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ENTENTE n. m.

Bon accord. Entente familiale. L'entente est l'acte qui consiste à se mettre d'accord sur un point, sur un objet, sur un sujet déterminé. L'entente peut se réaliser sur une foule de choses. Elle peut être intégrale ou partielle, mais pour être harmonieuse, c'est-à-dire utile, il est indispensable - et surtout en ce qui concerne les questions politiques ou sociales - que le but poursuivi par les groupes ou individualités figurant dans cette entente soit le même.

« L'homme fort, c'est l'homme seul » affirme un adage, considéré presque comme un axiome par certains individus. Nous avons à maintes reprises tenté de combattre cette idée, qui nous semble fausse à sa base ; c'est dire, en conséquence, qu'à notre avis « L'Union fait la force» et que pour arriver à réaliser quelque chose, l'individu doit se joindre à d'autres individus, se grouper, s'entendre avec ses semblables.

Nous sommes donc de chauds partisans de l'Entente, sans toutefois nous laisser entraîner à commettre des erreurs dont les effets sont trop souvent désastreux. De même que, chimiquement, il existe des corps qui ne peuvent se mélanger, politiquement et socialement il existe des ententes qui paraissent impossibles. Vouloir les réaliser à toute force détermine des catastrophes.

Politiquement, en France, nous avons sous les yeux, en cette année de grâce 1927, l'image de ce que peut produire une entente composée d'éléments hétérogènes, Pourtant, politiquement, l'entente est plus facile, surtout sur le terrain électoral et parlementaire, car ce n'est pas ordinairement la sincérité qui est un lourd fardeau pour un candidat à la députation.

Nous savons que, pour combattre la « réaction », personnifiée par quelques ministres appartenant au « Bloc National », une entente fut établie à la veille des élections législatives de 1924 entre les divers éléments politiques de gauche. Cette entente prit le nom de « Bloc des Gauches », et triompha. Victoire éphémère. Tiraillés par des intérêts différents, les groupes de cette entente ayant une nature et un caractère particuliers, n'arrivèrent pas, par la suite, à maintenir un accord impossible et l'entente se désagrégea. Le programme du « Bloc des Gauches » s'envola comme une fumée et la réaction revint au pouvoir, représentée par les mêmes hommes qu'auparavant.

Si nous signalons cet épisode, c'est surtout pour démontrer que si « l'union fait la force », et que l'entente entre les hommes qui désirent accomplir une œuvre est indispensable, il ne faut pas s'enchaîner aveuglément à n'importe qui et à n'importe quoi. Les politiciens de 1924 n'étaient pas des contempteurs de l'Etat bourgeois. Tous étaient des défenseurs du capital et pourtant les résultats obtenus furent négatifs, car leur entente reposait sur des sables mouvants. Pour être plus solide, il eût fallu que les composants fussent non seulement d'accord sur le but poursuivi mais sur les moyens primaires essentiels à employer pour atteindre ce but.

Socialement, le problème de l'entente est encore plus délicat et plus on étudie cette question, plus elle semble complexe. Il serait évidemment souhaitable que la plus franche camaraderie existât entre tous les travailleurs, entre tous les exploités et que leur unique désir fût de se libérer du patronat et de la servitude. Mais il n'en est jamais ainsi. Ne prenons pas trop nos rêves pour des réalités. L'union de toutes les forces ouvrières est difficile à réaliser, mais qu'importe, puisque nous savons que tous les grands mouvements sociaux ont été accomplis par des minorités agissantes. Hélas! L'entente n'existe même pas au sein de ces minorités et il apparaît au contraire que chaque jour, la division s'étend, annihilant les efforts de chacun.

Quel est ce phénomène? D'où vient qu'une entente ne puisse s'établir entre tous les travailleurs révolutionnaires, adversaires de la bourgeoisie, et ennemis du Capital? Ainsi que le prétendait Malatesta au congrès anarchiste d'Amsterdam de 1907, le syndicalisme ne serait-il pas révolutionnaire, et l'idéologie révolutionnaire au syndicat serait-elle un facteur de division tout comme l'idéologie politique?

Au cinquième congrès des Bourses du Travail, tenu à Tours du 9 au 12 décembre 1896, Fernand Pelloutier présenta un rapport duquel on peut extraire ces lignes : « La révolution sociale doit avoir pour objectif de supprimer la valeur d'échange, le capital qu'elle engendre, les institutions qu'elle crée.

Nous partons de ce principe, que l'œuvre révolutionnaire doit être de libérer les hommes, non seulement de toute autorité, mais aussi de toute institution qui n'a pas essentiellement pour but le développement de la production. Par conséquent nous ne pouvons imaginer la société future autrement que comme l'association volontaire et libre des producteurs.

Deux choses nous paraissent évidentes : la première c'est que la vie sociale se réduit à l'organisation de la production. Manger et penser, ce doit être là toute l'occupation humaine ».

Au septième Congrès des Bourses du Travail, tenu à Paris du 5 au 8 septembre 1900, la proposition ci-dessous, émanant de Constantine, fut adoptée à l'unanimité :

« Considérant que toute immixtion de la Fédération des Bourses du Travail dans le domaine de la politique serait un sujet de division et détournerait certainement les organisations syndicales du seul but qu'elles doivent poursuivre : l'émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes,

Décide :

Qu'en aucun cas la Fédération des Bourses du Travail ne devra adhérer à un groupement politique ».

Un quart de siècle s'est écoulé depuis que fut élaboré ce bref programme révolutionnaire, la guerre a passé, détruisant une partie de l'œuvre de nos ainés et à présent l'entente semble plus improbable qu'elle ne le fut à l'origine du mouvement syndical.

C'est que les syndicalistes révolutionnaires des premiers jours commirent cette faute grave de considérer le syndicalisme comme un but, alors qu'à nos yeux il n'est qu'un moyen.

Pour que la bonne harmonie règne au sein des organisations syndicales, que l'entente se réalise entre tous les travailleurs, il faut non seulement en chasser la politique, mais aussi ne prêter au syndicalisme aucune idéologie ; quelle qu'elle soit. Le syndicalisme est tour à tour réformiste et révolutionnaire. Il est réformiste par son organisation et son « but » qui n'est toujours qu'immédiat et il est révolutionnaire par son action. Les éléments qui le composent peuvent être hétérogènes si le syndicalisme n'a pas de but politique ; c'est impossible si on lui adjoint une idée, une doctrine, une philosophie. Il devient alors un syndicalisme de secte, de parti, et l'entente est irréalisable. C'est ce qui s'est produit en France à la suite de la guerre.

A mes yeux - je sais que bon nombre d'anarchistes communistes ne partagent pas ce point de vue - le syndicalisme ne peut, dans sa forme, être que réformiste ; nous pouvons citer en exemple les grandes organisations, anglaises, allemandes ou américaines. C'est à la faveur des événements qu'il agit révolutionnairement, et non pas parce qu'il groupe un grand nombre de révolutionnaires. Pour s'opérer sur une large échelle, le recrutement syndical doit ne se réclamer de rien, sauf de la lutte en faveur de l'amélioration du travailleur. Sur ce point précis l'entente peut se faire et le syndicalisme peut grouper des hommes de toutes les tendances.

En ce qui concerne l'entente des partis politiques ou des organisations sociales et philosophiques, c'est tout à fait différent, et nous pensons que l'entente ne peut s'effectuer qu'après mûre réflexion.

Dans un projet d'organisation des anarchistes paru en 1926 à la Librairie Internationale, P. Archinoff, secrétaire du Groupe d'Anarchistes russes à l'étranger, écrit une préface dont nous tirons ce passage :

« Nous rejetons comme théoriquement et pratiquement inepte l'idée de créer une organisation d'après la recette de la « synthèse », c'est-à-dire, réunissant des représentants des différentes tendances à l'Anarchisme. Une telle organisation ayant incorporé des éléments théoriquement et pratiquement hétérogènes, ne serait qu'un assemblage mécanique d'individus concevant d'une façon différente toutes les questions du mouvement anarchiste, assemblage qui se désagrégerait infailliblement à la première épreuve de la vie ».

Voilà ce que l'on peut appeler une conception courageuse de l'organisation anarchiste. Nous n'avons pas ici à porter une appréciation sur le contenu de la brochure que tout Anarchiste a le devoir de lire, mais le passage que nous citons plus haut signale un mal dont nous souffrons et qui menace de nous tuer.

L'Anarchisme est interprété de différentes façons et, à notre avis, il n'est pas suffisant de se dire et de se prétendre Anarchiste pour être un camarade avec lequel nous pouvons nous entendre et nous allier.

« Sans avoir l'outrecuidance, écrivait Jean Grave, de formuler un code de l'Anarchie, je crois cependant à la nécessité de passer en revue les divers moyens d'action ; j'y crois d'autant plus que l'idée ayant pris quelque extension, elle semble avoir perdu en profondeur et en intensité ce qu'elle a gagné en nombre, beaucoup venus à l'idée par dilettantisme, par entraînement, ne se rendent pas compte de la somme d'efforts et d'abnégation que demande une idée qui a à lutter contre tout l'état social.

Venus avec toutes les idées fausses en politique, toute leur ignorance des causes réelles, des maux dont nous souffrons, ils ont apporté avec eux toute la pharmacopée politique et s'imaginent avoir changé d'idées, parce qu'ils ont mis une étiquette nouvelle. Cela fait que par certains côtés l'Anarchie semble vouloir dévoyer du chemin poursuivi jusqu'à présent.

Je sais bien que ceux qui agissent ainsi prétendent que c'est par largeur de vue, déclarant que, pour eux, tout moyen est bon, pourvu qu'il nous mène au but, et que c'est faire œuvre de sectarisme, preuve d'étroitesse de vue en repoussant tel ou tel moyen.

Seulement, à ce compte-là, il serait très facile de s'accorder un brevet de tolérance et de penseur universel, en acceptant d'incorporer dans sa philosophie, n'importe quelle idée, n'importe quelle action. Le mal est que lorsque l'on accepte tant de choses, c'est que l'on ne croit à rien ; cette philosophie peut bien vous faire tout accepter, tout excuser, mais elle ne vous mène pas à l'action contre ce qui est mauvais » (Jean Grave, L'Anarchie, son But, ses Moyens, pp. 30, 31).

Dussions-nous être accusés de dogmatisme, nous pensons que Jean Grave a raison et que l'entente de tous ceux qui se réclament de l'Anarchie n'est pas possible, et que, le serait-elle, elle n'est pas souhaitable.

Pour quelles raisons, nous objectera-t-on, l'entente entre tous les Anarchistes est-elle irréalisable, puisque tous les Anarchistes combattent le principe d'autorité et que tous aspirent à la liberté la plus absolue de l'individu? Cela ne nous paraît pas suffisant. L'anarchisme, à nos yeux, n'est pas la synthèse d'aspirations philosophiques. Ce n'est pas de l'idéologie pure ; il doit reposer, à notre sens, sur un terrain matériel, c'est-à­ dire un programme d'action.

« Les idées les plus abstraites, nous dit Bakounine, n'ont d'existence réelle que pour les hommes, en eux et par eux. Ecrites ou imprimées dans un livre, elles ne sont rien que des signes matériels, un assemblage de lettres matérielles et visibles dessinées ou imprimées sur quelques feuilles de papier. Elles ne deviennent des idées que lorsqu'un homme quelconque, un être corporel s'il en fut, les lit, les comprend et les reproduit dans son propre esprit ; donc L'INTELLECTUA­ LITÉ EXCLUSIVE DES IDÉES EST UNE GRANDE ILLUSION ; elles sont autrement matérielles, mais tout aussi matérielles que les êtres matériels les plus grossiers. En un mot, tout ce qu'on appelle le monde spirituel, divin et humain, se réduit à l'action combinée du monde extérieur et du corps humain qui, de toutes les choses existantes sur cette terre, présente l'organisation matérielle la plus compliquée et la plus complète » (M. Bakounine, Œuvres, Tome III, p. 346).

Il en découle, SI L'INTELLECTUALITÉ DES IDÉES EST UNE GRANDE ILLUSION, qu'une entente intellectuelle ne peut être avantageuse que si elle se traduit par des actes correspondants à ces idées. Si les actes qui découlent de cette idée ou de ces idées sont multiples, et que, en raison des déductions particulières, ils s'opposent les uns aux autres, l'entente intellectuelle peut subsister, mais l'entente matérielle, positive, se trouve détruite. L'entente intellectuelle en soi est inopérante ; à quoi bon alors être d'accord sur un principe si l'on n'a aucune faculté de matérialiser collectivement la lutte pour la défense de ce principe?

C'est ce qui se produit pour l'Anarchisme. L'Anarchisme n'est pas la seule conception sociale sur laquelle s'échafaudent de violentes discussions. Lorsque nos adversaires politiques insinuent que nous ne savons pas ce que nous voulons, et que nous n'arrivons pas à réaliser un accord, ils oublient volontairement que tous les partis sont déchirés par des luttes intérieures, et qu'ils ne sont pas exempts de déviations et de batailles de tendances. Mais un parti a une charte, un programme et l'individu qui y adhère doit accepter cette charte ou ce programme.

Jusqu'à ce jour, ce fut la lacune du mouvement anarchiste de se refuser à élaborer un programme de base sur lequel puissent s'édifier les premières pierres d'une entente sérieuse entre les individus poursuivant le même but, et dont les divergences ne sont pas un facteur de dissociation et de désagrégation.

Quant à ce qui concerne l'entente de tous les « Anarchistes », c'est de la pure folie. Nous sommes séparés les uns des autres par des barrières beaucoup plus hautes que ne le sont les républicains de droite, des républicains de gauche. Vouloir associer nos divergences, c'est créer une atmosphère d'hostilité et de bataille au sein de notre organisation et perdre notre temps en des discussions nébuleuses, inutiles, nous empêchant de lutter efficacement contre notre puissant ennemi : le capital. Au Congrès Anarchiste de Fribourg, Elisée Reclus déclara : « Nous sommes révolutionnaires parce que nous voulons la justice... Jamais un progrès ne s'est accompli par simple évolution pacifiste et il s'est toujours fait par une évolution soudaine. Si le travail de préparation se fait avec lenteur dans les esprits, la réalisation des idées se fait brusquement. Nous sommes des Anarchistes qui n'ont personne pour maîtres et ne sont les maîtres de personne. Il n'y a de morale que dans la liberté. Mais nous sommes aussi des Communistes internationaux, car nous comprenons que la vie est impossible sans groupement social ».

Anarchistes communistes, nous ne pouvons qu'adopter les déclarations de Reclus. Non pas parce que Reclus est une idole et fut un des « maîtres » de l'Anarchisme - nous n'avons pas de maîtres - mais parce qu'elles nous paraissent logiques et répondent à notre conception de la lutte sociale. Or, quels rapports pouvons-nous entretenir avec ceux qui se refusent - à tort ou à raison - à participer à la lutte révolutionnaire, à la lutte insurrectionnelle, sous prétexte que celle-ci est inopérante, et poursuivent la culture de leur « moi », qui leur paraît seule susceptible de libérer l'individu des entraves de la Société bourgeoise? Tel légumivore considère avoir fait sa révolution parce qu'il ne consomme que des végétaux, tel illégaliste espère combattre la Société en s'attaquant individuellement à la propriété privée, tel faux savant se prétend anarchiste parce qu'il plane au-dessus de ses semblables, dans les sphères éthérées de l'idée pure, inaccessibles aux pauvres humains - trop humains - que nous sommes. Quelle peut être l'utilité d'une alliance, d'une entente avec de tels hommes? La « Liberté » pour nous anarchistes communistes ne peut être « individuelle ». Elle ne peut être que collective. Une révolution individuelle n'est pas une révolution, ou bien une telle conception de la révolution est essentiellement bourgeoise. La liberté individuelle puise sa source dans la liberté collective et cette liberté collective sera le produit de la révolution sociale. Aucune entente n'est possible avec quiconque se refuse d'adhérer - dans son esprit et dans sa pratique - à la participation d'un mouvement socialement révolutionnaire, provoqué par les événements et soutenu par le peuple en effervescence.

Au cours d'un discours prononcé en 1867 au Comité Central de la Ligue de la Paix et de la Liberté, Bakounine prononça ces paroles :

« Ne devons-nous pas nous organiser de manière à ce que la grande majorité de nos adhérents reste toujours fidèle aux sentiments qui nous inspirent aujourd'hui, et établir des règles d'admission telles que, lors même que le personnel de nos comités serait changé, l'esprit de la ligue ne change jamais?

Nous ne pourrons atteindre ce but qu'en établissant et en déterminant si clairement nos principes qu'aucun des individus qui y seraient, d'une manière ou d'une autre, contraires ne puisse jamais prendre place parmi nous.

(...) Il est évident, d'un autre côté, que si nous proclamons hautement nos principes, le nombre de nos adhérents sera plus restreint ; mais ce seront du moins des adhérents sérieux, sur lesquels il nous sera permis de compter - et notre propagande sincère, intelligente et sérieuse n'empoisonnera pas - elle moralisera le public ».

Ne devons-nous pas nous inspirer des sages pensées de ce grand révolutionnaire, qui fut non seulement un idéologue profond, mais un révolutionnaire pratique ayant le sens des nécessités organiques de la lutte sociale ?

L'entente est impossible parce qu'il n'y a pas de terrain d'entente, et c'est pourquoi la brochure du groupe d'Anarchistes Russes à l'étranger (Librairie Internationale, 1926) doit être acceptée avec joie par les Anarchistes de notre temps. Ce petit ouvrage est incomplet, mais il présente un programme sur lequel peut s'établir l'entente des Anarchistes communistes révolutionnaires. C'est la première fois qu'une telle position est prise. Plus que tous autres, les Anarchistes russes ont souffert terriblement, au cours de la Révolution russe, de l'inorganisation anarchiste ; ils ont vécu des heures douloureuses, sans profit pour la noble idée qu'ils défendaient. Sur le vif, ils ont saisi, ils ont compris les causes de leur échec. Ils savent aujourd'hui que c'est une utopie de vouloir unir les dissemblables et ils demandent qu'une entente se fasse, non pas dans le domaine des idées pures, mais sur le terrain social.

Dans cette ébauche d'organisation anarchiste, nous les seconderons des faibles moyens dont nous disposons, et, unissant nos efforts aux leurs, nous espérons que se réalisera un jour l'Entente anarchiste. En laissant les livresques à leurs profondes études et nous rapprochant du peuple, attaché par la vie aux problèmes de la vie matérielle et sociale, nous travaillerons à l'évolution des hommes par la révolution sociale.



-J. CHAZOFF