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DECADENCE n. f. (du latin cadencia, de cadere, tom­ber)

Commencement de la ruine, de la dégradation, de la destruction, d'un édifice, d'une organisation, d'un peuple, d'un Etat, d'une civilisation. La décadence des lettres, des arts, de la science.

« Quand la décadence d'un Etat a commencé il est rare qu'elle s'arrête » (Raynal). L'Histoire du monde nous offre le spectacle de nombreuses décadences au cours des siècles passés. Il semble que lorsqu'une nation ou une fraction de l'humanité est arrivée à un certain degré de connaissance et de culture, elle a usé toute sa sève, toute sa force et qu'il faut qu'elle disparaisse pour faire place à des forces plus jeunes, plus neuves qui, à leur tour, prennent en mains le flambeau et poursuivent la marche en avant sur la route de la civilisation. On pourrait considérer comme une fatalité historique la décadence de certains peuples qui occupèrent, à différentes époques, la première place dans le monde, et qui s'écroulèrent pour ne laisser d'eux qu'un pâle souvenir. Et pourtant cela s'explique. Lorsqu'un peuple a fourni plusieurs siècles de travail physique et intellectuel, lorsqu'il a dépensé une somme considérable d'énergie pour conquérir une place dominante sur la terre, lorsqu'il a donné sa force et sa puissance pour enrichir le domaine artistique, littéraire, philosophique et social de l'humanité ; alors, pareil au vieillard qui s'éteint après une vie de labeur, ce peuple s'éteint lentement pour que d'autres achèvent l'œuvre commencée.

S'il est vrai que les décadences préparent les éléments des nouvelles civilisations, elles sont cependant une source de souffrances pour les générations précipitée ; dans ces périodes de destruction et d'enfantement. La société mourante veut lutter contre le destin implacable qui la poursuit ; elle ne veut pas mourir et, dans la fièvre de l'agonie, elle combat l'avenir qui couve en elle et qu'elle voudrait étouffer. Il en résulte des catastrophes. La folie s'empare des hommes. Secoués par la soif de vivre, ils se livrent à tous les débordements, à toutes les incohérences d'un être malade qui voit approcher l'heure fatale et qui veut jouir des quelques instants qui lui restent encore à vivre ; et la décadence, ignorante des mesquineries et des petitesses humaines, se poursuit parfois pendant des siècles et des siècles, jusqu'au jour où les vieilles associations s'écroulent sous le poids du passé et sombrent dans le néant le plus profond, laissant le passage libre pour les sociétés nouvelles. Est-il besoin de rappeler la décadence des grands empires égyptiens, perses, chinois et plus près de nous dans l'histoire, la décadence de la Grèce et la décadence romaine? Que de richesses matérielles, intellectuelles, artistiques furent accumulées par les générations successives qui ne prévoyaient pas la chute vertigineuse d'une civilisation arrivée à son apogée et qu'elles croyaient étayée sur de solides fondations! Tout cela fut emporté alors que ces peuples paraissaient s'être élevés au plus haut degré de perfectionnement social et que rien de supérieur ne semblait possible dans l'organisation du monde.

Après cette terrible et meurtrière guerre de 1914, la civilisation que nous subissons n'est-elle pas prête à s'éteindre comme se sont éteintes les civilisations précédentes? Depuis la chute du grand empire romain, aucune secousse aussi formidable que celle qui agite en ce moment le vieux monde n'a été ressentie. Ce n'est pas une lutte de nation à nation, ce n'est pas une bataille de peuple à peuple, de race à race qui bouleverse l'humanité moderne ; mais c'est bel et bien une organisation puissante qui est arrivée au point culminant de la trajectoire, une civilisation qui est en décadence et qui se défend et qui ne veut pas céder la place.

Les guerres qui déchirent les populations, les révolutions qui éclatent aux quatre coins du globe, ne sont que des incidents de cette décadence. La civilisation capitaliste se meurt, elle doit disparaître. Elle ne le veut pas. Qu'importe ; idéologiquement le capitalisme a vécu ; pratiquement il ne se maintient que faiblement en équilibre comme un danseur de cirque sur sa corde. Son agonie peut être longue ; mais ni l'habileté, ni l'adresse des politiciens ne peut la sauver de la débâcle. Arrivée à son apogée, la société moderne ne repose plus que sur des illusions. Les illusions sont fragiles et demain elle sera précipitée dans le vide. Entraînés dans le tourbillon d'une situation désaxée, les hommes auront à se défendre contre l'imprévu des événements. La lutte qui s'engage en ce vingtième siècle est la lutte entre la bourgeoisie qui représente la civilisation d'hier et les forces productrices du monde qui représentent la civilisation de demain. Nous avons dit plus haut que le capital et la bourgeoisie ne pouvaient pas sortir victorieux de cet immense conflit du passé contre l'avenir. Il est possible de prolonger de quelques heures, de quelques jours parfois la vie d'un agonisant ; il est impossible de lui rendre la vie, de lui donner l'éternité. Le rôle social et historique du capitalisme est terminé et c'est à ce moment que s'ouvrent de larges perspectives pour les anarchistes et les communistes libertaires. Quoi qu'on en dise, l'établissement d'un organisme viable, aussi élémentaire soit-il, exige de la méthode et de la compétence et l'Anarchiste doit s'attacher à rechercher les formes pratiques qui permettront à l'humanité d'évoluer rapidement vers la civilisation que représente, à nos yeux, le communisme libertaire.

Le Révolutionnaire est l'homme qui dans les grandes périodes historiques conserve tout son sang-froid, toute sa présence d'esprit, toute sa logique, toute sa raison et sait, au cours des événements catastrophiques inhérents à toutes les époques décadentes, tracer le chemin qui mène à la liberté.

La société bourgeoise est décadente, parce qu'elle ne répond plus aux besoins et aux aspirations de l'humanité. « Le vêtement qui habille un enfant ne saurait être porté par un adulte. L'humanité fut cet enfant. Aujourd'hui elle est adulte. Faudrait-il donc qu'elle supportât encore les maillots et les langes, sous prétexte que ceux-ci furent utiles autrefois? Ses chairs sont fermes, ses membres robustes, ses muscles solides ; elle veut marcher seule, aller où bon lui semble, circuler selon sa fantaisie. Elle ne veut plus de maîtres, plus de tyrans » (Sébastien Faure, La Douleur Universelle, p. 418).

Voilà clairement définies en quelques lignes les aspirations de l'humanité. Les Anarchistes seront-ils à la hauteur de la lourde tâche et sortiront-ils vainqueurs de la bataille gigantesque qu'ils ont engagée contre toutes les forces de décadence? Nous ne pouvons aujourd'hui que l'espérer ; l'avenir dira que nous avions raison.