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DESOLIDARISER (SE)

C'est une conséquence logique de la notion anarchiste de la vie, que l'anarchiste n'accepte que la solidarité qu'il a choisie, voulue, examinée, consentie enfin. La solidarité obligatoire ou imposée est contraire à l'esprit anarchiste lui-même. L'histoire est là d'ailleurs pour nous montrer que la solidarité imposée s'est montré un instrument merveilleux de dogmatisme et de domination. Pour rendre concrète et effective la solidarité entre les êtres que n'unissaient ni des affinités de tempérament ni la conformité des intérêts, la religion et la loi ont été nécessaires ; pour que les rapports de solidarité obligatoire que la religion et la loi déterminent entre les hommes ne restent pas lettre morte, il a fallu des exécutifs religieux ou légaux, c'est-à-dire des prêtres et des juges.

Là où il n'y a pas de contrat imposé - ni dans l'ordre économique, ni clans l'ordre éthique, ni dans l'ordre intellectuel - et c'est cela l'anarchie, il ne peut y avoir non plus de solidarité imposée. Par exemple, l'anarchiste se solidarise tacitement avec tous les gestes que son camarade accomplit aux fins de miner, saper, ruiner, détruire l'autoritarisme. Mais il entend se désolidariser et il se désolidarise des gestes du soi-disant camarade qui, par raison d'opportunisme ou de tactique, défend une forme quelconque de gouvernement (la République vaut mieux que la Monarchie, etc.), préconise le vote, approuve la guerre. L'anarchiste n'a rien à faire avec lui, pas plus qu'avec le juge, le policier, le geôlier, le bourreau, l'élu, l'électeur socialiste ou communiste. Ni les uns ni les autres ne sont de son « monde ».

On objectera que les anarchistes font des concessions au milieu. Examinons la question de très près. Il y a des concessions évitables et volontaires, d'autres qui ne le sont pas. Il y a un ordre de concessions inévitables comme celles d'aller travailler à l’atelier, en usine, au chantier, au bureau, parce que si l'on n’y consentait pas, on courrait le risque de mourir de faim. Le faire cependant, contribue non seulement à maintenir le régime capitaliste, mais encore le principe de l'exploitation de l'homme par l'homme. Travailler « pour son compte » ne change d'ailleurs rien au problème ; marchand ambulant, forain, artisan, petit boutiquier, on est toujours exploiteur ou exploité ; il n'est pas un article qu'on vende qui n'ait été obtenu grâce au système capitaliste de la production ; le grossiste gagne sur le petit revendeur, le petit revendeur gagne sur le chaland. Rien ne change et tel petit revendeur est plus soumis aux caprices de ses clients que l'ouvrier aux fantaisies de son patron. Dans la majorité des cas, le compagnon « illégaliste » n'échappe pas aux difficultés qui l'entourent et dont il voudrait bien cependant s'évader ; les objets qu'il consomme sont des produits qui ont passé par la filière capitaliste et les risques qu'il court ne sont pas comparables à l'ennui engendré par les heures de présence à l'atelier ou passées « à faire la place », par exemple.

Il y a des concessions évitables que certains anarchistes concèdent cependant à l'ambiance. Pourquoi? Parce que telles concessions qui, à autrui, à vous, à moi, semblent parfaitement évitables, leur paraissent à eux, inévitables ; il y a des camarades qui consentent à accomplir telle ou telle formalité légale pour éviter de mettre autrui - une compagne, par exemple ­- dans une position économique défavorable ; pour ne pas mettre des enfants qui n'avaient pas demandé à naître dans une situation inférieure ou qui leur soit préjudiciable, et cela pour le reste de leur vie, etc. Il ne faut donc pas porter de jugements trop sommaires (à condition d'admettre qu'un « anarchiste» puisse « juger » son camarade) sur des « concessions » dont nous ignorons les motifs intimes et profonds.

Dans un autre ordre d'idées, j'ai connu un compagnon qui s'était marié avec une étrangère, pour lui éviter d'être expulsée, parce que, de son séjour en France, dépendaient peut-être son avenir et celui de ses enfants. J'en ai connu un autre qui ignorait ce qu'était devenue sa famille, qui l'avait renié à cause de ses idées anarchistes ; il allait souvent en prison ; seul, le mariage légal pouvait lui permettre des relations avec le monde extérieur durant ses villégiatures pénitentiaires. J'en ai connu un troisième qui n'a pu pratiquer la pluralité amoureuse qu'en acceptant l'union légale avec sa compagne habituelle ; s'il avait agi autrement, celle-ci aurait immanquablement perdu sa situation et le camarade dont il s'agit n'était pas en état de lui en procurer une autre. De nombreux camarades se prévalent des dispositions législatives en vigueur lorsqu'ils sont victimes d'accidents de travail, etc. Qui reprocherait à l'anarchiste renversé et blessé par une automobile de recourir au tribunal pour obtenir la légitime satisfaction qui lui est due? On pourrait multiplier les exemples à l'infini. En France, un journal anarchiste ne peut paraître sans gérant et sans effectuer un dépôt légal ; des compagnons travaillant en commun sont contraints d'adopter la forme coopérative ou une forme d'association possédant des statuts, rédigés conformément aux lois en vigueur en pareille matière, etc.

Il est évident que les concessions sont des expédients dont il ne convient pas de se réjouir et qu'il faut individuellement s'efforcer de réduire toujours plus. Toutefois, sans ces concessions ou d'autres similaires, nous ne pourrions ni exister ni survivre. Il appartient à chacun de déterminer jusqu'à quel point il est possible de descendre en fait de « concessions » pour ne pas perdre sa puissance de réaction individuelle contre les usurpations de l'autorité, contre l'influence de 1a façon de penser et d'agir des composants du milieu. C'est un problème difficile à résoudre et il faut beaucoup de perspicacité et de tact pour ne pas glisser sur la pente. Dans ce domaine, comme dans les autres, c'est à chacun qu'il appartient de faire ses expériences. Mais je ne comprends pas qu'on se serve de ce qu'on a pu apprendre à propos des concessions qu'un camarade a pu consentir au milieu, pour lui nuire auprès de ses compagnons de lutte antiautoritaire.

Bien entendu, ces concessions qu'ils font au milieu bourgeois, à la société capitaliste, à la légalité trop souvent, les anarchistes ne les présentent pas comme des actes de « réalisation anarchiste » ; ils les donnent pour ce qu'ils sont : des expédients individuels, des pis-aller. Ils ne les prennent pas au sérieux. Peu importe que le compagnon anarchiste ait consenti à travailler pour un patron, à contracter un mariage légal, à écrire dans un journal qui effectue un dépôt légal, l'essentiel est qu'il lutte sans trêve contre le régime capitaliste, pratique ostensiblement l'amour libre, écrive tout ce qu'il pense.

Une concession faite au milieu social n'engage pas plus l'anarchiste qui la consent que signer un engagement l'engage vis-à-vis de l'accaparement foncier et propriétariste, laisser visiter ses bagages à la douane vis-à-vis de l'idée de frontières.

Donc, je ne me désolidariserai pas de celui qui a dû consentir à l'ambiance sociale quelques concessions et en a retiré un bien-être économique appréciable. Je ne me désolidariserai pas de l'instituteur ou du cheminot, que leur travail n'empêche pas de nourrir une haine profonde pour l'autorité. L'expédient économique auquel ils ont eu recours ne les porte pas à priver de la liberté qui que ce soit, à maintenir en prison qui que ce soit. Je ne me désolidariserai du camarade employé de l'Etat ou marié que s'ils faisaient de la propagande en faveur de l'excellence ou de l'utilité de l'institution Etat ou des formalités légales.

Mais je ne me désolidariserai pas non plus de celui qui ne veut pas faire de concessions directes au régime de contrat social imposé ou obligatoire, tel que celui qui régit la société actuelle. Dans un tel régime,- et il implique la soumission aveugle au contrat social, qu'il est impossible de rejeter ou de résilier- je conçois fort bien les déterminismes individuels qui ne veulent pas se courber, qui se refusent à servir d'instruments ou d'agents directs de domination ou d'exploitation, à fortifier les privilèges ou les monopoles de qui domine ou de qui exploite. Son tempérament peut, certes, l'amener, dans son combat quotidien pour sa vie, à employer la ruse ou la violence, et sur ces actes, je ne porterai pas de jugement. Dès lors que ce réfractaire s'est intéressé, au moins tout autant que celui qui se soumet, à la propagande des idées anarchistes, qu'il s'est montré un « camarade » vis-à-vis des camarades anarchistes, qu'il a apporté tout l'effort dont il a été capable aux réalisations anarchistes pratiques tentées par des camarades avec lesquels il se sentait des affinités de caractère ou de pensée, je n'ai aucune raison de me désolidariser de lui.



- E. ARMAND.



DESOLIDARISER (SE)

Rompre un lien moral qui unissait plusieurs individus ou groupes d'individus.

II arrive fréquemment que des hommes - et plus particulièrement dans le mouvement social - cherchent à unir leurs efforts pour atteindre un but qui semble commun et que les pratiques de certains d’entre eux apparaissent au bout d'un certain temps, nuisibles à la collectivité. Il est donc nécessaire de se détacher d'eux afin que ne se corrompe pas tout l'organisme constitué. On le fait ordinairement de façon assez retentissante pour que nul ne l'ignore et afin de n'être pas confondu avec ceux dont on se désolidarise. Dans ce cas, « se désolidariser » est un acte de courage, de franchise et de loyauté ; mais, parfois, la rupture du lien moral qui unissait des individus est provoquée par la crainte que l'action entreprise ne compromette la quiétude et la liberté de ceux qui s'y donnent et, dans ce cas, se désolidariser au moment du danger est une lâcheté.

Durant la grande guerre de 1914-1918, une certaine fraction d'anarchistes intellectuels crurent devoir engager les anarchistes du monde à prendre position dans ce conflit qui mettait aux prises deux capitalismes et à se ranger du côté de la France, qui, à leurs yeux, symbolisait le droit et la « liberté ». Dans un manifeste reproduit par toute la presse alliée, ces anarchistes patriotes, parmi lesquels il faut, hélas, compter les Kropotkine, Jean Grave, Malato, etc., etc., faisaient appel au libéralisme et à la clairvoyance des anarchistes, en leur demandant de combattre les empires centraux « responsables de la tuerie ».

La grand majorité des Anarchistes, adversaires de la guerre, ne pouvaient, quelle que soit l'influence des signataires de ce manifeste, dit manifeste des 16, laisser passer sans protester une telle inconscience ; c'était tout l'avenir de l'Anarchisme qui était en jeu et ils se désolidarisèrent publiquement des 16 dévoyés qui s'étaient laissés absorber par la folie guerrière. Un contre-manifeste que toute la presse se refusa, naturellement, à insérer, fut publié à Londres pour marquer la position prise par les Anarchistes dans 1e carnage mondial.

Dans tous les faits et gestes qui illustrent la lutte sociale, les anarchistes se solidarisent toujours avec ceux qui vont franchement et loyalement à la bataille et dont la propagande est susceptible d'améliorer le sort du genre humain ; mais ils sont toujours prêts il se désolidariser de ceux qui, par leur activité, cherchent à plonger le peuple dans une nouvelle erreur.

On a prétendu que les Anarchistes se désolidarisèrent de la Révolution russe et travaillèrent à la chute du Pouvoir Communiste. Ces affirmations sont purement intéressées et dénotent une évidente mauvaise foi. Dans son étude sur la Russie, Chazoff écrit : « Lorsque Kerensky, incapable et impuissant, fut obligé de céder le Pouvoir sous la poussée de l'Ouvrier de Petrograd et de Moscou, tous les révolutionnaires, et les libertaires au premier rang, firent, de leurs poitrines, un rempart pour défendre les hommes nouveaux qui avaient promis au prolétariat : la liberté et la paix ».

« Les libertaires soutinrent les bolchevistes, car ils considéraient que, devant l’âpreté de la lutte, rien ne devait diviser la classe ouvrière et amoindrir les chances de succès, et que tous les efforts devaient être unis pour écraser définitivement les forces du passé ».

« Même au lendemain de la prise du pouvoir par le Gouvernement des Soviets, les libertaires n’établirent pas une barrière entre le pouvoir central et la Révolution. Avec tous les miséreux, avec tous les parias, avec tous les déshérités qui, sur le front, sans armes et sans pain, menaient une lutte de géants ; ils applaudirent au programme bolcheviste : « La Paix de suite et tout le Pouvoir aux Soviets ».

« Hélas!, sitôt à la tête du Gouvernement, les maîtres du bolchevisme oublièrent vite leurs promesses et se jetèrent à corps perdu dans la politique. Pourtant, durant près de deux années, les Libertaires de l’extérieur se refusèrent à croire à toute l'étendue du désastre. Malgré les fautes et les erreurs des gouvernants russes, ils conservèrent leur confiance en l'avenir et usèrent de tous leurs moyens pour soutenir le Gouvernement et la Révolution ».

« Ce n'est qu'en juin 1920, à la suite de l'attitude équivoque de Krassine, à Londres, et des premières tractations officielles du Gouvernement russe avec la basse finance internationale que les révolutionnaires sincères se rendirent compte du danger et que dans un article trop bien inspiré, hélas!, Rilbon concluait : « Le Bolchevisme en mourra ».

« Se solidariser plus longtemps avec les hommes qui, quels que soient leur nom et leur passé, se mettaient au banc de l'humanité, eût été un crime ; Nous ne voulûmes pas nous y associer. Nous ne voulûmes pas nous rendre complices du meurtre de milliers de travailleurs russes. Nous élevâmes notre voix, pour que retentisse le grand cri de douleur et de détresse de tous ceux qui, sans arrière-pensée, loyalement, avaient tout donné pour la Révolution et voyaient celle-ci sombrer, à la grande satisfaction de la bourgeoisie, un instant apeurée ». (J. Chazoff, Le Mensonge bolcheviste).

Par les lignes qui précèdent, on comprendra que les Anarchistes ne se sont jamais désolidarisés de l'action révolutionnaire de leurs frères slaves, qu'au contraire ils ont fait tout ce qu'il leur était possible de faire pour les soutenir et pour les défendre, mais qu'ils se refusèrent à s'associer à l'action politique qui réduisit à sa plus simple expression le superbe mouvement d'octobre 1917.

On a également coutume de prétendre que les anarchistes se désolidarisent de la classe ouvrière parce qu'ils se refusent à se joindre à eux lors des foires électorales. C'est bien au contraire parce qu'ils ont souci des intérêts des classes opprimées et asservies que les libertaires ne veulent pas participer à ces comédies périodiques qui n'ont d'autres raisons que de donner aux travailleurs l'illusion de sa souveraineté. Malgré les affinités qui l'attachent, qui le lient au prolétaire, l'anarchiste ne peut se solidariser avec les erreurs du prolétariat, et le parlementarisme est une des erreurs les plus nuisibles dont ne se sont pas encore libérées les classes travailleuses. Se solidariser avec tous les politiciens menteurs et véreux qui spéculent sur l'ignorance populaire, ce serait là se désolidariser, d'avec la classe ouvrière; et si parfois le verbe de l'Anarchiste est cinglant et brutal, c'est parce qu'il souffre de voir que, malgré tous les exemples, tous les enseignements du passé, le producteur se laisse toujours prendre au piège que lui tendent les candidats de différentes couleurs.

« Notre monde civilisé n'est, en réalité, qu'une grande mascarade. On y trouve des chevaliers, des soldats, des docteurs, des avocats, des prêtres, des philosophes, et tout le reste ; ils ne sont que des masques sous lesquels, en règle générale, se cachent des spéculateurs » (Schopenhauer). Eh bien!, c'est de tous ces hommes masqués que les Anarchistes se désolidarisent. Ils pensent que le mensonge a assez duré et que l'homme est assez grand pour comprendre la vérité.

Se désolidariser est un devoir pour tout être sincère, loyal et clairvoyant, lorsque sa solidarité est dangereuse au bien-être de l'humanité. Il faut avoir le courage, l'énergie, la volonté, de briser des sympathies, de s'aliéner des amitiés, de détruire des liaisons lorsque l'idée que l'on croit juste en dépend. Il en coûte parfois. Qu'importe ! Ce sont les nécessités de la lutte, les sacrifices indispensables au triomphe de la cause que l'on défend et rien ne doit arrêter l'anarchiste même si son attitude doit soulever l'indignation des ignorants et des imbéciles.

Conscients du rôle qu'ils ont à jouer dans la lutte des classes, malgré les clameurs intéressées des profiteurs et des parasites sociaux, les anarchistes poursuivront leur route, se désolidarisant de tous les corrupteurs et soutenant toujours avec une inébranlable abnégation, les véritables lutteurs qui, en détruisant le présent, préparent l'avenir.