CONSCIENCE (Objection de)
La raison, quand elle est sociale, a,
naturellement, cette disgrâce : de n’être subtile, à l’ordinaire,
qu’afin de tromper et corrompre la raison. C’est elle qui, par les «
distinguos » où se tiennent encore des hommes importants, honorables,
amis sincères mais trop timides de la paix, complique jusqu’à le
pervertir, jusqu’à le faire paraître subversif, alors qu’il ne signifie
que le droit de tout le monde à la vie, le vœu de ceux qui sont
appelés, communément, les « objecteurs de conscience ». On désigne par
ces mots les hommes, trop rares encore, qui, déférant ainsi aux
commandements chrétiens : « Homicide point ne seras », « Tu ne tueras
point », « Aimez-vous les uns les autres », etc..., font acte des plus
généreux scrupules de la conscience humaine, pour refuser ouvertement,
publiquement, solennellement :
— 1° De faire la guerre ;
— 2° D’apprendre, préalablement, le métier des
armes ; c’est-à-dire : de consentir le service militaire, obligatoire,
aujourd’hui, dans la plupart des nations : celles-là mêmes qui se
targuent de prendre la tête de la Civilisation.
En ceci comme dans la plupart des cas, il semble bien que l’homme
simple approche, seul, la vérité.
Je définis l’homme simple : celui qui, non moins sain d’esprit que de
corps, s’impose d’être vrai envers lui-même ; ce qui lui permet d’être,
le plus aisément du monde, vrai envers autrui, envers l’univers des
hommes.
Cet homme simple, lorsqu’il tente d’accomplir l’œuvre de la paix : - «
le plus difficile des combats », a dit Jaurès, - ne s’adresse, pour les
moyens, qu’à la paix seulement. Il dénonce et condamne, comme une cause
perpétuelle de guerre, le sophisme, dont les nations font encore leur
règle : « Si vis pacem, para bellum ». Il se borne à se dire, plus
lucidement, plus honnêtement : « Si tu veux la paix, prépare la paix...
Et ne prépare que la paix... »
On ne lui répond pas, hélas ! à cet homme simple : que la guerre est
dans la nature des choses et que la Nature en est tout habitée. Il
connaît, hélas ! son propre corps : ce champ de bataille où ses maîtres
innombrables : les Microbes se livrent un combat de toutes les secondes
; combat nécessaire à sa bonne santé, à la durée de sa vie, à lui
l’homme... Il sait encore - ô dérision ! - que sa mort immédiate serait
faite de la paix que, soudain, signeraient (sic) entre eux ces maîtres
impondérables.
Mais il voit, aussi, que l’homme ne se trouvait pas bien de vivre
passivement dans la nature, puisqu’il n’y est pas resté. Il voit que
l’homme est assez doué, assez inventif, pour secouer souvent le joug
naturel. Il voit même que cet homme ne s’est réalisé dans l’esprit et
dans la civilisation que par la pénible et très lente conquête qu’il a
faite de lui-même sur cette nature, où le Bien et le Mal sont des «
distinguos »inconnus, où, seule, la Nécessité règne, où l’Ordre
oscille, éternellement, de la Vie à la Mort, solidaires l’une de
l’autre...
Il est conduit ainsi à reconnaître - et cette reconnaissance, c’est
tout son espoir, c’est, aussi, son salut déjà - qu’il se peut
affranchir, dans une assez haute mesure, des dures lois où semblent
être à jamais réduites les autres espèces que la sienne.
Il lui est possible ainsi de ne plus voir dans la guerre une fatalité
irréductible.. Or, par cela même qu’il conçoit que la guerre ne lui est
pas inévitable, qu’elle ne sera pas toujours : - c’est-à-dire : que les
peuples auront, un jour, autant d’intérêt, de profits à vivre dans la
paix qu’ils en eurent longtemps à valoir pour la guerre, - l’homme
cesse de déclarer lui-même, éternellement, la guerre au monde. Dans ce
monde, il apporte ainsi ce qu’il y voulait trouver : la paix. Elle
existe déjà puisqu’il l’a pensée.
C’est un immense progrès, lequel est gros de bien d’autres progrès
encore : que les hommes en soient arrivés à dire banalement : « La
guerre ne sera pas toujours. Un jour viendra qui verra les peuples, ni
meilleurs ni pires qu’aujourd’hui, vivre dans la paix, parce qu’ils
auront été obligés en quelque sorte à la faire. »
Nous éprouvons ainsi que créer véritablement la paix, c’est notre
œuvre, notre grand œuvre ; et que c’est un grand œuvre possible. Nous
commençons à découvrir que la paix sera entre les peuples, puis entre
les hommes, dans la mesure où nous l’aurons précisée, où nous l’aurons
aimée, servie, voulue.
L’important, c’est, donc, d’abord, de la vouloir.
Marivaux dit quelque part (dans Le Jeu de l’Amour et du Hasard, je
crois) : « Il faut être trop bon pour l’être assez ».
Je serais tenté de dire : « Il faut être trop pacifiste pour l’être
assez ».
Mais, à vrai dire, est-ce être trop pacifiste que de tenir le langage
de celui que j’appelle l’homme simple, et que je pourrais appeler aussi
bien : l’homme vrai... Car rien n’est moins « simpliste », peut-être,
que cet homme simple...
Que dit-il ?
Il dit à la société des hommes avec laquelle il a passé implicitement
un contrat : « Accepte que je te prenne au sérieux plus et mieux que tu
ne le fais toi-même. Je sais à quoi je m’engage en m’accommodant du
bénéfice comme du maléfice de tes mœurs et de tes lois. Je m’engage à
t’aider à durer, à vivre. Je te dois donc, de la vie. Je te l’apporte,
dans la mesure de mes petites forces. Cela s’appelle mon travail, mon
intelligence - si j’en ai. - Cela s’appelle droits et avoirs tant bien
que mal accordés, équilibrés, ma sociabilité. Comprends bien que je ne
suis pas un anarchiste. Sinon, il me suffirait de t’avoir dit : « Ton
ordre n’est pas le mien. Je ne dois donc rien à ton ordre... Et je ne
vais pas perdre mon temps à faire valoir contre. toi les droits
naturels de ma conscience, et ses scrupules... »
» Je ne suis qu’un brave homme, un homme moyen. qui, t’ayant
pris au sérieux, entend te faire, non seulement le moins de mal
possible, mais le plus possible de bien. Il a passé un contrat avec
toi... C’est encore le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau... Je
t’embarrasserais singulièrement, je crois, en te posant cette question
: « Ce Contrat social, vas-tu jurer que Rousseau l’eût rédigé s’il
avait pu prévoir ceci, qui n’était pas de son temps : tous les hommes
valides d’un pays obligés à être soldats ; les nations armées jusqu’à
n’être plus que des troupeaux militaires ?... On oublie trop,
semble-t-il, que la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen (la
seconde comme la première dont nous faisons encore plus vanité
qu’application) ne contient même pas le mot Patrie. On oublie trop
aussi, que, lorsqu’il devint un mot à la mode, ce mot patriote
désignait moins l’homme attaché à sa patrie que le révolutionnaire
attaché à la Révolution. On disait la Patrie, comme Rousseau avait dit
: l’État. Cela, pour réagir, dans le langage quotidien, contre la
Monarchie et contre le Roi, lequel disait : « L’État. c’est moi... »
» Tout cela, qui n’était, dès l’abord, que phraséologie, est
devenu du sentiment, des principes et, finalement, la Loi elle-même...
Victor Hugo l’a bien dit : « Car le mot c’est le Verbe : et le Verbe,
c’est Dieu ». Ce que les braves gens traduisent vulgairement en disant
: « Les paroles restent »... Mais je ne veux pas t’embarrasser, chère
Société. Je veux seulement, te prenant plus au sérieux que tu ne le
fais toi-même, te servir, en t’apportant ce qui, seul, te peut vraiment
servir, ce que je me suis engagé seulement à te dévouer, en signant
implicitement le contrat qui nous lie : La Vie.
» Que m’apprends-tu toi-même, Société ? Que le crime le plus
grand, pour un homme, c’est d’être homicide ; que je ne dois pas
tuer... Tu me fais même un devoir de la liberté, de l’égalité et de la
fraternité ; ce qui tient tout entier dans cette formule évangélique :
« Aimez-vous les uns les autres ».
» Je réponds : « De tout mon cœur, de toute ma raison... De
tout mon espoir comme de tout mon désir... »
» Mais - chose singulière, et qui nous ferait désespérer de
la raison comme de toi ! - a peine t’ai-je donné mon assentiment aussi
plein que sincère, j’ai cette stupeur : que ce soit toi qui devienne
réticente, chicanière, évasive ; que ce soit toi qui ratiocines comme
un rabbin juif ou comme un Père de l’Église byzantine... Ce qui n’est
pas peu dire.
» Que me dis-tu ? Ceci : Homicide point ne seras... Il est,
pourtant, des cas où...
» Tu ne tueras point... A moins, pourtant, que...
» Aimez-vous les uns les, autres... Mais, tant que la guerre
sera possible, il vous sera, non seulement obligatoire, mes enfants,
mais glorieux de faire de la guerre... Et, pour commencer à vous aimer
les uns les autres, apprenez, les uns et les autres, à vous bien tuer.
Et, pour cela, soyez tous des soldats. »
« Voire ! »
L’homme simple se demande : « Qui trompe-t-on ici ?... Ce n’est pas
moi, d’ailleurs, que l’on trompe. Car je me faisais, par mes propos,
plus candide, plus bête, que je ne le suis en réalité... Je vois plutôt
que c’est la société avec laquelle j’ai implicitement passé un contrat
qui se trompe elle-même. Je voulais par elle la vie, - rien que la vie.
Elle est assez malheureuse, assez démente, assez aveugle encore, pour
exiger seulement de moi que je l’aide à s’assassiner elle-même »...
Mais l’homme simple se doit, pour faire honneur à sa simplicité, d’être
un honnête homme : - ce que j’appellerai « un honnête homme quotidien
», aussi quotidien que la vie elle-même.
Qu’il ait raison dans l’absolu, ou mieux : dans la vérité, voilà qui ne
sera contesté par aucun de ses contradicteurs. Et, d’un certain point
de vue anarchiste (qui n’est pas, d’ailleurs, tout le point de vue
anarchiste), cela pourrait suffire à me dispenser d’en dire plus long.
Mais l’homme simple s’entend répondre, à bon escient d’ailleurs, à bon
droit même : « On ne vit pas dans l’absolu. Et, vous, pas plus que
personne... On n’a donc pas raison par l’absolu »...
L’homme simple se fait honneur - je dirai surtout : honnêteté - de
n’avoir pas raison par l’absolu, et de déchoirfraternellement des
belles cimes où il eut pu continuer de causer familièrement avec cet
absolu.
Quelque admiration qu’il professe pour eux - et cette admiration est
grande et vive - il ne prétextera donc pas l’exemple des « objecteurs
de conscience » qui l’ont précédé, et dont la sagesse hardie et,
pourtant, toute normale, l’inspire.
Ils sont trop, d’ailleurs... A ne commencer que par les premiers
chrétiens, lesquels ne refusaient pas toujours seulement le service
militaire, mais l’impôt (plusieurs d’entre eux ne sont encore des
Saints, sur notre calendrier, que parce qu’ils ont refusé les deux)...
L’homme simple oubliera, donc, entre tant, ce patron des Gaules :
Saint-Martin de Tours, lequel proclamait, en 380 après Jésus-Christ : «
Soldat du Christ, je ne combats pas avec l’épée ».
Il ne fera pas argument, quel que soit l’amour qu’il leur voue, des
exemples des Quakers, de celui, plus révolutionnaire dans ses
affirmations, des Doukhobors, disciples de Tolstoï.. Il pourrait
remplir de leur martyrologe plusieurs pages de cette Encyclopédie...
Mais il ne ferait ainsi que répéter ce qui sera dit de ces véritables
chrétiens, et mieux : de ces véritables civilisés, les seuls vraiment
exemplaires, quand on écrira d’eux spécialement dans cette même
Encyclopédie...
Quittant les exemples, les précédents sublimes, l’homme simple ne
paraphrasera même cet aveu, dépouillé d’artifice autant que rempli de
sagesse, du très, du tout lucide Ernest Renan : « Je n’aurais pu être
soldat. J’aurais déserté. »
Il ira même jusqu’à oublier que jusqu’au jour qui vit, après la France
et la Prusse, les plus importantes nations décréter le service
militaire obligatoire, c’est-à-dire : jusqu’en 1872 environ, les neuf
dixièmes des hommes qui composent le plus sûr et le plus vif honneur
des sciences, des lettres, des arts et des morales, ont été exonérés de
l’obligation militaire.
Ceci nous fait comprendre, d’ailleurs, que, n’étant pas inquiétés par
l’armée, dans leur liberté et dans leur égoïsme, ils ne nous aient pas
précédés dans l’honneur de résoudre le problème posé par l’objection de
conscience ; ou qu’ils n’y aient fait que de philosophiques
allusions... Aussi bien est-il remarquable que, dans les Congrès de la
Paix, où les objecteurs de conscience tendent de faire prévaloir leur «
pacifisme intégral », les honnêtes hommes qu’ils voient se dresser
contre eux soient, à quelques exceptions près, des vieillards ou des
adultes exonérés, pour un motif quelconque, de la servitude militaire.
Le signataire de ces lignes tient à préciser que, frisant la
cinquante-deuxième année de son âge, il ne relève plus de l’armée.
L’homme simple, s’il ne fait pas table rase du passé, lequel ne lui
mesurerait, d’ailleurs, pas les arguments émouvants, s’impose de ne
rien lui demander.
Il se tourne seulement vers la société avec laquelle, implicitement, il
a passé contrat, et il lui dit :
« Je crois t’avoir compris. Tu veux la paix, mais, en la préparant,
surtout par les moyens qui sont ceux de la guerre... Tu la veux comme
la veut, par exemple, M. Raymond Poincaré, qui t’a fait tant de mal ;
comme la veulent ses pairs : « Dans l’Honneur, dans le Droit et dans la
Force... » Je pourrais te répondre par un langage plus sobre, qui est,
tout sainement, celui de la vérité, sans doute : « Il ne faut pas
vouloir, si toutefois, on le veut vraiment, la Paix dans l’Honneur, le
Droit et la Force... Ce qu’il faut vouloir, c’est l’Honneur, le Droit
et la Force dans la Paix... » Mais passons...
» Je me borne à te demander ceci :
»La guerre des peuples est bien, n’est-ce pas ? devant ton
jugement même, le plus grand des crimes ? Tu me réponds : « C’est le
plus grand de tous. Nous devons travailler à tuer la guerre, et,
d’abord, à la déshonorer. » C’est ici un langage devenu ordinaire, et
que nous tiennent même ceux qui sont les préparateurs les plus sûrs de
cette guerre qu’ils condamnent.
» Je continue : « Un crime, le plus grand des crimes : c’est
entendu ? Mais le propre de l’homme n’est pas, hélas ! d’être bon. Et
sa vitalité même s’accommode souvent des plus grands crimes... La
guerre est odieuse. Mais c’est peut-être une sélection nécessaire,
laquelle permet au plus fort de durer malgré le pullulement du plus
faible ?... Et puis, la guerre ne développe-t-elle les valeurs morales,
ne les fait-elle pas paraître incomparablement ?... » Voilà, seulement
vingt ans, tu m’aurais répondu, chère Société : « Oui, la guerre est
odieuse. Mais elle est cette sélection. Elle est ce prétexte à la mise
en valeur des vertus morales ». Et nous en eussions discuté... Il n’en
est plus besoin désormais. Ce sont tes augures les mieux famés, tes
oracles les plus célèbres parfois, eux-mêmes, qui, instruits par la
dernière guerre : celle qui fit douze millions de cadavres, sont les
premiers à nous dire :
« Sans doute, la guerre est bien une sélection. Mais c’est, peut-on
dire, une sélection à rebours. Nous ne le voyons que trop, hélas ! ceux
qu’elle nous a pris, c’étaient les plus jeunes, les plus forts, les
plus hardis ; les plus généreux aussi, bien souvent. Ceux qu’elle nous
a laissés, ce sont, à l’ordinaire, les autres, tout le reste des
autres... Quant à l’affirmation des valeurs morales ?... Bornons-nous à
constater l’endurance, qui fut, en effet, extraordinaire... Mais,
prudemment et dignement, taisons-nous du reste... La guerre, il semble
bien qu’elle ait trouvé désormais son symbole dans ceci : la Boue...
L’Arioste, apprenant la naissance de l’artillerie à la bataille de
Crécy, s’écriait : « La guerre s’est déshonorée. » Que ne dirait-il pas
aujourd’hui ?...
» Je m’obstine pourtant, étant homme simple, a continuer, et
je te dis, chère Société : « Entendu pour le plus grand des crimes.
Entendu pour la sélection à rebours. Entendu, malgré tant d’émouvants
sacrifices, pour l’impuissance de la guerre à faire, désormais, éclater
les hautes valeurs morales... A se montrer ce que le sage et pacifique
Montaigne voyait en elle : « L’action la plus pompeuse des hommes... »
Mais il est fréquent - je n’ose dire : ordinaire - que le crime profite
à celui, a ceux qui l’ont commis. La guerre peut être, à tout le moins,
une bonne affaire.
» Autrefois, chère Société, tu m’aurais certainement répondu
: « Ce grand crime est, finalement, pour le vainqueur, une bonne
affaire. On a voulu les moyens. On a la fin. Amen ! Et la justice n’est
pas de ce monde ».
» Que me répondent aujourd’hui tes augures, tes oracles les
plus illustres eux-mêmes ? Ceci : « La dernière guerre a fait paraître
implacablement à tous ce que nous savions déjà, sans oser le dire :
Que, voilà bientôt cent ans que la guerre - une bonne affaire tant que
les civilisations furent éminemment agricoles - ne paie pas... Qu’elle
fait des vainqueurs aussi dépourvus, aussi ruinés, aussi exsangues,
finalement, que les vaincus... Quand ils ne le sont pas davantage... »
« Toute paix est bonne ; toute guerre est mauvaise », avait dit
l’honnête Franklin.
En 1877, le malhonnête Bismarck pouvait, sans crainte d’être démenti,
déclarer devant le Reichstag :
« La France s’est relevée plus vite de sa défaite que nous de notre
victoire... » Avertissements inestimables, puisqu’ils furent si peu
entendus ! Le noble Norman Angell nous prouvait péremptoirement, en
1909, par son beau livre : La Grande Illusion, que cette grande
illusion, c’est ce que les hommes s’obstinent encore à appeler la
Victoire, et que la guerre ne peut être, dorénavant, que la plus
désastreuse des affaires... Cela, quelle qu’en soit l’issue !... La
raison d’un tel changement, on voudrait, pour l’honneur des hommes, de
l’intelligence et de l’amour, qu’elle fût morale. Elle n’est fille - si
je puis ainsi dire - que du Machinisme.
» Comme l’a lumineusement montré Francis Delaisi par son
grand livre nécessaire, et qui devrait être dans toutes les
bibliothèques : Les contradictionts du monde moderne, leur économie,
leur consommation, leurs finances, leurs industries, les moyens si
nombreux, si divers et rapides qu’elles ont de communiquer entre elles,
la complexité, le mystère surtout, des affaires qu’elles ont en commun,
font que, aucune nation ne pouvant vivre aujourd’hui, d’une vie
proprement nationale, toutes les nations sont impérieusement,
étroitement solidaires les unes des autres. Leur ordre et leur vie
elle-même sont faites de leur interdépendance.
» C’est même cette interdépendance qui, obligeant les nations
à se réconcilier, si elles veulent continuer de vivre, finira pas
fonder les États-Unis de l’Europe. Et les États-Unis de la Terre, plus
tard... C’est elle qui si vis pacem para pacemaccomplit, péniblement,
lentement, mais, sûrement, dans le temps, la grande œuvre de la paix.
» Or, quelle qu’en soit l’issue, quels qu’en soient les
vainqueurs, la guerre, qui rompt cette interdépendance, qui détruit cet
ordre, est, non seulement une faute monstrueuse, un crime inexpiable,
mais une défaite irrémédiable : cela, non seulement pour les
belligérants, mais pour le monde entier... A méconnaître une fois
encore cela, à s’en remettre une fois de plus à la guerre du soin de
régler ses différends, l’Europe courrait le risque de disparaître tout
entière... Une nouvelle guerre, et qui, nécessairement, paraît, par
comparaison, paraître la dernière : - celle qui devait être la dernière
- comme un jeu d’enfants : c’en serait fini de la civilisation
européenne, et de l’Europe elle-même... »
« Merci des renseignements », dit l’homme simple.
Alors, n’ayant que trop interrogé déjà sa « chère Société », et
s’estimant suffisamment instruit, il conclut : « Je tiens de toi, chère
Société, ma Mère, que, non seulement rien ne nous justifierait
désormais de faire la guerre, mais que tout s’accorde pour nous la
rendre odieuse et méprisable, pour nous en décourager, et mieux : pour
nous en dégoûter. Je tiens de toi qu’elle est le crime le plus efficace
que tu puisses commettre sur toi-même.
» Accepte que je t’aime assez, chère Société, ma Mère, pour
n’être pas ton complice... Accepte que je tâche à te sauver, et,
d’abord, à te sauver malgré lui. Trouverais-tu bien que, tenant de la
nature une mère alcoolique ou, friande de stupéfiants, j’eusse ce
sadisme de lui fournir l’alcool ou les poisons qui la doivent tuer,
inévitablement, un jour ou l’autre ?
» Ne me dis pas, croyant être sage : « Comparaison n’est pas
raison ». Cette fois-ci, comparaison est tout à fait raison... Ce qui
est bon pour la santé d’un seul homme vaut, ici, pour la santé de tous
les hommes.. La meilleure façon de tuer un dieu, ce fut toujours de ne
pas le prier. La meilleure façon de désapprendre la guerre aux peuples,
c’est encore que l’individu n’apprenne pas lui-même à la faire.
» Que, dévoué à ta conservation, chère Société, ma Mère,
c’est-à-dire à la paix préparée par la paix seulement, l’individu
commence par n’être pas un soldat. C’est une chance de moins qu’il aura
d’être un guerrier... A toi, donc, tout mon travail, ma Mère, tout mon
zèle, toute mon intelligence, tout ce qui peut faire prospérer en toi
et la vie et l’esprit. Je ne me refuse qu’à ceci : te faire boire,
vieille alcoolique ; t’empoisonner un peu plus, vieille stupéfiée...
Bref, à parfaire ton assassinat, vieille ennemie de toi-même. »
* * *
Tels furent les arguments de bon sens, de bon sens seulement, dont
j’essayais de nourrir le discours que je prononçai, à la Sorbonne, dans
l’amphithéâtre Richelieu, le jour de septembre 1925, où le Congrès
International de la Paix y discuta de l’objection de conscience. J’y
étais le porte-parole de la Ligue pour la reconnaissance légale de
l’Objection de conscience, laquelle m’avait commis à l’honneur de
parler en son nom.
Le matin, la Commission du Désarmement avait adopté, par 15 voix contre
3 (sur 18 votants), un ordre du jour demandant la suppression des
armées permanentes et du service militaire obligatoire. Cet ordre du
jour, reconnaissant le droit de tout homme à refuser du tuer son
semblable et, partant, d’apprendre le métier des armes, demandait que,
en attendant qu’eût lieu une suppression souhaitée par tous les
pacifistes et par le plus grand nombre des hommes civilisés, les
réfractaires, qui prétextent les scrupules de leur conscience, fussent
exonérés de toute peine et, même, de toutes poursuites.
Malgré une assez vive opposition, et quelques manœuvres bizarres, je
parvins à faire devant le Congrès, le rapport auquel j’avais été commis.
Mon argumentation pouvait tenir toute dans ces phrases essentielles du
discours : « A moins qu’il ne soit qu’un nouveau sophisme, le droit des
peuples à disposer des peuples - droit dont toutes les nations font
présentement, état - implique le droit à disposer de lui-même de
l’individu. Certes, l’œuvre de la paix, c’est, par-dessus toute,
l’œuvre des collectivités ; et je tiens, avec mes adversaires, que les
économistes y peuvent réussir plus vite, sinon mieux, que les
moralistes ? Mais l’œuvre des collectivités ne dispense pas l’individu
d’accomplir, dans la mesure de son énergie, de son zèle et de sa
responsabilité, son œuvre personnelle de paix. Les pacifistes
individuels ont précédé, dans le pacifisme, la Société des Nations, qui
est encore beaucoup moins celle des peuples que celle de leurs
gouvernements. Les pacifistes sincères et vrais se doivent encore de ne
pas se traîner à la remorque de cette Société, mais de continuer à la
devancer. Aussi bien, plus nombreux, plus conscients et plus résolus
individuellement seront les pacifistes, plus sera aisée et plus
efficace la tâche de la Société des Nations. Désapprendre la haine,
désapprendre la guerre : cela, c’est plus directement l’oeuvre de
l’individu que celle de la collectivité. C’est dans la famille d’abord,
et par les soins maternels, que doit commencer la propagande qui,
faisant éclater l’ignominie et l’absurdité de la guerre, 1a
déshonorera. Ce qu’une collectivité ne peut aisément enseigner - ceci,
par exemple : qu’il n’y a pas de 1âcheté contre la guerre, et que le
seul véritable courage est celui qui sert, veut, fait et maintient la
paix, - il est au pouvoir de tout homme bénévole de le répandre, de
l’accréditer dans les cœurs et dans les esprits... Apprendre aux
peuples à résigner, d’abord, à réprouver ensuite, tous les héroïsmes
attachés à la guerre ; bref, leur apprendre la science, l’art et la
philosophie de la paix : c’est autant à l’individu humain qu’à la
collectivité des hommes, qu’un tel honneur incombe ; et, plus que
celle-ci, celui-là, présentement, s’y montre apte.
Or, quel enseignement de la paix surpasse en sincérité, en simplicité
éloquente, celui que donne le premier venu des hommes qui, doucement,
purement, sans provocation, sans révolte même, publie : « Je ne tuerai
point. Je ne serai point un guerrier. Je ne ferai point un soldat. »
Ni désertion... Et moins encore cet « art de se débrouiller », ce «
système D », que s’entendent si bien à pratiquer, tant de nos meilleurs
patriotes, de nos plus fiers militaristes...
Dans la pleine raison de son âge, dans la pleine conscience de son
devoir humain, un homme proclame son droit, qui est bien, en ceci, le
plus pur comme le plus sacré des droits.
Rien de plus. Rien de moins.
On eût mal compris, voilà seulement soixante ans, qu’un homme, seul,
prît devant ses compatriotes, cette attitude et cette responsabilité.
On peut soutenir que celui-là qui répugnait vraiment au métier des
armes, à être un soldat, voire un guerrier, se quittait assez
facilement d’un service, d’une servitude qu’il détestait.
Aujourd’hui, c’est un fait, humiliant, mais certain : que, dans
certains pays, tout homme valide fait un soldat.
On ne dit pas assez que ce qui est appelé le Militarisme est né
véritablement avec le service militaire obligatoire, et qu’il est
ainsi, en quelque sorte, l’œuvre de la Révolution Française levant,
pour sa juste défense, une armée de 1.200.000 volontaires.
Trop heureuses de l’aubaine - si je puis ainsi dire - la Prusse, puis
d’autres nations, ont suivi un exemple qui leur assurait une « chair à
canon » non plus vénale, non plus vendue, celle-ci, mais trop sincère,
parfois...
Les armées de métier étaient, sur l’état militaire où l’Europe a fini
par se réduire et, intellectuellement, s’avilir, un progrès en ceci :
que la masse laborieuse, pensante, profonde, n’était pas infectée du
militarisme, de l’esprit de guerre.
Il serait facile de prouver qu’un serf du Moyen-Age, non obligé à se
faire tuer pour des biens qui n’étaient pas les siens et des honneurs
dont il n’avait cure, était finalement plus indépendant et plus libre
que l’électeur, - c’est-à-dire le peuple souverain - français du XXè
siècle...
D’ailleurs, ce qui sera écrit, dans cette Encyclopédie, sous la
rubrique Militarisme, montrera suffisamment que le service militaire
obligatoire est le plus grand crime que l’humanité ait commis contre
elle-même...
Ce n’est pas manquer du respect fait d’amour dû au grand Jaurès, de
professer qu’il s’est trompé en préconisant l’Armée Nouvelle ; ce qui
revient à dire : la Nation armée.
Mais, instruit par les terribles leçons de la dernière guerre, la
préconiserait-il encore ? Ses imitateurs, qui le singent plus qu’ils ne
l’exaucent d’ailleurs, disent : « Oui ». Mais le génie leur manque, qui
eut, peut-être, conduit Jaurès à changer en ceci d’action comme
d’idéal...
Le monde sent, obscurément encore certes, mais il sent que si de toutes
ses forces, aussi bien individuelles que collectives, il ne se soulève
pas contre la guerre, et, d’abord, contre l’école nationale de la
guerre, c’est-à-dire le service militaire obligatoire, toute la
civilisation risque de n’être, finalement, qu’un magnifique sacrifice
fait, par les plus sublimes inventions de l’homme, à Moloch dévorant.
L’objecteur de conscience ne fait qu’annoncer, par son calme refus
raisonné, la révolte cordiale où tous les hommes devront bientôt s’unir
s’ils veulent, enfin, exercer leur droit à la paix, qui n’est que leur
droit à la vie.
Voilà, dans sa substance, le long propos que je tins, à Paris, au
Congrès International de la Paix, en 1925.
J’aurai l’immodestie de le dire moi-même - mais la vérité m’y oblige -
l’accueil fait à ce discours par des délégués de toutes nations me
surprit, tant la chaleur en était vive. Le président du Congrès en
excipa pour dire que, étant donné l’enthousiasme qui montrait que «
tout le monde avait compris », ce discours ne serait pas traduit... «
Innovation » contraire à l’usage, et qui souleva des protestations
autres que les miennes...
Le vénérable M. Ferdinand Buisson, président de la Ligue des Droits de
l’Homme et du Citoyen, me répondit.
J’eus cette surprise qu’il ne vît, dans ma louange du droit de tout
homme à ne pas tuer, à ne pas apprendre l’art de tuer, qu’une
exaltation du droit de l’individu à nefaire que ce qui lui plaît.
Certes, il rendait « justice à ma générosité », et, le droit que
j’invoquais, il l’admettait lui-même... Mais seulement pour une élite,
et pour des raisons, dont on peut dire qu’elles ne brillaient pas leur
nombre...
Bref, il demandait au Congrès de Paris de repousser un ordre du jour
qui, plus catégorique, avait été pourtant adopté, en 1924, par le
Congrès de Berlin.
Contrairement à l’usage, je ne fus pas admis à répondre. J’en eusse
profité pour appuyer ma dialectique d’un projet prévoyant, pour les
objecteurs de conscience, la création d’un service national civil. Je
n’en étais pas personnellement partisan. J’avais accepté, pourtant, de
le rapporter pour déférer au vœu de la Ligue pour l’objection de
conscience. Je fus gardé de faire ce rapport par la partialité, un peu
trop visible, du bureau du Congrès..
On vota dans une assez grande émotion. Le premier vote donna la
majorité à l’ordre du jour que j’avais défendu.
Le résultat de ce vote ayant été contesté, j’acceptai que l’on procédât
à une seconde consultation... Déjà, des congressistes, tenant le
premier vote pour acquis, s’en étaient allés.
Le second scrutin donna lieu à ce que l’on appelle une « cuisine de
congrès ». Des maîtres-queux y brillèrent.. On découvrit alors qu’il y
avait des cartes vertes, ou blanches, qui donnaient droit « à tant ou
tant de voix ».
Le second résultat fut celui-ci : 193 voix pour la motion Buisson ; 144
voix à la motion Pioch.
C’était, à tout le moins, pour les Objecteurs de conscience, une
victoire morale...
Celle-ci, remportée, et pour la première fois, en France, pays à
service militaire obligatoire...
Quelques jours après. Romain Rolland m’écrivait :
Vous avez eu raison de lutter pour l’objection de conscience.
Continuez, mon vieil ami. L’objection de conscience, c’est notre fest burg.
On continue.
Georges PIOCH