DÉFENSE
RÉVOLUTIONNAIRE
S’il est une question qui a une importance pour ainsi dire primordiale,
dans le problème de la révolution, s’il est une chose qui a fait couler
beaucoup d’encre, échafauder de multiples systèmes, et dire le plus de
bêtises, c’est bien cette question de la Défense Révolutionnaire.
Certes, pour d’aucuns, elle peut sembler puérile et comme subséquente à
la révolte, car beaucoup d’esprits simplistes pensent que l’on perd son
temps à vouloir solutionner ou tenter de solutionner certains problèmes
avant que l’heure des réalisations n’ait sonné. Ils disent : « On aura
bien le temps de penser à tout cela au moment où la Révolution
éclatera. Occupons-nous pour l’instant de choses plus sérieuses. Quand
nous serons en pleine révolution, des solutions surgiront qui
s’imposeront d’elles-mêmes. N’y a-t-il pas une sorte de fatuité et
d’illogisme à vouloir prévoir ce que pourrait être l’avenir ? Donnons
notre temps au présent, cela seul importe. »
Eh bien ! nous pensons que, s’il faut laisser aux événements le soin de
résoudre certains problèmes, nous pouvons, nous devons à la fois
prévenir et même, prévenir certains maux qui pourraient advenir si nous
nous laissions aller au gré de l’improvisation circonstancielle. Et
nous pensons que « la défense révolutionnaire » est une chose trop
grave pour que nous laissions au seul hasard le soin d’y pourvoir.
Aussi, nous basant sur les leçons de l’histoire, en même temps que de
la raison, voulons-nous étudier à fond ce problème, encore que nous
regrettions d’être obligés de nous restreindre ; car ce n’est pas un
article encyclopédique, mais un gros volume qu’il faudrait pour
examiner minutieusement tous les côtés de la question. Pour la clarté
de notre exposé, divisons en trois parties la défense révolutionnaire.
C’est-à-dire :
1° Avant ; 2° pendant ; 3° après la révolution.
Avant la Révolution.
Partout existent des groupements qui ont pour but (soit par la
propagande éducative, soit par l’agitation, soit par des actes
appropriés aux circonstances), de fomenter dans la masse la colère,
l’indignation, en un mot l’esprit de révolte qui doit se muer tôt ou
tard en insurrection. Ces groupements révolutionnaires sont donc partie
intégrante de la révolution, puisqu’ils, en assument pour ainsi dire la
préparation.
Or, il est de fait que les classes dirigeantes ne sont plus, comme au
siècle dernier, endormies par l’optimisme que pourrait leur conférer la
détention du Pouvoir. Elles savent très bien, et les événements du
passé suffiraient à le leur apprendre, que le sort des dirigeants est
précaire ; que telle caste qui fut jadis toute puissante est
aujourd’hui obligée de s’allier, pour ne pas la subir, à une classe
qu’elle opprimait naguère. D’autre part, elles connaissent l’état
lamentable du peuple et son mécontentement de jour en jour grandissant.
Elles sont à même de constater que l’idée révolutionnaire fait
journellement de grands progrès. Aussi, sont-elles prêtes à tout pour
écraser au moindre mouvement les militants qui pourraient entraîner la
masse à des actes décisifs. Elles savent qu’en écrasant les groupements
révolutionnaires avant ou dès le début, d’un mouvement, elles
écraseront en même temps la plus grande force dont la révolution
pourrait disposer, puisque ce serait la force morale et populaire.
Aussi emploient-elles des moyens divers pour décimer les groupements.
La provocation, le mouchardage (voir provocateur , mouchard),
constituent des moyens préventifs.
Dans l’étude de ces deux mots, nous dirons comment on peut se prémunir.
Mais il y a les moyens de lutte contre-révolutionnaire. Ligues
civiques, faisceaux, chefs de section, syndicats jaunes, etc., etc.,
composent toute une échelle d’organismes destinés à entraver la
propagande ou à se débarrasser des militants révolutionnaires. Ce sont
tous des groupements recrutés, organisés, armés, protégés et
subventionnés - soudoyés serait plus juste - par les classes
dirigeantes. Tout cela constitue un fascisme (voir fascisme ) prêt à
réprimer d’abord, à s’imposer ensuite et à opprimer enfin.
Les capitalistes, pour conserver leurs prérogatives matérielles,
seraient prêts, malgré qu’ils préfèrent le régime hypocritement libéral
que nous subissons, à instaurer une dictature militaire ou civile,
plutôt que de voir leur prépondérance s’atténuer.
On sait, par les exemples d’Italie et d’Espagne comment, avant la prise
du pouvoir, le fascio et les Somaten agirent à l’égard des
organisations ouvrières de ces deux pays : assassinats, expéditions
armées, assommades, etc.
Pareil mouvement s’organise en France : chemises bleues, jeunesses
catholiques ou patriotes s’arment dans l’ombre, au su des gouvernants
qui les tolèrent, et, si nous n’y prenons pas garde, la même aventure
pourrait nous advenir.
Que faut-il faire pour défendre le mouvement révolutionnaire ?
Les uns nous disent : « Il faut organiser un parti de classe puissant
et discipliné dont les cadres, sévèrement composés d’hommes intégres et
éprouvés, imposeront leur décision et leurs mots d’ordre aux adhérents.
Il faut que ces adhérents soient prêts à répondre immédiatement à tout
appel et à obéir aveuglément aux ordres de ce Comité-Directeur. En un
mot, il faut organiser une armée pré-révolutionnaire. »
D’autres avancent : « Il faut que toutes les organisations
d’extrême-gauche envoient des délègués à une réunion commune qui
constituera le front unique révolutionnaire, qui lancera partout ses
mots d’ordre et qui organisera la riposte, voire même l’offensive et
fera ainsi, de par l’unité révolutionnaire, de cette riposte ou
offensive, un mouvement de grande envergure qui s’amplifiera vite en
révolution. »
En ce qui concerne le « parti de classe », il a été dit et il sera dit
dans les mots : armée, communiste (parti),militarisme et militarisation
tout ce qui doit être objecté à cette thèse. Quant au « Comité d’action
et d’unité révolutionnaire », nous savons par expérience qu’il ne
rendrait rien du tout, sinon qu’il retarderait, entraverait et
peut-être empêcherait toute défense utile. Trop de divergences
théoriques, idéologiques et tactiques se feraient jour, trop
d’incompatibilités se révéleraient ; les délégués passeraient leur
temps à disserter, à ergoter, à discutailler... pendant que l’ennemi
agirait autrement qu’en paroles. Un tel comité deviendrait, comme tous
ses devanciers, un « Comité d’Inaction ».
Nous pensons que la défense révolutionnaire immédiate doit être
organisée plus sérieusement, plus méthodiquement que des deux manières
sus-indiquées. Il faut en revenir, qu’on le veuille ou non, aux groupes
secrets. Groupements constitués par affinité des composants. Par
maison, par rue, par quartier, par localité, par atelier, chantier ou
entreprise, les révolutionnaires se connaissant bien, soit qu’ils aient
vécu, travaillé ou milité ensemble d’une- façon intime, formeraient de
petits comités qui auraient pour but de défendre le mouvement. S’armer
n’est pas la besogne la plus essentielle de la défense
pré-révolutionnaire. Il faudrait se livrer à tout un travail pour ainsi
dire technique : connaître la topographie des lieux dans lesquels ils
vivent, des points de résistance possibles, connaître les armuriers
locaux, et puis les adresses de tous ceux qui, à un titre quelconque,
pourraient être dans l’action fasciste : flics, gendarmes, membres
d’organisations réactionnaires, personnages influents, etc., etc. De
façon qu’au premier acte fasciste on puisse ainsi riposter du tac au
tac.
On peut être bien certain que les fascistes connaissent les adresses
des principaux militants révolutionnaires et, qu’à la première occasion
ils s’en serviront. Eh bien ! pour un des nôtres, un des leurs ; nous
pourrons même pratiquer à leur détriment la politique des otages qu’ils
prônent si. fort. Dans la lutte, il faut savoir employer toutes les
armes disponibles. « Ou combattre par tous les moyens, ou périr » tel
est le dilemne Ces organismes secrets pourraient s’unir à d’autres du
même genre pour assurer une unité d’action dans la localité, la région,
etc. Ils auraient le mérite d’être composés de copains sûrs, sérieux et
décidés à tout pour éviter qu’une dictature quelconque s’instaure, et
même pour essayer de faire prendre tournure révolutionnaire à tout
mouvement de riposte .
Il y aurait là une organisation sérieuse qui ne serait composée ni de
bavards impénitents, ni de politiciens avides de pouvoir politique.
Bien entendu, ici, nous exposons cela en bref, car il nous faudrait
occuper un nombre de pages trop considérable si nous voulions définir
dans tous ses détails une telle préparation de défense révolutionnaire.
La fédération de ces groupes (qui pourrait prendre divers aspects)
assurerait toute la puissance d’une action efficace, le caractère
secret et affinitaire, en laissant ignorer à tous autres leur
existence, lui donnerait la force de la spontanéité et de l’imprévu.
Pendant la Révolution.
Ici, nous touchons en plein au problème de la dictature. En effet,
c’est au nom de la seule défense de la révolution qu’on prétend, dans
certaine école révolutionnaire, instaurer une dictature provisoire,
On nous dit : « Si nous nous révoltons, les classes possédantes se
défendront par tous les moyens. L’armée est à leur solde ; mais même si
l’armée leur faisait défection, ils auraient un concours largement
assuré de la part des gouvernants capitalistes voisins. Il nous faudra
donc, dès le premier jour de la révolution, sitôt le gouvernement
actuel dépossédé, accomplir notre coup d’état en nommant un
gouvernement prolétarien qui aura à charge d’organiser une armée rouge
disciplinée. Ce gouvernement aura des pouvoirs dictatoriaux et tous
devront, sous peine des plus graves sanctions, y compris la peine de
mort, obéir aveuglément aux commissaires du Peuple »
Nous voudrions bien, auparavant, qu’on nous dise ce qu’on entend par
Révolution. Ce mot, s’il n’est accompagné d’un qualificatif n’a, pour
nous, qu’une bien vague signification. Si cette révolution n’a pour but
que de changer de place les gouvernants, si c’est uniquement
l’accession au pouvoir d’un parti politique, quel qu’il soit, que vise
cette révolution ; pour nous c’est une révolution politique, en un mot
un coup d’état. Alors, mieux vaut dire tout de suite que nous n’en
sommes pas ; que cette révolution n’est pas la nôtre.
La Révolution que nous voulons et pour laquelle nous militons
aujourd’hui et nous combattrons demain de toutes nos forces, c’est la
Révolulion sociale. Qu’est-ce que cette révolution sociale ? - Celle
qui aura aboli toute exploitation de l’homme par l’homme : patronat,
militarisme, État. Celle qui substituera au gouvernement des hommes par
les hommes, l’administration des choses par le producteur. Celle qui, à
la place de la société autoritaire et centraliste instaurera la société
fédéraliste libertaire.
C’est à la défense de cette révolution-là, et, de celle-là seulement,
que nous voulons nous employer. Nous aurons donc à la défendre contre
trois genres d’offensives ; 1° celle des capitalistes et gouvernants
actuels à l’intérieur ; 2° celle que ces gouvernants et possédants
chassés pourraient tenter avec le concours de l’extérieur ; 3° celle de
tous les politiciens arrivistes au faux-nez révolutionnaire qui
tenteront à tout prix d’escamoter la révolution à leur profit.
La première offensive fait partie de la révolution ; c’est la
révolution elle-même. Nous savons très bien que les capitalistes ne se
laisseront pas déposséder sans résister, mais c’est l’action du peuple
en révolte qui les chassera petit à petit. A l’offensive que pourraient
tenter les capitalistes concentrés dans une région non touchée par la
révolution, nous répondrons par une énergique défensive, et ceci touche
à la deuxième manière puisque les provinces non révoltées ne feraient
pas partie de la Fédération révolutionnaire, et qu’elles seraient, par
conséquent, à l’extérieur de la révolution.
Supposons donc que, chassés du pouvoir, les possédants actuels se
retirent dans quelque région réactionnaire ; que de là, ils demandent
aide aux gouvernants étrangers, et que ceux-ci envoient des troupes
pour mettre le peuple « à la raison ». Nous pourrions faire cette
remarque, que rien ne prouve que nous serons les premiers en Europe à
nous révolter, qu’il se pourrait qu’avant nous l’Espagne, l’Italie,
l’Allemagne aient accompli leur libération, qu’en ce cas nous n’aurions
pas grand’chose à craindre. Nous pourrions aussi objecter qu’il se
pourrait qu’une révolution déclenchée en France amenât les peuples
voisins à imiter le geste. Mais nous voulons envisager la question
comme si nous étions les premiers à nous insurger. Y a-t-il nécessité
d’un gouvernement, de défense, d’une armée rouge obéissant à ce
gouvernement et faisant partout respecter ses édits ? On nous dit : «
Oui, il faudra une armée docile, disciplinée, organisée, entraînée
encadrée, avec des états-majors solides, choisis par le Gouvernement
prolétarien. Il faudra une préparation de plus en plus forte ; que tous
les ouvriers soient astreints à cette obligation militaire. En un mot,
il faudra décréter la mobilisation générale. »
Pourquoi tant de mesures dictatoriales ? pourquoi une « mobilisation
générale » du prolétariat ?
— « Parce que, sans cela, beaucoup se refuseront à marcher contre les
réactionnaires ; chacun voudra laisser cette besogne a son voisin. Il
faudra donc obliger tous les ouvriers et paysans à marcher. »
Croit-on, par hasard, que c’est avec des soldats qui marchent, à
contre-cœur que l’on assure une bonne défense ? Croit-on que « tout le
monde » rechignera ? Si la révolution est faite par le peuple et pour
le peuple ; si dès le début de ce mouvement, le prolétariat sent que
c’est véritablement sa libération que la révolution lui apporte ; s’il
est convaincu que ce n’est pas simplement un changement de maîtres
qu’il subit, le peuple se dressera unanimement pour défendre sa liberté
et sa vie.
Prenons les exemples de l’Histoire : En 1792 quand Brunswick eut
adressé à la Convention son insolent ultimatum, y avait-il une armée
permanente ?
Que fit la Convention ? Elle décréta « la Patrie en danger » et fit un
appel pressant à tous les citoyens pour défendre la Liberté contre les
armées des tyrans coalisés. L’appel resta t-il vain ? Que non pas ! De
toutes parts, sur les places publiques, des estrades avaient été
dressées où l’on inscrivait les volontaires. Il y eut un élan
d’enthousiasme indescriptible. En quelques jours, une formidable armée
fut sur pied, cette armée de « sans-culotte », ainsi dénommée justement
parce qu’elle n’était pas une armée de métier. Les chefs de cette armée
de volontaires étaient-ils gens du métier ? Ceux qui en furent :
Dumouriez, Moreau, Pichegru, Bonaparte, Bernadotte, finirent tous par
trahir la révolution. Mais les Marceau, les Hoche, les Kléber, les
Kellermann, les Desaix et autres, étaient-ils des gens rompus à la
théorie ? - Non : le plus gradé de tous était sergent d’écurie ! Cette
phalange de volontaires pourtant tint tête à toutes les armées
étrangères ; mieux : elle les repoussa.
Pourquoi cette armée ne sauva-t-elle pas la révolution d’une façon
définitive ? Pour plusieurs raisons.
La première, c’est que la mystique des individus existait encore. Il
n’y avait pas bien longtemps que ces « sans-culotte » croyaient en la
légende du « bon père, notre Roi ». Ensuite ce furent, leurs députés au
corps législatif en qui ils placèrent. leur confiance, puis, enrôlés
volontaires, ce fut en leurs généraux. C’est pourquoi nous voulons, dès
aujourd’hui, dire hautement que le prolétariat ne se sauvera, que
lorsqu’il ne comptera que sur lui-même pour ce faire ; qu’il ne doit
pas attendre d’hommes ou de partis son salut, que c’est lui, et lui
seul, qui le tient entre ses mains.
La seconde raison, c’est qu’il y avait à la tête de la révolution des
hommes politiques ne se préoccupant que de faire prévaloir leurs
théories politiques : lutte entre Girondins et Montagnards, d’abord ;
lutte entre Montagnards ensuite ; lutte entre Robespierre et Barras
après ; et que ces « politiciens » passaient leur temps à
s’excommunier, à se lancer des injures, à s’envoyer à la guillotine au
lieu de donner tout leur temps à l’unique défense de la République.
Pendant qu’ils se livraient à ce travail « d’épuration », les armées de
volontaires repoussaient les armées réactionnaires, mieux même :
pénétraient à leur tour dans les pays voisins où elles instauraient ce
qu’elles croyaient être la Liberté, mais qui n’était que le proconsulat
de leurs généraux. Ceux-ci n’eurent pas de peine à devenir bientôt plus
populaires que les pourvoyeurs de guillotine. Et quand Bonaparte tenta
son coup d’État, il fut approuvé par tout un peuple 1as de l’incapacité
de ceux qu’il avait mis à. sa tête. C’est pourquoi nous disons au
peuple que lorsqu’il aura chassé ses maîtres actuels, il lui faudra
empêcher que d’autres se mettent à leur place qui ne feraient, comme
ceux-ci, que de la besogne de parti et non de classe.
La troisième raison que je veux indiquer, c’est que l’armée, en étant
organisée par Carnot, prit figure d’armée permanente avec tous ses
cadres, ses états-majors. Et que ces états-majors, ces généraux, avec
leurs pouvoirs sur 1a troupe, entraînèrent celle-ci dans l’aventure
napoléonienne qui leur assurait le maintien de leurs grades. C’est
pourquoi nous sommes contre tout système militariste qui corrompt les
chefs et avachit les subordonnés.
Si cette armée de volontaires avait été organisée sur le plan d’une
armée provisoire ; si les sans-culotte étaient, restés, même à l’armée,
des hommes ayant tous leurs droits ; si cette armée n’avait été
considérée que comme un outil de défense, et si les soldats eux-mêmes
avaient été chargés d’élire leurs chefs avec pouvoir de les révoquer ;
si ces chefs n’avaient pas été autre chose que des délégués techniques,
l’armée des sans-culotte serait restée libertaire, et elle se serait
opposée aux factieux, elle se serait licenciée une fois l’ennemi
repoussé du territoire, et les soldats seraient redevenus des
producteurs ; ils auraient ainsi évité de gagner l’esprit militaire qui
les portait à admirer leurs généraux d’abord et leur empereur plus tard.
Autre exemple : En 1871, le peuple de Paris tint deux mois devant les
armées de Versailles. Et pourtant, il ne formait pas une armée de
métier, il venait, de subir un siège long et déprimant. Pourquoi la
Commune sombra-t-elle dans la dernière semaine de mai ?
Parce qu’il y avait un Gouvernement. Les fédérés nommaient eux-mêmes
leurs chefs et leurs délégués au Comité Central de la Garde Nationale.
Mais, d’autre part, les révolutionnaires qui composaient le Comité
Central de la Commune contrecarraient toujours leurs desseins.
S’agissait-il de faire une sortie ? La, Commune s’y opposait.
Voulait-on détruire la Banque de France ? La Commune mettait son veto.
Pendant deux mois ce fut une rivalité navrante entre les deux pouvoirs
: civil et militaire. Le pouvoir civil, qui était gouvernement,
destituait des généraux, en accusait d’autres de trahison et changeait
tous les quinze jours son délégué à la guerre. Et c’est grâce à cette
rivalité, qui amena une absence totale de décision dans la lutte, que
les Versaillais purent rentrer dans Paris. C’est pourquoi encore nous
disons au Peuple qu’il ne doit pas tolérer qu’un Gouvernement
s’installe dans la révolution.
Nous aurons, enfin, à défendre la Révolution contre tous les
politiciens au faux-nez révolutionnaire qui tenteront, par tous les
moyens, d’escamoter la révolution à leur profit ou au profit de leur
parti. Dès que la révolution éclatera, il nous faudra lui donner une
impulsion libertaire. L’expropriation devra être immédiate. I1 nous
faudra détruire par le feu toutes les archives, actes notariés,
cadastres, titres, valeurs, billets de banque. Tout cela qui constitue
la force de l’État et de la propriété devra être anéanti immédiatement.
Chaque prolétaire devra être armé. Les combattants seront uniquement
des volontaires qui nommeront, eux-mêmes leurs chefs, étant bien
entendu que chacun rentrera chez soi dès que le danger aura disparu.
Les formations de combattants nommeront leurs délégués au comité de
défense révolutionnaire qui n’aura d’autre attribution que cette
défense.
Les comités de production et de consommation, sous quelque forme qu’ils
soient organisés, sous quelque nom qu’ils soient désignés, auront seuls
pouvoir de gérer la production et la consommation. Toute tentative
d’instaurer un pouvoir politique ou central quelconque devra être
combattue avec acharnement et par tous les moyens comme étant un acte
contre-révolutionnaire. Car la révolution ne sera triomphante que du
jour où tout danger d’autorité quelconque aura disparu.
Ces formations de combattants volontaires, administrées techniquement,
par des chefs nommés uniquement par les combattants et révocables au
gré de leurs mandants, auront à charge de défendre la Révolution contre
les ennemis du dedans et du dehors. Nous avons confiance dans l’énergie
du peuple, une fois que celui-ci se sera révolté et débarrassé de ses
maîtres. Nous sommes persuadés que, à la première alerte, au premier
appel qui lui sera lancé pour défendre ses conquêtes, il répondra par
une levée en masse et que les volontaires seront nombreux, plus que
suffisants pour repousser toute attaque des réacteurs de tout poil et
de toute étiquette.
Après la Révolution
Et maintenant, faisons une deuxième supposition. Après un nombre de
jours, de mois, ou même d’années, de bouleversements, de combats et de
tâtonnements, la révolution sociale est enfin triomphante. Ayant
repoussé toutes les attaques des réactionnaires du dedans et de
l’étranger, déjoué toutes les tentatives d’instauration de pouvoir
politique, même dictatorial, même sous l’étiquette prolétarienne, le
peuple a enfin instauré une société à base fédéraliste libertaire. La
vie s’organise petit à petit, les perfectionnements améliorent de plus
en plus les conditions d’existence. Mais les capitalistes vaincus n’ont
pas abandonné la partie. Dans l’ombre, avec la complicité des
gouvernants voisins (il faut bien admettre qu’il y en aura encore pour
pouvoir pousser à fond la démonstration) les capitalistes méditent une
agression qui doit leur permettre de reconquérir leurs prérogatives. Au
bout d’un certain laps de temps des armées étrangères envahissent une
région conquise à la révolution. Alors c’est l’appel au peuple, la
levée en masse, la reformation des corps de combattants volontaires.
Les batailles sont dures, les volontaires qui ont déjà goûté au
mieux-être se battent avec acharnement pour conserver ce mieux-être,
pour ne pas retomber en esclavage, et aussi parce qu’ils savent quelle
féroce réaction, quelle terreur blanche s’étendrait sur le pays au cas
où ils seraient vaincus.
Le même processus d’organisation de défense que pendant la révolution
se reproduirait. Y aurait-il besoin de dictature ? Non pas, puisque la
première fois on s’en serait passé. Eh bien ! poussons plus loin encore
l’hypothèse. Malgré la fougue, la vaillance, l’ardeur du désespoir ;
après des combats obstinés, les révolutionnaires sont vaincus par les
armes. Les capitalistes rentrent en maîtres dans la France. La
révolution a-t-elle dit son dernier mot ? Le prolétariat est-il
définitivement écrasé ? Non. Immédiatement les comités de production
lancent un ordre de grève générale. Les capitalistes occupent les
usines, les mines, les têtes de lignes de chemins de fer, les postes et
le télégraphe. Seulement, dès la première bataille, les comités de
production, qui avaient prévu la possibilité d’une défaite, avaient
donné le conseil à, tous les ouvriers de rester tranquillement chez eux
quand les vainqueurs entreraient, de ne plus se rendre au travail et de
se tenir prêts à résister à toute invite ou réquisition des
capitalistes.
Que pourront donc faire ces derniers devant cette inertie générale ?
Prendre eux-mêmes les outils de travail ? Faire venir de la
main-d’œuvre étrangère ? Ils seront d’abord obligés, pour conserver le
fruit de leur victoire, d’avoir une armée, une police, une gendarmerie
considérable. Ils s’occuperont ensuite de se disputer pour le
rétablissement des propriétés, tout acte de propriété, toute archive,
toute valeur ayant disparu dans les flammes révolutionnaires. La
main-d’œuvre étrangère ne sera pas suffisante pour subvenir aux besoins
de la production, des services publics, etc. Enverront-ils chercher par
la police ou l’armée les ouvriers à. leur domicile ? Chaque ouvrier
étant résolu à résister par les armes, au bout d’un certain temps ils
devront y renoncer.
Que leur restera-t-il alors à faire ? Tout simplement à repartir d’où
ils étaient venus, parce que devant la force d’inertie consciente du
prolétariat, ils ne pourront pas profiter de leur victoire. La grève
générale, avec résistance armée, aura vaincu les velléitaires
d’autorité. Car la grève générale, appliquée consciemment,
méthodiquement, est encore le moyen de combat le plus efficace du
prolétariat si elle n’est pas lancée pour des fins politiques. Comme on
le voit, par cette rapide ébauche, à quelque période qu’on se place de
la révolution, on n’a que faire des politiciens, de leurs partis et de
leur dictature. Le prolétariat se défendra, se sauvera tout seul et ira
vers sa libération totale sans le secours de ceux qui ont pour métier
d’être des profiteurs de révolution.
C’est pourquoi il faut affirmer que, seul, est véritablement
révolutionnaire celui qui lutte pour l’instauration d’une société
fédéraliste-libertaire. Ce n’est pas à coups de décrets qu’on se
défend, c’est les armes à la main ! Ce n’est pas avec un Gouvernement
qu’on accomplit une révolution ; c’est en les supprimant tous !
Louis Loréal