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FORÇAT n. m. (de l'italien forzato)

On appelle forçat un homme condamné aux travaux forcés. Autrefois, les forçats étaient utilisés sur les galères, bateaux de guerre ou de commerce longs et bas, allant à la voile ou à la rame et étaient particulièrement occupés pour ramer. La somme de travail qu'ils étaient obligés de fournir était formidable et de là est venu que le mot galère est aujourd'hui employé familièrement comme synonyme de bagne et travaux forcés (Voir les mots bagne, galère, etc.).

Par la suite, les galères n'existant plus, les forçats -­ tout au moins en ce qui concerne la France - furent employés dans les arsenaux et enfin déportés dans des colonies aménagées à leur usage. Il y a peu de temps encore les forçats étaient marqués au fer rouge sur l'épaule, mais cette pratique barbare a disparu, ce qui ne veut pas dire du reste que le sort du forçat se soit sensiblement amélioré. De nos jours, les criminels condamnés aux travaux forcés à perpétuité ou à temps, sont transportés dans la Guyane, contrée de l'Amérique du Sud, en bordure de l'océan Atlantique. Le sol de cette colonie est montagneux et marécageux ; le climat chaud et humide rend cette colonie particulièrement insalubre et, à part le travail que le forçat est obligé de fournir, la simple résidence en cette contrée est un véritable enfer. Quel que soit le peu d'intérêt que l'on puisse porter à la majorité des forçats, la cruauté inutile dont ils sont l'objet soulève de dégoût et de mépris le cœur de tous les hommes sensibles. Rejetés hors l'humanité qui les a vomis, ils auraient tout au moins droit à la pitié, mais il semble que la bourgeoisie les persécute à plaisir. Condamnés à construire des routes, sur un terrain marécageux, soumis à une température tropicale, peu nourris et mal vêtus, simple jouet entre les mains de chefs et gardiens barbares et absurdes, dont l'unique plaisir, en ces contrées lointaines, est de jouir de la souffrance d'autrui, peu de forçats résistent longtemps au régime qui leur est imposé. La bourgeoisie qui les transporte là-bas n'a pas même, pour couvrir son infamie, une excuse utilitaire, car les conditions de vie sont telles dans les bagnes de Guyane, que le forçat produit un travail absolument inutile et que, depuis des années et des années qu'il est employé à construire des routes, aucune route encore n'a pu être terminée. La peine prononcée contre le forçat varie d'ordinaire entre 5 ans et 40 ans de travaux forcés, mais une mesure odieuse d'administration publique l'empêche à jamais de se relever ; c'est ce que l'on appelle couramment le doublage. A partir de sept ans de travaux forcés, le forçat, une fois sa peine terminée, est condamné pendant un laps de temps égal à celui de sa peine, c'est-à-dire qu'il est obligé de résider, « librement », dans la colonie pénitentiaire et de répondre à deux appels annuels afin que sa présence puisse être constatée par les autorités responsables.

Le régime et la vie du forçat libéré sont encore plus terribles que celle du forçat proprement dit. Dans un pays où il n'y a ni commerce, ni industrie, ni comptoir, il lui est impossible de trouver du travail et de gagner ce qui est indispensable à son existence ; l'unique ressource qui lui reste est de commettre un crime afin d'être condamné à nouveau et de ne pas crever de faim ou de maladie. C'est généralement ce qu'il fait. C'est ce que le capitalisme appelle sans doute relever le moral de l'individu. Faut-il s'étonner d'un tel état de chose, alors que le capitalisme repose lui-même uniquement sur le vol et sur le crime?

Il n'y a pas que des forçats civils, il y a aussi des forçats militaires : ces derniers sont à Biribi. Leur sort n'est pas plus enviable que celui de leurs frères de misère qui résident à la Guyane. Ce sont des « fortes têtes », diront les bourgeois. Qu'ont-ils fait? Pas grand-chose ; parfois rien du tout. Mais l'armée est une institution féroce. Quelle est la vie de ces forçats? Terrible. Laissons la parole à un grand journaliste bourgeois qui a visité les bagnes et qui, dans un livre qu'il écrivit à son retour : Dante n'avait rien vu, nous fait frémir d'horreur. « Le supplice des condamnés militaires - nous dit Albert Londres dans son éloquent ouvrage - n'est pas un mythe, elle est écrite sur la pierre dure. L'une des bases de l'institution est le relèvement par le travail. Le travail est un fait : quant au relèvement, il se pratique de préférence à coups de botte.

Lorsqu'il n'y a pas de fourbi, la ration pour ces hommes jeunes est suffisante : les faméliques peuvent même trouver leur compte parmi les restes. On désigne par fourbi le bon accord entre acheteurs et vendeurs de denrées. Le fourbi a pour but d'engraisser le sergent et de dégraisser la gamelle.

Le général Poeymirau passait un jour devant l'un des camps.

- Que donnez-vous à manger à vos hommes aujourd'hui ? demanda-t-il à l'adjudant.

- Des fevettes, mon général.

- Qu'ont-ils eu hier?

- Des fevettes, mon général.

- Qu'auront-ils demain?

- Des fevettes, mon général.

Discrètement, Poeymirau rappela à ce destructeur de légumes secs l'existence des bêtes à cornes. (A. Londres, Dante n'avait rien vu, pages 55, 56).

Et plus loin :

- Pourquoi êtes-vous puni?

- Le sergent m'a mis une dame dans la main. J'avais les mains en feu, j'ai demandé une pioche. « Vous avez une dame, vous travaillerez la dame », qu'il répondit. Ça me cuisait trop. J'ai jeté la dame sur la route.

Au suivant :

- Moi, dit-il, je suis orphelin.

On ne lui tira pas un mot de plus. C'est la seule réclamation qu'il voulut faire à la société.

Au suivant :

Celui-là, le plus petit, ne provient pas des bataillons d'Afrique. Aucun antécédent. C'était un zouave. Un coup de poing à son sergent et ce fut cinq ans de travaux publics.

- Toujours un 18, toujours un 30, toujours un 60 (il veut parler des jours de cellule qui pleuvent), et cela pourquoi? Je n'en sais rien, mon capitaine, on ne peut pas se garer, il en tombe de partout,

- Vous êtes des malheureux. Prenez une bonne fois la résolution de ne plus attirer la foudre sur vous, et vous en sortirez.

- Oui, nous sommes des malheureux, mais il en faut sans doute, et nous le serons toute notre vie, puisque c'est le sort. Ce n'est pas contre cela que je proteste. Je proteste parce qu'on ne nous fait pas notre droit.

Une dernière image :

- Mon capitaine, dit Véron, moi j'ai à me plaindre.

- Allez.

- On m'a mis aux fers pendant deux heures.

- Pendant deux heures? fait le capitaine à l'adjudant.

- Mais non!

Les fers se composent de deux morceaux, l'un pour les mains, l'autre pour les pieds. Les mains sont placées dos à dos et immobilisées dans l'appareil par un système de vis. Pour les pieds, deux manilles fixées à une barre, le poids fait le reste. Les fers ne doivent être appliqués qu'à l'homme furieux et maintenus un quart d'heure au plus. Il y a aussi une corde qui relie parfois les deux morceaux et donne à l'homme l'apparence du crapaud. Nous n'avons pas trouvé cette corde dans le livre 57, mais au cours de ce voyage, sur la route.

- Procédons par ordre, dit le capitaine. Pourquoi cet homme a-t-il été puni?

- Il a été surpris sortant d'un marabout qui n'était pas le sien et tenant à la main un objet de literie ne lui appartenant pas. De plus, il y eut outrage envers le sergent. Il a dit au sergent : « C'est toi qui es un voleur, il y a longtemps que tu as mérité cinq ans! »

- C'est exact?

- Parfaitement! Je l'ai dit, répond solidement Véron.

- Pourquoi les fers?

- L'homme était furieux.

- J'étais furieux, c'est vrai, répond Véron.

- L'avez-vous laissé deux heures aux fers?

- Au bout d'un quart d'heure, j'ai dit au sergent D... : « Allez lui enlever les fers ».

- Oui, le sergent est venu dans le marabout, mais au lieu de les enlever, il m'a « resserré ».

- Faites venir le sergent D...

Le nom de ce sergent m'était connu. Je l'avais souvent entendu prononcer par les hommes de route. Ce sergent était le héros d'une histoire dégoûtante. Il faisait coucher un détenu par terre, puis ordonnait à des hommes de se servir de la figure du malheureux comme d'une feuillée.

Boutonnant sa veste, il apparut doux et peureux. J'imaginais les dompteurs plus fiers.

- Racontez exactement ce qui s'est passé lorsque l'adjudant vous a dit de retirer les fers à cet homme.

Le gradé se sentit pris à la gorge et bafouilla.

- Eh bien, racontez!

- J'ai fait ce que l'adjudant m'avait dit de faire.

- Alors, vous lui avez retiré les fers?

- Pro... probablement.

(A. Londres, Dante n'avait rien vu, pages 61, 62, 63, 64).

C'est tout le livre de Londres qu'il nous faudrait citer.

La vie du forçat civil ou militaire? La faim, la soif, la misère, la brutalité et la torture, et c'est tout.

« Depuis vingt ans, dit encore Albert Londres dans la conclusion de son ouvrage, le monde a fait beaucoup de progrès : on voyage dans les airs, on se parle à travers l'océan et sans fil! L'homme est en marche, du moins il le croit! Seule, en France, la justice est pétrifiée!

Nous avons de la répression l'idée qu'en possédaient nos grands-pères du Moyen-âge et même du Premier Age.

De belles phrases encombrent les projets de lois de nos corps législatifs. Mais ceux qui font des lois ne les appliquent pas et ceux qui les appliquent se moquent de ceux qui les font.

Un dresseur, qui loin de corriger les instincts sauvages de son animal, ne ferait que les aggraver, ne serait lui-même qu'un incapable et stupide animal. Le sergent de Biribi est ce dresseur.

Comment procédons-nous pour guérir le condamné du vertige du mal? Nous le saisissons par la peau du cou et le maintenons au bord du précipice, sans oublier de lui botter le derrière avec délectation et assiduité.

L'heure est venue de voir plus clair en notre raison ».

M. Albert Londres est un bourgeois et nous ne sommes pas d'accord avec lui quant aux remèdes qu'il propose. Le forçat est un déchet de l'humanité. On ne peut que réprouver - tout au moins en ce qui concerne le forçat civil - les actes dont il s'est rendu coupable. Mais il faut en toute impartialité aller au fond des choses. Le « criminel » n'est-il pas lui-même la victime d'une société criminelle, qui permet et provoque, par son organisation même, tous les crimes et tous les délits? « La société se défend, diront les moralistes, et d'ordinaire les forçats sont peu intéressants, ils ne méritent pas l'attention et l'intérêt que certains voudraient soulever en leur faveur ». Profonde erreur. Tout se tient, et le crime n'est que la conséquence d'un état de chose arbitraire qui s'étend du bas au haut de l'échelle sociale. Le forçat mérite d'être soutenu et défendu, car c'est un homme vivant et, en toute logique, personne ne devrait avoir et exercer le droit de le faire souffrir. Nous savons que le forçat ne verra réellement la fin de son calvaire que lorsque, la société ayant été transformée, le nouvel ordre social, en mettant fin à l'inégalité, mettra fin également au crime et, par extension, à la répression. Pourtant, dans les cadres actuels de la société, il est possible de faire quelque chose pour ces malheureux dévoyés mis au ban de l'humanité. Le contrôle populaire devrait s'exercer pour que cessent la torture et les souffrances inutiles du forçat et qu'il soit tout au moins traité humainement. En France, des campagnes furent menées afin que les forçats, au lieu d'être exilés dans de lointaines colonies, puissent rester dans la métropole. Malgré les promesses faites à ce sujet par plusieurs législateurs et par certains hommes d'Etat, le bagne civil est toujours en Guyane et le bagne militaire en Afrique, dans des contrées lointaines où les gardiens peuvent sans crainte se permettre toutes les iniquités et tous les abus.

Ce sera la honte de la démocratie de s'être rendue complice de la cruauté exercée contre les adversaires conscients et inconscients de la propriété, mais c'est au peuple qu'appartient le devoir de faire cesser, par son action continue, les souffrances injustifiées des forçats. Et en premier lieu ce sont les forçats militaires qu'il doit arracher des griffes des brutes galonnées, car c'est un outrage à la classe ouvrière que de punir aussi cruellement les hommes coupables de délits ou de crimes militaires. En attendant que la Révolution épure la vieille société qui se meurt, immédiatement il faut faire cesser les gémissements du forçat et lui rendre la vie, sinon douce, du moins humainement supportable.

Au figuré, on donne le nom de forçat à un homme qui est astreint à une condition pénible. Un travail de forçat. Les forçats du travail. Les forçats de la mine. En vérité, combien sont-ils, en société bourgeoise, qui sont obligés d'accomplir un travail de forçat pour arriver à se nourrir, eux et leur famille? Des légions. La bourgeoisie n'est pas plus indulgente pour ses exploités que pour ses forçats.