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EVOLUTION

Certes, il n'y a pas d'explication de l'univers et de la nature plus simple, plus facile que celle exposée et imposée par les religions hébraïco-chrétiennes : l'origine du monde réside en la « création » par un Dieu tout puissant, des êtres et des choses sous la forme où ils se trouvaient au moment de cette conception de la « Genèse » dans l'Ancien Testament, et où d'ailleurs ils se trouvent encore de nos jours.

Par exemple, les animaux et l'homme, leur roi, furent créés de rien les quatrième, cinquième et sixième jour de la semaine laborieuse, avec leur apparence extérieure actuelle, leur organisation interne particulière, leurs attributs distincts, leur destinée individuelle rigoureuse. Le divin ouvrier n'eut pas une hésitation, n'esquissa pas de tâtonnements, ne marqua ni un arrêt ni un recul, ne commit pas une erreur. La perfection de l'auteur garantissait la précision et l'immutabilité de l'œuvre.

Cette cosmogonie et cette zoologie, pour frustes qu'elles fussent, pouvaient satisfaire l'esprit de routine et le parti-pris d'ignorance des bénéficiaires de la théocratie. Elles surprirent, puis révoltèrent les gens sagaces et réfléchis, qui constataient bien la diversité, la singularité des espèces animales, mais aussi leurs analogies et leurs affinités. Déjà, à l'époque même où s'affirmaient la foi et la loi mosaïques, vers le VIIème siècle avant J.-C., les philosophes de l'Ecole Ionienne enseignèrent la doctrine matérialiste pure : tous les organismes vivants dérivent de la matière brute par une suite de transformations ininterrompues. Et, au XVIIe siècle de notre ère, à Toulouse, Lucilio Vanini eut la langue coupée et fut brûlé à feu lent pour avoir écrit que les similitudes entre l'homme et le singe permettent de croire à une filiation directe.

Sans oser combattre ouvertement les dogmes établis, les naturalistes du XVIIIème siècle mirent en lumière les corrélations d'êtres en apparence très différents et y relevèrent une unité de plan dont ils ne voulurent pas voir la contradiction avec la théorie orthodoxe d'une mise au monde purement arbitraire d'après les desseins impénétrables d'une puissance surnaturelle. En 1759, prudent et hardi à la fois, Buffon ne craignait pas d'écrire que « en créant les animaux, l'Etre suprême n'a voulu employer qu'une idée, et la varier en même temps de toutes les manières possibles, afin que l'Homme put admirer également et la magnificence de l'exécution et la simplicité du dessein. Dans ce point de vue, non seulement l'âne et le cheval, mais l'homme, le singe, le quadrupède et tous les animaux pourraient être regardés comme ne formant que la même famille (D'après Cuénot) ».

Le créationnisme, formule rigoureuse et restrictive, implique fatalement la « fixité » des espèces, l'immutabilité de leur forme, de leurs aptitudes et de leurs fonctions dès leur apparition sur la terre jusqu'à leur disparition à époques parcellaires ou à la consommation des siècles, Or, les observateurs les moins prévenus ne manquent pas de remarquer la variabilité, l'instabilité de ces espèces réputées fixes. Au moyen de soins particuliers, d'engrais fertilisants, de nourriture intensive, par des croisements judicieux, les horticulteurs et les éleveurs parviennent à créer des races de plantes et d'animaux, dont quelques-unes, de par leurs caractères différenciés et transmissibles par hérédité, peuvent prétendre à la qualification de véritables espèces. D'autre part, dans des terrains autrefois superficiels et aujourd'hui enfouis, des investigateurs curieux découvrent des animaux et des plantes fossiles, que leurs caractères généraux, dominant les particularités propres, permettent de regarder comme les ancêtres de la faune et de la flore actuelles. Dès lors c'en était fait du dogme de la création ; et l'esprit humain, percevant les variations concomitantes dans l'espace et les variations antérieures dans le temps, y saisit la réalisation concrète d'un phénomène universel, celui de l'évolution.

Mais la contemplation de la nature et l'évocation de son passé dévoilent encore bien davantage que l'évolution subie par les espèces dans l'espace et dans le temps. L'homme s'émerveille à la variété, à la multiplicité des êtres vivants et aussi à l'intrication, à l'amalgame de leurs caractères spécifiques. Ainsi, durant son existence, la grenouille passe par deux états très distincts et même diamétralement opposés : au stade têtard, elle appartient à la classe des poissons, possède branchie et nageoire caudale, mène la vie exclusivement aquatique ; à l'âge adulte, elle perd ses organes ichtyoïdes, acquiert des poumons et des pattes, passe à l'habitat terrestre, se range dans la classe des amphibiens. Un mammifère comme la baleine peuple la mer. La chauve-souris est un mammifère qui vole ; le pingouin, un oiseau aquatique. Les poissons comptent des espèces aptes au vol, d'autres rampent sur terre et se nourrissent de graines. Enfin les singes s'étiquettent anthropoïdes à cause des affinités étonnantes qu'ils présentent avec l'homme. Il y a donc dans le monde visible non seulement passage des espèces d'une forme primitive à une actuelle de plus haute complexité, mais encore dérivation les unes des autres des espèces aux apparences les plus disparates, transformation d'une classe animale en une autre. Le phénomène d'évolution engendre une conception nouvelle : le transformisme.

Ce que l'intuition révéla d'une manière confuse aux philosophes de l'antiquité, ce qu'une inspection sommaire des êtres et des choses de la terre manifeste à un simple naturaliste amateur, la science le démontre avec une ampleur et une force admirables, prises dans l'anatomie, la paléontologie et l'embryogénie.

Tout d'abord l'étude de l'anatomie et de la physiologie de l'homme et des animaux accuse une telle similitude dans leur organisation générale, qu'elle entraîne la conviction d'une « unité de plan de composition » et par conséquent d'une « unité d'origine ». L'immense embranchement des vertébrés, avec ses cinq classes : poissons, amphibiens, reptiles, oiseaux, mammifères, présente une foule de caractères particuliers, base de leur classification ; mais leur structure intime reste semblable. Avec des fonctions parfois différentes, leurs organes apparaissent identiques, situés à la même place dans le corps, avec, entre eux, des rapports uniformes : « Un organe est plutôt altéré, atrophié, anéanti que transposé (Principe des connexions : Geoffroy Saint­ Hilaire) ». Un exemple classique et frappant compare et superpose l'aile de l'oiseau et le membre antérieur de l'homme, caractérise le processus de développement : une forme primitive ; puis, variation individuelle transmise par l'hérédité et accentuée à chaque génération, jusqu'à une forme d'apparence nouvelle avec une constitution interne toujours analogues : évolution et transformisme.

Comment le créationnisme expliquerait-il la présence chez certains groupes zoologiques, d'organes rudimentaires inutiles, comme les deux doigts latéraux complets mais trop courts des porcins ; ou au contraire l'accroissement gigantesque, jusqu'au préjudice personnel, d'appareils encombrants, tels que les bois excessifs de poids, de ramification et d'envergure de divers cervidés, élans et rennes? S'il implique la « fixité » des espèces, il a aussi pour corollaire la « finalité »dans leur réalisation, l'agencement harmonique des organes et des fonctions en vue d'un but précis, dans le sens d'un avantage ou d'un agrément. Car, sans conteste, l'œuvre divine ne souffre par essence aucune imperfection, n'abandonne rien à l'effet du hasard. A l'opposite, ces anomalies se comprennent lorsqu’on y distingue des changements régressifs ou progressifs déterminés par des facteurs en eux-mêmes indifférents mais caractérisés par leurs résultats bons ou mauvais, ces changements se produisant au cours de plusieurs générations successives par gradation parfois légère mais toujours sensible depuis le modèle primitif jusqu'au type évolué.

D'ailleurs, à l'époque contemporaine, on retrouve et les formes intermédiaires entre les espèces les plus éloignées et des séries complètes entre les individus les plus différenciés d'une même espèce. Les lézards, sauriens à pattes, placés au trait d'union entre les amphibiens et les reptiles, offrent une variété à pattes rudimentaires et se mouvant uniquement par reptation ; les orvets ne possèdent plus de membres apparents mais en portent les os cachés dans le corps ; enfin le serpent boa conserve seulement des traces de bassin enfouies dans ses muscles. Dans l'espace si restreint du globe terrestre, il coexiste des amphioxus, maillon d'attache entre les invertébrés et les vertébrés, des poissons, des batraciens, des reptiles et des mammifères, extrémité proche de la chaîne ininterrompue des êtres. Chez les ruminants on suit toute la filière de la disparition des doigts latéraux depuis le hyœmoschus jusqu'à la brebis.

Les fonctions physiologiques générales parcourent un, processus de développement aboutissant à une complexité et à une précision plus grandes, favorables à la survivance des bénéficiaires et à leur extension géographique. Ainsi en est-il de la régulation de la température du corps : nulle ou imparfaite chez les poissons, amphibiens et reptiles, animaux dits à sang froid, elle se constitue et se perfectionne chez les oiseaux et les mammifères, animaux dits à sang chaud, affranchis de la nécessité de vivre dans un milieu de degré thermométrique à peu près constant et capables de supporter sans encombre mortel les rigueurs de l'été comme celles de l'hiver. Le mode de perpétuation de l'espèce retrace une marche parallèle dans sa progression allant de l'oviparité des poissons à la viviparité des mammifères. Les premiers pondent des centaines d'œufs abandonnés pour l'éclosion aux hasards de l'ambiance, et n'assurent leur pérennité que par la multiplicité de leur ovulation. Les oiseaux pondent des œufs peu nombreux, mais assurent leur éclosion par une couvaison assidue quoique soumise encore à bien des vicissitudes extérieures. Enfin les mammifères pondent en dedans d'eux-mêmes, couvent le produit de la conception dans leur propre corps et ne les mettent au jour que dans un état complet de développement. Un ordre de mammifères, les marsupiaux, se trouvent dans un stade intermédiaire : ils font des petits incomplètement formés et les insèrent dans une poche abdominale jusqu'à leur achèvement parfait.

Dès lors, puisque l'évolution se définit un phénomène continu, comment ne trouve-t-on que si peu d'exemples de transition et de séries zoologiques entières, et encore dont la plupart appartiennent aux mollusques, aux crustacés, aux insectes? Que sont devenues les innombrables formes de passage des reptiles aux singes et aux hommes? Elles disparurent sans laisser de traces connues à ce jour, parce que probablement, mal desservies par quelque point de leur structure externe ou interne, elles ne résistèrent pas comme les types plus évolués et préservés par leurs variations mêmes. D'autre part, sous nos yeux, l'homme se montre le très grand destructeur d'espèces animales dont une multitude sont ainsi perdues à jamais. Il a pu exercer cette activité néfaste contre ses prédécesseurs plus ou moins immédiats. Enfin, délivrée des doctrines scolastiques, la science biologique n'en est qu'à ses premiers balbutiements ; aux notions déjà connues et bien établies combien n'en ajoutera-t-elle pas d'autres?

Déjà l'étude des animaux fossiles, ou « paléontologie » fournit une riche moisson d'observations positives. Beaucoup de formes intermédiaires, éteintes aujourd'hui, sont découvertes dans les diverses couches géologiques conservatrices de leurs squelettes ou carapaces. C'est ainsi qu'il a été possible de retrouver l'archæoptéryx, le ptérodactyle, des oiseaux à dents, types de passage entre les reptiles et les oiseaux ; de reconstituer en totalité la lignée ancestrale des chevaux et des éléphants. Cependant, le nombre des fossiles aujourd'hui connus, parait infime à côté de celui des groupes zoologiques évanouis sans laisser de vestiges. Mais, outre que les êtres à corps mou ne produisent ni ossements ni empreintes, tous les terrains ne sont pas également aptes à la fossilisation, qui exige une somme de conditions physiques, chimiques, thermiques difficile à rencontrer. Par ailleurs, les espèces les plus capables de variation, de développement et par conséquent d'extension couvrirent une aire énorme de dispersion ; leurs débris subterrestres se répartissent sur un territoire immense. Et à peine si les biologistes géologues ont prospecté quelques kilomètres carrés.

Quant à la rareté des documents fossiles humains, le biologiste américain Dr George A. Dorsey l'évoque de très heureuse façon : « A moins d'être bien protégé ou d'être déposé soit dans des pays sans pluie comme le Pérou et l'Egypte, soit dans ce frigorifique qu'est le sol arctique, le corps succombe bien vite aux attaques des bactéries de la pourriture ou aux dents des loups et des hyènes. Pour que les os et autres tissus soient remplacés par des minéraux qui les pétrifient ou les fossilisent, il faut tout un ensemble de circonstances. Plus sage est l'animal, moins il y a de probabilités qu'il se laisse prendre dans les sables mouvants ou entraîner par le gravier et les boues des fleuves. L'homme primitif n'était pas plus enthousiaste que nous de se faire enterrer vivant (Dr A. Dorsey : « Why we behave like Human Beings »).

La distribution des fossiles dans les couches géologiques s'avère mathématiquement liée à l'âge des terrains ; et la même classe d'animaux peuple les gisements d'une même époque. Les couches anciennes montrent des poissons ; les moyennes, des amphibies, des reptiles et des oiseaux ; les plus récentes des mammifères. Chaque ère géologique se caractérise par une faune et une flore déterminées, offrant ainsi la preuve de la sériation des espèces, depuis la période primaire jusqu'aux temps modernes s'il n'y a pas de fossiles dans les terrains plus anciens, antérieurs au primaire, c'est que les êtres primitifs, unicellulaires ou paucicellulaires pour la plupart, ne possédaient pas une organisation assez forte pour supporter la température élevée des roches profondes et la formidable pression exercée par les couches supérieures.

La corrélation entre le genre de fossiles et l'assise qui le contient présente une telle constance qu'elle sert à son tour à identifier les terrains et à reconnaître les couches contemporaines dans les diverses contrées du globe. Dans le tableau de l'évolution de la terre, la paléontologie illustre la statégraphie.

L'apparition de formes nouvelles à chaque âge de la préhistoire est tout à fait incompatible avec la version d'une création unique. Aussi quelque adeptes de cette doctrine théologique allèrent-ils jusqu'à admettre vingt-sept créations successives. Pareille concession ne satisfait cependant pas l'esprit critique, car elle ne suffit pas à expliquer cette circonstance, que chaque assise d'une même période renferme quelquefois des espèces distinctes quoique de parenté évidente. Seule l'hypothèse d'une création continue serait soutenable, si elle ne se trouvait pas absurde par définition : une création continue est, ni plus ni moins, une évolution. De la masse variée de ses animaux pétrifiés, le monde souterrain écrase le créationnisme et atteste le magnifique phénomène de l'évolution.

Un troisième faisceau de preuves transformistes est fourni par l' « embryogénie », ou étude des états successifs de développement parcourus par tout être vivant durant sa vie d'embryon, depuis la fécondation de son œuf originel jusqu'à sa formation complète et définitive. Souvent ce développement se montre progressif, consiste en l'apparition et la croissance régulière des tissus et appareils du sujet parfait. Mais un certain nombre d'embryons acquièrent à un moment donné des organes qui disparaissent ensuite et n'existent pas chez l'adulte. D'autres, surtout des invertébrés, atteignent un stade déterminé et normal de larve, après lequel ils subissent une refonte brusque de l'organisme, une métamorphose régressive qui leur impose une structure définitive inférieure à celle de leur forme larvaire. L'observation révèle que les organes transitoires et les transformations subites des embryons reproduisent des organes et des formes présentés par des espèces voisines et parentes, vivantes ou éteintes, suivant ce que l'on a appelé la LOI DE PATROGONIE : « Dans son développement embryogénique, tout individu revêt successivement les diverses formes par lesquelles a passé son espèce pour arriver à son état actuel ».

Néanmoins, malgré ses allures lapidaires, cet énoncé biogénétique contient une valeur d'indication et non d'expression absolue. De toute évidence, pour parcourir un à un tous les cycles ancestraux, l'embryon prolongerait son existence pendant un chiffre d'années équivalent à celui des siècles d'évolution progressive. Plus simplement, il réalise en un raccourci saisissant les principales étapes du cycle évolutif, en esquissant quelques-unes, en brûlant d'autres. L'embryon humain possède, à intervalles échelonnés, une notocorde comme les amphioxus, un cœur tubuleux à deux cavités comme les poissons, des pentes brachiales comme les amphibiens, mais sans avoir jamais l'organisation intégrale, d'un amphioxus, d'un poisson, d'un amphibien. Il n'en est pas moins vrai que, en son embryogénie fragmentaire, il reconstitue la série biologique déjà délimitée par l'anatomie comparée et la paléontologie. De ce fait que l'étude scientifique a retrouvé dans les embryons des mammifères quelques-unes des particularités déjà relevées dans les embryons des invertébrés, des poissons, des amphibiens et des reptiles, il est légitime de conclure à une filiation de ces classes et de leurs espèces,

La métamorphose du têtard-poisson en grenouille amphibien vient encore à l'appui de la thèse embryogénique. Tout aussi suggestive se montre l'histoire naturelle de l'ascidie, appelée vulgairement outre de mer, petit animal fixé, considéré comme un mollusque jusqu'au jour de la découverte de sa larve libre, organisée comme un vertébré avec une corde dorsale et un système nerveux mais subissant une métamorphose régressive dès l'instant de sa fixation.

Qui douterait, après ces exemples et cent autres, de la force de la thèse évolutionniste, affirmant la constance profonde et la continuité parfaite de la matière vivante organisée sous des apparences dissemblables? A l'exception de quelques tardigrades entêtés de théisme, les savants du monde entier s'accordent à reconnaître la réalité du transformisme.

La conception des causes et facteurs de l'évolution ne soulève pas la même unanimité.

Les tout premiers évolutionnistes, Buffon, Geoffroy Saint-Hilaire, invoquaient surtout l'influence du milieu. La chaleur, le froid, le soleil, la sécheresse, l'humidité, ensemble de conditions extérieures changeantes par nature, exercent une action permanente mais variable sur les organismes qui doivent à leur tour se modifier pour y réagir efficacement et ne pas disparaître.

A ces causes de variation Lamarck en ajoute d'autres : le régime, ou manière générale dont se comporte l'être vivant pour sa nutrition, sa croissance et sa reproduction ; les habitudes qu'il contracte pour satisfaire aux besoins nécessités par le régime : le développement des organes le plus souvent employés ; et au contraire l'atrophie de ceux restant inutilisés (première loi de Lamarck : loi de l'usage et de la désuétude ou loi d'adaptation). Si le régime, les habitudes subissent des changements, ceux-ci retentissent sur l'individu et le transforment dans une ou plusieurs de ses parties.

Ces modifications, pourvu qu'elles soient communes aux deux sexes, sont transmises par l'individu à ses descendants (deuxième loi de Lamarck : loi d'hérédité). Continuant à agir sur la série des générations successives soit dans le sens de l'augmentation soit dans le sens de la diminution, elles arrivent à former des organes nouveaux adaptés à des fonctions déterminées et à supprimer les organes inutiles. Il s'est créé une nouvelle espèce d'individus.

Ainsi donc, pour Lamarck et ses adeptes le milieu, le régime, les adaptations imposent les variations. L'hérédité les transmet, les amplifie, puis les fixe temporairement ; elle commande l'évolution.

S'inspirant de la sélection artificielle communément pratiquée par les éleveurs, Darwin expose des vues très différentes. Pour lui, les variations apparaissent chez l'individu sans raison apparente. Si elles le rendent plus fort, plus leste, plus habile ou moins visible à ses ennemis, elles l'avantagent dans la lutte vitale, nécessitée par la disproportion entre la quantité des aliments augmentant en progression arithmétique 1, 2, 3, et le nombre des consommateurs croissant en progression géométrique 1, 2, 4, 8, (loi de Malthus, dont Darwin se réclame) ; elles améliorent aussi sa capacité de résistance aux conditions plus ou moins défavorables du milieu. Les concurrents les meilleurs éliminent ou détruisent leurs congénères, échappent aux agents extérieurs ou étrangers de destruction : climat, parasites, espèces venimeuses, et seuls survivent et se reproduisent, transmettant par hérédité leurs caractères particuliers, dont l'accentuation par les générations successives délimite une espèce nouvelle. Telle se manifeste la sélection naturelle.

En outre, dans un groupe déjà marqué par la vigueur de ses constituants, les mâles remarquables par leur puissance ou leurs attraits s'approprient les femelles de choix. Les qualités reproductives se fixent dans la descendance. La sélection sexuelle s'ajoute à la sélection naturelle, pour utiliser des variations fortuites et assurer l'évolution. Mais celle-ci reste surtout subordonnée à la lutte implacable pour les moyens d'existence entre individus de différentes espèces voisines et aussi de même espèce. La vie n'est qu'un perpétuel combat, où les plus forts triomphent.

Si l'évolutionnisme et le transformisme s'imposent par la seule contemplation de la nature, leur explication ne constitue par un dogme à opposer au créationnisme. Et les objections ne manquent pas au lamarckisme comme au darwinisme. Cependant, par ses suggestives intuitions, Lamarck aura eu le mérite de bien poser le problème. En procédant scientifiquement par l'observation et l'induction, Darwin indiqua et précisa la meilleure méthode : l'étude des phénomènes actuels renseigne sur les choses du passé ; aujourd'hui est le fils d'hier et le père de demain ; les enfants ressemblent aux parents. On est donc en droit de conclure du présent au passé.

Tout de suite apparaît prépondérante l'influence du milieu avec ses composants : la terre, la mer, l'atmosphère, la température, le magnétisme, les climats, les saisons, la lumière. Après l'avoir niée, quant à ses effets sur les variations, Darwin lui-même arrive à l'admettre : « L'homme expose, sans en avoir l'intention, les êtres organisés à de nouvelles conditions d'existence et des variations en résultent ; or des changements analogues peuvent, doivent même, se présenter à l'état de nature (Darwin : « Origine des Espèces », édition française Schleicher, page 85) ». Les exemples abondent et les éleveurs en fournissent par milliers. L'expérimentation scientifique apporte ses preuves : ainsi les grandes différences constatées entre les truites de mer, les truites de lac et les truites de ruisseau sont dues à la seule influence du milieu ; une truite de lac se réadapte à la vie marine en prenant toutes les apparences de la truite de mer et vice-versa. Le froid et le chaud agissent puissamment sur la peau des animaux : dans nos climats, les mammifères à poil ras des régions tropicales se couvrent pendant l'hiver d'une bourre laineuse ; à l'inverse un climat chaud fait tomber les poils des chevaux et des chiens. La durée de la vie larvaire des grenouilles est de trois mois environ dans les conditions ordinaires de nourriture et de température ; en les alimentant peu dans de l'eau froide on arrive à faire persister le stade têtard pendant un à trois ans. Les changements saisonniers influent sur la couleur du pelage de certains animaux ; le lièvre variable du nord de l'Europe, brun en été, devient blanc en hiver. Dans les climats extrêmes se manifestent les phénomènes d'hibernation et d'estivation, durant lesquels la vie se ralentit, se suspend même pour quelques espèces, marmotte par exemple.

L'action de la lumière tombe sous l'évidence en colorant ou décolorant les individus qui y sont exposés ou soustraits.

L'alimentation exerce un pouvoir considérable sur le développement et les variations des individus. La fécondité croît avec la nourriture et les animaux domestiques se reproduisent beaucoup plus que leurs congénères sauvages : la cane sauvage pond douze à dix-huit œufs par an, la cane domestique quatre-vingts à cent. En Virginie les porcs blancs, mais non les noirs, qui mangent de la racine d'une amaryllidacée, ont les os colorés en rouge et perdent leurs sabots. Les larves de grenouilles nourries au corps thyroïde deviennent des grenouilles pygmées, de la dimension de mouches. Tous les éleveurs savent que, pour améliorer une race domestique, il faut commencer par amender et fertiliser le sol où elle pacage.

Mais ce que ne peuvent expliquer ni la différence des milieux, ni les changements de température, ni la quantité de lumière, ni le genre de l'alimentation, ce sont les formations purement ornementales sans aucune portée utilitaire, telles que les décorations complexes, les bigarrures si diverses, les expansions tégumentaires si esthétiques des coquillages, des insectes, des oiseaux, des mammifères. Dans ces cas, le sens de l'évolution se trouve fonction de causes fortuites ou du moins jusqu'ici inconnues.

La loi lamarckienne de l'usage et du non-usage semble, au premier abord, reposer sur des bases indiscutables. En effet, on voit chaque jour les organes viscéraux ou musculaires s'atrophier ou s'hypertrophier suivant l'arrêt ou au contraire l'exercice intensif de leur fonctionnement ; et personne n'ignore les résultats de l'entrainement progressif sur la physiologie des organismes. Et cependant bien des formations tout à fait inutilisées ne disparaissent pas ; beaucoup d'oiseaux ne volent plus et conservent leur empennage complet. Les mutilations pratiquées parles éleveurs, les caractères acquis par les individus sélectionnés et entraînés ne se transmettent pas par l'hérédité, ou dans une si infime proportion que tout autre cause fortuite paraîtrait pouvoir amener la même conséquence. Les naïvetés des premiers évolutionnistes prêtent à rire, et nul ne croit plus que la longueur du cou de la girafe a été obtenue par l'effort héréditaire de ses ancêtres vers une pâture haut placée. A l'inverse, les animaux de basse-cour ont perdu par la domestication l'habitude de voler mais non l'aptitude, puisque parfois une oie domestique prend son essor et va rejoindre une bande d'émigrants de passage (Cuénot).

D'autre part, maints organes : cornes, panaches, ramure, barbe, chevelure ne sont d'aucun usage et persistent indéfiniment, souvent même grandissent. Là encore le transformisme se constate mais ne comporte aucune explication valable dans tous les cas.

L'insuffisance démonstrative de ces interprétations naturalistes et les méthodes de sélection employées par les éleveurs incitèrent Darwin à édifier sa théorie de la sélection naturelle sur la lutte pour l'existence. Pourtant, cette conception n'échappe pas davantage à la critique. Tout d'abord, en prenant l'expression « combat pour la vie » dans son sens large, métaphorique, comme le veut Darwin lui-même (loc. citato, p. 68), dans le sens d'une adaptation générale aux conditions de l'ambiance, on répète simplement sans une autre forme l'opinion déjà émise par Buffon, Geoffroy Saint-Hilaire et Lamarck sur l'influence du milieu cosmique et de l'alimentation. D'autre part, si, s'autorisant de quelques observations sur le monde animal actuel, Darwin a écrit que « la lutte pour l'existence est plus acharnée quand elle a lieu entre des individus et des variétés appartenant à la même espèce (loc. citato, p. 82) », il ne s'ensuit pas que ce facteur d'évolution ait agi dans les débuts de la vie animale sur le globe. A ce moment-là, au contraire, la bataille pour les subsistances ne pouvait se produire à cause de l'abondance de la nourriture ; les végétaux ont apparu bien avant les animaux, puisque ceux-ci, incapables de puiser leurs aliments dans l'air ou dans le sol, devaient consommer ceux-là qui seuls accomplissaient les synthèses nécessaires à la transformation des éléments minéraux en matière organique. A l'aurore des temps préhistoriques, les individus et groupes zoologiques étaient herbivores ; et lorsqu'une région était rasée de toutes ses plantes comestibles, la lutte pour le maintien de l'existence se traduisait non par d'inutiles guerres de destruction entre les affamés, mais par une émigration en masse vers les territoires neufs et inoccupés. Cette dispersion sur d'énormes aires géographiques participa puissamment à l'évolution, en amenant les espèces à une adaptation à des milieux nouveaux. Aussi la prépondérance numérique appartient aux herbivores, qui sont troupeaux et légion à côté des quelques familles carnivores.

D'ailleurs, les éleveurs n'améliorent-ils pas les races précisément par la suppression de la plus grande partie de ce combat pour la vie, en leur fournissant une provende abondante et choisie et en les protégeant contre la compétition de leurs congénères et les perturbations nuisibles des climats et des saisons? Et ici apparaît un facteur d'évolution, entrevu mais négligé par Darwin : l'association pour la vie, dont la domestication est une forme intéressée, créée par et pour l'homme. Il appartenait à Pierre Kropotkine, cette grande figure de l'anarchie, de restituer son immense valeur à la solidarité animale, soutien de la vie sur le globe, et de l'étudier d'une façon magistrale dans son ouvrage intitulé : « L'Entr'aide, un facteur de l'évolution », dont l'introduction renferme les lignes suivantes : « Il était nécessaire d'indiquer l'importance capitale qu'ont les habitudes sociales dans la nature et l'évolution progressive ; de prouver qu'elles assurent aux animaux une meilleure protection contre les ennemis, très souvent des facilités pour la recherche de la nourriture (provisions d'hiver, migrations, etc... ), une plus grande longévité et par conséquent une plus grande chance de développement des facultés intellectuelles (page 15) ». L'auteur cite ensuite une multitude d'exemples d'association pour la vie, en regard des rares cas de lutte directe entre individus de la même espèce ou entre les espèces voisines citées par Darwin. L'entr'aide ne commande pas toute l'évolution, n'explique pas l'apparition des variations inutiles, ornementales, parfois néfastes ; mais elle domine de très haut la lutte pour l'existence, comme la paix domine la guerre. Les sociétés humaines, comme maintes autres sociétés animales (castors, abeilles, fourmis, termites, etc., etc... ) se fondèrent, persistent et se développent par l'exercice de la solidarité et l'usage de la domestication.

Ainsi va la vie ; elle apparaît, évolue, se transforme ; se ralentit par la lutte, accélère sa marche par l'entr'aide, s'épanouit par l'amour. Pourquoi va-t-elle et où va-t-elle ? Qu'importe! Belle et bonne pour quelques-uns, l'effort commun peut la rendre telle pour tous. L'anarchiste, facteur d'évolution, agit et espère.



- Dr F. ELOSU



BIBLIOGRAPHIE

ANGLAS. - Depuis Darwin. 128 p., Stock, Paris, 1924. CUÉNOT. - La Genèse des espèces animales, 558 p., Alcan, Paris, 1921.

DARWIN. - L'Origine des espèces. 664 p., Schleicher, Paris.

DELAGE et GOLDSMITH. - Les théories de l'Evolution. 371 p., Flammarion, Paris, 1911.

KROPOTKINE. - L'Entr'aide. Traduction Bréal. 390 p., Hachette, Paris, 1910.

MATISSE. - Les Sciences naturelles. 160 p., Payot. Paris, 1921.

PERRIER, REMY. - Zoologie, 871 p., Masson, Paris.