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ETAT n. m.

L'aventure qui est arrivée, au cours de l'histoire humaine, à la réalité, et aussi à la notion : Etat, serait tout ce qu'il y a de plus amusant, si toutefois elle n'avait pas pris une tournure plutôt tragique.

Nous vivons dans un Etat. - Nous sommes, dit-on, servis par l'Etat. - Nous payons - nous le savons bien! - un tribut à l'Etat. - Constamment - chacun de nous pourrait en raconter quelque chose! - nous avons à faire avec l'Etat. Chacun de nous prétendrait savoir parfaitement bien ce que c'est que l'Etat...

Et cependant, celui qui supposerait que l'Etat est quelque chose de bien réel, de définissable, se serait trompé grossièrement.

Toutes les tentations de définir l'Etat d'une façon précise, scientifique, nette, ont échoué, au moins jusqu'à présent.

Il existe toute une science consacrée à l'étude de l'Etat. Mais, l'objet même de cette science - l'Etat -­ reste introuvable.

Les définitions de l'Etat fournies par les dictionnaires n'ont aucune valeur sérieuse.

Rien d'étonnant que, souvent, les grands spécialistes mêmes de la science juridique et étatiste se voient obligés de constater que l'Etat est, au fond, une fiction ; que tous les signes soi-disant distinctifs de l'Etat, même la fameuse souveraineté, sont applicables à d'autres phénomènes, et ne peuvent nullement servir à établir la réalité spécifique de l'Etat (L. Petrajitzky, Cruet, M. Bourquin, et autres auteurs).

Faisons-en tout de suite une déduction très importante : il existe une forme de coexistence des humains qui ne diffère pas beaucoup de certaines autres « collectivités organisées » (par exemple : Eglise, Nation, groupements politiques, caste et autres), mais qui a obtenu néanmoins, au cours des siècles une désignation spéciale : Etat, et à laquelle on attribue des qualités supérieures, souveraines, exceptionnelles. On prétend que cette organisation sociale se place au-dessus de toutes les autres, que son pouvoir est indiscutable, sacré, général. On l'impose à tout le monde. On lui doit une obéissance absolue et aveugle. C'est ainsi qu'on a créé une fiction, un fétiche.

Telle est notre première constatation.

Passons à la deuxième, qui n'est pas moins intéressante :

Si vous croyez que les origines de l'Etat sont connues, vous vous trompez encore. Là-dessus, on ne possède que des hypothèses plus ou moins vraisemblables ou invraisemblables. Les étatistes bourgeois, les étatistes socialistes ou communistes, les antiétatistes, - tous -, se représentent les origines de l'Etat d'une façon différente. Rien, ou presque rien, n'y est établi d'une façon précise, scientifique, nette.

Telle est notre deuxième constatation.

La troisième : le problème du rôle historique de l'Etat est l'objet de discussions interminables entre les étatistes de différentes nuances et' aussi les antiétatistes. Là, non plus, rien n'est établi d'une façon définitive (Voir : Antiétatisme).

Placé devant ces faits, chacun devrait se demander :

Quelle est, donc, la raison pour laquelle on m'oblige d'obéir, de me soumettre à une institution qui n'est, peut-être, qu'une fiction, dont les origines sont inconnues, et le rôle historique discutable? Pourquoi veut-on que je reconnaisse, que je vénère une fiction?

N'est-ce pas amusant, en effet, de voir les gens prendre, durant des siècles, une fiction pour une réalité, et reconnaitre, respecter, servir quelque chose qui n'existe même pas?

Nous l'avons déjà dit : ce serait amusant, voire très amusant, si la chose n'avait pas pris, hélas! une tournure tout à fait tragique.

Car, la fiction a coûté, elle continue de coûter, elle coûtera encore beaucoup de sang.

D'ailleurs, c'est toujours pour des fictions (Dieu! Eglise! Etat! etc...) que l'homme s'est battu, et se bat encore. Les réalités, tout ce qui n'est pas fiction, lui échappent. Les fantômes l'entraînent, le guident, l'absorbent... N'est-ce pas tragique?

Et l'on dit que nous, les anarchistes, sommes des utopistes, des rêveurs!...

Mille fois non! Rêveurs, utopistes, sont certainement ceux qui croient aux fictions. Quant à nous, briseurs de fantômes, nous sommes, précisément, des réalistes... Eh oui! Nous, les anarchistes, qui prétend-on, voguons dans les nuages, nous sommes, sans aucun doute, tout ce qu'il y a de plus à terre.

* * *

Eh bien! En notre qualité de réalistes, qu'avons-nous à dire de l'Etat? Comment expliquons-nous la puissance de ce fantôme, son influence formidable, sa « réalité » pour des millions de gens?

La littérature anarchiste au sujet de l'Etat est très abondante. Cela se comprend, car la négation de l'Etat, la lutte contre l'Etat, au même point que celle contre le capitalisme, est la pierre angulaire de l'anarchisme. Les œuvres de Proudhon, de Bakounine, de Kropotkine, d'Elysée Reclus, de Malatesta, de Jean Grave, de Sébastien Faure, de Pouget, de Stirner, de Rocker, et de beaucoup d'autres libertaires moins connus traitent le problème à fond. Il serait superflu de les citer ici. Le lecteur cherchant à acquérir une érudition plus ou moins complète par rapport à l'Etat n'aurait qu'à s'adresser aux sources mêmes. Ce qu'il faut ici, c'est donner un résumé bref et net de notre point de vue.

Et d'abord, entendons-nous sur un point : étant donné l'absence d'une définition précise et solide de l'Etat, nous comprendrons sous ce terme un système de relations mutuelles - actions et réactions - entre un nombre d'individus plus ou moins importants, système dont l'étendue, l'influence, l'efficacité données sont limitées géographiquement, politiquement, économiquement, socialement, et dont la réalité n'est conçue qu'intuitivement par les individus qui y sont englobés.

Quelle est, d'après les anarchistes, l'essence même de ce système? C'est ce que nous allons voir.

1° Les origines de l'Etat. - Comme déjà dit, elles sont, hélas! bien ténébreuses. Les établir, les reconstituer parait impossible.

Il existe, cependant, quelques points historiquement acquis, sur lesquels on est parfaitement d'accord, notamment : 1° L'avènement de l'Etat signifie la fin décisive du communisme primitif, de cet état d'égalité économique et sociale où les peuples vivaient à l'aube de leur histoire ; 2° Une lutte entre la communauté primitive et l'Etat avançant triomphalement eut lieu durant des siècles et se termina par la victoire complète de ce dernier ; 3° Des liens intimes, organiques, existent entre la genèse de la propriété privée, de l'exploitation et de l'Etat. L'histoire entière nous prouve que, toujours et partout, l'Etat fut un système social instaurant définitivement, légalisant et défendant l'inégalité, la propriété, l'exploitation des masses travailleuses (Les fameuses despoties soi-disant « communistes » de l'ancienne Egypte, du Pérou et autres n'y font pas exception, puisque leur « communisme » consistait exclusivement en une régularisation étatiste minutieuse de toute la vie privée des « sujets » ; mais, quant aux privilèges, propriété, castes exploitant et masses exploitées, tout ceci formait la base même de ces Etats).

C'est le dernier point qui, ici, nous intéresse le plus. La cause fondamentale qui amena finalement à l'Etat fut donc la nécessité pressante, éprouvée par les classes naissantes dominatrices, privilégiées et exploiteuses, d'instaurer un système puissant qui sanctionnerait et défendrait leur situation. Les guerres, les conquêtes, les prérogatives politiques, les moyens matériels et autres, les aidèrent.

Le rôle historique de l'Etat. - Pour les sociologues bourgeois, le rôle historique de l'Etat est d'organiser la Société, de mettre de l'ordre dans les relations entre les individus et leurs divers groupements, de régulariser toute la vie sociale. C'est pourquoi, à leurs yeux, l'Etat est une institution non seulement utile, mais absolument nécessaire : seule institution pouvant assurer l'ordre, le progrès, la civilisation de la Société. Le rôle de l'Etat fut et reste, pour eux, positif, progressif.

Ce point de vue est partagé par les socialistes étatistes, y compris les « communistes ». Tous, ils attribuent à l'Etat un rôle organisateur positif au cours de l'histoire humaine ; ceci, malgré l'abîme qui les sépare des étatistes bourgeois. Cet abîme consiste en ce que ces derniers considèrent l'Etat comme une institution placée au-dessus des classes, appelée précisément à réconcilier leurs antagonismes, tandis que, pour les socialistes, l'Etat n'est qu'un instrument de domination et de dictature de classe. Malgré cette différence, les socialistes prétendent, eux aussi, qu'au point de vue évolution humaine générale, l'avènement de l'Etat fut un progrès, une nécessité, car il organisa la vie chaotique des communautés primitives et ouvrit à la civilisation des voies nouvelles. En conformité avec cette conception de l'Etat comme d'un instrument d'organisation, de progrès (à certaines conditions), les socialistes prétendent que le système étatiste peut être utilisé, actuellement aussi, comme un facteur progressif, notamment : comme un instrument de libération des classes opprimées et exploitées. Pour qu'il en soit ainsi, il faut que, d'une façon ou d'une autre, l'Etat bourgeois actuel soit remplacé par un Etat prolétarien qui sera l'instrument de domination, non pas de la bourgeoisie sur le prolétariat, mais, au contraire, du prolétariat sur les éléments bourgeois et capitalistes. (Voir : Antiétatisme).

Donc, pour les idéologues de la bourgeoisie, le rôle historique de l'Etat est purement positif et progressif.

Pour les socialistes, ce rôle fut d'abord progressif ; il devint ensuite régressif ; et il peut redevenir progressif. L'Etat (comme l'Autorité) peut, à leurs yeux, être un instrument ou de progrès ou de régression. Tout dépend des conditions historiques données. En tout cas, l'Etat, disent-ils, a joué, dans l'histoire humaine, et il peut jouer encore, un rôle positif : celui d'organisation de la vie sociale, celui de création des bases d'une Société meilleure.

Un tel point de vue dépend de ce que les socialistes (les marxistes surtout) conçoivent la vie des sociétés humaines, l'organisation sociale, le progrès social, d'une façon en quelque sorte « mécanique ». Ils ne tiennent pas suffisamment compte des forces librement créatrices, se trouvant à l'état potentiel au sein de toute collectivité humaine dont chaque membre - l'individu - est, pour ainsi dire, une charge d'énergie créatrice (dans tel ou tel autre sens), et qui est toujours un ensemble formidable d'énergies créatrices diverses. Ce sont ces énergies qui, au fond, assurent et réalisent le véritable progrès.

Ne s'en rendant pas compte, concevant la vie et l'activité des sociétés plutôt mécaniquement, les socialistes ne peuvent se représenter l'organisation, l'ordre, l'évolution, le progrès humains autrement que par l'intervention, et l'activité constante d'un facteur mécanique puissant : l'Etat!

La conception anarchiste se base, par contre, précisément sur l'esprit et l'énergie de création, propres à tout être humain et à toute collectivité d'hommes. Elle renie totalement le facteur mécanique, ne lui attribue aucune valeur, aucune utilité, à aucun moment historique : passé, présent ou futur.

De là, une tout autre conception du rôle historique de l'Etat chez les anarchistes.

1° Jamais, à leur avis, l'Etat n'a joué un rôle progressif, positif quelconque. Commencée sous forme d'une communauté libre, la Société humaine avait, devant elle, le chemin, tout droit, de l'évolution ultérieure, libre et créatrice, de la même communauté. Cette évolution aurait été, certainement, mille fois plus riche, plus splendide, plus rapide, si sa marche normale n'avait pas été arrêtée et déroutée par l'avènement de l'Etat. L'activité libre des énergies créatrices aurait amené à une organisation sociale incomparablement meilleure et plus belle que ne le fut celle à laquelle nous amena l'Etat. Le chemin de ce progrès normal était tout indiqué, lorsque certaines causés naturelles qui, aujourd'hui, n'existent plus, amenèrent à l'avènement des guerres, de l'autorité militaire et, ensuite, politique, de la propriété, de l'exploitation, dé l'Etat.

L'avènement de ce dernier ne fut donc, à notre avis, qu'une déviation, une régression. Son rôle fut, dès le début, négatif, néfaste. L'Etat fut, immédiatement et indissolublement, lié à un ensemble de facteurs de stagnation, de recul, de fausse route.

2° Une fois installé et affermi, surtout après être sorti victorieux des luttes qu'il eut à soutenir contre la défensive de la communauté libre, l'Etat continua son action néfaste. C'est lui qui amena l'humanité à l'état lamentable de bêtes de somme bornées, sauvages, malades, dans lequel elle végète actuellement. C'est lui qui mécanisa toute la vie humaine, arrêta ou faussa son progrès, entrava son évolution, meurtrit son épanouissement créateur qui lui était pourtant tout indiqué. C'est lui, cet assassin de l'humanité libre, belle, pensante et créatrice qui, aujourd'hui encore, prétend guider et soigner sa propre victime : la Société humaine. Et c'est lui toujours qui prétend, par la bouche de fanatiques aveugles, comme par exemple, Lénine, et de leurs adeptes égarés, pouvoir sauver, ressusciter l'humanité qu'il assassina!... Et il se trouve encore des millions d'hommes qui sont prêts à croire à cet assassin masqué et à le suivre!...

Nous ne sommes pas de leur nombre.

Car, à part toutes les autres considérations, nous nous rappelons toujours des constatations de Kropotkine et de plusieurs autres historiens impartiaux qui prouvèrent que les époques d'un véritable progrès accomplis par l'humanité furent précisément celles où la puissance néfaste de l'Etat faiblissait, et qu'au contraire, les périodes d'épanouissement de l'Etat furent infailliblement celles où languissait le progrès créateur des sociétés humaines.

* * *

Revenons maintenant à la question posée au début de cette étude : Quelle est la raison pour laquelle on nous ordonne de croire, d'obéir, de nous soumettre à une institution qui n'est, quant à sa supériorité ou souveraineté, qu'une fiction, dont les origines sont inconnues, et le rôle historique si néfaste? Comment expliquons-nous la puissance de ce fantôme, son influence formidable, la « réalité » de sa souveraineté pour des millions de gens?

La réponse à cette question ne présente plus aucune difficulté.

Ayant réussi à tromper et à briser la communauté primitive et sa résistance, les premiers dominateurs, fondateurs de la propriété, des castes privilégiées et de l'exploitation, instaurèrent donc définitivement un système de coexistence humaine basé justement sur l'exploitation des masses travailleuses par les vainqueurs, leurs aides et leurs fidèles serviteurs. Le système dit Etat fut, est, et sera toujours un système d'exploitation. Afin de sanctionner hautement et solennellement ce système, afin de l'imposer définitivement et à tout jamais aux masses populaires, afin de lui donner l'air d'une institution supérieure, fatale, souveraine, nécessaire, se trouvant au-dessus du libre arbitre humain, ces castes dominatrices, ces exploiteurs organisés présentèrent ce système sous l'aspect d'une institution divine, lui attribuèrent une puissance surnaturelle et surent, finalement, créer une telle force pour se défendre que toute lutte contre ce monstre, ce Léviathan disposant de richesses immenses, religieusement béni par les prêtres, armé jusqu'aux dents, soutenu par des forces organisées de privilégiés, de fonctionnaires, de magistrats, de geôliers, devint impossible. Il finit par s'imposer à un tel point, qu'on crut à sa souveraineté mystérieuse et que toute idée d'un autre système d'organisation sociale disparut pour longtemps de la mentalité humaine.

Ce monstre, ce fut l'Etat. En tant que la plus formidable société anonyme d'exploitation, et protectrice d'autres sociétés du même genre, quoique de moindre importance, il est une réalité. Mais, rien que comme telle. En tant qu'une organisation supérieure, souveraine, sacrée, inviolable, éternelle de la société humaine, il est une fiction, un fantôme qui sut s'imposer en fétiches.

La propriété, c'est l'exploitation. L'Etat, c'est la sanction de l'exploitation. Il la crée, il l'engendre ; il est né d'elle ; il vit d'elle ; il la bénit, la défend, la soutient... Il ne fut jamais, ne peut être, et ne sera jamais autre chose. Il est, en outre, un mécanisme formidable, aveugle, meurtrier, qui étouffe toute activité créatrice libre, tout élan humain vers une vie véritablement humaine.

* * *

Après ce qui vient d'être dit, les réponses à d'autres questions concernant l'attitude des anarchistes vis-à-vis de l'Etat viennent d'elles-mêmes.

L'Etat est une forme passagère de la Société humaine, destinée à disparaître tôt ou tard.

D'autres formes d'organisation sociale - libres, libérées de la base d'exploitation, donnant tout l'élan à la création - le remplaceront.

L'Etat étant un instrument d'exploitation, il ne peut jamais, en aucun cas, sous aucune condition, devenir instrument de libération (erreur fondamentale des « communistes »).

L'Etat ne pourra jamais disparaître par la voie d'une évolution. Il faudra l'abolir par une action violente, de même que le capitalisme.

Il faut lutter à fond, immédiatement, contre l'Etat, en même temps que contre le Capitalisme. Car ce sont les deux têtes du même monstre, qui doivent être abattues toutes les deux simultanément. En n'en abattant qu'une seule, le monstre reste vivant, et l'autre tête renaît infailliblement.

Les moyens de lutte contre l'Etat sont les mêmes que ceux de la lutte contre le capitalisme.

L'abolition du capitalisme tout seul et le remplacement de l'Etat bourgeois par un Etat prolétarien est plus qu'une utopie : c'est un non-sens. L'Etat ne peut être que bourgeois, exploiteur. Il n'est pas utilisable dans la lutte émancipatrice véritable. Les masses travailleuses du monde entier finiront par le comprendre et l'expérience bolcheviste est justement là pour le démontrer bientôt, d'une façon palpable et définitive.

La lutte contre le Capital et l'Etat est une lutte simultanée, lutte unique, qui doit être menée sans relâche, jusqu'à la démolition simultanée et complète de ces deux institutions jumelles.

Ce n'est qu'alors que reprendront leur élan véritable : la Société humaine, la belle vie créatrice, le progrès, la civilisation.

Tel est le point de vue anarchiste.



- VOLINE



ETAT (du latin status ; de stare, être debout)

Situation durable d'une personne ou d'une chose. Telle est la signification générique de ce mot, qui est en usage dans des acceptions très variées. On dit, en effet : cet homme est cordonnier de son état. L'état de santé de notre ami inspire, des inquiétudes. Son état d'esprit est satisfaisant. Cette peuplade vit à l'état sauvage. Nous avons trouvé la maison en bon état. Nous ne sommes, pas en état d'accomplir une aussi rude besogne. Il faut rédiger un état des services de cet homme. Cette personne scrupuleuse fait état des moindres détails.

Au point de vue social, celui qui nous intéresse le plus, il est utile, tout d'abord, de citer, en les expliquant, deux locutions ayant leur place dans l'histoire : les Etats-Généraux sont une assemblée nationale extraordinaire, composée de représentants de divers ordres ou classes de la société, réunis pour délibérer sur des intérêts communs. Le Tiers-Etat était, sous l'ancienne monarchie française, le troisième ordre de la société composé du peuple et de la bourgeoisie, les deux premiers étant constitués par le clergé et la noblesse.

Nous mentionnons pour mémoire qu'un Etat-major est le corps des officiers généraux commandant une armée ; que l'Etat civil est un service public, ayant pour objet d'enregistrer officiellement la naissance, la filiation, les mariages ou divorces, et le décès des habitants d'un pays. Et nous arrivons aux deux sens du mot : Etat, qui doivent le mieux retenir notre attention

Politiquement parlant, un Etat est une importante collectivité d'individus occupant un territoire nettement délimité, régie par des lois particulières, et possédant une autorité chargée de les faire appliquer.

Une société, même nombreuse, ne constitue donc pas forcément un Etat. Les nations modernes organisées sont des Etats. Les hordes primitives, les tribus nomades ou sauvages ne sont que des sociétés rudimentaires.

Ce serait une erreur cependant de croire que les sociétés à type primitif, telles les tribus d'Indiens des deux Amériques, ou celles des nègres de l'Afrique Equatoriale, de ce qu'elles ne constituent point des Etats, sont dépourvues de hiérarchie et d'autorité. Elles possèdent des chefs, ordinairement cruels et despotiques. Le pouvoir religieux y est représenté par les sorciers. La législation, pour ne pas être consignée dans les livres, n'en existe pas moins sous forme de coutumes qui, sauf exceptions, dépassent en arbitraire les dispositions des codes civilisés.

Ce serait une erreur également de croire que toute société organisée, sous forme d'Etat, représente un peuple d'esclaves, doué des aspirations sociales les plus généreuses, et capable spontanément de réaliser l'ordre le plus fraternel, mais plié sous le joug d'une minorité tyrannique, comprimant par la force tous ses désirs.

Dans les républiques démocratiques, telles la France, les Etats-Unis ou la Confédération Helvétique, le prolétariat industriel et agricole représente la majeure partie de la population. Pour n'y pas être absolues, les libertés de la presse, de la parole et de l'association n'en existent pas moins, dans une très large mesure. Tous les citoyens, ou presque, y sont admis au vote et, quand ils votent, rien ne les empêche de se prononcer sur un programme plutôt que sur un autre.

Or, dans ces pays à majorités prolétariennes, et où il n'est pas un citoyen qui n'ait été touché - occasionnellement au moins - par une propagande révolutionnaire, à laquelle il avait faculté de s'intéresser il se trouve que les programmes les plus en faveur sont d'un réformisme très modéré. Qu'il y ait des abstentions nombreuses ne modifie guère le résultat ; il suffit, en effet, de voir les très faibles tirages de la presse anarchiste - la seule qui soit abstentionniste - pour se rendre compte que l'abstention électorale est le fait, beaucoup plus souvent, de l'indifférence et de la veulerie que d'une volonté d'action systématique. En France même, foyer de la grande Révolution de 1789-1793, l'expérience de plus d'un demi-siècle de république troisième nous offre le spectacle de consultations populaires, où la balance oscille, du conservatisme social pré-réactionnaire au radicalisme bon teint. Le prolétariat insurrectionnel n'est, au sein même de la classe prolétarienne, qu'une minorité d'opposition, et le collectivisme, qui se déclare « pour le progrès dans l'ordre et la légalité », n'est point accueilli sans réserves.

Ces constatations n'infirment point cette donnée évidente : que les idées socialistes, communistes, syndicalistes et anarchistes se sont, depuis la fondation de la première Internationale, en 1865, développées dans le monde d'une façon considérable. Mais elles portent à conclure que le peuple ouvrier et paysan n'est pas, dans son ensemble, aussi ennemi qu'on pourrait le croire des formes sociales actuelles et que, s'il est entravé dans son émancipation, c'est plus encore par son ignorance et ses préjugés tenaces que par les exactions des classes dirigeantes.

Pourtant, même dans les républiques démocratiques, l'Etat, ce n'est pas l'ensemble de la nation. Dans la tribu primitive, les hommes tiennent conseil pour les décisions à prendre, et ils les appliquent eux-mêmes dans ce qu'ils croient être l'intérêt commun. Abstraction faite de l'opposition, toujours possible, du chef ou du sorcier, c'est le régime direct, avec tous ses avantages, ce qui ne veut pas dire qu'il s'inspire fatalement de sagesse et de douceur. Mais ceci n'est possible intégralement que dans des agglomérations peu nombreuses, avec des moyens de production et de consommation élémentaires, sur des portions de territoire très restreintes. Avec les multiples activités d'une capitale du XXème siècle, groupant plusieurs millions d'habitants, il devient pratiquement impossible à la population entière - trouverait-elle pour cet office une enceinte assez vaste! - de se réunir en congrès de tous les jours, ou presque, pour discuter et conclure sur les questions, fort nombreuses et diverses, que comporte la vie intense d'une cité moderne. Elle n'en aurait ni la compétence ni le loisir, et serait bientôt lasse de ce labeur en supplément des exigences de la profession. Force est donc bien d'opérer une division du travail, de créer des spécialités, de nommer des délégués, munis de pouvoirs, pour la défense des intérêts des groupes de citoyens qui les ont chargés de les représenter dans les assemblées où se traitent les affaires publiques.

Et, ce qui est vrai pour une grande ville l'est à plus forte raison pour un pays où les habitants se trouvent par dizaines de millions, à la fois solidairement associés pour les besoins les plus variés, et répartis sur des centaines de milliers de kilomètres carrés. Des centralisations administratives s'imposent donc, tout comme il en existe nécessairement pour le ravitaillement, le tri des lettres, les communications téléphoniques, ou la correspondance des réseaux de voies ferrées.

Mais ceci ne va point sans inconvénients : les administrés perdent de vue les principaux de leurs délégués, groupés dorénavant en un point central du territoire. Ces derniers, absorbés par leur fonction, se trouvent dans l'obligation d'attendre d'elle leurs ressources, et contraints d'abandonner leur ancienne profession. Ils forment désormais une caste à part, ayant ses intérêts particuliers, sujette à toutes les tentations que confère le pouvoir. Car leur mandat étant de plusieurs années, pendant lesquelles ils peuvent se livrer à tous les reniements, sans que le collège électoral ait faculté d'user à leur égard d'une sanction quelconque, leur rôle n'est plus à la vérité celui d'un délégué, mais d'un gouvernant, autrement dit d'un tuteur, muni d'un blanc-seing, lui donnant licence de disposer, non seulement des deniers et domaines nationaux, mais encore, dans une très large mesure, de la personne et des biens de ses pupilles : les simples citoyens.

C'est en raison de cette situation et de tous les abus qu'elle a entraînés que le mot Etat, qui aurait dû, dans les républiques démocratiques tout au moins, servir à désigner, politiquement parlant, la nation organisée, est employé surtout pour désigner quelque chose qui en est bien distinct, et demeure à chaque instant capable de l'opprimer, tout en s'exprimant en son nom : l'autorité législative.

Mais ces inconvénients ne sont pas tous inévitables.

Si la vie d'une grande nation moderne rend nécessaires des centralisations administratives et l'entretien de délégués permanents, cela n'entraîne point qu'ils doivent être bénéficiaires de droits à caractères monarchiques, sur les collectivités qui les ont mandatés. Rien ne s'oppose à ce qu'ils soient, non seulement choisis parmi les compétences que représentent les Fédérations du Travail et de la Consommation, mais à ce qu'ils soient révocables et responsables, au même titre que les gérants d'une entreprise commerciale ou industrielle quelconque.

Dans ces conditions, l'Etat cesse d'être un organisme superposé à la nation, et dont la puissance arbitraire est faite de l'abdication de celle-ci. Dans ces conditions, l'Etat représente bien la société organisée par elle-même et pour elle-même et, si des règles imposées par l'évidente nécessité demeurent, du moins ne sont-elles plus l'émanation des conceptions particulières de quelques-uns.

L'Etat étant ainsi considéré, il apparaît que se comble en très grande partie l'abîme séparant les thèses socialistes et anarchistes, au moins pour ce qui concerne les plans d'une société nouvelle. A la condition, toutefois, que le socialisme ouvre un peu plus au bon soleil et au grand air de la liberté ses lourdes bâtisses à forme de casernes et de couvents. A condition que l'anarchisme renonce à certaines esquisses, un peu puériles, dans lesquelles le devenir et la préhistoire se trouvant confondus, le communisme de grande civilisation des cités de demain se trouve établi sur des bases analogues à celles de quelque village Hottentot où, d'une case à l'autre, on se rendrait bénévolement de petits services.



- Jean MARESTAN