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EXPLOITEUR n. m. (de : exploiter, verbe actif, du latin populaire : explicitare, mettre en œuvre, en valeur)

Tel est le sens qu'avait exclusivement ce verbe ; il l'a conservé, d'ailleurs, bien qu'à côté de ce sens exact il ait pris, à l'usage, un sens péjoratif.

Généralement, quand il a pour complément direct un objet inerte, comme un terrain, une mine, un outillage, exploiter signifie simplement mettre en valeur. Quand le complément direct est humain, individu ou collectivité, le mot exploiter prend un sens péjoratif et signifie exploiter parasitairement.

De même, et toujours conformément à l'usage, quand on dit de quelqu'un qu'il est l'exploitant de ceci ou de cela, ce mot garde un sens bénin, tandis que le mot exploiteur a toujours un sens malin.

C'est en prenant le mot dans son sens le plus défavorable, le plus honni, que nous nous sommes posé cette question : qu'est-ce qu'un exploiteur?

Et nous avons trouvé cette réponse :

C'est l'homme qui tire profit du travail d'un autre homme AU PRÉJUDICE DE CELUI-CI.

On peut aussi formuler ainsi la réponse :

C'est l'homme qui profite ABUSIVEMENT du travail d'un autre homme.

Nous avons souligné au préjudice et abusivement, car on peut profiter légitimement du travail d'un autre homme.

Enfin, n'oublions pas que le mot travail, dans chacune des deux réponses, peut être remplacé par bien d'autres mots comme, par exemple, ignorance, sottise, enfin tout ce qui place un des deux contractants en état d'infériorité.

Mais, pour que dans le profit tiré du travail d'un autre il y ait exploitation, encore faut-il qu'il y ait abus, duperie ou préjudice.

Exemple : dix sauvages habitent une caverne. Ils se protègent, la nuit, en roulant à l'entrée de leur caverne une pierre fort lourde.

Aucun de ces dix hommes n'étant assez fort pour rouler la pierre, chacun a besoin, pour être protégé, du concours des neuf autres. Donc, quand chacun, la nuit venue, repose en sécurité, il tire profit du travail de ses neuf compagnons.

Et cette coopération est indiscutablement légitime. Si, parmi ces dix, se trouve un vieillard ou un infirme, il jouira encore légitimement de l'effort des neuf autres car, vieillard, il a devancé les autres dans cet effort ou d'autres quelconques, et ses camarades ont profité de ses expériences.

Il a payé antérieurement.

Infirme? Il est probable que son infirmité a pour cause son effort dont ses camarades ont profité.

Donc, jusqu'ici, nous n'avons dans ces dix hommes que des profiteurs légitimes de l'effort des autres, du travail des autres, des expériences des autres.

Et c'est bien.

Mais voilà que, de ces dix, un compagnon plus robuste, plus fort, exerce sur ses camarades une autorité telle qu'il refuse de contribuer à l'effort dont, pourtant, il goûte ce fruit : la sécurité.

Celui-ci est un exploiteur parce que, dans sa façon de jouir de l'effort des autres, il y a abus et préjudice.

En voici un autre qui, lui aussi, veut jouir sans produire ; niais il n'a ni la force ni le courage de contraindre ses compagnons ; il recourt à la ruse, feint la faiblesse, la maladie, la blessure ou simplement la maladresse

Celui-là aussi est un exploiteur.

Mais, en voici un troisième qui, lui aussi, veut jouir sans faire d'apport. Il est robuste, mais il ne veut pas dominer parce que, dominer, c'est faire un effort. Il ne veut même pas ruser : ce serait encore un effort.

Il ne veut rien faire.

Il sait que les autres, ayant la volonté de dormir en paix, rouleront la pierre, quoique devenue plus lourde du fait des trois parasites. La volonté et la bonne volonté des sept autres garantissent à ce saligaud la sécurité gratuite.

Il s'est fait une arme de son inertie.

Ce troisième exploiteur est plus répugnant que les deux autres.

Les temps ont changé. Il n'y a plus de caverne, plus de pierre à rouler, plus d'ours à redouter. Tout cela est remplacé par l'usine, le tribunal, la gent d'armes, en un mot : la société... Mais les trois types d'exploiteurs demeurent ; nous les retrouvons partout à l'état pur ou combiné.

Le régime patronal est la première ou la seconde forme d'exploitation (force ou ruse) et quelquefois les deux combinées. On peut en dire autant de l'Etat.

Quant à la troisième variété d'exploiteur : l'inerte, elle se retrouve dans toutes les classes sociales : le moindre effortiste pourrit à tous les échelons.

Celui qui, parce qu'il a hérité de ses ascendants une fortune, ne produit pas et vit de la production des autres, celui-là est un exploiteur.

Parmi ceux qu'il exploite, il y a des équipes de travailleurs dont le salaire individuel est basé sur la production commune. L'ouvrier qui, comptant sur l'effort de ses camarades, réduit son propre effort au minimum, sachant que l'effort des autres lui assure son salaire, celui-là est aussi un exploiteur, mais plus odieux que le précédent.

Certes, les représentants des classes dominantes sont des exploiteurs, mais, outre ces exploiteurs d'en haut, il y a les exploiteurs d'en bas.

Passons sous silence l'exploitation de l'apprenti et de la ménagère par l'ouvrier.

Mais voici un autre cas : dans la même fabrique de chaussures, deux ouvriers du même âge ont débuté en même temps. L'un s'est contenté de faire ses quarante-huit heures par semaine ; il a pris son apéritif, son tabac et des distractions. Il vit au jour le jour sans souci du lendemain.

Et il a parfaitement raison. Personne n'a le droit de lui reprocher de prendre de la vie tout ce qu'il peut. Il ne nuit à personne.

Mais, depuis dix ans que ces deux ouvriers travaillent côte à côte, l'autre, qui ne fume pas, qui ne va pas au café, consacre deux heures par jour à réparer à son compte les chaussures des voisins. Grâce à cet effort, il a pu louer une boutique, acheter un outillage, quitter l'usine, et il fait maintenant de la chaussure sur mesures.

Ses affaires prospèrent ; la demande devient si pressante qu'il ne peut plus y suffire seul. Il propose à son ancien camarade de venir travailler avec lui et ils établissent ainsi son salaire : déduction faite des frais généraux et de la matière première, l'affaire laisse un bénéfice hebdomadaire X, la moitié est allouée au camarade.

Les voici tous deux gagnant plus qu'à l'usine et chacun profitant du travail de l'autre.

Celui qui a conçu et réalisé l'affaire, qui assume la responsabilité de sa bonne marche, va pouvoir consacrer plus de temps à son administration. Il est devenu « patron ».

Or, non seulement ce patron n'est pas un exploiteur, mais il est exploité par l'autre, qui reçoit aujourd'hui un meilleur salaire grâce aux dix années de préparation de celui-ci.

Pour que celui qui n'a pas fourni cet effort ne soit pas l'exploiteur de son camarade devenu patron, il faudrait qu'il fit à l'entreprise, et cela sous une forme quelconque, un apport, équivalent à celui de l'autre,

Ceci nous amène à dire que pour qu'il y ait exploitation, toujours au sens péjoratif, il faut qu'il y ait abus, contrainte, surprise ou préjudice.

Et encore, que ce n'est pas la situation sociale d'un individu qui le fait exploiteur, mais son tempérament. On naît exploiteur et on le demeure, que l'on soit salariant ou salarié.

Le tempérament de l'individu se transforme par l'éducation, non par la situation sociale, celle-ci ne jouant qu'en tant que facteur d'éducation.

Croire que l'initiateur de production qui rassemble de la main-d'œuvre librement contractante est, de ce seul fait, un exploiteur, c'est commettre une erreur préjudiciable à toute grande entreprise et au mieux-être.

Si un cordonnier indépendant gagne quarante francs par jour, deux cordonniers associés gagneront chacun cinquante ou soixante francs pour une somme égale de travail.

Il y aura donc mieux-être.

D'autres métiers exigent un effort collectif : un seul homme peut faire beaucoup de chaussures, mais il faut plusieurs hommes pour faire une seule locomotive, un seul navire.

Il convient donc de distinguer entre exploiteur et initiateur ou réalisateur.



- Raoul ODIN