cette toile, qui souleva de l'autre côté de la Manche, un flot d'indignation lorsqu'on apprit sa provenance et le marché odieux qui avait été précédemment proposé au gouvernement par les fabricants, ne fut jamais mise en vente aux conditions indiquées ci-dessus. Elle fut vendue au prix du cours et en voici les raisons :

Tous les tisseurs anglais s'associèrent contre la « brebis galeuse » qui voulait ignorer les lois de la solidarité commerciale, et la menacèrent, « dussent­ ils perdre tous les bénéfices réalisés durant la guerre, et qui s'élevaient à plusieurs centaines de milliers de livres », de jeter sur le marché de la toile de qualité supérieure et à un prix plus avantageux, toile qui aurait été vendue à perte par les fabricants, mais qui aurait empêché l'écoulement de celle fournie par le gouvernement. Et devant cette menace que les gros industriels britanniques n'auraient certainement pas hésité à mettre à exécution, le commerçant « honnête » se courba pour ne pas être écrasé. Tels sont les effets de la concurrence. Et aucune force politique ne peut empêcher ces faits de se produire. La concurrence est une force économique et c'est sur le terrain économique qu'il faut la combattre.

Nous avons dit, en traitant du « capital » que l'unité du capitalisme n'était qu'apparente (Voir Capitalisme), et que la division régnait au sein de cette classe. En effet, lorsque tous les terrains nationaux ont été explorés par les capitalistes, ceux-ci vont chercher à l'étranger d'autres filons à exploiter. Il se crée alors de nouvelles compétitions et de nouvelles concurrences.

Nous savons que pour se garantir de la concurrence étrangère, le capitalisme national exige des gouvernants qui ne sont au pouvoir que pour défendre ses intérêts, l'imposition de droits de douane sur les marchandises ou objets manufacturés qu'ils ne peuvent pas fournir à prix égal ou inférieur. D'autre part, il est indispensable à certaines nations d'exporter leurs produits en surabondance, si elles ne veulent pas être acculées à la misère et à la faillite. Or, les deux actions ne s'accordent pas et lorsque des droits de douane prohibitifs viennent protéger des marchandises de source nationale, ces marchandises ne peuvent pas être concurrencées par les produits de provenance étrangère et l'on peut dire que le marché national est fermé aux articles frappés par la douane.

Exemple ; Supposons que la fabrication d'une paire de chaussures revienne, en France, à 50 francs ; et que l'Angleterre, en raison de divers facteurs, puisse fabriquer ces chaussures pour 30 francs. Immédiatement, elle inonde le marché et l'industrie française de la chaussure n'arrive plus à écouler ses produits. Pour empêcher ce fait de se produire et assurer au capitalisme national les bénéfices qu'il réclame, les chaussures de provenance anglaise seront donc imposées d'un droit de douane d'au moins 20 francs, et si le capitalisme est satisfait de cette mesure, le plus clair de l'histoire c'est que les chaussures seront vendues au moins 20 francs de plus qu'elles devraient l'être en réalité.

Cela ne se passe pas cependant aussi simplement qu'on pourrait le croire, et il est des pays pour qui l'exportation est l'unique source de vie et qui n'accepte pas de se courber devant les exigences d'un capitalisme national. Chaque fraction du capitalisme en lutte, se défend par l'intermédiaire de son gouvernement et la concurrence de nation à nation est l'unique cause des négociations interminables qui se poursuivent depuis des années et des années. Le Capitalisme international cherche un terrain d'entente, et lorsque les intérêts particuliers n'ont pu se concilier autour du tapis vert de la diplomatie, alors on donne la parole au canon et c'est la guerre fratricide, criminelle, monstrueuse qui est chargé de régler le différend.

Voilà à quoi aboutit la concurrence. Les guerres coloniales n'ont également pas d'autres origines, et de l'étude de la Société capitaliste nous avons la ferme conviction qu'il ne peut en être autrement, tant que tous les rouages n'en auront pas été détruits et que les richesses sociales resteront détenues par une poignée de privilégiés.

Qui donc, aujourd'hui, en dehors de celui qui en profite, est assez fou pour trouver dans la concurrence, un phénomène utile à l'intérêt, au bien-être collectif ? Personne. Le commerce, la concurrence, le militarisme, le Capital en un mot, doivent disparaître et ils disparaîtront « crevant d'obésité ».

Par quel facteur nous remplacerons la concurrence ? Par la solidarité. Le Dantec peut dire que : « La biologie ne nous apprend que la nécessité de la lutte, et la noble utopie de justice, pour être ancrée dans la mentalité de l'homme, n'a pas de fondement scientifique » ; nous pensons que si la justice est en effet une utopie dans une société reposant sur l'autorité, que si l'égalité est un rêve lorsque, seule, dispose de la richesse sociale une minorité de parasites, la justice et l'égalité peuvent devenir une réalité lorsque les hommes enfin libérés du joug économique qui les écrase, n'auront plus à craindre la misère et la famine engendrés par le commerce et la concurrence.

Pour terminer, empruntons la conclusion de Pierre Kropotkine à son livre la Conquête du Pain :

« Pouvant désormais concevoir la solidarité, cette puissance immense qui centuple l'énergie et les forces créatrices de l'homme, la société nouvelle marchera à la conquête de l'avenir avec toute la vigueur de la jeunesse.

Cessant de produire pour des acheteurs inconnus, et cherchant dans son sein même des besoins et des goûts à satisfaire, la société assurera largement la vie et l'aisance à chacun de ses membres en même temps que la satisfaction morale que donne le travail librement choisi et librement accompli, et la joie de pouvoir vivre sans empiéter sur la vie des autres. Inspirés d'une nouvelle audace, nourris par le sentiment de solidarité, tous marcheront ensemble à la conquête des hautes jouissances du savoir et de la création artistique.

Une société ainsi inspirée n'aura à craindre ni les dissensions de l'intérieur, ni les ennemis du dehors. Aux coalitions du passé elle opposera son amour pour l'ordre nouveau, l'initiative de chacun et de tous, sa force devenue herculéenne par le réveil de son génie.

Devant cette force irrésistible, les « rois conjurés » ne pourront rien. Ils n'auront qu'à s'incliner devant elle, s'atteler au char de l'humanité, rouler vers des horizons nouveaux, entr'ouverts par la Révolution sociale ».

J. CHAZOFF.