FASCISME
ECONOMIQUE (Le)
Avant de devenir une véritable doctrine de gouvernement, le fascisme,
dont les origines et le processus politique sont exposés ici, a dû,
nécessairement, se donner des bases économiques solides. Il est même
permis de dire que, sans ces assises, le fascisme n’aurait jamais pu
vivre.
Il est possible d’ailleurs que son évolution, à la fois économique et
politique, ne soit pas terminée dans le pays même où il a pris
naissance : en Italie.
L’origine de ce mouvement, la qualité de ses aspirateurs, démontrent
bien que le fascisme est d’ordre économique.
En effet, il est surtout l’œuvre des grands industriels italiens de
Milan, de Turin, etc...
Ce sont eux qui, les premiers, perdirent confiance dans le pouvoir
politique représenté à ce moment par le vieux libéral Giolitti, lors de
la prise des usines en 1920.
S’ils s’en remirent à Mussolini, pour éviter le retour de pareils
faits, ce fut surtout pour bouleverser de fond en comble l’ordre
économique existant, à l’aide d’un système de « collaboration forcée »,
dont la caractéristique essentielle serait d’empêcher, à l’avenir, le
heurt des antagonismes de classe.
Mussolini exécuta d’abord la partie politique et défensive de sa
mission. La marche sur Rome, la restauration du pouvoir de l’État, son
exercice avec le consentement du roi, furent, pour Mussolini, et ses
inspirateurs, des tâches dont l’accomplissement immédiat s’imposait
pour sauver le capitalisme menacé jusque dans ses fondements, mais
toutes ces mesures n’étaient que purement défensives. Sous peine de
disparaître dans un chaos indescriptible, Mussolini et les grands
industriels devaient créer.
Ce n’est pas comme on le croit généralement, la violence et toutes les
manifestations qu’elle comporte qui constituent le fascisme. Cette
violence n’est que le moyen par lequel le gouvernement fasciste impose
sa domination. Il semble même qu’en dehors de l’Italie, le fascisme
n’existe réellement nulle part ailleurs.
L’Espagne, la Hongrie, la Bulgarie, la Roumanie, la Pologne, la
Lithuanie, gémissent sous la poigne brutale et sanglante de
gouvernements réactionnaires, de dictateurs militaires et civils, mais
on ne peut dire que, les régimes de ces pays soient fascistes. Ils
n’ont, jusqu’à présent, de fasciste, que la violence.
L’Italie, seule, possède un régime fasciste parce que, dans ce pays,
une nouvelle économie : celle qui caractérise vraiment le fascisme, est
à la base du nouvel ordre social.
C’est là, en effet, que les industriels, en constituant « les faisceaux
», eurent l’idée géniale de rassembler sur le plan de l’exploitation
capitaliste toutes les forces actives qui concourent à la vie des
Sociétés : la main-d’œuvre, la technique et la science. A ces forces,
ils ajoutèrent - c’est parfaitement logique, dans un tel régime - le
capital, c’est-à-dire : les patrons, les banquiers.
Les corporations fascistes, qui sont les piliers du régime, les
cariatides du nouvel ordre de choses, permettent de réaliser, au besoin
par la force, la collaboration de tous ces éléments sur le plan
industriel à l’échelle locale, régionale (provinciale) et nationale.
Ces « corporations » n’ont rien de commun avec celles du Moyen Âge,
disparues en France vers 1786. Ce ne sont pas des forces périmées
d’association que l’épreuve du temps condamnera sans appel.
Elles sont, au contraire, l’armature moderne et perfectionnée du
capitalisme, dont elles ont mission de réaliser, sans encombre,
l’évolution nécessaire.
Pourquoi ce système fasciste est-il si redoutable ?
1° Parce qu’il est, sur le plan capitaliste, une adaptation dangereuse
du syndicalisme ouvrier ;
2° Parce qu’il réalise “ concrètement ” le système d’intérêt général
des démocrates syndicaux ;
3° Parce qu’il dépasse, apparemment, par l’application pratique, et
immédiate, le socialisme d’État à tendance réformiste.
Ce sont ces caractéristiques qui font la force du fascisme et le
rendent redoutable.
En tirant la leçon, à leur manière, de 50 années d’expériences sociales
ouvrières, les industriels italiens - avec lesquels, en France, les
Motte, les Martin-Mauny, les Valois et les Arthuys, sont en parfait
accord - ont su renforcer économiquement et politiquement leur
puissance. Ils ont fait franchir une nouvelle étape au capitalisme. Ils
ont su réaliser ce tour de force :assouplir un système en le
concentrant ; renforcer l’exploitation en la masquant sous les traits
de la collaboration : imposer comme réel un intérêt général inexistant
; diriger vers des buts de conservation du capitalisme des forces
destinées par excellence à faire disparaître ce régime. Et ce tour de
force s’est accompli sous les yeux ébahis du prolétariat universel,
sans que celui-ci en saisisse toute la signification, toutes les
conséquences.
Il a été longuement préparé et exécuté de main de maîtres. La mise en
tutelle de tous les Etats par la finance et la grande industrie
internationale a précipité l’avènement du fascisme. Et on peut tenir
pour certain que les industriels italiens avaient derrière eux, avec
eux, tous les grands potentats bancaires et industriels, surtout ceux
d’Angleterre et d’Amérique. La contribution financière de ces magnats à
l’œuvre du fascisme est aussi évidente que le contrôle qu’ils exercent
sur l’industrie italienne est réel Mussolini n’est, en somme, que
l’exécuteur des desseins du grand Etat-Major capitaliste mondial.
L’Italie n’est que le lieu d’une expérience qu’on veut aussi décisive
que possible avant de la généraliser.
Voilà, à mon point de vue, comment la classe ouvrière doit considérer
le fascisme. C’est le système social nouveau du capitalisme, ayant à la
fois de très fortes bases économiques et une expression étatique
renforcée.
Ce mouvement est d’autant plus dangereux qu’il vient à son heure : au
moment où, dissociées, les forces ouvrières bifurquent vers des buts
différents ; au moment où, abandonnant définitivement leurs objectifs,
de classe, une partie de ces forces apportent au capitalisme le
concours sans lequel celui-ci ne pourrait franchir, dans les
circonstances actuelles, le défilé difficile qu’est toujours le passage
d’un stade d’évolution à un autre stade ; au moment, enfin, où la
faillite de tous les partis politiques, dans tous les pays, s’avère
irrémédiable aux yeux de ceux qui comprennent la signification, la
portée des événements économiques, politiques et financiers qui se
déroulent à travers le monde.
Il n’est donc pas surprenant que le fascisme, habilement présenté aux
diverses couches populaires, réussisse à entraîner vers lui toutes les
dupes des partis, tous les trompés, tous les désabusés, tous les
partisans des doctrines de force que la guerre a remises au premier
plan. Ceci pour le plan politique.
Économiquement, les corporations fascistes, en réunissant dans un même
organisme toutes les forces d’une même industrie : patrons,
techniciens, savants et ouvriers, réalisent la gageure de faire croire
à l’existence d’un intérêt général.
Et cette conception n’est-elle pas, en fait, pour le compte du
Capitalisme, l’affirmation de la thèse soutenue par la Fédération
Syndicale d’Amsterdam et ses plus brillants représentants sur le plan
ouvrier.
Il n’y a qu’une seule différence. C’est celle-ci : Jouhaux et ses amis
prétendent réaliser l’intérêt général, en utilisant le capitalisme, au
profit des travailleurs, tandis que Mussolini le réalise au profit du
capitalisme en utilisant le prolétariat.
Des deux, un seul est logique : Mussolini. C’est là, en grande partie,
la force essentielle du fascisme. Non seulement, il institue à son
profit un régime d’intérêt général, mais encore il s’assure, pour cette
tâche, le concours indispensable d’une partie de la classe ouvrière.
Qu’on ne croie pas que le fascisme supprime les classes, qu’il les
nivelle. Non, il les superpose, mais cela lui permet de faire
disparaître les antagonismes brutaux et permanents du Capital et du
Travail, au nom de leur intérêt corporatif et général.
De cette façon, il supprime à la fois : la grève, arme ouvrière, et le
lock-out, arme patronale, par l’arbitrage obligatoire, arme à la fois
gouvernementale et patronale, puisque l’État n’est que l’expression
collective de la classe dominante.
Si la « corporation fasciste » réalise une sorte de solidarité
d’intérêt, nul ne peut prétendre que cette solidarité implique
l’égalité sociale des « associés ».
Voyons, en effet, quelles sont les caractéristiques essentielles de ces
corporations
1° Au sommet : une direction technique assumée par le patron,
l’industriel et, invisible mais présente, unie autre direction,
occulte, morale, suprême, la vraie direction : les grandes banques ;
2° Aux échelons : Les Savants, dont les travaux sont dirigés, orientés
par la direction, par la force qui paye ; les techniciens, qui sont
chargés d’appliquer les découvertes des savants sur le plan industriel
; les agents de maîtrise, qui ont pour mission de faire exécuter, selon
les règles de la corporation, dans “ l’intérêt général ” de celle-ci,
les travaux élaborés, mis au point par le corps des techniciens.
Savants, techniciens, agents de maîtrise, reçoivent, à des degrés
divers, des « délégations » qui font d’eux les représentants de la
direction. Ils n’en sont pas moins contrôlés constamment par celle ci ;
3° Au bas de l’échelle : les ouvriers, les employés, les manœuvres,
c’est-à-dire les exécutants, qui sont placés sous la direction des
agents de maîtrise, qui obéissent aux instructions du « Bureau » et
n’ont à faire preuve d’aucune initiative. Ils ne jouissent, en fait,
d’aucun droit.
En somme, on peut dire que la Corporation est placée sous l’autorité
d’un seul maître, en deux personnes : l’industriel et le financier, le
second commandant au premier. Le reste constitue une armée de parias,
plus ou moins bien rétribués et considérés, dont les efforts conjugués
n’ont qu’un but : enrichir le premier en asseyant ses privilèges, en
les perpétuant.
C’est ce que le fascisme appelle la « collaboration des classes » dans
un but « d’intérêt général ».
Les salaires, la durée du travail, les conditions d’exécution de
celui-ci, sont fixés localement, par industrie, par la Corporation
intéressée, c’est-à-dire, en réalité, par le patronat qui prend grand
soin de faire avaliser ses propositions par les « représentants » des
autres « associés », habilement choisis par lui, avant de les faire
légaliser par le « podestat », qui est le magistrat politique, le
représentant direct du pouvoir d’Etat.
Ce système est encore incomplet, mais, d’ores et déjà, il constitue la
base solide qui supporte tout l’édifice fasciste. Lorsque Mussolini,
avec le temps, aura réussi à se débarrasser du Parlement élu et du
Sénat, désigné par le roi - et ce ne sera pas long - il constituera des
parlements provinciaux et un parlement national, où siégeront les
représentants qualifiés des Corporations, c’est-à-dire des « grands
intérêts » du pays.
Ces assemblées locales, provinciales et nationales, constamment placées
sous le contrôle du pouvoir central, formeront l’appareil politique du
pays. Le fascisme sera alors réalisé : politiquement et économiquement.
Il lui restera à accomplir la tâche pour laquelle il fut présenté :
Tracer les nouvelles lois économiques du Capitalisme, généraliser le
système de renforcement de l’Etat mis au point en Italie.
Les grandes crises économiques et financières actuellement en cours
n’ont pas d’autre but.
J’ai indiqué ailleurs que les crises économiques qui se déroulent dans
tous les pays n’avaient pas pour causes réelles les crises financières
qui n’atteignent et n’affectent que certains d’entre eux. J’ai démontré
que ces crises économiques sévissaient aussi bien dans les pays à
change haut, moyen ou bas, que dans ceux où les crises financières
étaient terminées, en cours, ou bien ne s’étaient pas encore produites.
La crise financière est, certes, un facteur, mais un facteur
artificiel, qui permet de rendre ici ou là, la crise économique plus
aiguë. C’est un moyen, dont use avec art la finance internationale,
mais ce n’est pas une cause.
Quant à la conséquence de ces crises économiques, c’est le chômage,
aujourd’hui général dans le monde. Quelle que soit la situation
financière des pays, le chômage y règne et on constate qu’il est,
généralement, d’autant plus considérable et, aussi, permanent, que la
situation du pays est, financièrement, meilleure. La Suisse,
l’Angleterre, l’Allemagne, sont, à ce sujet, des exemples probants.
Le chômage n’est, en somme, qu’une sorte de lock-out, qui a pour but
d’introduire dans la production de nouvelles règles, dont le fascisme
et le taylorisme semblent constituer les grandes lignes sur tous les
terrains (exécution du travail et forme de sa rétribution).
L’ensemble de ces nouvelles règles constitue ce qu’on appelle la «
rationalisation ». Ce mot, qui a une importance considérable, à notre
époque, sera étudié à sa place.
Mais, dès maintenant, il convient de dire que la rationalisation,
actuellement en cours, dans tous les pays industriels, - et déjà
partiellement réalisée dans certains d’entre eux - a pour but de faire
passer le capitalisme d’un stade terminé, révolu, à un autre stade
correspondant à l’évolution actuelle.
Les Corporations fascistes seront les agents d’exécution de ce plan,
sous le couvert de « l’intérêt général ». Et, en France, on assistera
vraisemblablement, en raison de l’histoire de ce pays, à ce spectacle
prodigieux de voir le fascisme réalisé par la C.G.T. ou plutôt par ses
dirigeants, aidés par les chefs socialistes, lesquels, dans nombre de
pays, et notamment en Pologne, ont montré qu’ils avaient, à ce sujet,
d’étonnantes dispositions.
En effet, quiconque peut s’apercevoir que la bourgeoisie réactionnaire
française a l’infernal talent de faire présenter, soutenir et défendre
ses projets d’asservissement par les leaders politiques du Parti
socialiste et les chefs syndicaux de la C. G. T.
C’est ainsi que Paul Boncour, au nom du Parti socialiste, présenta et
fit voter le projet de loi instituant la nation armée et la
militarisation des syndicats, avec l’agrément de la C.G.T.
C’est ainsi, encore, que celle-ci, alors que le chômage permanent
implique la réduction du temps de travail, se cramponne à la journée de
8 heures, devenue trop longue.
Le Capitalisme poursuivra-t-il sa besogne de transformation profonde,
jusqu’au bout, en utilisant les chefs socialistes et syndicaux, déjà
rivés à son char ? Réalisera-t-il, avec eux, le fascisme - quelle qu’en
soit la forme - ou se décidera-t-il, le moment venu, à se débarrasser
de « ses auxiliaires », après les avoir usés ? Nul ne le sait, du moins
en ce moment, pas même l’intéressé.
Mais il est cependant certain que, de quelque manière que ce soit, et
avec qui ce soit, la haute finance poursuivra son but sans défaillance.
Une force, une seule : le syndicalisme révolutionnaire me paraît
capable de barrer la route au capitalisme, en voie de transformation.
Comme son adversaire, mais à l’état libre, il dispose, sans limite, des
facteurs qui assurent la vie sociale. C’est, en définitive, entre le
syndicalisme révolutionnaire et le fascisme, - et tous ses alliés,
politiques et syndicaux - que se livrera la bataille finale, pour
laquelle tous les ouvriers devraient déjà être prêts.
De l’issue de cette bataille dépend toute la vie des peuples. Selon que
l’un ou l’autre triomphera, ce sera la liberté ou l’asservissement,
l’égalité sociale ou l’exploitation illimitée, qui règneront
universellement.
Pierre Besnard