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CRÉATION-CRÉATIONNISME

Si vous demandez à un métaphysicien, imbu d'esprit théologique ― et cette espèce n'est pas rare ― ce que signifie le mot Création, il vous répondra : « La Création c'est l'acte incompréhensible par lequel Dieu produit le monde et lui donne une existence séparée. » Inutile d'insister, car il vous répètera : « Cet acte dépasse l'entendement humain ».

Adressez-vous à un théologien pur, catholique, par exemple, il vous dira : « C'est l'acte par lequel Dieu, sans le secours d'aucune matière préexistante, a produit l'univers par sa seule puissance et son unique volonté ». Et il appuiera sa définition, sur la genèse biblique et l'autorité de Moïse.

C'est, dans ce dernier cas, la création à partir de rien, ex nihilo, qui se trouve affirmée et, chose bizarre, sur l'autorité d'un livre presque unique à ce point de vue, car l'histoire des religions prouve, sans doute possible, que rares, pour ne pas dire nulles, furent celles qui admirent l'idée pure de création. Les plus savants exégètes et en tête Ernest Renan et l'allemand David Frédéric Strauss, ont clairement démontré la remarquable exception que nous offre a ce sujet la religion juive.

L'histoire de la philosophie nous enseigne que la première ou mieux la plus puissante réaction contre l'idée juive de création ex-nihilo, se fit en Grèce, où, 600 ans avant notre ère, Democrite, Anaxagore, Empédocle, Xénophane, etc., etc., repoussaient le surnaturalisme religieux et ne spéculaient que sur la matière formant l'univers. On sait aujourd'hui qu'Anaxagore se montra le plus net et le plus précis, et l'on s'accorde à reconnaître que de lui date l'opposition de l'idée d'évolution à celle de la création.

On reste stupéfait de voir que grâce à l'influence de Platon et à celle d'Aristote, le créationnisme se maintint longtemps, malgré l'effort presque miraculeux de la pensée philosophique au VIème siècle grec. N'est-ce pas cette influence platonicienne et aristotélicienne qui, après les ténèbres du moyen-âge et les premières lueurs de la Renaissance, s'exerçant sur l'esprit puissant de Descartes et sur celui de Leibnitz, en fit les défenseurs de la création pure ? Cette double influence de Platon et d'Aristote, à laquelle surent résister les panthéistes allemands qui combattirent l'idée de création ex-nihilo, nous la retrouvons dans la philosophie contemporaine. L'école spiritualiste française, en effet, admet cette idée ; le philosophe Renouvier que le néocriticisme actuel reconnaît pour initiateur, a écrit pour la défendre ; et nous voyons aujourd'hui le suisse Secrétan, et les philosophes d'Action française rompre des lances en sa faveur dans les revues réactionnaires et catholiques.

On trouvera aux mots Darwinisme et Évolution, l'idée contraire développée avec toute l'ampleur qu'elle comporte.

P. VIGNÉ D'OCTON

CRÉATION (ex-nihilo)

Quelque conception qu'on ait de ce que les adeptes des religions diverses appellent « Dieu », le geste créateur qu'on attribue à l'Être suprême et éternel, « tirant du néant l'Univers et créant toutes choses de rien » est d'une insoutenable absurdité. Et, dans cet ouvrage destiné à arracher l'esprit humain aux croyances sans fondement et aux préjugés qui nous viennent des siècles d'ignorance d'où nous sommes issus, il me paraît indispensable d'établir fortement l'impossibilité de la création ex-nihilo.

Ouvrez un de ces petits livres que doivent apprendre par cœur les enfants qui s'apprêtent à faire leur première communion : c'est le catéchisme, c'est-à-dire le résumé des Vérités fondamentales sur lesquelles repose toute la Doctrine catholique. À la première page, vous lirez cette question : « Qu'est-ce que Dieu ? » suivie de cette réponse : « Dieu est un Être éternel, infini, tout puissant, qui a fait toutes choses de rien. » Je vous abandonne le récit que nous fait la Genèse des conditions et de l'ordre dans lesquels Dieu créa le Monde en six jours. J'aurais évidemment beau jeu à éplucher ce récit et à en démontrer l'invraisemblance et les erreurs. Cette discussion ne serait ni dépourvue d'intérêt, ni dénuée de valeur ; car, somme toute, cet exposé de la création en six jours est contenu dans les Écritures. Les Écritures (ancien et nouveau Testament) nous sont présentées par l'Église comme contenant la parole de Dieu et, s'il est un point sur lequel le Créateur de toutes choses ne doit pas, ne peut pas se tromper, c'est certainement le récit de la création elle-même, puisqu'il en est l'auteur. Mais si je démontre que Dieu n'a pas créé, qu'il n'a pas pu créer, qu'il est absurde de croire au geste créateur, ne devient-il pas inutile de porter le débat sur les détails et circonstances de ce geste ? Ne deviendra-t-il pas évident que, s'il y a erreur ou mensonge sur la création elle-même, il y a, à plus forte raison, erreur ou mensonge, sur les conditions dans lesquelles cette création se serait accomplie ? Or, je dis que créer est impossible et qu'un être raisonnable ne peut pas admettre la possibilité du geste créateur. Qu'est-ce que « créer » ? Définissons ce mot ; fixons-en clairement l'exacte signification. Que faut-il entendre par ce terme : créer ? Prendre des matériaux épars, séparés, les aller chercher ici et là, en saisir à droite et à gauche ; puis, en vertu de certains principes connus et en application de certaines règles expérimentées, les rapprocher, les grouper, les associer, les ajuster, de façon à en former un objet déterminé, est-ce créer ? S'emparer de certaines idées, impressions, souvenirs, bruits, images, couleurs, qu'on trouve, confus en un ou plusieurs cerveaux, pèle-mêle dans les livres et les musées ; puis comparer, associer, opposer ces divers éléments, de façon à en faire jaillir une idée nouvelle ou à en extraire une théorie ou une technique encore inédites est-ce créer ? Mettre de l'ordre dans ce qui est désordonné, introduire de la symétrie dans ce qui est chaotique, ranger sur une ligne droite ce qui est un indéchiffrable entassement de lignes qui s'entrecroisent, diriger vers un but précis et employer à une fin déterminée ce qui ne paraît avoir ni fin, ni but ; est-ce créer ? Non, cela n'est pas créer.

Le mot créer est un de ces termes dont, à la longue, on a copieusement abusé pour exprimer un tas de choses qui n'en sont pas moins totalement étrangères à l'idée qu'implique l'expression « créer ». Ne s'est-on pas avisé de dire d'un grand couturier ou d'une modiste réputée qu'ils ont créé tel modèle ou tel genre ? Qu'ont-ils fait ? Ils ont fouillé dans les archives, ils ont consulté les ouvrages de la partie, ils ont comparé, ils se sont inspirés des goûts récents, ils ont tenu compte des tissus et des ornements qui se marient le plus agréablement, ils ont supprimé ceci et introduit cela, ils ont ajouté ici et diminué là ; ils ont interrogé leur personnel et leur clientèle ; ils se sont renseignés sur le genre et le modèle qu'allaient lancer leurs concurrents ; ils ont fait des chiffres, afin de savoir quel serait le profit. Enfin, ils ont fait sortir de toutes ces opérations un genre ou un modèle. Peut-on dire qu'ils ont créé ? ― Non.

On a vu des comédiens, des cabots et des danseuses décorés pompeusement du nom de « créateurs », parce que les premiers avaient campé autrement que leurs prédécesseurs un personnage classique ou introduit dans le nouveau répertoire un type encore inédit, parce que les seconds avaient apporté sur la scène une mimique inconnue et les dernières un pas, un saut ou un balancement nouveaux. Peut-on dire qu'ils ont créé ? Non.

De tel savant, on a dit qu'il est le créateur de telle science ou de telle branche de celle-ci. Qu'a fait ce savant illustre ? Il a puisé dans les travaux et les recherches de ses prédécesseurs ; il a mis à profit les expériences, les investigations auxquelles se livrent ses contemporains ; il a multiplié les observations et les fouilles ; il a prolongé les résultats acquis ; il a bifurqué aux endroits où ses confrères s'étaient arrêtés et son labeur persévérant l'a mis un jour en face d'une possibilité nouvelle, d'un champ d'expérience inexploré. Il s'y est avancé le premier et il a attaché son nom à un procédé, à une méthode, à une particularité de la science. A t-il véritablement créé ? Non.

Tel homme d'État, placé à la direction d'un royaume ou à l'administration d'une république, a, pour consolider le pouvoir, étendre sa domination ou améliorer le sort de la population, ajouté une institution à celles qui existaient déjà ; il a supprimé un rouage de manipulation lente et massive et lui a substitué un rouage plus souple et d'effet plus rapide. On dit de cet homme d'État qu'il a créé ce rouage, cette Institution. Le terme est-il exact ? S'applique-t-il à l'opération dont il s'agit ? A-t-il véritablement créé la dite Institution ? Ne l'a-t-il pas plutôt et tout simplement fondée ?

C'est surtout lorsqu'il s'agit des artistes et des chefs-d'œuvre dus à la magnificence de leurs inspirations qu'on se sert couramment du mot « création ». Sculpture, peinture, architecture, musique, poésie, littérature, je vous accorde que des œuvres superbes ont élevé ces arts jusqu'aux nues, que la Forme et la Beauté ont trouvé dans certains hommes un souffle génial et à l'exécution prestigieuse, d'incomparables traducteurs. Mais qu'eussent-ils fait et qu'eussent-ils pu faire si leur cerveau admirable ne s'était pas au préalable peuplé des idées, des sensations, des souvenirs, des connaissances, des comparaisons, fournis par la diversité des Écoles ; si leur génie, nourri, fortifié, soulevé par la contemplation de ces richesses intellectuelles et de ces trésors artistiques, n'avait pas emprunté à ce fonds inépuisable les matériaux indispensables à l'extériorisation de leurs sublimes édifications intérieures ? Dès lors, peut-on appeler leurs œuvres « Créations » ? Non. J'admire, oui, j'admire, je vénère et j'aime ces savants illustres qui, par une divination prodigieuse et un labeur opiniâtre, ont étendu de génération en génération le domaine du savoir ; j'admire oui, j'admire, je vénère et j'aime ces merveilleux artistes qui ont élevé jusqu'au sublime et presque jusqu'à la perfection l'expression de la Beauté. Mais, cet hommage rendu aux sommités de l'Art et de la Science, je reviens à ma question : ces hommes ont-ils créé ? Et je réponds par la négative.

Mais alors, qu'est-ce que créer ? J'avoue qu'une définition n'est pas chose facile, quand il s'agit de donner un sens à une expression qui n'en possède aucun. On n'explique pas l'inexplicable ; on ne définit pas l'indéfinissable ; aussi me trouvé-je fort embarrassé de dire ce que signifie, au juste et sans ambiguïté le terme créer.

Sans le secours de ce petit catéchisme que j'ai fort heureusement sous la main, je ne sais s'il me serait possible de sortir d'embarras. Je consulte cet oracle et le voici qui me répond : « Dieu est un Être éternel, infini, tout puissant, qui a fait toutes choses de rien. » Maintenant, j'y suis. Je ne dis pas que je comprends : on ne comprend pas l'incompréhensible ; mais je dis que j'y suis ; c'est-à-dire que je tiens une définition du mot créer. Créer, ce serait (remarquez que je dis ce serait et non c'est) faire quelque chose avec rien du tout, tirer quelque chose de rien du tout, appeler le néant à l'être. Imaginez les combinaisons les plus ingénieuses, les grossissements les plus fantastiques, les multiplications les plus fabuleuses ; faites sortir d'un gland le chêne le plus majestueux ; tirez d'une unité les totaux les plus élevés ; amenez un grain de poussière à la formation d'un continent ; aucune de ces opérations ne nous donnera l'idée de ce que ce serait que créer, aucune ne pourrait même nous rapprocher de cette idée : un gland, c'est petit, une unité, c'est peu, un grain de poussière, ce n'est presque rien : cela n'empêche qu'un grain de poussière, une unité, un gland, c est toute de même quelque chose et créer le catéchisme nous l'enseigne c'est faire quelque chose de rien, c'est tirer du néant. Remarquez que le miracle de la création du Monde n'est pas dans le fait déjà surprenant en soi que, avec rien du tout, Dieu ait pu créer un Univers dont les dimensions sont telles qu'après avoir multiplié les chiffres les plus fabuleux par les chiffres les plus fantastiques et après avoir pris le total de cette multiplication pour la plus infime unité de mesure, il reste impossible de fixer ces dimensions ; le miracle réside dans le fait de faire quelque chose, et si peu que ce soit, avec rien du tout ; le miracle est donc dans la création elle-même et non dans l'étendue ou le volume de la chose créée. Et lorsque les théologiens attirent notre attention sur l'immensité incalculable de l'Univers, c'est soyez-en persuadés pour nous faire perdre de vue l'impossibilité du petit (l'unité) par le mirage fantastique du grand (le nombre).

Observez encore qu'il y a cent fois, mille fois, des milliards et des milliards de fois plus loin du néant au grain de poussière que du grain de poussière à la totalité des Univers existants ou pouvant exister. Avec rien on ne fait rien, on ne peut rien faire ; de rien on ne fait rien, on ne peut rien faire et l'inoubliable aphorisme de Lucrèce : ex nihilo nihil, demeure l'expression d'une certitude indéniable et d'une évidence manifeste. Je pense qu'on chercherait en vain une personne douée de raison qui puisse concevoir et admettre que de rien on puisse tirer quelque chose et qu'avec rien il soit possible de faire quelque chose. En conséquence l'hypothèse d'un Dieu Créateur est absurde ; la raison la repousse comme inadmissible.

Je ne suppose pas que les gens d'Église soient tous frappés d'aliénation mentale ; je dirai même qu'il y a eu et qu'il y a encore parmi eux des hommes d'une belle intelligence et d'une enviable lucidité. La foi ne peut pas les aveugler au point de leur faire méconnaître l'impossibilité de la Création. D'où vient donc que, non seulement, ils l'admettent quoique impossible, mais encore l'affirment comme hors de conteste ? Car pour eux, du moins à les entendre, c'est une de ces vérités qui se passent de démonstration, une de ces certitudes axiomatiques qui s'imposent d'elles-mêmes, sans qu'il soit utile de l'accompagner d'une preuve quelconque. Je conçois que cette absence d'examen soit un procédé fort commode, puisqu'il dispense de toute controverse et même de toute vérification, sur le fondement même de leur religion, les adeptes de celle-ci.

Le vrai, c'est qu'il est indispensable que leur Dieu soit créateur pour être Dieu. Que si cette qualité vient à lui manquer, il cesse d'être Dieu : il n'est plus l'être nécessaire, l'ordonnateur de toutes choses, le dispensateur de la félicité et de la souffrance.

S'ils avaient pu bâtir leur religion sans cet indispensable fondement, ils s'en seraient probablement passé ; mais sans ce point d'appui : la Création, il n'y aurait plus de religion chrétienne ; sans cette base, tout serait remis en question, ou plutôt rien ne serait plus en question, parce que tout s'effondrerait, ce serait l'édifice construit par l'Église pierre à pierre depuis dix-neuf siècles, réduit brusquement en poussière ; ce serait l'Église catholique condamnée à n'être plus qu'une Institution passagère comme toutes les institutions humaines. Dieu sans la création cesserait d'être Dieu, le Christianisme sans Dieu cesserait d'être le Christianisme et l'Église dont la prétention est d'être éternelle comme son Dieu, deviendrait une puissance périssable que le temps serait appelé à précipiter dans le gouffre du passé. À cette seule idée, l'Église frémit et s'indigne. Elle a vu les trônes chanceler, les dynasties disparaitre, les civilisations se succéder, et, reposant sur le granit de la Divinité, Elle est toujours debout. Près de quinze siècles durant, Elle a exercé, sur notre Europe occidentale et, de là, sur une portion de la Terre, une dictature absolue ; moins puissante aujourd'hui, Elle a lié son destin à celui des classes dirigeantes avec lesquelles Elle partage le Pouvoir ; de ce Pouvoir partagé Elle se contente présentement, mais Elle ambitionna de reconquérir la direction totale et Elle ne désespère pas de réaliser ses ambitieuses visées. Seulement, Elle ne peut raisonnablement nourrir cet espoir qu'à la condition de se maintenir dans la direction des consciences et Elle ne s'y peut maintenir qu'autant qu'Elle représente le Dieu Éternel, immuable, infini tout-puissant, c'est-à-dire le Dieu Créateur. Voilà pourquoi Elle érige en Dogme la Création par Dieu du Ciel et de la Terre.

Dogme, ai-je dit ? Oui, c'est-à-dire article de foi qu'il est interdit, sous peine de péché mortel, au catholique de mettre en doute.


« Croyez, mes frères, dit le Curé, croyez et ne cherchez pas à comprendre. Quel serait le mérite de croire, si vous compreniez ? Et, si vous pouviez comprendre, de quel droit réclameriez-vous la récompense promise aux âmes qui s'abîment dans l'adoration ? Méfiez-vous des tentations diaboliques. Satan est habile dans l'art de vous tendre des pièges et c'en est un peut-être le plus dangereux que de vous inciter à pénétrer le mystère dont il plaît à notre Dieu de s'envelopper. Croyez ; croyez aveuglément ; croyez même, croyez surtout à ce qui vous paraît absurde. Avec le bon chrétien, dites : je crois non pas bien que ce soit absurde, mais parce que c'est absurde ; credo quia absurdurm ! » À l'Église, au cours d'une cérémonie cultuelle, devant un auditoire composé uniquement de fidèles disposés à tout croire et résolus à tout admettre sans piper mot, ce langage suffit. Mais il n'en est plus ainsi quand de la chaire le débat se transporte à la tribune et quand celui qui parle s'adresse à une assemblée composée d'auditeurs réfléchis, avisés, attentifs, éclairés, qui ne se paient pas de mots et ne sont sensibles qu'au raisonnement.

Le débat s'est rarement engagé, entre mes contradicteurs et moi, sur ce point précis de l'acte créateur. Il n'y a pas à s'en étonner : la cause de mes adversaires était malaisée à défendre et peu nombreux ont été ceux qui ont eu le courage peut-être ferais-je mieux de dire la témérité et, mieux encore, la maladresse de s'y aventurer. Il en fut cependant qui comprirent que l'argument avait porté et qu'il avait trop de poids pour qu'il fût permis à un Chrétien de n'en pas souffler mot. « La création, dirent quelques-uns, est un mystère ; elle est du nombre de ces quelques problèmes qui échappent à la faible compréhension de l'homme ; c'est un article de foi. On croit à la Création ou on n'y croit pas ; mais il est aussi impossible de la prouver que de la nier. La Science et la Raison sont impuissantes à faire la preuve dans un sens comme dans l'autre. Il nous paraît, cependant, que l'affirmation est plus plausible que la négation ; de toutes façons, la doctrine d'un Être Éternel et tout puissant a l'avantage d'apporter à la question des origines de l'Univers une solution, tandis que la doctrine opposée n'en apporte aucune. »

En réponse à cette déclaration (car il n'y a pas dans ces propos un essai de réfutation), il suffit de faire observer :

a) Que, bien qu'elles soient liées l'une à l'autre, la question des origines de l'Univers et celle de la Création sont distinctes ; qu'elles ne doivent pas être étudiées simultanément, mais l'une après l'autre. Il est, en effet, évident que, s'il était prouvé que le Monde n'a pas eu de commencement, qu'il a existé de tout temps, il n'y aurait pas lieu de se demander s'il a été créé, par qui, quand, ni comment. Cette question de la Création ne se pose que dans le cas où il serait démontré que l'Univers a commencé. Alors, mais alors seulement, il peut y avoir lieu d'étudier le problème de la Création. Or, le Christianisme admet tout d'abord, comme si c'était un point acquis, que l'Univers n'a pas toujours existé, puisqu'il affirme qu'il a été créé. C'est ce que, en logique, on appelle une pétition de principe, c'est-à-dire un raisonnement qui accepte comme point de départ l'argument ou le fait dont il est nécessaire de prouver au préalable l'exactitude.

b) Qu'il est faux d'avancer que la doctrine d'un Être éternel et tout-puissant, ayant créé le Monde apporte la solution attendue du problème des Origines de l'Univers. C'est, en effet, une manière étrange de résoudre une question déjà fort obscure en soi que d'en augmenter l'obscurité en lui apportant une solution plus troublante, plus indéchiffrable, plus incompréhensible encore que cette question elle-même. Or, c'est à ce résultat qu'on aboutit infailliblement lorsque, dans le but de résoudre les Énigmes de l'Univers, on tranche la question par une solution plus énigmatique encore, plus invérifiable, plus mystérieuse : la Création.

c) Que, au surplus, ce n'est pas résoudre la question, mais tout simplement en reculer la solution et la compliquer par l'entrée en scène et l'intervention active et directe d'un Être inabordable à l'intelligence de l'homme et qui, par conséquent, échappe fatalement, de ce chef, à tout contrôle comme à tout raisonnement.

Tout récemment (1926) le journal Le Fiqaro, bien connu pour ses attaches avec les milieux catholiques, a ouvert une enquête sur le sujet suivant : « Le sentiment religieux et la Science. Y a·t-il opposition entre l'un et l'autre ? » Comme il fallait s'y attendre, il a consulté, dans le monde de la Science officielle, tous les professeurs et docteurs plus ou moins acquis, par leur naissance, leur éducation, leur culture, et... leur clientèle, aux milieux conservateurs et chrétiens. La réponse de ces messieurs peut se résumer ainsi : « Le sentiment religieux et la science appartiennent à deux domaines distincts et ceux-ci ne sauraient être confondus. Le plan sur lequel travaille le savant n'est pas le même que celui sur lequel s'affirme et travaille le croyant. Il n'y a donc aucune opposition entre la Science et le Sentiment religieux. » Cette réponse est, quant an fond, tout un aveu. Celui-ci est entouré d'artifice ; il n'en existe pas moins, c'est dire que la Science et le Sentiment religieux sont étrangers l'un à l'autre, c'est reconnaître que la Science ignore la religion et, par conséquent, que le Sentiment religieux n'a à attendre de l'esprit et de la méthode scientifique aucun appui, aucun concours.

* * *

Je poursuis ma démonstration.

D'autres contradicteurs m'objectèrent qu'en déclarant la Création impossible, je ne tenais pas compte de la toute-puissance de Dieu, que le pouvoir divin étant sans limite, rien ne lui était impossible.

Voici ma réponse : quand on dit que rien n'est impossible à Celui dont la puissance est sans borne, on profère une sottise, si on entend par là prétendre que Dieu peut faire l'impossible. L'impossible, c'est ce qui ne peut pas être ; le possible, c'est tout ce qui peut être.

Voici un bâton ; il a deux extrémités. Il est impossible qu'il n'en ait qu'une et Dieu lui-même s'il existait ne pourrait pas faire que ce bâton n'en eût qu'une. Il a plu hier. Dites-moi, si vous croyez que Dieu existe et qu'il est le maître des éléments et qu'Il peut faire à son gré le beau temps ou la pluie, dites-moi que Dieu aurait pu empêcher qu'il plût ; mais ne me dites pas que Dieu peut aujourd'hui faire qu'il n'ait pas plus hier. Mon meilleur ami est mort il y a trois jours ; dites-moi que Dieu, puisqu'il est tout puissant, aurait pu l'empêcher de mourir ; mais ne me dites pas qu'il est au pouvoir de Dieu de faire qu'il ne soit pas mort. Vous me répondrez qu'Il peut le ressusciter. Le ressusciter ? Soit ; mais, dans ce cas, c'est-à-dire si Dieu rend la vie à mon ami, c'est que celui-ci l'avait perdue et donc qu'il était mort ; dites-moi encore qu'il n'a pas été nécessaire qu'Il le ressuscite et qu'il a suffi, son pouvoir aidant, qu'Il rappelle mon ami à la vie et je vous répondrai que dans ce cas, mon ami n'était pas réellement mort, qu'il était plongé dans un état léthargique ou cataleptique lui donnant l'apparence d'un cadavre, mais qu'il n'était pas réellement un cadavre. Dieu ne peut donc pas faire l'impossible ; dans le domaine des impossibilités, il est aussi impuissant que vous et moi... Ce qui serait vrai, indiscutable même, s'Il existait, c'est que dans le domaine des choses possibles, Il pourrait tout, absolument tout, mais dans le domaine des choses possibles, seulement.

Prenez une mouche, attachez à cette mouche un poids de cent grammes, elle ne pourra pas l'enlever ; placez mille kilos sur le dos d'un éléphant, et ce pachyderme enlèvera ces mille kilos sans effort. Cet enfant de six mois ne peut pas marcher, mais ce jeune homme peut courir ; ce cervelet de deux ans ne peut pas agiter utilement les hautes spéculations, mais cet homme de quarante ans peut le faire aisément. Entre la mouche et l'éléphant, entre le bébé et le jeune homme, entre le bambin et le philosophe, il n'y a qu'une différence de force mais tous se meuvent sur le terrain du possible. Dans ce cadre des choses possibles, votre Dieu peut tout ; mais là s'arrête sa puissance. Or, j'ai démontré que créer, c'est-à-dire faire quelque chose avec rien du tout, tirer quoi que ce soit du néant, c'est chose impossible. Puisque Dieu ne peut pas ce qui est impossible, il ne peut pas avoir créé.

On m'a dit alors : « vous raisonnez comme un homme raisonnant sur un de ses semblables, vous jugez Dieu à votre mesure. Vous divisez tout en possible et impossible ; mais ce qui est impossible à l'homme, ce que le misérable entendement de l'homme considère comme impossible peut fort bien ne pas être impossible à Dieu. Le plan sur lequel agit Dieu n'est pas le même que celui sur lequel l'homme agit ; ces deux plans sont séparés par des cloisons étanches. Ces démarcations absolues, on les constate entre les éléments qui composent les divers règnes de la nature. Nous sommes dans une salle construite en pierre. Nous parlons, nous raisonnons, nous argumentons. Croyez-vous que ces pierres pourraient comme nous, parler, raisonner, argumenter ? Croyez-vous, seulement qu'elles soient en état de nous comprendre ? Non ! n'est-ce pas ? Il est impossible à ces pierres de parler, de raisonner, d'argumenter. Mais ce qui leur est impossible, à elles, pierres, nous est possible, à nous, hommes. Il n'y a cependant qu'un petit fossé entre ces pierres et nous, tandis que, entre l'Homme et Dieu, il y a un abîme. D'où l'on peut conclure que ce qui est impossible à l'homme et ce qui lui paraît impossible peut parfaitement être possible à Dieu. Nous vous accordons qu'avec rien l'homme ne puisse rien faire ; mais cela ne vous permet pas d'en inférer que de rien Dieu ne puisse rien faire. »

Et j'ai répondu : « Procédons par ordre. L'objection est sérieuse, mais elle est complexe ; je vais en suivre et en discuter les diverses parties.

Et tout d'abord, je raisonne comme un homme raisonnant sur un de ses semblables ; je juge Dieu à ma mesure c'est exact ; je ne puis en raisonner autrement ; je dispose de faibles lumières, de connaissances incomplètes et mon jugement est faillible. Mais est-il possible que je juge à une autre mesure qu'à la mienne ? Est-il possible et seulement désirable que je raisonne autrement qu'à l'aide de mes lumières, de mes connaissances et de mes facultés ? Je ne puis voir qu'avec mes yeux, entendre qu'avec mes oreilles, digérer qu'avec mon appareil digestif, respirer qu'avec mes voies respiratoires et raisonner qu'avec mon cerveau. Eh bien ! Et vous ? Auriez-vous l'inconcevable privilège de raisonner autrement qu'un homme et de juger Dieu à une autre mesure qu'à la votre ? De deux choses l'une : ou bien, il ne nous est pas possible d'étudier Dieu, d'en raisonner avec les seules et humbles facultés que nous possédons ; dans ce cas, que faisons-nous ici ? Pourquoi en discutez-vous, en raisonnez-vous vous-mêmes ? ou bien nous pouvons en discuter, en raisonner, et, dans ce cas, avec quoi, par quels moyens, à l'aide de quelles mesures, de quelles lumières, de quelles connaissances et de quelles facultés autres que les nôtres ; les vôtres et les miennes ?... Vous me dites encore : ce qui est impossible à l'homme peut fort bien ne pas l'être à Dieu. Pardon ! Ce qui est impossible est impossible, ce qui ne peut pas être ne peut pas être. Faut-il que je reprenne mes exemples et que j'en ajoute ? Dieu peut-il faire qu'un bâton n'ait qu'un bout ? Peut-il faire que ce qui a été n'ait pas été ? Je vous pose le problème suivant : Je prends un immense tableau noir, je le couvre de zéros ; j'appelle le mathématicien le plus consommé : je le prie de se livrer sur ces zéros à toutes les opérations de la mathématique ; il aura beau additionner, multiplier, additionner encore et encore multiplier, il ne parviendra pas à extraire de ces milliers de zéros une seule unité. Pourquoi, parce que c'est chose impossible et cette chose impossible le sera quel que soit le calculateur, fût-il Dieu. Aussi longtemps qu'il n'opèrera que sur des zéros, c'est le rien du tout, c'est le néant : l'unité, c'est la création. Il est aussi impossible de faire quelque chose avec rien du tout (ce qui est créer) que de faire une unité avec des zéros. Oserez-vous dire, maintenant, que rien n'est impossible à la Toute-Puissance de Dieu ? Oserez-vous dire que la création est possible, ce qui équivaudrait à prétendre que, avec des zéros et rien qu'avec des zéros Dieu peut faire une unité ?

Venons-en à présent à ces pierres qui ne peuvent ni parler, ni raisonner, ni argumenter, tandis que nous le pouvons. Votre raisonnement, se résume ainsi : de même qu'il y a des choses qui, impossibles à la pierre sont possibles à l'homme ; de même il y a des choses qui, impossibles à l'homme, sont possibles à Dieu. Au nombre de ces choses impossibles à l'homme et possibles à Dieu, il y a la création. L'objection est bien présentée ; elle paraît sérieuse, mais je puis la réfuter facilement. Qu'il y ait des choses impossibles à la pierre et cependant possibles à l'homme, cela ne fait pas le doute. La pierre ne parle pas, elle ne raisonne pas, elle n'argumente pas, tandis que l'homme parle, raisonne et argumente. J'en tombe d'accord avec vous. Mais encore convient-il de nous demander pourquoi il en est ainsi. L'homme peut parler, raisonner et argumenter, parce qu'il possède des organes qui lui permettent et dont c'est la fonction de parler, de raisonner et d'argumenter ; tandis que, privée de ces organes, la pierre ne peut accomplir ces fonctions. Il y a, ainsi, dans la nature une multitude de choses que tels corps appartenant à tel règne peuvent faire, tandis que tels autres corps appartenant à tel autre règne, ne peuvent pas les faire. La pierre ne peut pas parler, l'homme le peut; elle ne peut pas se déplacer d'elle-même, la fourmi le peut ; la pierre ne peut ni crier, ni chanter, ni siffler, le rossignol peut moduler les sons les plus variés et les plus expressifs. Le rossignol peut voler et vivre dans l'air, mais il ne peut pas nager et vivre dans l'eau, tandis que la carpe peut nager et vivre dans l'eau, mais ne peut pas voler et vivre dans l'air. Ces exemples suffisent à prouver qu'il existe entre les règnes divers et, au sein du même règne, entre les diverses espèces des différences très marquées. Ces différences proviennent de la diversité des éléments, des organes, des structures Intérieures, des assemblages et combinaisons des propriétés particulières qui caractérisent et séparent plus ou moins profondément les genres et les espèces. Dans les sciences naturelles, les classifications n'ont pas d'autre origine. Il y a plus : le temps a suffi à établir des différences très marquées sur le plan des possibilités et des impossibilités. C'est le triomphe des découvertes et inventions, c'est leur rôle d'apporter à l'homme de ce siècle des possibilités interdites à l'homme du siècle précédent. Un exemple, rien qu'un, pour ne pas alourdir cette discussion : la navigation aérienne. Parler, raisonner, argumenter, se mouvoir, naviguer dans les airs sont choses possibles, puisque l'homme parle, raisonne, argumente, se meut, circule dans l'espace ; elles sont impossibles à la pierre, c'est vrai ; mais, puisqu'elles sont possibles à l'homme, cela prouve qu'elles ne sont pas impossibles par elles-mêmes, c'est-à-dire en soi, irréductiblement, nécessairement, intrinsèquement. Or, quand je dis que, en dépit de sa Toute-Puissance, Dieu ne peut pas l'impossible je ne dis pas qu'il ne peut pas ce qui est impossible à l'homme (je sais que le pouvoir de l'homme est fort restreint), je dis que Dieu ne peut pas plus que l'homme ce qui est impossible en soi, irréductiblement, nécessairement, intrinsèquement. Sans doute, les plans ne sont pas les mêmes : le plan minéral diffère du plan végétal; celui-ci diffère du plan animal et, si, pour les besoins de la discussion, j'admets qu'il y ait un plan divin, je confesse qu'il diffère du plan humain. Dans cette gradation des plans qui se superposent, l'échelle des possibilités monte sans cesse, mais des possibilités seulement. En sorte que ce qui est chose impossible sur le plan inférieur devient possible sur le plan supérieur ; tandis que, ce qui est chose impossible en soi, est impossible sur la totalité des plans. Toutes ces possibilités n'en ont pas moins une limite, une borne, une fin. Cette fin, cette borne, cette limite, c'est l'impossible en soi.

Or, j'ai démontré que l'acte créateur est impossible en soi, donc Dieu ne peut pas l'avoir accompli.

Un pasteur crut habile de déplacer la question. Ce protestant avait compris, sans aucun doute, que sur le terrain précis de la création ex nihilo, il était malaisé d'emporter quelque avantage. Il exposa donc avec force circonlocutions et parenthèses, qu'il me faisait grâce de tout débat sur la possibilité ou l'impossibilité du Geste créateur ; qu'au surplus, c'est un point sur lequel il est difficile et, peut-être, impossible de projeter une suffisante clarté, et, conséquemment, de se prononcer catégoriquement. Mais, après avoir épuisé tous les si, les mais, les car, les puisque et les néanmoins, il en vint au point où il voulait amener sans de trop brusques secousses l'auditoire. Il affirma que, à l'origine, l'Univers était dans un état chaotique et désordonné, que, jouets du hasard, n'obéissant à aucun mouvement régulier, les corps suspendus dans l'espace s'y balançaient sans rythme précis, sans but, pour ainsi dire pêle-mêle, s'attirant et se repoussant, se rapprochant et s'éloignant, se choquant, se brisant, se fusionnant ou se fragmentant dans une anarchie (sic) indescriptible. Mais que, à un moment donné du temps, l'ordre s'était établi, ordre qui provoque à juste raison l'admiration de tous ceux qui ne sont pas insensibles au spectacle prodigieux de l'Harmonie Universelle.

Cet ordre, au dire du Pasteur, ne peut pas s'être établi tout seul et comme par miracle ; il ne peut avoir été que l'œuvre d'un ouvrier fabuleux et il ne peut se poursuivre, que grâce à la surveillance incessante qu'exerce cet ouvrier sur les innombrables rouages de cette prodigieuse et gigantesque machine. Cet Ouvrier, c'est Dieu.

Ce joli discours avait été prononcé sur le ton sans emphase et dans le style professoral qu'affectionne l'Église protestante. Je fis tout d'abord remarquer à l'auditoire à quelle incalculable distance du Dieu créateur, rappelant la mort universelle à la vie universelle, se tenait ce Dieu modeste, simple Ouvrier se bornant à mettre de l'ordre et de la régularité dans l'irrégularité et le désordre et il me fut facile de souligner la manœuvre par laquelle le Pasteur espérait, en laissant tomber du lest, beaucoup de lest, permettre au ballon-Dieu de remonter vers les hauteurs d'où je l'avais fait descendre. Il ne s'agissait plus de la Création, c'était une thèse que le Pasteur abandonnait, puisqu'il ne s'en faisait pas le défenseur et tentait de réduire l'impossible création à une modeste « mise en ordre ». Ce point de vue bien compris, j'empoignai mon contradicteur un peu rudement : « Eh ! quoi, monsieur le Pasteur, que signifie ce galimatias ? Je pourrais me dispenser de vous répondre, car nous en sommes au Dieu Créateur et non Ordonnateur ; mais si, je me bornais à souligner votre « reculade » vous et les vôtres (je vous connais) vous ne manqueriez pas de traiter de dérobade mon absence de réfutation. Je vais donc étaler aux yeux de cette assemblée qui nous écoute, les faiblesses de votre point de vue. Laissez-moi, dès le début, vous dire que vous êtes tombé dans une pétition de principe en négligeant d'assurer à votre raisonnement la solidité nécessaire d'un point de départ incontestable ou démontré. Car votre raisonnement est celui-ci: « l'Ordre dans l'Univers n'a pas toujours existé. Il a donc fallu que, à un moment donné, il y fut établi. Or, il ne peut s'être établi de lui­ même. Donc il a fallu l'intervention de Dieu pour l'y introduire. » J'ai dit une pétition de principe ; j'aurais dû dire deux. « L'ordre dans l'Univers n'a pas toujours existé. » C'est ce qu'il aurait fallu démontrer avant tout ; vous ne l'avez pas fait : première pétition de principe ; « L'ordre ne pouvait s'établir de lui-même. » C'est ce qu'il aurait fallu démontrer ensuite ; vous ne l'avez pas fait : seconde pétition de principe. Que peut bien valoir un argument en trois propositions, dont les deux premières sont viciées par deux pétitions de principe ? Je vous le demande à vous, Monsieur, qui n'ignorez pas, qui ne pouvez pas ignorer les règles élémentaires de la dialectique. Est-ce oubli et négligence de votre part ? Est-ce parce que vous avez cru sincèrement ces deux premières propositions établies d'avance et hors du débat ? Non, Monsieur. Seulement, vous vous êtes sans doute bercé de l'espoir que je ne les discuterai point et c'est en cela que vous vous êtes trompé. Donc, discutons-les.

Sur quelles observations vous appuyez-vous pour affirmer que, à l'origine, l'Univers était dans un état chaotique et désordonné ? À quelle époque en était-il ainsi ? Je vous serais obligé de nous le faire savoir. Où voyez-vous trace de cet état chaotique ? D'où vous vient l'assurance de ce désordre dans l'Univers ? Je reconnais que, par l'observation et le calcul, il est possible de reconstituer avec assez d'exactitude l'état probable dans lequel se trouvaient, il y a des milliers et des milliers de siècles, les corps qui gravitent dans l'espace, je reconnais que cet état n'était pas exactement le même que dans le présent ; je reconnais encore que, à certaines époques, il a dû se produire, il s'est certainement produit de formidables bouleversements, de colossales transformations, voire d'effrayants cataclysmes. Est-ce à dire que ces mouvement, ces heurts, ces disparitions, ces agitations fabuleuses aient été des désordres ? Ces bouleversements, desquels, vous en conviendrez, personne n'a été le témoin et dont vous ne pouvez avoir connaissance, vous en conviendrez aussi, que par des constatations et des calculs basés sur les observations actuelles, de quel droit les traitez-vous de chaotiques ? Sur quelles données faites-vous reposer le jugement que vous portez sur eux ? Pourquoi seraient-ils chaos dans le recul des temps écoulés et ordre aujourd'hui ? Pourquoi seraient-ils désordre il y a des milliards d'années et régularité présentement ? Je répète que vous ne pouvez connaître ces mouvements, que par le calcul, c'est-à-dire en portant dans la nuit des temps, le flambeau que met entre vos mains l'observation des mouvements actuels. C'est en vertu de ces mêmes mouvements que, par l'étude du présent, vous obtenez des indications sur le passé. De ce qui se produit aujourd'hui dans l'Univers vous allez à la découverte de ce qui s'y est produit autrefois. Et je vous enferme dans le dilemme suivant : ou bien les mouvements que vous constatez aujourd'hui obéissent aux mêmes lois que celles qui ont régi de tout temps l'Univers et, dans ce cas, vos calculs sont justes ; mais, alors, pourquoi appeler désordre autrefois ce que vous appelez ordre aujourd'hui ? Ou bien ces mouvements n'obéissent pas aux mêmes lois et, dans ce cas les lois qui régissent l'Univers varient, vos calculs sont faux et personne ne connaît, personne n'est à même de connaître l'État de l'Univers il y a des milliards d'années. Pourquoi, dès lors, vous autorisez-vous à en parler ? Voilà ce que j'ai à dire sur votre première proposition. Est-il bien nécessaire maintenant que je m'explique sur la seconde ? Oui ? Eh bien ! j'en dirai quelques mots.

L'ordre, dites-vous, ne peut pas s'être établi tout seul et de lui-même. Je vais sans doute vous étonner, Monsieur le Pasteur, et, cependant, je ne crains pas de dire que s'il y a eu désordre dans l'agencement universel l'ordre n'a pu s'y établir que tout seul et de lui-même, par la force des choses, par le jeu fatal des forces en présence, par la suite nécessaire des mouvements, bouleversements et transformations contenus, à l'état potentiel, dans les corps en lutte. Permettez-moi une petite, toute petite comparaison : supposez l'Océan tourmenté par une formidable tempête, imaginez celle-ci parvenue à son paroxysme. Pour ne pas dramatiser le débat sérieux auquel nous nous livrons, j'éviterai, toute description empruntée à l'horreur de la plus violente tempête, dans la nuit la plus profonde, sous le ciel le plus bouleversé et sur la mer la plus furieuse. Cette tempête est l'image du désordre. En seriez-vous encore à croire que, pour calmer la violence de l'ouragan, le tumulte de l'orage et le soulèvement des flots, il faille qu'intervienne le Pacificateur suprême ; (si vous étiez prêtre, au lieu d'être pasteur, j'ajouterais la Madone, la, Mère de Dieu, la Sainte Vierge !) Laissons au marin Breton ces grotesques superstitions et rions de son ignorante crédulité. Mais ne cédons pas à cette crédulité et ne tombons pas dans ces absurdités superstitieuses. Prenez garde, Monsieur le Pasteur, prenez bien garde : en affirmant que pour faire succéder l'ordre au désordre, il faut que se produise l'intervention de l'Ouvrier Divin, vous vous laissez choir dans le même abîme de superstition et de crédulité que le marin breton.

Celui qui met un frein à la fureur des flots

Sait aussi des méchants arrêter les complots.

Le poète a pu exprimer en ces termes sa foi en le Souverain Maître ; son excuse est d'abord qu'il n'appartenait pas au siècle de lumière qu'est le nôtre et qu'en suite, il ne discutait pas ; il rimait. Mais vous, monsieur, qui discutez sérieusement une question sérieuse, oserez-vous parler sans rire de « Celui qui met un frein à la fureur des flots » ? Vous savez bien que le calme succède à la tempête, que, après un temps plus ou moins long de bouleversements, d'agitations et de hurlements, le flot s'apaise de lui-même, que l'agitation tombe d'elle-même, et que, de lui-même aussi, le hurlement des flots en fureur se transforme en l'éternelle chanson du flux et du reflux. À supposer qu'il y ait eu tempête, autrefois, c'est-à-dire selon vous, désordre dans l'Univers momentanément bouleversé par les transformations qu'il a subies, l'apaisement, c'est-à-dire l'ordre, se serait fait peu à peu, tout seul et de lui-même, sans qu'il fût besoin qu'intervienne une Puissance extérieure et surnaturelle. Au fait, monsieur le Pasteur, si cet Ouvrier divin est intervenu, d'où sortait-il ? Où était-il avant et pendant l'état chaotique ? Que faisait-il ? Assistait-il, indifférent et impassible, à ce désordre ? Si oui, pourquoi et comment ? Et, alors, d'où vient que, tout d'un coup, il ait abandonné cette attitude impassible ? Pour quelle raison, et dans quel but est-il intervenu ? Allons, allons ; cessons de jeter dans une controverse sérieuse de tels enfantillages. »

On me croira, je l'espère, surtout après avoir lu attentivement ce qui précède, quand j'ose affirmer que je reproduis ici, fidèlement, les objections qui m'ont été faites, chaque fois que je me suis trouvé en présence, non pas seulement de vagues croyants plus ou moins cultivés et capables de controverser, mais encore en face des porte-parole les plus autorisés du culte catholique et protestant.

Il est possible que le lecteur soit étonné du peu de consistance de la thèse chrétienne soutenant l'absurdité de la création ex nihilo. Ce qui est surprenant, ce ne sont pas le ridicule et l'invraisemblance de cette thèse, c'est le crédit qu'elle a trouvé depuis des siècles et qu'elle trouve encore auprès d'une foule de gens qui ne sont pourtant dépourvus ni d'intelligence, ni de culture.

Je m'excuse d'avoir, à propos de la création ex nihilo plus particulièrement mis sur la sellette la religion chrétienne. Ce n'est pas, qu'on veuille bien le croire, parce que je poursuis cette forme spéciale de l'idée religieuse, d'une hostilité particulière ; c'est, tout simplement, parce que, plus que toutes les autres, la religion catholique s'est prodiguée, avec un art incomparable, en démonstrations captieuses touchant ladite création ; c'est parce qu'elle a mis à contribution, sur ce point fondamental de sa doctrine, les ressources intellectuelles de tous ses commentateurs et doctrinaires. Mais il reste hors de doute et, conséquemment, bien entendu, que ma démonstration s'applique à l'ensemble des religions qui, toutes, reposent sur la croyance en un Esprit éternel et tout puissant qui, préexistant à tout ce qui tombe sous nos sens, a tiré du néant l'Univers au sein duquel nous existons. 

Sébastien FAURE.