DÉLIT
n. m.
On appelle « délit » toute infraction à la loi, tout acte punissable de
peines correctionnelles, Les infractions soumises à la délibération de
la Cour d’assises s’appellent des « crimes ». Il y a plusieurs sortes
de délits : 1° les délits publics qui provoquent une action judiciaire
sans qu’aucune plainte particulière ait été portée ; 2° les délits
réservés où l’appareil judiciaire ne se déclenche qu’à la demande de la
partie lésée ; 3° les délits politiques. Quel que soit l’ordre du
délit, les peines prononcées contre le délinquant sont ou la prison,
les dommages et intérêts, ou l’amende. Si l’on considère qu’il y a en
France 3006 justices de paix qui statuent sur les délits-de simple
police et qui ont le pouvoir d’infliger des peines n’excédant pas 15
francs d’amende et 5 jours de prison, on peut se rendre compte du
nombre incalculable d’infractions à la loi qui se commettent chaque
jour. Et, à côté de tous ces tribunaux, il y a encore les tribunaux
commerciaux, les cours d’appel, les cours d’assises et la cour de
cassation.
Dire que toute cette organisation judiciaire, que tout cet appareil de
répression n’est constitué que pour brimer les classes pauvres peut
paraître enfantin et les partisans de « l’ordre » prétendent qu’il est
indispensable de réprimer les délits, sans quoi la vie en société
serait impossible. Il faudrait démontrer d’abord, pour prêter un
certain crédit à cette assertion, qu’une société qui a besoin pour se
défendre d’un tel appareil est basée sur l’ordre. Pour nous,
Anarchistes, nous ne pouvons y croire et sommes convaincus que c’est le
désordre qui nécessite une telle institution judiciaire.
Examinons le problème plus profondément et supposons que chacune des
justices de paix n’ait à juger que cinq affaires par jour, - et nous
sommes modestes, car c’est quinze ou vingt que nous devrions dire -
cela fait 15.000 délits. Chacun des quatre cents tribunaux
correctionnels une moyenne de dix affaires, ce qui fait 4.000, et nous
arrivons à ce chiffre fantastique que pour une population de quarante
millions d’habitants, il y a par année plus de six millions de
délinquants, c’est-à-dire un sur sept. Cela peut sembler paradoxal, et
c’est pourtant, ainsi, et nous sommes au-dessous de la vérité. Peut-on,
en. toute loyauté, appeler cela « l’ordre » ?
Comment s’étonner alors que les prisons regorgent de monde ? Qui est
responsable de ce nombre de délits et quelles en sont les victimes ?
Nous disions plus haut que l’appareil judiciaire ne fonctionnait que
contre les classes pauvres ; il est évident que les classes possédantes
sont moins sujettes à, se livrer à des infractions à la loi .puisque la
loi fut faite au bénéfice des privilégiés. Jamais un homme fortuné ne
sera poursuivi pour délit de vagabondage par exemple ; être sans
domicile, ne pas avoir les possibilités financières d’avoir un logis
est, dans notre douce république française, considéré comme un délit.
En vertu de la logique la plus élémentaire, il nous semble que le
malheureux qui n’a ni feu ni lieu, qui est contraint, par les froides
nuits d’hiver, de se contenter d’un coin de porte pour dormir, souffre
assez de sa situation sans que vienne encore s’appesantir sur ses
épaules la main de la justice ; il paraît que nous avons tort et que
c’est un délit d’être pauvre. C’est un délit de s’attaquer à la
propriété privée. Nous avons dit, d’autre part, ce que nous pensions de
l’action que l’on a dénommée reprise individuelle (Voir cambriolage ),
mais cependant nous sommes obligés de reconnaître que M. de Rothschild
ne peut être réduit à une telle extrémité, car sa fortune lui permet
d’user de procédés plus légaux pour s’approprier le bien d’autrui, et
que, par conséquent, le vol et le cambriolage sont encore des délits
dont n’auront jamais à répondre les individus appartenant à la
bourgeoisie.
C’est donc sans hésitation que nous disons que ce sont toujours les
classes pauvres qui, en vertu de la loi, commettent des délits. C’est
un délit de chasser dans des terres qui ne vous appartiennent pas et le
miséreux, le travailleur, n’a pas de terre ; c’est un délit de pécher
dans des eaux qui sont la propriété d’un particulier ; c’est un délit
de dormir dehors lorsque l’on a pas de foyer, mais on a le droit de le
faire si l’on possède des châteaux et c’est encore un délit de crier
qu’une société qui se livre à un tel arbitraire est une société mal
organisée. Il est vrai que ce dernier délit est considéré comme un
délit politique.
Il fut un temps ou ce que l’on appelle une infraction politique était
considérée comme un crime et par conséquent jugé par la cour d’assises.
I1 en est autrement de nos jours si l’on excepte toutefois les
infractions commises par les éléments appartenant à la bourgeoisie.
Même quelques années avant la guerre de 1914-1918, les délits de
presse, les discours considérés comme tendancieux par les représentants
de l’ordre étaient soumis à la délibération du jury ; un ministre plus
zélé que ses prédécesseurs se souvint des lois de 1893-1894 votées par
un Parlement dominé par la peur et en décida l’application, violant
incontestablement l’esprit qui, vingt ans auparavant, avait animé le
législateur. Ces lois dites « scélérates » permettent aux juges
correctionnels, dont on connaît l’indépendance, de condamner le
délinquant à des peines variant entre un mois et cinq ans de prison, en
considérant comme « menées anarchistes » l’objet du délit. Ce qu’il y a
de curieux et de ridicule dans l’application de ces lois, c’est que
quantité de délinquants, poursuivis pour avoir commis des délits
politiques, sont condamnés alors qu’ils sont les irréductibles
adversaires de l’anarchisme. Il coule de source que les délits
politiques d’ordre bourgeois, c’est-à-dire réactionnaires, tels les
délits commis par les royalistes ne sont pas soumis à cette même
juridiction et que l’on ne les accuse pas de menées anarchistes. Seuls
les éléments d’avant-garde bénéficient de cette attention
gouvernementale.
Bref, quels que soient la forme ou le fond du délit, qu’il soit
politique, réservé ou public, ce qui est incontestable, c’est que
depuis qu’il y a des juges, le nombre des délits n’a point diminué et
qu’au contraire il augmente chaque jour. Il faut donc en conclure que
le délit a des causes qui échappent à la loi et que la loi est impropre
à résoudre le problème de la vie commune. Tout homme dont le cerveau
s’est débarrassé de toute, ou d’une partie de l’erreur qui lui fut
inculquée depuis son plus jeune âge, sera obligé de reconnaître avec
nous, anarchistes, que l’imperfection de l’organisation sociale est la
source de toutes les infractions, et que le délit n’est qu’une
conséquence du malaise manifeste de la collectivité humaine.
Détruisons les causes et les effets disparaîtront ; c’est l’unique
ressource. Réformer l’appareil judiciaire est impossible ; et ce serait
perdre son temps que de s’atteler à une telle besogne. La corruption a
pénétré tous les rouages des sociétés modernes et il ne pouvait pas en
être autrement ; l’argent, le capital, l’autorité qui sont à, la base
de l’organisation sociale actuelle sont les causes fondamentales et
déterminantes du délit, et rien ne sera terminé tant que ces causes ne
seront pas détruites. Qu’importent les critiques acerbes et
malveillantes de nos adversaires lorsque nous présentons la question
des délits sous son jour véritable. L’exemple du passé, l’expérience
que nous avons acquise dans la lutte sociale donne plus de fermeté a
notre certitude que ce n’est pas l’administration de la chose publique
qui est à réformer, mais l’ordre économique et social en son entier.
L’homme ne commettra plus de « délits » lorsqu’il cessera d’être
emprisonné dans le cadre des lois humaines et que son bonheur et sa
liberté ne seront plus subordonnés à la volonté et à la puissance de
certains de ses semblables. Il faut que l’individu sache cependant que
la liberté et le bonheur ne se donnent pas :qu’ils se prennent. Que les
hommes le veuillent, et demain ils seront heureux. Le délit, qui n’est
en vérité que la manifestation du conflit entre deux catégories, entre
deux classes d’individus, ne peut disparaître qu’avec ces classes
c’est-à-dire lorsque la contrainte et l’autorité auront fait place à la
fraternité.
J. Chazoff