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FLAGORNER v.

On n'est pas exactement fixé sur l'étymologie de ce verbe et de ses dérivés : flagornerie, flagorneur. Peut-être, comme le suppose Littré, la syllabe fla, qui semble se rattacher à flatter, a été une des causes qui lui ont fait prendre son sens actuel. Mais si l'origine du mot est obscure, son sens est bien clair. Flagorner, c'est flatter souvent et bassement. On flagorne quelqu'un. On se flagorne mutuellement avec d'autres.

La flagornerie est un moyen d'exploitation de la vanité humaine. Sont des flagorneurs en puissance tous les complaisants, les courtisans, les flatteurs, les adulateurs « qui vivent de bassesse et d'intrigue » (P.-L. Courier), car, pour réussir, ils sont obligés de répéter de plus en plus souvent et toujours plus bassement leurs complaisances, leurs courtisaneries, leurs flatteries, leurs adulations. « Tout flatteur vit aux dépens de celui qui l'écoute », a dit La Fontaine. Mis en goût par un premier succès et son ambition grandissant, le complaisant devient facilement un courtisan. Celui-ci, pour arriver, doit être un flatteur, et il ne réussit complètement qu'en se livrant à la flatterie répétée et sans mesure, c'est-à-dire à la flagornerie.

La vanité humaine a des formes nombreuses et étendues. Elle est le fond principal de cette sottise dont la mesure donnait à Renan l'image de l'infini (Voir Sottise). Elle ouvre un vaste champ à la flagornerie. Aussi fait elle que « la société n'est proprement qu'un commerce de mensonges officieux et de fausses louanges, où les hommes flattent pour être flattés » (Fléchier). Dans cette société, la flagornerie trouve des ressources illimitées. Il n'en faut pas moins une certaine adresse pour réussir dans ce métier ; il faut autant de ruse que d'absence de scrupules. Le vaniteux n'est pas toujours un imbécile, un lourdaud qu'on « achète » par quelque grosse flatterie. Il peut être aussi un puissant qui se vengera cruellement s'il voit qu'on s'est moqué de lui. Les flagorneurs les plus marquants se recrutent parmi ce qu'on appelle les « gens d'esprit » ; ils exploitent à la fois la vanité des puissants et la sottise publique. Les puissants sont leurs « patrons », du latin « patronus », comme on appelait déjà dans la Rome antique ceux qui protégeaient ces « parasites » appelés « clientis (clients), hommes à tout faire pour leurs protecteurs », gens de finance et de gouvernement. Ces « gens d'esprit » appartiennent généralement à la corporation aussi nombreuse qu'indéterminée des « gens de lettres » (Voir Lettres). En raison de la publicité indispensable au plein rendement de leur besogne, ils écrivent dans des livres, revues, journaux, prospectus, et ils pérorent encore plus qu'ils n'écrivent, au parlement, à l'Académie, au théâtre, au radiophone, dans les réunions publiques, partout où ils peuvent avoir un auditoire. Ils flagornent en haut les prétendues élites dirigeantes (voir Elite) ; en bas, la foule ignorante que leur démagogie entretient inlassablement dans l'illusion de sa souveraineté. Ils sont des acarus qui vivent sur les hontes et les misères sociales.

Pour donner l'idée de la flagornerie dans ses variétés, rien ne vaut les exemples dont l'histoire abonde. Un des plus caractéristiques est dans le réseau d'intrigues qui se forma, il y a quelques vingt-cinq ans, autour d'un nommé Chauchard, qui avait fait fortune dans la camelote d'un grand magasin. Ce Chauchard fut certainement l'imbécile le plus intégral de son époque, et une nuée de parasites vécurent de l'exploitation de son incommensurable vanité. Il n'est pas certain que tout ce qu'on a raconté à propos du personnage soit vrai ; c'est en tout cas vraisemblable. On attribue entre autres à certain ministre ce mot renouvelé du danseur Vestris : « Il y a eu trois grands hommes au XIXème siècle: Napoléon, Pasteur et Chauchard ». Chauchard crut que c'était arrivé et fit du ministre son légataire universel. Si le mot n'est pas certain, il est digne du ministre qui décora ce calicot enrichi et qui fit entrer au Louvre la collection de « croûtes » appelée « donation Chauchard ». Flagorneurs ministériels et académiques ne manquèrent pas, à ce nouveau M. Jourdain qui, lorsqu'il recevait ces gens, en les payant fort cher, avait l'air d'un maître d'hôtel égaré parmi les invités de son maître. Paris s'amusa fort des funérailles carnavalesques de Chauchard ; mais ce jour-là, ce ne fut pas le « pauvre mort » qui fut le plus grotesque ; la dignité ministérielle et académique laissa son dernier reflet dans cette chienlit.

Comme a dit Larousse : « De tout temps, les princes ont eu des courtisans, les gens en place des complaisants et les riches des flatteurs ». Tous, courtisans, complaisants, flatteurs, furent des flagorneurs. Et Larousse a ajouté : « Capitulation devant les mauvais instincts, perte de tout respect de soi-même, de tout sentiment de pudeur, recours à l'intrigue, à de basses et viles complaisances pour obtenir une fortune et des honneurs. Ce sont là les caractéristiques de ces espèces ».

Les courtisans de Denys le Jeune faisaient semblant d'être myopes comme lui. Ceux d'Alexandre portaient la tête penchée, pour l'imiter. Anaxarque, le philosophe, entendant gronder le tonnerre, disait au même Alexandre : « Fils de Jupiter, n'est-ce pas toi qui as tonné? »

Philippe, roi de Macédoine, avait perdu un œil ; Clésophus parut devant lui avec un emplâtre sur le même œil. Quand Philippe fut blessé à une jambe, Clésophus boîta.

Un comte de Saxe était si gros que son abdomen débordait sur la table. Ses courtisans se bourraient le ventre de fourrures pour paraître aussi gros que lui.

Un astrologue avait dit à Charles IX qu'il vivrait autant de jours qu'il pourrait tourner de fois sur un talon dans l'espace d'une heure. Tous les matins, ce roi se livrait à cet exercice, et les gens de cour, jeunes et vieux, des généraux, des magistrats, faisaient comme lui.

Le duc d'Uzès répondait à Louis XIV, lui demandant quand sa femme accoucherait : « Sire, quand vous voudrez! » Le même, de qui la reine voulait savoir l'heure qu'il était, faisait cette réponse : « L'heure qu'il plaira à Votre Majesté ». Un chimiste du XVIIIème siècle qu'un roi avait visité, faisant une expérience devant lui, dit : « Sire, ces deux gaz vont avoir l'honneur de se décomposer en présence de Votre Majesté ». Le duc d'Uzès aurait ajouté : « Si Votre Majesté le permet ».

Le maréchal La Feuillade faisait brûler jour et nuit des lampes aux pieds de la statue de Louis XIV, place de la Victoire.

On confondait souvent, au XVIIème siècle, les mots gros et grand. Louis XIV ayant demandé que l'Académie déterminât exactement leur sens, Boileau lui dit : « Votre Majesté n'a rien à craindre. La postérité distinguera toujours Louis le Grand de Louis le Gros ». Le même Boileau, sous prétexte d'imiter Pindare, écrivit pour flatter Louis XIV l'Ode sur la prise de Namur. On lui doit aussi des vers comme ceux-ci :

Grand roi, cesse de vaincre ou je cesse d'écrire.

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Puisqu'ainsi dans deux mois tu prends quarante villes,

Assuré des beaux vers dont ton bras me répond,

Je t'attends, dans deux ans, aux bords de l'Hellespont.

C'est en vivant dans une atmosphère constante de flagornerie que les puissants de la terre en sont arrivés à croire qu'ils étaient des êtres exceptionnels, issus de la divinité qu'ils représentaient, et comme le plus souvent ils n'étaient que de pauvres hommes physiquement dégénérés, superstitieux, ignorants, inaccessibles à tout sentiment qui n'était pas celui de leur puissance, on comprend qu'ils aient suivi les voies d'une domination sans limites où les poussaient les flatteurs, conseillers criminels, et où ils s'engagèrent presque tous. Ils ne seraient pas longs à compter ceux qui ne rêvèrent pas de gloire militaire et d'un vaste empire, ceux qui ne désirèrent, pas voir toutes les têtes courbées devant leur autorité, ceux dont le caprice admit que quelque chose fût impossible. C'est certainement un flagorneur qui a dit que le mot « impossible » n'est pas français. Dans tous les pays, ce sont les flagorneurs de l'esprit national qui ont créé la sauvagerie nationaliste. Pour en revenir aux puissants, c'est en vain que la nature leur rappelait qu'ils n'étaient que des hommes ayant à satisfaire les nécessités les plus basses, soumis plus que quiconque aux maladies, en raison d'hérédités lamentables et appelés comme tous à mourir, car :

La garde qui veille aux barrières du Louvre

N'en défend point nos lois.

Malherbe.

Tout cela ne suffisait pas à leur montrer combien monstrueuse et ridicule était leur prétendue divinité. Ils n'admettaient pas que :

Si grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes ;

Ils peuvent se tromper comme les autres hommes.

Corneille.

On leur prêtait le pouvoir de guérir les maladies contre lesquelles la science humaine était impuissante. Les rois d'Angleterre et de France guérissaient, disait-on, les écrouelles. Voltaire a raconté à ce sujet que le roi Louis XI avait fait venir auprès de lui, pour le guérir des suites de son apoplexie, celui dont on a fait saint François de Paule. Ce saint demanda de son côté au roi la guérison de ses écrouelles. Les deux augures furent aussi impuissants l'un que l'autre à se soulager mutuellement.

Que pouvait-on espérer de raisonnable et de sensé d'un Denys l'Ancien se laissant convaincre par le flagorneur Damoclès, qu'il était plus grand poète que Phrynicus, Stésichore et Pindare? Il ne pouvait être que ce qu'il fut : tyran de Syracuse. De même d'un Caligula qui fit battre de verges le mime Pâris ne lui répondant pas assez vite que lui, Caligula, chantait mieux que Jupiter? Il fut le plus cruel et le plus stupide de tous les empereurs romains.

Aucun roi n'a été aussi bassement flatté, et entouré de flagorneurs si nombreux et si habiles que Louis XIV. L'adulation ne suffit pas de son vivant. Après sa mort, grâce à Voltaire, s'établit la mystification du Siècle de Louis XIV (voir Plutarquisme), qui continue encore aujourd'hui, entretenue et renouvelée par des écrivains d'ancien régime. Intelligence médiocre, âme de cabotin avide de bruit et de flatterie, caractère égoïste jusqu'à l'inhumanité, Louis XIV, comme presque tous les rois, a devant l'histoire cette excuse qu'il fut spécialement dressé pour être un sot malfaisant. On sut remarquablement développer et exciter ses mauvaises passions, étouffer celles qu'il pouvait avoir de bonnes. Lui-même ne put s'empêcher de remarquer que « parmi les courtisans il est beaucoup d'intrigants et peu d'amis ». Il ne sacrifia pas moins les amis aux intrigants. Exemple : la disgrâce de Colbert et la fortune de Chamillard qui devint ministre parce qu'il se laissa gagner au billard par le roi!... Devenu vieux, Louis XIV ne devait pas se faire ermite, comme le diable ; il se livra aux jésuites, ce qui fut pire. Ses courtisans ne purent moins faire qu'en exagérant dans cette voie. Aucune cour n'afficha plus de vertu hypocritement effarouchée en pratiquant plus de vices que la sienne. Elle fut la cour où triompha Tartufe, c'est tout dire.

Cachez ce sein que je ne saurais voir,

disait le saint homme ; il n'en fourrageait que mieux sous les jupes.

Xavier Marmier a vu, à Saint-Pétersbourg, les cahiers d'écriture de Louis XIV enfant. Dès l'âge de cinq ans, on lui faisait écrire, répétées de nombreuses fois, des phrases comme celle-ci : « L'hommage est dû aux rois ; ils font tout ce qui leur plaît ». Louis XIV n'eut jamais une belle écriture, ce qui aurait été indigne de lui, mais on sait comment il fit régner son « bon plaisir ». Plus tard, il devait écrire lui-même pour l'instruction de son fils : « Je possède la fortune de mon peuple en toute propriété ». S'il avait eu une hésitation à écrire ça, son confesseur, le jésuite Tellier, l'eût rassuré en lui apportant cet avis de docteurs en Sorbonne : « Tous les biens de ses sujets étaient à lui en propre ; et, quand il les prenait, il ne prenait que ce qui lui appartenait ».

Si, comme a dit Saint Simon, Louis XIV était né bon et juste, ses éducateurs se chargèrent de lui faire perdre ces qualités, indignes, elles aussi, d'un roi de la tradition. S'il alimenta des échos de ses amours, la chronique scandaleuse du temps, c'est surtout parce qu'il n'y eut autour de lui, parmi les plus grands, que des gens lui offrant leurs femmes ou leurs filles. Un seigneur de Villarceaux, sollicitant une charge pour son fils, proposait en même temps au roi, sa nièce pour maîtresse. Si l'on en croit Dion Cassius, flatteur d'Auguste, le monstrueux privilège appelé droit de cuissage, qui a été un des plus odieux de la société féodale et qui s'exerce encore hypocritement dans la société actuelle, aurait été établi par flatterie pour les puissants, et ne résulterait nullement de leur violence. L'origine en serait dans le droit que le sénat de Rome aurait offert à César « de coucher avec toutes les dames qu'il daignerait honorer de ses faveurs ». La mentalité des courtisans de Louis XIV, entremetteurs de la prostitution des femmes de leurs maisons, confirme l'exactitude de cette explication du droit le plus révoltant. Il n'était pas de sentiment de dignité, d'honneur ou d'amitié qui résistât chez les courtisans devant la possibilité d'une quelconque faveur. Un duc de Gesvres était un des intimes du surintendant Fouquet. Quand le roi fit arrêter ce ministre, il en chargea d'Artagnan. Le duc de Gesvres pleura de douleur, non de la disgrâce de son ami, mais de ce qu'il n'avait pas été chargé de l'arrêter!... Lorsque le clergé parvint à faire révoquer l'Edit de Nantes, grâce à l'influence déterminante des jésuites, voici comment Bossuet salua ce parjure de ce crime de Louis XIV : « Touchés de tant de merveilles, épanchons nos cœurs sur la piété de Louis ; poussons jusqu'au ciel nos acclamations et disons à ce nouveau Constantin, à ce nouveau Théodose, à ce nouveau Marcien, à ce nouveau Charlemagne, ce que les six cent trente pères dirent autrefois dans le concile de Chalcédoine : « Vous avez affermi la foi, vous avez exterminé les hérétiques : c'est le digne ouvrage de votre règne, c'en est le propre caractère! » ». Massacres, spoliations, proscriptions, voilà ce qu'un flagorneur religieux trouvait de plus digne pour caractériser le règne de Louis XIV, et ce flagorneur était Bossuet « l'aigle de Meaux », une des « lumières de l'Eglise »!...

Louis XIV ayant été opéré d'une fistule à l'anus, tout le monde à la cour voulut avoir sa fistule et offrir son derrière au bistouri des chirurgiens qu'on assaillait. Mais ce qui montre plus que tout le degré de basse servilité où était capable de tomber cette prétendue élite de la noblesse, c'est le privilège de « porter le coton », qui était consacré par le brevet d'affaires permettant d'assister le roi et de lui présenter le torche-cul quand il était sur sa chaise percée!...

Finissons-en avec ces mœurs qui sentent plutôt mauvais et avec Louis le Grand - pauvre Boileau!- en citant ce mot du maréchal Villeroy, aussi pitoyable maréchal que cynique courtisan : « Il faut tenir le pot de chambre aux ministres tant qu'ils sont en place, et le leur verser sur la tête quand ils n'y sont plus ». C'est, en style lapidaire, tout le secret de la réussite des flagorneurs. Celui qui reste fidèle à l'infortune et ne sait pas, à propos, lancer le coup de pied de l'âne, ne réussit pas dans la vie qu'ils ont faite.

Louis XV fut encore plus mal élevé que son aïeul.

Les « grands hommes », les savants, artistes, éducateurs, tous « intellectuels d'élite » ne manquèrent pourtant pas, si nous en croyons l'histoire, à la fin du « grand siècle » qui vit l'adolescence de ce roi. Barbier, qui « idolâtrait » Louis XV enfant au point d'écrire dans son Journal ceci : « ... Il a pris de l'émétique, ce qui a fait une évacuation charmante », ce Barbier peu suspect par conséquent de médisance, écrivait aussi : « On commence à craindre que le caractère du roi (alors âgé de treize ans), ne soit mauvais et féroce », et il racontait comment le roi avait tué lui-même, sans autre motif que son caprice, une biche blanche qui venait manger dans sa main. « On a trouvé cela très dur », dit Barbier. Mais n'avait-on pas fait tout ce qu'il fallait pour que le futur Louis XV arrive à cette dureté? A six ans, on lui donnait le divertissement de voir réunis dans une vaste salle un millier de moineaux au milieu desquels on lâchait les oiseaux de la fauconnerie qui tuaient tout. Et le jeune prince s'amusait fort de l'affolement des moineaux, de leurs cris de détresse, de leur agonie et de la vue du sang. Comment s'étonner que Louis XV eut une si violente passion pour la chasse, qu'il y participa plus de cent fois par an, et qu'en vingt-cinq ans il tua lui-même plus de deux mille six cents cerfs? Comment s'étonner aussi que cette férocité se soit exercée jusque sur des enfants qui lui étaient livrés pour de sadiques plaisirs? Comment s'étonner enfin de cet égoïsme qui lui faisait dire : « Après moi, le déluge »? Le déluge, ce fut la Révolution qui sortit de la misère du peuple et des turpitudes dirigeantes qu'une aristocratie décadente et pourrie rendait encore plus odieuses. Les plus clairvoyants la voyaient arriver et l'annonçaient, cette Révolution ; les flagorneurs du régime s'appliquaient à la nier.

Napoléon, qui singea Louis XIV dont il envia la prétendue grandeur étant sans doute bien peu sûr de la sienne, ne manqua pas non plus de flagorneurs. Il les recherchait pour s'entendre dire qu'il était un « grand homme », et il les payait cher. Cyniquement, il leur disait qu'il les savait à vendre, mais l'espèce n'ayant aucune pudeur en était flattée. C'est sur Napoléon Ier qu'a été écrite ce que Larousse appelle « la plus complète monographie du courtisan » : les Mémoires de M. de Beausset, préfet du palais impérial. Dans ces Mémoires, il est écrit qu'il n'y avait à la cour de Napoléon que des gens et des choses adorables. M. de Beausset était tellement enchanté de son maître, qu'il lui trouvait, entre autres qualités, la « modération », la « franchise politique » et « une bonhomie qui s'infiltrait dans tous les cœurs ». D'autres Mémoires, ceux de Mme de Rémusat, disent ce qu'il faut penser de tout cela. M. de Beausset va jusqu'à dire que Napoléon fut dépourvu d'ambition : « S'il eût été ambitieux, serait-il tombé sur l'homicide rocher de Sainte-Hélène?... » On est désarmé devant cette ingénuité, et elle est certainement sincère, car les Mémoires de M. de Beausset ne parurent qu'en 1827, en un temps où Napoléon ne pouvait plus rien pour lui. Celui-là, au moins, avait gardé la reconnaissance des bienfaits reçus ; il ne « vidait pas le pot de chambre » sur la tête de son maître vaincu.

Les rois plus ou moins constitutionnels du XIXème siècle eurent aussi des flagorneurs sous les espèces de ces courtisans, que P.-L. Courier a si vigoureusement cinglés du fouet de sa satire. Ils ne manquèrent pas non plus autour de Napoléon III et des aventuriers, gens de sac et de corde, qui perpétrèrent avec lui le crime du 2 décembre.

On a raconté que Guillaume II, le sinistre kaiser qui mena l'Allemagne à la guerre de 1914, traitait ses courtisans de « vieux ânes... vieux cochons », et ces fantoches, sanglés dans leurs uniformes étincelants, harnachés de plumes et de panaches, étaient tous fiers de ces grossièretés familières, elles étaient pour eux de nouveaux brevets de noblesse.

Aujourd'hui, les flagorneurs pullulent autour des puissances d'argent, souveraines sur toutes les autres, dans les cénacles académiques, les salons littéraires, les boutiques d'art, à la Bourse, dans les ministères, dans les journaux, partout où s'étale la vanité. Ils opèrent publiquement. Leurs flagorneries emplissent des colonnes de papier. Pour le profit de leurs « patrons », ils pétrissent, façonnent, dirigent l'opinion, suivant les indications qu'ils en reçoivent. Ils ont développé et étendu leurs procédés avec les moyens modernes de publicité. A la platitude devant les maîtres distributeurs de sportule et de décorations, ils ont ajouté le chantage quand ils n'obtiennent pas assez vite satisfaction. Ils se donnent alors des airs indépendants, audacieux, qui font plaisir aux « démocrates », bons imbéciles qui vous disent : « Croyez-vous qu'un Louis XIV aurait supporté de telles façons?.. » Ils retombent vite sur les genoux lorsqu'ils ont obtenu ce qu'ils voulaient. C'est ainsi que le personnel de ce qu'on appelle la « démocratie » s'enfonce peu à peu dans la vase des reniements et des compromissions aussi sales que ceux d'ancien régime.

Le flagorneur, parasite malfaisant, est le produit naturel du milieu de décomposition sociale que forme l'élite dirigeante. Il se développe dans ce bouillon de culture comme le microbe dans un organisme infecté, comme l'asticot sur la charogne. Le jour où une véritable élite se manifestera et prendra sa place, il n'y en aura plus pour les flagorneurs, les larbins, les lèche-bottes, ceux qui ont l'échine trop souple et les genoux trop ployants. Ils disparaîtront avec les faux-croyants, les faux-savants, les faux-artistes, les faux-intellectuels et avec les exploiteurs, les dictateurs, les surhommes qui, dans toutes les branches de l'activité humaine, imposent la tyrannie de leur imbécillité et de leur puffisme. Seul le véritable mérite sera honoré suivant les services qu'il rendra ; seuls recevront l'hommage de la reconnaissance publique ceux qui auront travaillé pour tous les hommes, et cet hommage sera simple et digne dans une société où chacun aura retrouvé sa dignité.



- Edouard ROTHEN