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ELITE n. f.

Dans l'ancienne langue française, eslite, ou esliture, indiquait le choix de ce qu'il y avait de mieux, de meilleur, et aussi ce qui avait été choisi. On faisait l'élite d'une récolte, d'un troupeau, d'une bibliothèque. Dans le roman Yver, du XIIIème siècle, on lit : « Puis fit élite entre les dames d'une qu'il estimait mieux mériter son service ». Dans celui de Berte : « Un mois vous doing l'ostel trestout a vostre eslite », Montaigne a dit : « la prudence est l'élite entre le bien et le mal ».

A l'eslite signifiait : en bon état.

Mettre a l'eslite de, c'était : donner le choix d'une personne ou d'une chose.

L'adverbe eslitement correspondait à excellemment, parfaitement, extraordinairement, par choix.

Eliter avait, et a encore dans le langage populaire, le sens d'avilir, de déprécier par le choix qui fait retirer d'une marchandise ce qu'il y a de meilleur. Des fruits élités sont ceux qui restent après qu'on en a enlevé les plus beaux.

L'élite était donc, en vieux français, ce qui avait été reconnu le meilleur à la suite d'un choix. Aujourd'hui, on entend par élite « ce qu'il y a de meilleur et de plus digne d'être choisi ». (Dictionnaire de l'Académie Française). Elite n'est donc plus entendu comme le choix ou le produit d'un choix ; c'est ce qui est proposé au choix comme le plus digne. Mais proposé par qui et par quelle compétence pour désigner le plus digne?... Cette définition absconse, quoique académique, qui nous présente l'excellence de l'élite comme le catéchisme nous affirme celle de Dieu, ne veut rien dire par elle-même. Elle dit beaucoup au contraire si on envisage l'application du mot « élite » dans le domaine social, car elle contient toute l'imposture de ceux qui se sont établis comme l'élite des hommes ; elle fait comprendre combien est conventionnelle et arbitraire la suprématie des prétendus « meilleurs », qui n'ont été nullement choisis, sauf par des pairs aussi indignes qu'eux d'être et de choisir les meilleurs.

Il existe indiscutablement une élite, ou plutôt des élites, parmi les hommes, suivant les différents plans où l'on recherche les meilleurs d'entre eux. Non seulement la nature ne les a pas faits tous égaux en qualités physiques - force, santé, beauté, - mais elle leur a distribué inégalement l'intelligence, le caractère et le sentiment. A chacune de ces qualités correspond un degré d'esliture, c'est-à-dire de bonté (voir ce mot), et les meilleurs, l'élite, sont ceux chez qui cette bonté prend sa plus complète expression.

Il y a une élite physique, celle des individus qui, aurait dit Bescherelle, « possèdent la bonté essentielle des êtres et des choses dans les attributs qui les constituent tels qu'ils sont ». Ce sont eux qui, physiquement, représentent les meilleurs sujets d'une race ou d'un groupe. On cherche à multiplier cette élite, par les sports chez les hommes, par l'élevage chez les animaux ; la fausse conception que l'on a de l'élite fait qu'on n'arrive le plus souvent qu'à les abrutir les uns et les autres.

Sur un plan plus élevé, que nous considérerons particulièrement chez l'homme, il y a une élite intellectuelle, celle qui élargit sans cesse le champ des connaissances humaines par ses recherches, ses observations, ses réflexions. Là encore, par la façon de répandre les connaissances de cette élite, afin de la rendre plus nombreuse, par le gavage intensif d'une foule de notions fausses et tendancieuses, on ne réussit qu'à former l'élite de l'abrutissement.

Il y a, enfin, sur un plan encore plus haut, l'élite morale. C'est seulement sur ce plan que se rencontre la véritable élite. Elle manque parfois de brillantes qualités physiques et intellectuelles, mais elle possède celles du cœur. La véritable élite est celle des hommes qui apportent les qualités des « meilleurs » dans leurs rapports avec leurs semblables - ce que Bescherelle appelait la « bonté relative » - et surtout la véritable bonté, celle qui emploie toute sa volonté et toutes ses forces à servir la vérité, la justice, la beauté, pour faire une œuvre utile aux hommes, au bien-être et au bonheur de tous.

Il n'est pas de véritable élite sans véritable bonté.

On peut être un artisan obscur, un homme simple, un quelconque anonyme dans la foule, et être un individu d'élite, parce qu'on met dans son travail, dans sa vie privée, dans ses relations avec les autres, un souci constant de perfectionnement matériel et moral pour soi et pour autrui. Les époques les plus fécondes pour l'humanité ont été celles du travail anonyme où l'élite se confondait avec la foule et n'avait d'autre intérêt que le sien. Seules ces époques ont bâti des œuvres solides et durables, vraiment utiles aux hommes. Lorsqu'un individualisme orgueilleux a poussé certains d'entre eux à se placer au-dessus des autres et à exercer une autorité, il n'en est résulté le plus souvent que le malheur de tous. Il est faux de dire que le chien est fait pour être attaché, parce qu'il se laisse mettre un collier ; il est aussi faux de prétendre que l'homme a besoin d'être tenu sous le joug, parce qu'il subit l'esclavage. Il n'est pas d'autorité, hors celle de l'intelligence universelle, à laquelle il participe, qu'il doive accepter. Toute tutelle ne peut que lui être ennemie, toute coercition qu'il n'a pas méritée par un abus doit exciter sa révolte. Proudhon a parlé quelque part d'un paysan qui disait : «  Quand je vire mes sillons, je me sens roi ». L'homme est roi dans toutes les formes de son activité, à condition que cette activité soit libre ; il n'est alors aucune élite au-dessus de lui. Le principe essentiel de la vie, pour tout être, c'est la liberté ; avec elle, il peut tout, sans elle, il ne peut rien.

Lorsqu'on est nanti des attributs, des titres, de la fortune, de la puissance, de la gloire, spéciales à l'élite officielle, celle que l'Académie Française suppose descendre d'on ne sait quel ciel et choisie par on ne sait quels dieux, il est bien difficile qu'on appartienne à la véritable élite et qu'on ne soit pas à un degré quelconque, volontairement ou à son insu, un malfaiteur social. Il y a incompatibilité absolue entre les deux élites, celle des tréteaux, de la vanité, et celle du travail, de la bonté. Comme l'a dit Cœurderoy, à l'encontre du dicton populaire : « l'habit fait le moine ». Celui qui est bon et qui accepte la livrée de l'élite officielle se trahit et se renie lui-même ; comment ne trahirait et ne renierait-il pas les autres?

Les hommes ont tellement pris l'habitude de l'esclavage, qu'ils n'ont plus qu'une idée fort confuse du bonheur auquel ils aspirent. Ils ne savent pas plus distinguer et choisir les meilleurs d'entre eux, qu'ils ne savent ce qu'ils en attendent ; ils sont comme les grenouilles qui demandaient un roi. Aussi, s'en laissent-ils imposer par la fausse élite qui s'est érigée au-dessus d'eux, au moyen de la violence et du mensonge et qui s'y maintient par la terreur. Alors que l'état social, par une action bienfaisante, devrait corriger l'inégalité naturelle existant entre les hommes, il aggrave au contraire cette inégalité par les abus de son élite. Alors qu'il devrait faire le bien de tous, il ne fait que celui de cette élite privilégiée en perpétuant à son profit l'exploitation de l'homme par l'homme. Comment, accomplissant ainsi la pire des besognes sociales, cette élite serait-elle composée des meilleurs? Ce n'est pas plus concevable que l'idée d'un Dieu de bonté affligeant les hommes du vomito-négro et de la peste. Mais on ne manque pas plus de sophismes pour justifier la souveraineté de la fausse élite que pour expliquer la bonté de Dieu. On dit que Dieu ne fait souffrir les hommes que par amour pour eux ; de même, c'est par charité que l'élite sociale « veut bien se dévouer » pour les gouverner, comme elle réduit les nègres en esclavage pour les « moraliser » (Déclaration des esclavagistes, 1859). C'est encore par charité qu'on torturait les hérétiques. A la veille de la Révolution, un nommé Muyart de Vouglans écrivait une Apologie de la torture que le pape Pie VI approuvait spécialement et dont le roi Louis XVI acceptait la dédicace.

Malgré tous les sophismes, les faits sont là, innombrables, pour montrer le véritable rôle, à la fois odieux et ridicule, de la prétendue élite qui règne sur le monde. Aussi, convient-il, chaque fois qu'on le peut, de lui arracher son masque, de la dépouiller de ses oripeaux, de mettre à nu sa monstruosité et sa laideur. Il faut renverser cette idole de sang et de boue, montrer à tous son imposture, démonétiser sa fausse gloire, faire un pied de nez à sa grotesque majesté et lui dire, comme M. Maurice Barrès, avant qu'il lui eût apporté une adhésion sénile : « Soldats, magistrats, moralistes, éducateurs, pour distraire les simples de l'épouvante où vous les mettez, laissez qu'on leur démasque sous vos durs raisonnements l'imbécillité de la plupart d'entre vous et le remords du surplus. Si nous sommes impuissants à dégager notre vie du courant qui nous emporte avec vous, n'attendez pourtant pas, détestables compagnons, que nous prenions au sérieux ces devoirs que vous affichez et ces mille sentiments qui ne vous ont pas coûté une larme ».

A l'origine, le besoin de se défendre qui arma le bras de l'homme produisit le parasite guerrier. Au lieu de prendre les armes aux seuls moments nécessaires de la défense, il ne les quitta plus, fit de la guerre un métier et devint un conquérant. Du guerrier est sorti le chef, le maître, le seigneur, le roi, l'empereur et... le président de la République.

A l'origine aussi, le besoin de savoir créa l'homme de pensée. Le savoir ne pouvait venir que de l'observation de la nature, de l'acquisition scientifique, du long travail de l'esprit. Il s'acquérait trop lentement au gré de la curiosité impatiente des hommes. Des imposteurs inventèrent alors la fausse connaissance, les superstitions, les fallacieux mirages du surnaturel, du merveilleux, des religions révélées ; ils versèrent ces poisons ensorceleurs à la soif des hommes. Installés eux aussi en parasites, ils devinrent le sorcier, le prêtre, le rhéteur, le jurisconsulte, l'économiste, le politicien, l'histrion et... le snob.

Suivant les temps et les lieux, les deux espèces furent alliées ou hostiles, mais toujours maitresses des hommes ; elles exercèrent le pouvoir ensemble ou séparément, lui donnant des formes diverses et changeantes, mais le fond resta le même. Aristocratiques ou démocratiques, les formes du pouvoir, si opposées qu'elles furent par définition, différèrent si peu dans leurs résultats, que souvent les peuples, excédés de la prétendue « souveraineté dont on les affublait, lui préférèrent le « bon tyran » qui ne les appelait pas « citoyens », mais leur donnait au moins à manger.

L'aristocratie est, en principe, le gouvernement des « meilleurs », des optimates, comme disait Cicéron. Elle devait consacrer la suprématie de l'élite et diriger la République idéale, rêvée par Platon, que son élève Aristote définissait ainsi : « une république administrée par plusieurs citoyens de mérite et vertueux, les meilleurs. Une république où les chefs obéissent fidèlement aux lois établies et où tout est fait en vue du bien public, grâce aux lumières et aux vertus de ses administrateurs ». Mais, en même temps, Aristote devait constater combien il y avait loin de cette aristocratie idéale à celle qui se montrait dans la réalité, soit qu'elle fût plus oligarchique ou plus démocratique, soit encore, et c'était le pire, qu'elle fût de finance. La réalité était ce qu'Oresme devait dire de l'aristocratie lorsqu'il employa ce mot pour la première fois en France, au XIVème siècle : « Une espèce de policie selon laquelle un petit nombre de personnes ont princey et domination sur la communauté ». Pouvait-il en être autrement alors que ce système et l'organisation sociale établie par lui, avaient eu leur origine dans les violences et les rapines des hommes de guerre? L'aristocratie avait été d'abord de race, composée des vainqueurs d'une autre race. S'étant emparée du sol, elle avait formé l'aristocratie terrienne. Ensemble, elles avaient fait l'aristocratie de famille, unissant les membres des familles conquérantes au-dessus des conquis. Elles s'étaient choisi des chefs d'où étaient sortis les rois. Comment fut désigné le premier ? Sans doute comme l'a raconté Jean de Meung, clans le Roman de la Rose :

Un grand vilain alors entre eux

Ils choisirent, le plus nerveux,

Le plus large et gras qu'ils trouvèrent,

Et prince et seigneur l'acclamèrent.

A sa suite, s'établit la hiérarchie aristocratique qui devait atteindre sa plus complète expression dans la Féodalité, « affirmation brutale du droit du plus fort et négation complète de toute idée de justice » (Jules Andrieu). Derrière les rois, suivirent ces « grands », à qui Coquillart disait, au XVème siècle :

Princes, qui tenez les tresgrans estatz

Sans regarder la façon et manière,

Vous courroucez tant de gens en ung tas

Que par vous va ce que devant derrière.

Croissant tous les jours en puissance et en orgueil, ces aristocrates, ces « grands », ces « nobles », étaient arrivés à se convaincre que leur sang n'était pas de même couleur que celui de leurs vassaux, qu'ils étaient des produits spéciaux de la divinité, parlant et gouvernant en son nom. Les héros grecs avaient eu ainsi leur parenté dans l'Olympe, comme les Niebelungen dans le Walhall, et les pillards qui furent les premiers Romains prétendaient descendre d'Enée ou d'Hercule. Sésostris se faisait sculpter en colosse devant tous les temples d'Egypte. Alexandre, qui ravagea tout le monde connu de son temps, se donnait le titre de « roi des rois », et se faisait déifier comme issu du dieu Amon aux deux cornes. Les Djenghis-Kan, qui ont laissé, en Asie, le souvenir des plus terribles massacreurs, s'égalaient à Dieu. L'un d'eux, Kuyuk, avait un sceau avec cette formule : « Dieu dans le ciel et Kuyuk sur la terre ».

César, bien que se disant « démocrate », prétendait être à la fois dieu et roi. De même, Octave, qui n'était pas moins démocrate, et qui se fit appeler Auguste, quand il troqua sa démocratie contre l'empire. Virgile, grand poète, mais caractère servile, a écrit l'Enéide en son honneur et lui a marqué une place dans les constellations célestes. Auguste alla plus loin en se présentant comme l'incarnation du Maître Universel ; des adorateurs se vouèrent à lui tels, aujourd'hui, ceux de l'Immaculée Conception et du Sacré Cœur. A Byzance, les empereurs se disaient Dieu lui-même. Ils apparaissaient aux foules « comme suspendus en l'air et nimbés d'une auréole ». Ceux qui les entouraient étaient des rayons de leur divinité. C'est de Byzance que sortit la monarchie de droit divin, légalisée par le code de Justinien, confondant la loi avec la volonté de l'empereur et aggravant chrétiennement le droit romain. Louis XIV, avec qui cette monarchie atteignit en France son apogée, se faisait appeler le Roi-Soleil et avait pris cette devise ridicule forgée par quelque mauvais cuistre latinisant : «Nec pluribus impar ». Napoléon, avec le concours des curés qui s'étaient mis à son service, et qui devaient le vilipender après sa chute, faisait enseigner dans les écoles un catéchisme disant que servir l'empereur c'était servir Dieu.

La puissance illimitée des monarques en a fait des fous d'autant plus dangereux, qu'ils étaient entourés de flatteurs partageant leur aberration et la répandant parmi leurs sujets. La servilité des sénateurs de Rome faisait dire à Tibère : « Combien ces hommes sont faits pour la servitude! » Ronsard appelait les courtisans :

Misérables valets, vendant leur liberté

Pour un petit honneur servement acheté.

Etre bâtard d'un Louis XIV équivalait à être issu de la cuisse de Jupiter. C'était un grand honneur d'être fait cocu par le roi ou, lorsqu'il allait poser culotte, comme un simple mortel, de le suivre en portant cet objet dont l'invention a fait la célébrité de Gargantua. Napoléon Ier, qui ne dut son triomphe qu'à sa connaissance supérieure de la sottise humaine, disait à ses contemporains : « Je vous achèterai ce que vous voudrez, mais il faut que vous soyez tous vendus ». Quelques-uns résistaient, mais le plus grand nombre se vendait, arborant la Légion d'honneur dont Napoléon avait découpé l'insigne dans le bonnet rouge, comme les révolutionnaires renégats d’aujourd’hui le découpent dans le drapeau de l'Internationale ouvrière. Comment les puissants ne seraient-ils pas emportes par leur mégalomanie lorsqu'ils voient le monde entier à leurs pieds, dans l'adoration de leurs turpitudes?

Sous l'influence de leur prétendue élite, il n’est pas de peuple qui ne partage l'orgueil maladif de ses maîtres jusque dans les pires aventures ; aristocrates ou démocrates les suivent aveuglément comme on l'a vu lorsqu'ils ont déclenché la pire des guerres, celle de 1914. L'impérialisme, jadis manifestation isolée des grands empires dévorateurs, est devenu permanent et commun à tous les pays, même les plus chétifs. N'a-t-on pas vu la Belgique, la «  petite Belgique martyre » de la Grande Guerre, exercer sur les noirs du Congo la plus épouvantable des exploitations? Les peuples qui se disent chrétiens sont non seulement convaincus qu'ils sont supérieurs aux autres, mais chacun prétend, à l'exemple des Hébreux et des Chinois, qu'il est « l'élu de Dieu », à l'encontre de son voisin. Le Dieu unique, universel, est subdivisé, dépecé en morceaux qui se dévorent entre eux pour satisfaire les rivalités nationalistes particulières. Pendant la Grande Guerre, il y avait le « Dieu français » et le « Dieu allemand », sans parler des autres ; leurs prêtres achevèrent d'écarteler Jésus sur sa croix. Combien, chez chaque peuple, y a-t-il d'individus réfractaires au malaxage habile de leur vanité particulière? N'a-t-on pas vu, en même temps que des chrétiens, des pacifistes, des syndicalistes, des socialistes et des anarchistes se prendre pour des défenseurs de la liberté lorsqu'ils furent se battre pour des coffres-forts qu'on s'était bien gardé de mobiliser en même temps que leur peau? Comme l'a constaté Gobineau, la vanité nationale dont les entrepreneurs de guerres, les Napoléon, les Poincaré, se sont servis si habilement, fait croire aux Français, depuis Louis XIV, que leur pays « marche à la tête des nations ». Les Allemands déclarent, à l'exemple d'Hegel, que « seuls ils comprennent la vérité et ont droit au titre d'hommes ». Les Anglais prétendent, avec les Cécil Rhodes et les Chamberlain, que « leur race est la première du monde et qu'elle est née pour commander aux peuples » etc… Ainsi, les fausses élites collectives correspondent aux fausses élites individuelles ; elles réunissent patriotiquement l'ivrogne illettré qui pérore devant le zinc et l'académisable M. Charles Maurras, dans le même mépris des métèques et dans l'élite du maboulisme.

Les rois, pour la plupart, n'ont laissé au monde qu'une histoire chargée de crimes et d'attentats contre les malheureux peuples qui leur ont été soumis. Leurs thuriféraires ne leur attribuent pas moins le mérite des progrès réalisés par l'humanité. L'Action Française, par exemple, se place sous l'égide des « quarante rois qui, en mille ans, ont fait la France » !... Elle semble ignorer que la France ne s'est faite que par la volonté persévérante de son peuple, malgré ces rois et le plus souvent contre eux. Elle oublie que ces rois n'eurent jamais d'autre souci que celui de leurs avantages personnels, de ceux de leurs familles et de leur caste, contre le peuple « taillable et corvéable à merci », depuis les premiers, les Clovis, les Clotaire, qui ne firent de « vastes Frances » que pour les partager entre leurs enfants jusqu'à ces d'Orléans qui votèrent la mort de Louis XVI, dans l'espoir de prendre sa place sur le trône, et dont l’héroïsme sordide a si souvent défrayé la chronique. Un Louis XIV disant : « L'Etat, c'est moi! » se moquait autant de la France que ses dignes successeurs, un Louis XV s'écriant : «  Après moi, le déluge! », un Louis XVI faisant appel à l'invasion étrangère pour sauver sa couronne et les derniers de la famille ne retrouvant cette couronne que grâce à cette invasion. Elle oublie aussi, l'Action Française, que si la France fut sauvée de l'Anglais au XVème siècle, ce fut par Jeanne d’Arc et le peuple soulevé, mais non par le roi Charles VII allié de caste des Anglais et des Bourguignons, qui leur avait abandonné le pays et qui abandonna encore plus lâchement pour être livrée au bûcher, celle à qui il devait sa royauté. Elle oublie enfin que les derniers rois de France furent chassés par des révolutions que provoqua leur incurie. La France fut faite, contre la fausse élite des rois, des guerriers et des courtisans, parasites insatiables et malfaisants, par la véritable élite de son peuple, de ses travailleurs, de ses savants et de ses artistes... Comme disait Auguste de Thon, aux gens de Sorbonne, qui poursuivaient l'imprimeur Henri Estienne : « Vous avez beau faire, un général qui a gagné vingt batailles et pris cinquante villes a moins fait pour la France que cet imprimeur ». Faut-il rappeler que le moindre des défauts des rois est l'imbécillité sénile? On voit ce que peut être cette élite des « meilleurs parmi les meilleurs » et combien leur royauté si souvent usurpée et ridicule, est celle de l'âne qui se couvrait de la peau du lion. Constatons toutefois, pour demeurer dans l'équité, que le mal s'étend à tous les chefs de gouvernements. M. Alexandre Millerand, qui s'y connait, ayant été nourri dans le Sérail, a dit : « Le Président de la république est l’incarnation vivante, le rejeton orgueilleux des grands bandits légaux qui ont détroussé nos ancêtres par l'usure, par le monopole, par la savante mise en œuvre de tous les procédés que la loi, faite par eux, et pour eux, leur mit en main ». Tous les régimes ont leurs « ministres intègres qui pillent la maison » et leurs « gâcheurs politiques, lesquels s'imaginent qu'ils bâtissent un édifice social parce qu'ils vont tous les jours à grand-peine, suant et soufflant, brouetter des tas de projets de lois, des Tuileries au Palais-Bourbon et du Palais-Bourbon aux Tuileries » (Victor-Hugo).

A côté de l'aristocratie de race, de terre et de famille, s'est formée, sous son aile, l'aristocratie religieuse avec ses dieux, ses prophètes, ses saints, ses beati de toutes catégories et sa hiérarchie ecclésiastique allant du pape jusqu'au dernier moucheur de cierges, tous avides de remplir leur escarcelle par l'usage du divin. L'origine de cette aristocratie est plus mystérieuse, plus invraisemblable que celle de l'autre ; elle n'en est pas plus reluisante car les turpitudes religieuses sont sans égales, mais la foi sanctifie tout. Les avatars de la vie des saints sont, comme, la Bible et toute la littérature ecclésiastique, dignes de ceux qui les ont inventés et des pauvres cervelles à qui le paradis est promis.

L'aristocratie religieuse l'emporta souvent sur son aînée dans le gouvernement des hommes, ne se contentant pas de la puissance spirituelle mais revendiquant la temporelle avec une fureur singulièrement contradictoire de sa mission de paix et d'amour. Pendant des siècles, des peuples ont été gouvernés par des prêtres, les Orientaux en particulier. Depuis des milliers d'années l'Inde est sous le pouvoir de ses brahmes qui ont organisé la hiérarchie la plus opposée à cette égalité que prêcha Çakya-Muni, précurseur de Jésus. Le brahme, même mendiant, est supérieur aux rois, tandis qu'en bas la masse du peuple appelée « diables », « pourceaux », « chiens », subit la condition la plus misérable qu'on vît jamais. Les Egyptiens, les Hébreux, eurent des gouvernements religieux. Chez les Etrusques, ancêtres des Romains, les prêtres appelés « lucomons » terrorisaient ce peuple excessivement superstitieux. A Rome, la puissance des prêtres domina toujours les pires tyrans. Il n'est pas d'exemple plus caractéristique de ce que peut produire collectivement le fanatisme religieux que le soulèvement guerrier des Arabes, peuple de pâtres, d'agriculteurs, de marchands essentiellement pacifiques, entraînés par le mahométisme à conquérir en dix ans un empire plus étendu que celui de Constantinople.

Les crimes des religions dépassent ceux des empires. L'histoire antique est pleine des guerres et des sacrifices humains qu'exigeaient des Moloch et des Jéhovah sanguinaires. Plus près de nous, l'Inquisition qui se manifeste encore chaque fois qu'elle en a l'occasion, est l'illustration la plus terrifiante de ce que « l'amour du prochain » peut comporter de haine et de cruauté de la part d'individus hors nature. Aux violences guerrières, les prêtres ont ajouté l'hypocrisie sacerdotale et la casuistique qui absolvent tous les dévergondages. La Renaissance a vu, avec les papes, les pires cruautés et les plus dégoûtantes débauches. A l'exemple des empereurs romains et des premiers rois de France, la plupart des papes n'arrivèrent au trône que par le poison et le meurtre : ils faisaient, avec leurs évêques, le commerce le plus impudent des choses, de la religion. Ils tiraient même profit de la prostitution et Sixte IV lui faisait payer patente. Des évêques disaient publiquement : « J'ai deux bénéfices qui me valent trois mille ducats par an, une cure qui m'en donne cinq cents, un prieuré qui m'en vaut trois cents, et cinq filles dans les lupanars du pape qui m'en rapportent trois cents cinquante ». (A. Castelnau. La Renaissance italienne.) Comme les prêtres de Cybèle dans la Rome de la décadence, les prêtres catholiques vendaient des indulgences pour toutes sortes de fautes. Ils faisaient tous les métiers, entre autres celui d'entremetteur d'amour ; non seulement ils favorisaient l'adultère, mais ils autorisaient les avortements et procuraient des avorteuses qu'ils allaient chercher dans des couvents (Machiavel, La Mandragore). Ronsard a dépeint dans son Discours à Des Autels, l'Eglise :

.. Riche, grasse et hautaine,

Toute pleine d'écus, de rente et de domaine.

Ses prélats :

Parfumés, découpés, courtisans, amoureux,

Veneurs, et fauconniers, et avec la paillarde

Perdent les biens de Dieu, dont ils n'ont que la garde.

C'est à propos de cette époque de la Renaissance que Gobineau a écrit ceci : « Il est assurément fâcheux que les basses classes d'une nation soient énervées et n’aient plus devant les yeux la considération d'aucun devoir ; mais il est bien plus déplorable encore de voir les classes supérieures de la société devenues complètement incapables de tenir leur rang et de servir au peuple de directrices et de guides ». Ce jugement est applicable à tous les temps et à toutes les classes prétendues supérieures. Dans la « vieille France », que regrettent les dernières douairières bien qu'elles aient trouvé des emplois dans la République, les abbés de cour partageaient avec les mousquetaires le cœur et la bourse des dames sentimentales et faciles. Les Mémoires des XVIIème et XVIIIème siècles sont pleins de récits de la vie scandaleuse d'une élite oisive, prétentieuse, insolente, dont les personnages les plus considérables vivaient ouvertement de la prostitution de leurs femmes ou de leurs maîtresses et du jeu. Figaro pouvait constater ironiquement que cette aristocratie sans honneur et sans pudeur n'avait même pas les vertus qu'elle exigeait de ses domestiques.

Ce fut l'Eglise qui suscita les Croisades, entreprises de rapine qu'elle dirigea comme en 1900 le pillage de la Chine. En 1095, Urbain II prêchait déjà la croisade comme une expédition coloniale de nos jours ; « elle devait ouvrir des débouchés aux populations trop à l'étroit chez elles et dépourvues de richesses ». Alexis Comnène, empereur de Byzance, faisant appel au nom de l'Eglise aux barons d'Occident, disait : « Que leur cupidité soit tentée par l'or et l'argent détenus en abondance par les infidèles, qu'ils songent à la beauté des femmes grecques! » Toutes les entreprises contre les « hérétiques » eurent avant tout des motifs de pillage. Innocent III, commandant la Croisade des Albigeois, promettait le partage des biens de Raymond de Toulouse. Les Templiers, trop riches, furent victimes de la cupidité conjointe de Philippe le Bel et de l'Eglise. Les rois et les prêtres s'enrichissaient des dépouilles des victimes de l'Inquisition, de la confiscation des biens des protestants, de la traite des noirs et d'autres brigandages aussi productifs que pieux.

L'Eglise a exprimé l'élite de sa pensée lorsqu'elle a formulé son idéal de monarchie universelle en ces termes : « Une foi, une loi, un roi! » C'est le programme qu'elle poursuivit avec l'Inquisition ; si elle avait réussi, c’en eût été fini de la pensée humaine, et de toute véritable élite.

Mais l'aristocratie la plus puissante est celle de l'argent ; elle continue, en l'amplifiant, l'œuvre néfaste des autres. Elle confère les avantages de l'élite à qui n'en a même pas les apparences ; elle réalise l'égalité dans le puffisme et la sottise. Avec elle, savoir, talent, travail, intelligence, éducation, sentiment, tout disparaît devant la richesse. Le veau d'or est son symbole ; Ubu-roi est son grand homme. Elle s'est formée et développée surtout dans les démocraties comme la rançon de l'impudence démagogique. Elle a commencé par se confondre avec l'aristocratie guerrière en achetant des propriétés et des titres. Molière a parlé de ce paysan qui, ayant acquis une terre,

Y fit, tout alentour, faire un fossé bourbeux

Et de Monsieur de L'Isle il prit le nom pompeux.

C'est ainsi que nombre de manants parvenus devinrent « gentilshommes », entrèrent dans « l'élite de la société », en reniant leurs pauvres diables de parents. De la même façon, on voit maintenant un quelconque Martin, succédant à un non moins quelconque Fouillopot dans la savonnerie ou les engrais, devenir Martin de Fouillopot.

L'aristocratie de l'argent est arrivée, dans la lente mais persévérante progression de la bourgeoisie, à se soumettre les autres aristocraties. Un Charles Quint était sous la dépendance financière des grands. banquiers, les Doria de Venise, les Welser et les Fugger d'Augsbourg. Aujourd'hui, les banquiers sont les maîtres incontestés du monde ; les empereurs, les rois, les présidents de républiques, les ministres, toute l'élite officielle de la politique, de la science, des arts, de l'armée, de l'église, des salons, n'est composée que de pantins dont ils tirent les ficelles. Le pape lui-même est un personnage plus important comme actionnaire de la Banca di Roma que comme représentant de Dieu sur la terre. L'ancienne noblesse, déplumée depuis 1a Révolution française, a souvent redoré son blason en se mésalliant à la fille du bonhomme Poirier ou de quelque marchand de cochons de Chicago. Ducs, comtes, marquis, barons, ont perdu leur insolence devant les Jourdain, les Mercadet, les Thénardier, les Lechat, ceux-ci leur faisant l'honneur de les acheter comme gendres et de les admettre comme « pièges à gogos » dans les conseils d'administration de ces entreprises d'escroquerie que sont la plupart des sociétés financières. Si l'on n'a pas réalisé la fusion des classes qui sera l'œuvre de la véritable élite, on a fait celle des aristocraties dans les démocraties où les anciens traîne-savates, enrichis par les tripotages politiciens, forment avec les fils des preux ralliés à la « gueuse », cette « aristocratie républicaine » chère à M. Thomson. Ainsi, le « socialiste » Isidore Lechat se découvre, avec le marquis de Porcellet, une parenté remontant aux Croisades et, s'il jeta jadis « le Christ à la voirie », il fait aujourd'hui communier pieusement ses enfants.

La Grèce antique a fait les expériences les plus caractéristiques des deux formes de gouvernements, aristocratique et démocratique. Elle les a vues périr toutes deux des vices de leurs prétendues élites.

A Sparte, ce fut l'aristocratie. Il n'yen eut jamais de plus orgueilleuse et de plus barbare. Vainqueurs des Laconiens dont ils avaient envahi le pays et qu'ils avaient réduits en esclavage, les Spartiates n'avaient d'autre métier que la guerre. Les lois de Lycurgue les y entraînaient dès l'âge de sept ans, les excitant à la violence et à la rapine. Elles leur interdisaient d'apprendre à lire ; par contre, suivant la légende, un renard volé et caché sous le vêtement d'un petit spartiate pouvait lui ronger la poitrine sans qu'il poussât un cri qui l'aurait dénoncé. Les Ilotes travaillaient pour les vainqueurs qui apprenaient à leurs enfants à mépriser et à battre ces esclaves dont on tuait les plus forts et les plus beaux. Sparte succomba dans l'épuisement de cette aristocratie sanguinaire et stupide.

Athènes fit l'expérience de la démocratie. Si cette cité fut incomparablement grande par ses philosophes et ses artistes, elle fut abaissée politiquement au niveau de Sparte par son parti appelé des « meilleurs ». Le chef de ce parti, Dracon, est représenté dans l'histoire comme le premier organisateur démocratique, parce qu'il unifia la barbarie de la législation contradictoire des eupatrides et appliqua la peine de mort à tous les délits. A vingt-cinq siècles de distance, nos actuels pourvoyeurs de bagne et de guillotine continuent le « démocratisme » de Dracon. Sa législation montra la voie à celle de la République romaine d'où sortit ce « droit romain » que Cicéron trouvait déjà suranné de son temps, mais qui inspira le code aristocratique de Justinien et que Napoléon 1er alla chercher pour faire le Code français… Sa législation étant le fondement des sociétés, on voit par ces faits combien est illusoire la distinction entre aristocratie et démocratie. En 1876, par exemple, il eût suffi du déplacement d'une voix, lorsque la Constitution de la IIIème République française fut votée, pour qu'elle devînt la Constitution d'une royauté sans que rien n'y fût changé. Sous cette IIIème République, la liberté individuelle n'a pas plus de garanties que sous Louis XIV et on use encore contre elle de lois antérieures à la Révolution. (Voir Liberté) Néron, dont Châteaubriand a célébré l'aristocratie, appuyait sa puissance impériale sur une véritable ochlocratie, celle de la populace du cirque qu'il flattait par la plus basse démagogie. L'histoire, qui célèbre le « démocrate » Dracon et n'est pas loin de considérer avec dédain le sage Solon, présente aussi comme des triomphes de la démocratie les dictatures militaires d'un César et d'un Napoléon qui établirent leur gloire sur des millions de cadavres, tout comme les Sésostris, les Alexandre, les Djenghis Khan, les Attila, les Charlemagne, les Barberousse, les Charles Quint et les Louis XIV.

Du parti démocratique des « meilleurs » sortit aussi le tyran Pisistrate ; il poussa les Athéniens à l'abandon de leurs libertés pour tourner leur ambition vers la formation d'une « Grande Grèce », aux dépens des peuples voisins. M. Mussolini, qui prétend donner aujourd'hui une nouvelle formule de la démocratie en réalisant la « Grande Italie », n'a rien inventé. Les guerres qu'Athènes entreprit alors, le pillage des trésors de la Perse par Alexandre, lui apportèrent cet enrichissement qui la conduisit à sa décadence et à sa perte. La liberté fut étouffée sous l'argent. Comme l'écrivait Démosthène : « Des enrichis achetaient toutes les terres, tandis qu'à côté d'eux le plus grand nombre des citoyens n'avaient plus même la vie du lendemain assurée ». Démosthène dut s'empoisonner pour mourir libre. Ce fut le temps où, reniant honteusement la pensée de Socrate et de Platon, abandonnant les arts et prostituant les artistes, les Athéniens livrés à la débauche disaient : « C'est l'argent qui fait l'homme! » Formule fatale qui fut leur « Mané, Thécel, Pharés », et celui de bien d’autres peuples. Elle fut celui des Romains de la décadence, des Néron, de leurs gitons, des plumitifs, prostituées et autres parasites qui leur faisaient escorte. Pétrone a dépeint cette élite faisandée dans son Satyricon. L'Espagne subit la même décadence lorsque, gorgée des richesses du Nouveau Monde, elle se laissa aller à une oisiveté voluptueuse qui la conduisit à l'état d'ignorance et de passivité fanatiques et sauvages où la tiennent encore le roi, le moine et le torero.

Plus que jamais, de nos jours, on considère que « c'est l'argent qui fait l'homme ». Les enrichis, qui ont ramassé leurs fortunes dans les misères de la guerre, enseignent à leurs fils que : « Les hommes les plus importants sont les millionnaires, étant donné que l'argent procure la puissance et domine le monde ». Avec leur argent, ils achètent tout, et surtout les consciences de ceux qui, par leur savoir, leur talent, leur situation, devraient réagir contre cette souveraineté des bas-fonds. « Elite du rebut et rebut de l'élite », ainsi les a marqués M. Michel Georges Michel. Sous l'influence des nouvelles couches que leur envoie la mercante internationale et qui sortent des milieux les plus interlopes, assurés de l'impunité par la complicité des hommes de loi, l'imbécillité des foules et la lâcheté de leurs victimes, ils perdent de plus en plus toutes qualités, même celte politesse qui rendait l'ancienne aristocratie supportable, pour afficher une insolente goujaterie. Ils forment « la Confrérie des Puissants », comme a dit J. de Pierrefeu. Non seulement ceux qui ne se sont pas enrichis sont à leurs yeux de méprisables imbéciles, mais ce sont aussi des malfaiteurs dangereux, et les magistrats le font bien voir aux pauvres diables traînés devant eux, n'ayant pu fournir la caution nécessaire pour éviter la prison en attendant un non-lieu libérateur et une décoration réparatrice : ils appliquent le « Vae Victis! » de l'antiquité, le « silence aux pauvres! » des répressions bourgeoises, avec une cruauté multipliée.

Il y a une autre prétendue élite qui, si elle n'est pas si puissante et si directement malfaisante que les hommes de guerre, d'église et d'argent, n'en assume pas moins la plus grande part de responsabilité dans leurs méfaits. C'est celle des « intellectuels » qui ont mis la pensée au service de la force, du mensonge et de la richesse, qui ont accepté d'être le cerveau de la malfaisance, de légitimer la force en la légalisant, de donner au mensonge la figure de la vérité et de se faire les prêtres du Veau d'Or. Nouveaux courtisans, ces empoisonneurs de l'esprit, ces flagorneurs de la puissance, sont descendus au rang de cette valetaille qui « applaudit toujours à l'orgie des maîtres quand ceux-ci laissent du vin dans les bouteilles » (Claude Tillier). Ils ont vendu la science qui devait soulager l'effort des hommes et guérir les souffrances de leur corps ; ils ont souillé d'argent l'art qui devait embellir la vie de tous en leur dispensant les joies pures de l'esprit ; ils trafiquent de tout ce qui devait être source de liberté, de bien-être et de bonheur humains. Ils ont fait de l'intelligence la pourvoyeuse de la servitude. Ils l'ont enfermée dans leurs temples, leurs écoles, leurs casernes, leurs laboratoires, leurs musées, leurs boutiques ; ils lui ont coupé les ailes, ont maquillé son visage, l'ont coiffée de perruques, de casques, de plumes, de bonnets carrés, ronds ou pointus, lui ont mis sur le nez des bésicles, sur le dos des uniformes de toutes les couleurs et des robes de tous les pelages, dans les mains des sabres, des goupillons, des codes, de pustuleux grimoires, tout l'arsenal de l'iniquité et des maléfices. Ils ont livré la science aux rhéteurs, aux savantasses, aux cuistres, aux charlatans, aux morticoles, aux « abstracteurs de quintessence », aux porteurs de reliques, aux inquisiteurs de la pensée, aux conservateurs de la sottise, aux Janotus, aux Brydoie, aux Perrin Dandin et aux Diafoirus. Ils ont fait de l'art la proie des histrions, des cabotins, des négriers de la plume, du ciseau et du pinceau, des rapetasseurs des talents éculés, des « charretiers qui ont de la besogne quand les princes bâtissent » (Schiller à propos de Kant et de ses éditeurs) , des « choucas qui fientent sur les frises du Parthénon » (L. Tailhade), des académiciens qui ont officialisé la sottise et lui ont fait un piédestal de haine contre la vie et la beauté. (Voir les mots : Art, Beaux-arts, Littérature, Musique.)

Tout ce monde a mis l'idéal en bouteilles, en pilules, en pommades, en a fait des orviétans dont il tient comptoir comme les prêtres de leur Dieu. C'est cette tribu ignorantifiante qui obligea Socrate à boire la ciguë, envoya au bûcher les hommes et les livres non respectueux de son orthodoxie, fit le procès de Galilée, et condamna d'abord le cartésianisme devenu aujourd'hui la citadelle de son spiritualisme. C'est elle qui faisait encore enseigner dans les écoles, au temps de Stendhal enfant, le système céleste de Ptolémée qu'elle savait faux, qui s'est moquée des inventions les plus remarquables, la photographie et le phonographe par exemple, et traitait Daguerre et Edison de mystificateurs, qui déclarait gravement qu'il n'y aurait pas assez de fer pour faire des chemins de ce nom (M. Thiers), et qui, encore de notre temps, proscrit les théories darwiniennes au profit des stupidités bibliques. Les bibliothèques sont pleines de l'histoire de cette sottise triomphante sanctionnée de sanglantes persécutions.

La prétendue élite intellectuelle a continué, depuis La Renaissance, les traditions établies par l'esprit d'individualisme qui détacha les hommes de pensée et les artistes du peuple au milieu duquel ils avaient vécu pendant le Moyen-âge. De plus en plus étrangère à la vie générale, s'écartant systématiquement de toutes les véritables sources d'humanité, cette élite ne pouvait trouver son élément que dans les formes arbitraires et conventionnelles des sociétés aristocratiques. Elle eut un idéal de plus en plus rétréci, cantonné dans les puérilités de « l'art pour l'art » quand elle ne s'abaissa pas à mentir à ses destinées naturelles pour se mettre au service des Puissants.

Plus réaliste depuis 1914, mais pas mieux inspirée, la jeunesse intellectuelle d'aujourd'hui s'embarrasse peu de « l'art pour l'art » et encore moins de certains scrupules sociaux manifestés par le snobisme anarchiste de 1894 et les intellectuels qui prirent parti « pour la justice » lors de l'affaire Dreyfus. Maintenant, la justice, comme la vérité et la bonté, est une vieille balançoire humanitaire qui fait sourire un monde où ne compte plus que la force. Cette jeunesse déclare « qu'elle n'est pas plus fière que ça d'appartenir à la bourgeoisie », mais elle reste avec elle parce qu'elle est encore la plus forte et qu'elle lui procure une vie facile et agréable. Dépourvue de scrupules, elle obtient par l'intrigue, à défaut du savoir, les diplômes et les situations de médecins, d'avocats, de professeurs, de magistrats, d'ingénieurs, qui lui permettent de se livrer impunément au sabotage social pour vivre dans le luxe en soutenant sa classe, celle des hommes d'argent.

Aussi peu artistes que possible, ces jeunes sont chasseurs de médailles et de prix littéraires, poulains dans les écuries des gros marchands et éditeurs, lécheurs de braguettes académiques, flatteurs des « chers maîtres », réclamistes, esbroufeurs, écornifleurs. Tout en affichant une dignité grotesque, ils font les plus basses besognes pour une décoration ou une commande de l'Etat et, pour garder le « ton » de l'élite, ils sont royalistes, fascistes, catholiques, voire pédérastes et cocaïnomanes.

La fausse élite a établi son règne sur le parasitisme qui méprise le travail mais vit à ses dépens. Elle est 1e lys qui ne sème ni ne tisse, la mouche du coche et le frelon dans la ruche sociale. Il a fallu attendre cinquante ans de République démocratique pour qu'on eût l'idée, en 1924, de mettre à l' « honneur », pour la première fois, un ouvrier manuel, un de ceux salis qui cette élite orgueilleuse en serait vite réduite à brouter ses excréments. Or, quel fut cet honneur? Celui de ce ruban rouge qui distingue les « meilleurs » des parasites, et le malheureux esclave qui accepta ça se crut en effet honoré!...

Comment l'humanité n'a-t-elle pas disparu sous la direction multiséculaire de pareilles élites? C'est qu'à côté d'elles, et contre leur œuvre de mort, s'est manifestée, toujours renaissante, toujours ardente malgré les persécutions, la véritable élite, celle de la vie. La fausse élite a triomphé, aux acclamations des foules inconscientes, sur les charniers et dans des apothéoses de sang et de sottise ; la véritable élite, bafouée, traquée, mutilée, - trop souvent, hélas, par ceux qui auraient dû la défendre - a construit obscurément mais inlassablement l'œuvre d'amour et de beauté qui protège la vie contre ses dévorateurs et ses fossoyeurs. Ils sont à elle les hommes qui ont gardé la pureté de leurs conscience, n'ont pas voulu se vendre, ont lutté, souffert, sont morts pour avoir crié la vérité, dénoncé le crime, protesté au nom de la liberté et de la dignité humaines, défendu la pensée et l'art, opposé à la royauté égoïste des privilégiés les droits de l'humanité tout entière. C'est elle qui a suscité tous les cœurs généreux, les caractères indomptables qui se sont dressés contre l'arbitraire, ont donné l'exemple de la résistance à l'oppression dont le mythe de Prométhée en révolte contre les dieux symbolise le premier effort, et qu'ont continué les Ilotes revendiquant la « dignité de citoyens », les Bagaudes, les Jacques, les Gueux, les Camisards, les Sans-culottes, les Quarante-huitards, les Communards, toutes les foules héroïques que l'histoire, courtisane de la puissance, a cherché vainement à ridiculiser et à flétrir. Elle a été, et elle est toujours, la phalange sacrée des hérésiarques, des réfractaires aux « convenances sociales », des précurseurs dont Elisée Reclus a dit : « Chaque individu nouveau qui se présente avec des agissements qui étonnent, une intelligence novatrice, des pensées contraires à la tradition, devient un créateur ou un martyr ; mais heureux ou malheureux, il agit et le monde se trouve changé ».

Dans tous les milieux et dans toutes les formes de l'activité humaine, la véritable élite peut et doit se manifester, exercer son influence. Mais c'est surtout dans le domaine social, dans la lutte pour le bien-être et pour la liberté que nous devons être attentifs à elle, provoquer ses manifestations, la soutenir, l'encourager de toutes nos forces et non la railler et la réduire au désespoir comme il arrive encore trop souvent. Car la vieille femme qui apportait son fagot au bûcher de Jean Hus n'est pas morte. Tous les jours, la foule ignorante rive ses propres chaînes et ses exploiteurs continuent à se frotter les mains en murmurant : « Sancta simplicitas! »

Est de l'élite tout individu qui ne suit pas l'ornière commune où se traînent tous les préjugés avec toutes les rancœurs et toutes les résignations. Est de l'élite celui qui cherche à s'instruire, à voir la vérité sur la condition humaine, à comprendre d'où vient le mal social et à lui porter remède. Est de l'élite celui qui s'efforce d'instruire les autres, qui recherche avec eux les moyens de la libération commune et pratique la solidarité dans l'équité et la bonté. Est de l'élite celui qui prépare la révolution des cerveaux et des bras, de l'intelligence et des cœurs, pour échapper à la dictature parasite, renverser les idoles, briser les chaînes et fonder la société où la justice .règnera pour tous les hommes. « L'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes », dit la charte du prolétariat. Cette émancipation ne sera pas le produit d'un coup de baguette magique qui fera se redresser brusquement les échines courbées sous l'esclavage. Elle sera l'œuvre des efforts individuels réunis dans l'effort de tous. Elle sortira de la formation intelligente et énergique d'une élite prolétarienne qui remplira d'autant mieux son devoir envers sa classe, sera d'autant moins encline à la trahir et à passer du côté de ses ennemis, qu'elle sera plus nombreuse et plus instruite, plus soutenue par ceux dont elle sera l'interprète et plus encouragée par la certitude de la réussite. Il n'est aucun travailleur qui ne puisse, par son effort si modeste soit-il, prendre sa place dans cette élite de pionniers défricheurs de la vie nouvelle, car plus que de science, il y faut du cœur et du dévouement. Il faut commencer par acquérir, en soi, le sens et la volonté inébranlable de sa propre liberté ; il faut ensuite s'employer à éveiller ce sens et cette volonté chez les autres. Alors, ne portant plus en lui des espoirs vains, des énergies inutiles, qu'il use lamentablement dans sa solitude et dans ses querelles intestines ; ayant foi dans son élite qu'il n'abandonnera plus aux bêtes et qu'il soutiendra de toutes ses forces : le prolétariat sera capable de s'émanciper. Alors, il pourra remplacer l'infamie d'un Ordre social où ne règnent que la violence et le mensonge par l'harmonie que propose à tous les hommes de bonne volonté l'Anarchie libératrice.



- Edouard ROTHEN.