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HABITUDE n. f.

Ce mot désigne couramment une manière d'être usuelle. La coutume de certaines attitudes, un penchant vers certains actes et comme une facilité naturelle à les accomplir, constituent des habitudes, classées d'ordinaire en bonnes ou mauvaises, d'après leur répercussion ou par rapport à la moralité.

La psychophysiologie connaît des habitudes qui sont des dispositions permanentes de l'organisme, acquises par la répétition d'actes donnés. Dans le sens pathologique, l'habitude (ou habitus) désigne l'aspect extérieur, la manière d'être habituelle du corps. « L'habitus comprend les attitudes, les gestes, le volume du corps, la coloration de la peau, la rigidité ou le relâchement des tissus, les modifications du rythme et du caractère de la respiration, l'éclat augmenté ou diminué des yeux, l'aspect extérieur des organes des sens, etc. Le facies est un «  habitus » de la face ; le decubitus est l' « habitus » du malade couché. L' « habitus » trahit non seulement les états pathologiques, mais le tempérament et le caractère » (Larousse).

En biologie, l'évolutionniste Lamarck (1744-1829) formule, dans sa Philosophie zoologique, la loi de l'habitude selon laquelle « les organes se développent par l'habitude (travail, exercice : habitude active) et s'affaiblissent par le défaut d'usage dans tout animal qui n'a pas dépassé le terme de son développement ». Cette découverte n'est pas circonscrite à une évolution fermée dans le cycle individuel. Si la loi de l'habitude est une conséquence immédiate de l'assimilation fonctionnelle ; si, selon une expression saisissante, « la fonction crée l'organe », les caractères acquis ne disparaissent pas : ils se retrouvent dans la descendance et s'y accentuent à la faveur de la même activité. Ils régressent au contraire si la répétition cesse d'en entretenir le processus et vont jusqu'à l'atrophie et la disparition. La dentition comparée des rongeurs, des carnassiers et des herbivores, le rapport des ramifications de l'intestin et de la tâche de digestibilité que lui impose l'alimentation habituelle de l'animal, la résorption, aujourd'hui critique, de l'appendice vermiculaire constituent des exemples faciles et rapprochés. Par l'hérédité, la théorie de Lamarck gagne le transformisme, atteint, dans l'évolution, la sélection des espèces et cette souplesse de l'adaptation vitale des êtres à des conditions qui en brisent la ligne normale et l'habitude, en même temps qu'elle souligne cette remarquable docilité organique aux injonctions du besoin ...

Le droit pénal regarde certaines infractions, dites infractions d'habitudes ou collectives, comme seulement poursuivables quand une série de faits en démontrent le caractère habituel. Tel est le délit d'habitude d'usure. L'organisme répressif, enclin à examiner les actes dits « délictueux » comme accomplis dans la sérénité du libre arbitre et soucieuse d'appuyer ses sanctions sur le « solide » des responsabilités personnelles, tient en général pour aggravantes les circonstances d'habitude qui, près de celles du milieu, expliquent et atténuent la gravité de certains actes. Combien d'habitudes, contractées par des individus déjà héréditairement prédisposés et dont l'existence malheureuse respire quotidiennement les miasmes endémiques du vice, sont parmi les déterminantes de gestes qui n'eussent jamais été accomplis autrement. Comme impulsée par un sadisme de vindicte, l'organisation pénale que l'on nomme « justice » préfère punir que chercher dans le crime un mal social qui comporte des précautions et des soins. Peu lui importe que son glaive symbolique frappe en définitive l'innocent dans cette « résultante » qu'une société coupable lui livre... Et son châtiment même alourdit le fardeau écrasant des habitudes, maintient l'atmosphère où elles durent et s'enveniment, mène à la récidive lorsqu'elle pourrait écarter.

La philosophie définit l'habitude une disposition contractée à la suite d'un changement survenu dans un être. Ce changement peut être apporté du dehors ou venir de l'être lui-même : l'habitude est ainsi la conséquence d'une action subie ou accomplie par un agent. Elle est subie lorsque l'action est exercée par une cause externe (la température extérieure modifie nos organes tactiles) ; elle est accomplie lorsqu'elle est le fait de l'homme ou d'un animal, c'est-à-dire d'un être en possession de l'activité et de la spontanéité d'action propres aux êtres vivants. La condition principale de l'habitude est la répétition rapprochée des mêmes actes : une action répétée a plus d'influence qu'une action unique. Si le premier acte ne modifiait pas l'activité et ne laissait pas en elle une tendance à le reproduire, il en serait évidemment de même du second et de tous ceux qui viendraient ensuite, car chacun de ceux- ci seraient encore premiers par rapport à l'habitude et inefficaces au même titre. L'habitude naît donc avec la première action et dès le premier moment de celte action. L'habitude est ainsi proportionnelle à l'action. Et elle n'est pas seulement sous la dépendance du nombre et de l'échelonnement des actes, elle n'est pas uniquement fonction de leur multiplicité et de leur fréquence, mais aussi de leur intensité et de leur durée, elle est soumise à leur dynamisme. Une action prolongée a plus de répercussion qu'une action passagère. Un seul acte, s'il est suffisamment énergique et soutenu peut, du premier coup, donner naissance à une habitude déjà vivace...

Deux théories s'opposent quant à la nature de l'habitude. L'une, qui remonte à Aristote, voit dans l'habitude une loi de l'activité, commune à tous les êtres vivants, en vertu de laquelle ces êtres tendent à persévérer dans leur être même, c'est-à-dire dans leur action et, par conséquent, à maintenir ou à reprendre ce qui vient d'eux-mêmes, à écarter, à annuler ce qui leur vient du dehors. L'habitude n'est ainsi possible que chez les êtres vivants parce qu'en eux seuls existe une activité à la fois une et identique, capable de conserver le passé dans le présent et de continuer celui-ci dans l'avenir. L'autre doctrine, qui peut être rapportée à Descartes, voit dans l'habitude un phénomène de passivité. D'où cette définition de Rabier : « l'habitude est la modification plus ou moins persistante produite dans un être par toute action exercée sur lui ». L'idée essentielle éveillée par le mot habitude, c'est une manière d'être relativement stable et dépassant en durée la cause qui l'a produite. L'habitude est commune à tous les êtres matériels, vivants ou non, qui peuvent recevoir d'un phénomène passager une altération durable qui est l'habitude. L'habitude se ramène à l'inertie : c'est la loi en vertu de laquelle tout changement imprimé par une action quelconque continue d'être si nulle action contraire ne s'y oppose... Auguste Comte voyait ainsi dans l'inertie l'habitude elle-même. Il s'ensuit que l'habitude est plus visible, plus parfaite dans l'être le plus passif. Si l'homme, bien qu'essentiellement actif, est le plus capable d'habitudes, c'est que, par tous ses organes, toutes ses facultés (la volonté excepté), il obéit à la loi de passivité et d'inertie. Dans cette hypothèse, il semble que l'habitude ne soit pas proprement du domaine de l'esprit. Elle réside tout entière dans les organes qui seuls se modifient par l'usage. Cette doctrine, conforme à l'unité du matérialisme scientifique, apparaît à la fois trop exclusive et systématique. En effet, l'assimilation des habitudes contractées par les vivants aux modifications conservées des êtres inorganiques est contestable. Dans ceux-ci il semble n'y avoir qu'une permanence toute passive et, dans ceux-là, une persistance active, un effort de reconstitution, une propension croissante au renouvellement. Au point de vue psychologique, cette théorie ne rend pas compte de la tendance ou du besoin qui est à la fois le fond même de l'habitude et la caractéristique de l'activité. Elle néglige également l'affaiblissement progressif et l'effacement final des impressions passives, lesquelles semblent témoigner de la nature essentiellement active de l'habitude...

Ces diverses considérations nous amènent à la définition suivante de l'habitude : tendance de l'activité à reproduire les mêmes actes, d'autant plus facilement qu'ils ont été plus souvent produits. On distingue néanmoins deux catégories d'habitudes : les habitudes passives, qui ont plutôt l'apport à la sensibilité, et les habitudes actives qui se rattachent à l'intelligence et à la volonté. L'habitude active est une disposition à reproduire de plus en plus les mêmes actes et l'habitude passive est une disposition à ressentir de moins en moins les mêmes états de sensibilité. Cependant, comme l'observe justement Rabier, cette distinction porte plutôt sur les causes et les effets de l'habitude que sur son essence. On peut citer, comme exemples d'habitudes actives : marcher, danser, faire du sport, etc. Les habitudes du fumeur, de l'ivrogne, appartiennent aux habitudes passives... Descartes, dont on connait l'ingénieux automatisme des « esprits animaux », expliquait l'habitude par la constitution de chemins tracés par leur action mécanique. La physiologie moderne a substitué « l'influx nerveux aux esprits animaux et des processus chimiques expliquent la constitution des chemins. Tout fonctionnement des cellules aboutit à des prolongements qui unissent des cellules à d'autres et créent ainsi des passages, des chemins, condition physiologique de l'habitude » (Larousse).

Voyons maintenant les effets de l'habitude. « L'habitude, dit Ravaisson, exalte l'activité et rabaisse la passivité ». L'habitude accroit l'activité. Tout phénomène qui se produit dans un être, quelles que soient la nature, l'origine de ce phénomène, laisse, en disparaissant, cet être dans un état tel qu'il se trouve moins éloigné de ce phénomène qu'il n'était auparavant. C'est comme un résidu, un vestige de phénomène, tout au moins une trace, un canal qui conduit vers sa reproduction. De là diverses conséquences. L'habitude a deux effets principaux. Elle rend les actes plus faciles ; elle les rend plus nécessaires. C'est d'abord la diminution de l'effort. « Les habitudes sont dues à une limitation des influences subies, à un passage d'une activité diffuse à une activité concentrée. La force de l'organisme, au lieu de se répandre au hasard, se porte entière au point précis où elle est utile. Ainsi l'enfant qui apprend à écrire remue tout son corps ; l'habitude une fois contractée, la main seule entrera en mouvement » (Larousse)... Pour reproduire un phénomène déjà produit, une moindre quantité de causalité est nécessaire. Par conséquent, s'il s'agit d'un acte qui dépend de nous, il faudra moins d'effort : plus l'acte se répète, plus diminue l'énergie dépensée. Et elle ira toujours en diminuant avec les progrès de l'habitude ; à la fin l'acte s'accomplit pour ainsi dire de lui-­ même. C'est pourquoi, par l'habitude, l'acte devient plus rapide. En même temps, il devient obscur, la réflexion s'en retire de plus en plus, il semble tendre vers l'inconscience. De même, la volonté, nécessaire à la formation de certaines habitudes et d'abord chargée de commander, de surveiller les actes jusqu'à leur complet achèvement, s'en trouve peu à peu dispensée par l'habitude. Quand l'habitude est prise, nous exécutons donc presque machinalement, sans hésitation et avec célérité, les actes les plus compliqués : ils deviennent, en quelque sorte, automatiques...

D'autre part, plus l'acte devient facile, plus deviennent difficiles les actes contraires ou très différents, plus s'accroît par cela même la catégorisation de nos actions, qui tendent à devenir prisonnières de nos habitudes. L'acte s'exécutant à moins de frais, s'il suffit pour l'amener d'une moindre excitation, il se répétera plus souvent, et s'accroîtra à mesure son aptitude au renouvellement. A l'origine, il fallait faire intervenir notre volonté pour l'accomplir : ce n'est pas trop maintenant de notre vigilance pour l'éviter. La limite de ce progrès, c'est le besoin, la nécessité de l'habitude ; véritable inclination acquise qui a ses plaisirs et ses peines propres dans la satisfaction ou la contrariété. La place conquise par l'habitude dans la vie humaine où elle se renforce d'hérédité et finit par côtoyer l'instinct au point de nous abuser sur son caractère, a fait dire à Aristote qu'elle était « une seconde nature ». Elle en acquiert parfois les tyrannies et l'irrésistibilité... Ainsi, facilité croissante à se reproduire, propension toujours plus grande à agir, telles sont les phases successives par lesquelles passe plus ou moins complètement toute habitude. On aperçoit dès lors les rapports de l'habitude avec l'instinct et la volonté. « Elle part de l'une et aboutit à l'autre par une série indéfinie de degrés intermédiaires. C'est une sorte d'instinct qui succède à la volonté comme l'autre instinct la précède, l'instinct de recommencer ce qu'on a fait, l'instinct de se répéter, de s'imiter soi-même ». Elle paraît ainsi agrandir le champ de nos instincts primitifs, qu'elle seconde et prolonge, affranchit la volonté d'une multitude d'interventions secondaires qui l'accapareraient au détriment de l'aide qu'elle doit apporter à l'effort novateur, libérer l'attention qui, sans elle, resterait attachée aux manifestations les plus banales de la vie.

L'effet de l'habitude sur la conscience est une dégradation. Tout ce qui devient habituel s'affaiblit dans la représentation. En effet, la conscience est proportionnelle à l'intensité et à la durée des actes. Or, nous l'avons vu, par cela même que l'habitude rapproche la faculté ou l'organe de l'acte devenu habituel, cet acte n'exige plus, pour se produire, qu'une moindre dépense de force et un moindre temps. De même toute sensation qui se prolonge devient de moins en moins perceptible pour la conscience. On ne sent plus une odeur que l'on porte toujours sur soi. Le meunier n'entend plus le bruit de son moulin. En ce qui concerne la sensibilité, l'habitude émousse toutes les sensations purement physiques : elles se heurtent à l'accoutumance organique, affectent avec une intensité décroissante les centres coordinateurs. Il en est de même des impressions morales, du sentiment. Le plaisir ou la douleur qui se renouvellent trop fréquemment ou soumettent nos fibres à une vibration exagérée s'affaiblissent et s'éteignent. Le médecin, parfois crispé d'angoisse à ses débuts, accompagne plus tard dans l'indifférence les pires ravages de la maladie ; le chirurgien ne connaît plus le trouble qui nous bouleverse, il atteint, par l'habitude, à cette absence de frémissement, à ce sang-froid qui choquent notre émotivité, mais garantissent - avec la liberté de l'esprit, la sûreté de l'œil et de la main - le succès de ses interventions. On s'endurcit au spectacle de la souffrance. Les afflictions mêmes qui nous frappent, si elles ne nous abattent, lentement et comme à notre insu, se détachent de nous. « Les douleurs ne sont point éternelles, disait Châteaubriand, c'est une de nos grandes misères, nous ne sommes mêmes pas capables d'être longtemps malheureux ». Les plaisirs les plus entraînants n'échappent pas à ce nivellement. Des secousses excessives - qu'elles apportent le désespoir ou prodiguent l'ivresse - désaccordent l'équilibre vital et nous n'en pouvons longtemps supporter la tension. Qu'il s'agisse des intempérances de la table ou des dérèglements de la chair, ils abandonnent à la monotonie leur charme et leur frénésie, en même temps que la lassitude, qui est comme la réaction de conservation de l'organisme saturé ou surmené, tend à le préserver par le dégoût. Les autres, les chagrins violents au sein desquels on se complaît jusqu'à vouloir en aviver l'acuité, se fondent dans une sorte d'âpre jouissance qui est comme une ironie de la nature et s'éloignent, avec elle, de leur objet, se dérobent à la volonté par l'accoutumance. Les peines, comme les joies, retournent à la normale qui ne supporte l'ininterrompu et n'entretient la vivacité que par l'alternance, ou sombrent dans l'habitude qui est comme le refuge suprême de l'être contre un accaparement qui l'épuise...

Le désir suppose une certaine distance entre la faculté et la fin qui est le bien de cette faculté. L'aversion suppose de même une certaine distance entre la faculté et la manière d'être opposée qui est la privation du bien ou du mal. Or, la possession habituelle d'un bien diminue ou supprime cette distance ; donc le désir et l'aversion tendent à s'éteindre par la possession ou la privation habituelle de leurs objets. Mais si l'habitude passive réduit la conscience, elle augmente le besoin. Ainsi, le goût de l'ivrogne s'émousse par l'abus, mais son besoin de boire s'accroît sans cesse. La sensation de moins en moins ressentie devient de plus en plus indispensable. Par cela même, au plaisir primitif, origine de l'habitude, se substitue un autre plaisir, effet de l'habitude : le plaisir de la satisfaire. Il apparaît ainsi comme d'ordre négatif. Ce n'est plus le délice duquel on s'approche dans la liberté, mais plutôt la quiétude d'avoir satisfait à des injonctions auxquelles on sent qu'on ne peut se soustraire. D'autre part, par processus inverse, des sensations d'abord pénibles peuvent devenir agréables et appeler la continuité si l'on en contracte l'habitude. L'acte du fumeur, qui commence dans la nausée pour s'épanouir dans la sollicitation tyrannique est, de ce genre d'habitudes, un exemple typique...

Les sentiments, les inclinations ont leurs habitudes qui ne sont pas encore nettement comprises. En effet, si la plupart des sentiments s'émoussent, d'autres semblent s'aviver par la répétition même. Certains penchants meurent de satiété ; d'autres deviennent d'autant plus insatiables qu'ils se satisfont davantage. Ces effets ambigus, exceptionnels, tiennent sans doute à la complexité de ces phénomènes où se mêlent l'activité et la passivité. La passion, qui est une inclination exaltée et dominante, croît d'autant plus rapidement que la sensibilité est plus vive et l'imagination plus puissante, et l'habitude l'enracine peu à peu dans les âmes et la rend finalement invincible. Mais toutes les passions n'ont pas un titre égal à notre bienveillance. S'il en est qui favorisent l'expansion de l'individu et, décuplant le courage et la volonté, en portent au paroxysme les qualités, en amplifient la richesse profonde et la lumière généreuse, d'autres sont destructives de sa vigueur et de son harmonie et le retiennent en deçà de sa conscience et de sa lucide possession. Or, toute passion est exclusive et jalouse : elle est tellement absorbante qu'elle empêche toute passion contraire de naître. Nous devons donc les surveiller dès l'origine et les soumettre à notre critérium, ne leur permettre de s'introduire en nous et de s'y établir par l'habitude que sous notre contrôle et la reconnaissance éclairée du droit de cité. L'homme est trop éloigné de ses états primitifs pour s'en remettre à ses instincts du soin de régler ses passions. Une raison chancelante et faillible, égarée par les civilisations, est cependant le seul garant de nos réserves et de nos possibilités. Si séduisant et, en apparence, naturel que puisse sembler l'octroi d'un blanc-seing spontané et la consécration de légitimité aux passions qui cherchent à s'emparer de notre activité, pareil détachement nous expose aux pires dissociations de la personnalité. Et quiconque s'imagine, en y cédant, se libérer, risque fort de se mettre, par avance, à la remorque des penchants...

L'habitude pénètre non moins avant dans le domaine de l'intelligence. Celle-ci est soumise à l'habitude aussi bien dans los plus humbles de ses fonctions (mémoire, perception, imagination) que dans les plus élevées (élaboration de la connaissance). C'est une des conditions les plus importantes de la mémoire : elle agit surtout sur la conservation des idées. En effet, plus la même sensation ou la même opération mentale se répète, plus l'idée qui lui correspond accroît sa force de conservation. Que la répétition soit volontaire ou non, il n'importe : l'effet est toujours le même. C'est ce qui a fait dire quelquefois que la mémoire, ou du moins la conservation des idées, n'est qu'un cas particulier de l'habitude : la commune habitude de l'intelligence et du cerveau. La loi de l'association des idées : la loi de contiguïté, c'est, en somme, la loi de la mémoire et de l'habitude, lesquelles, en reproduisant les idées antérieures, les reproduisent naturellement dans leur ordre et avec leurs connexions primitives. Plus la contiguïté a été fréquente, plus l'association est forte et durable. Deux idées se présentant toujours à notre esprit, une habitude se forme et nous devenons incapables de les penser l'une sans l'autre : c'est le cas de l'association inséparable par laquelle l'école anglaise a tenté d'expliquer les principes directeurs de la connaissance...

Toute sensation est immédiatement suivie d'une perception, et plus la sensation est distincte et familière, plus la perception est parfaite. La part que prend l'habitude dans le perfectionnement de la perception extérieure en général est plus considérable encore quand il s'agit des perceptions acquises, car celles-ci sont le résultat d'une éducation, par suite d'une habitude. La perception n'est que l'interprétation des sensations. D'une sensation donnée, nous concluons à l'existence d'un objet ou à la présence d'une certaine qualité de l'objet. Mais cette conclusion, fondée sur l'habitude, n'est nullement infaillible. Vraie dans la majorité des cas, elle est en défaut dans des cas exceptionnels, contraires à cette habitude : ce sont les erreurs des sens... Dans l'imagination, l'intervention de l'habitude est moins apparente. Soit que l'imagination soit reproductrice et, par suite, une des formes de la mémoire, soit qu'elle soit combinatrice ou créatrice, c'est-à-dire dépendant de la raison et de la sensibilité morale, l'habitude est présente, soit directement comme partie intégrante de la mémoire, soit indirectement pour rendre plus faciles et fréquentes les conceptions hardies de l'imagination...

Les grandes opérations intellectuelles, celles qui ont rapport à l'élaboration de la connaissance (abstraction, généralisation, jugement, raisonnement), se servent de l'habitude, soit en ce qu'elles ont pour matière des opérations inférieures qui doivent en partie leur existence à l 'habitude, soit par elles-mêmes, quand elles empruntent à l'habitude l'aptitude au renouvellement, une plus grande aisance, une durée moindre d'exécution, et font ainsi de l'habitude une des conditions du perfectionnement de la science. Mais il est bon de remarquer que l'habitude ne commence rien. Elle ne fait que conserver et consolider ce qui a d'abord été produit sans elle, et l'empirisme a le tort de l'oublier... L'habitude accroît donc la puissance de toutes les facultés intellectuelles, mais si on n'y prend garde, elle les spécialise et obscurcit de plus en plus la conscience de leurs diverses opérations. Ces effets fâcheux peuvent être neutralisés, pourvu qu'on s'étudie à exercer également toutes les facultés et dans tous les sens, pourvu aussi qu'on s'efforce de tenir l'attention en éveil toutes les fois qu'il est nécessaire...

Enfin la volonté, en même temps qu'elle est le principe de toutes les habitudes dites volontaires, contracte elle aussi des habitudes selon la façon dont elle s'exerce et les motifs par lesquels elle se détermine. On s'habitue à vouloir promptement, obstinément, on s'habitue à se déterminer par des motifs d'intérêt, de passion, de devoir, etc. D'une part, l'habitude affermit et étend l'empire de la volonté sur toutes les autres facultés et sur le corps lui-même ; d'autre part, la volonté est-elle engagée dans une voie, bonne ou mauvaise, l'habitude l'y maintient et l'y pousse de plus en plus. C'est ainsi qu'on a pu dire, quel que soit par ailleurs le fondement de la morale, que la vertu est l'habitude du bien. « Un acte vertueux ne fait pas plus la vertu qu'une hirondelle ne fait le printemps », disait Aristote. Les habitudes morales ont des répercussions considérables : elles peuvent avoir un rôle bienfaisant ou redoutable selon le caractère des actes qu'elles favorisent. Mais que l'on situe le bien dans l'idéalisme des tendances ou de la perfectibilité, dans l'a priori de la révélation ou la raison des postulats, dans le réalisme ou la foi, dans la loi rigide ou la vie mouvante, l'habitude n'en peut être aveugle et à l'écart de la connaissance. Qui appareille sur la foi des injonctions sera demain, dans l'incompris de son acceptation, absent de ses actes les plus graves et comme un marin sans boussole sur l'océan trompeur. Quelle que soit notre morale personnelle, c'est-à-dire la ligne de conduite mûrie, voulue et constamment révisable à laquelle se rapportent nos actions ; quelle que soit la nature des actes - néfastes ou profitables - dans lesquels nous fixons provisoirement et conventionnellement les notions si souvent arbitraires du bien et du mal ; si large que soit le sens du mot vertu appliqué aux orientations et aux attitudes les plus conformes à nos conceptions directrices ; si éloignés que nous nous tenions - en notre constant relativisme ­ des absolus où se fige et s'immuabilise une « morale » sur laquelle les sociétés ont porté la dérision de leurs foulées séculaires, il importe que là aussi nous tenions sous notre surveillance constante des habitudes capables, nous le savons, de s'opposer, le cas échéant, aux redressements nécessaires. Tant à leur origine qu'à travers leur développement, elles doivent demeurer, non seulement éclairées, mais volontaires. De leur aide à leur emprise sachons garder la marge salutaire... N'oublions pas, cependant, que sont froides, austères et insuffisamment humaines les régions de la pure raison. Ne craignons pas d'envelopper de sentiment les habitudes qui nous relient à nos semblables : la rectitude sans émoi parfois glace la justice, rend distante la générosité, annihile jusqu'à la richesse du don. Elles gagneront à cet adoucissement de la souplesse et de l'aisance. La chaleur que nous apportons à l'accomplissement de nos actes en augmente le potentiel et en élargit la portée. Nos vérités ne seront jamais aussi bien accueillies que dans la vivante approche de nos cœurs ; elles ne seront jamais aussi pénétrantes. Si la vertu, sèche et sévère avec Kant, et toute raison, est, avec P. Janet, « l'habitude d'obéir librement, avec lumière et amour, à la loi du devoir », qu'elle soit, dans la joie, l'offre meilleure de nous-mêmes aux desseins les plus clairs que nous avons conçus. Que l'habitude de notre bien expansif en accroisse le rayonnement, en attendrisse les abords, prépare avec autrui la communion...

L'habitude est donc coextensible à toutes nos facultés et son rôle est immense. Elle est la condition de la continuité de la vie humaine et affirme ainsi l'identité et la substance du moi. Force conservatrice, « par elle l'être hérite sans cesse de lui-même et thésaurise, pour ainsi dire, les résultats sans cesse accrus de son activité ». Accumulant les matériaux de nos efforts, elle permet à notre tâche de se porter vers de nouveaux objets. Elle nous évite de continuels retours sur le passé, libère par la mécanique la plupart de nos facultés, laisse disponibles nos réserves d'énergie. Comme le remarque V. James, « si l'habitude n'économisait pas la dépense d'énergie nerveuse et musculaire, les actes les plus simples : s'habiller, se déshabiller, marcher, absorberaient tout notre temps… ». Par l'acquis qu'elle permet et retient, elle est la condition du progrès, car « aucun progrès n'est possible si tout recommence sans cesse. En effaçant des actes anciens la complication et la difficulté, l'habitude rend possibles de nouveaux actes de plus en plus compliqués et difficiles ». L'attention minutieuse et réfléchie, la tension physique ou volontaire, débarrassées des mille préoccupations secondaires de la vie courante, peuvent porter sur d'autres points leurs ressources précieuses. L'habitude permet donc à l'esprit humain d'étendre ses conquêtes au lieu de s'épuiser dans une vaine réacquisition. Mais leurs aspirations ne sont plus que routine si, vers elles tournées, nous consentons à scander le piétinement de nos habitudes, si nous livrons à leur ronde monotone toute notre activité. Dans le cercle clos des habitudes souveraines, le jeu des cerveaux les plus riches devient comme le somnambulisme circulaire d'une civilisation endormie. Elles assurent, et c'est assez, notre propension. Mais leur cycle est révolu : hors d'elle est l'inconnu nécessaire et tentant, le mouvement fécond de la vie. C'est dans le renoncement aux poussées hasardeuses, aux aventureux défrichements, semés de souffrances et de délices, que Châteaubriand plaçait le regret de son jeune héros désenchanté, René : « Si j'avais encore la folie de croire au bonheur, je le chercherais dans l'habitude »… Si le bonheur est dans le non-sentir et le non-penser, s'il consiste à abîmer dans l'indifférence toutes les forces de l'être, si le bonheur est un désespéré qui n'ose demander au suicide l'accès du vrai repos et met, sur son visage et dans son âme, tous les attributs de la mort, alors, oui, l'habitude aussi est la félicité, comme déjà le nirvana cesse d'être la vie... Le bonheur n'est pas dans l'abandon ou l'attente béate. Il est dans l'effort, et le don averti et continu de soi, et la poursuite du but indéfini, et c'est folie que de rêver, pour soi-même et les peuples, d'un Eldorado stagnant. Le bonheur - ou son fantôme - n'est pas au port : il est sur le chemin. Il flotte dans la brise qui nous caresse au passage. Il est parfois notre compagnon inattendu et berce ça et là les étapes de notre marche ininterrompue. Mais n'essayons pas de nous immobiliser avec lui : nos bras n’étreindraient bientôt que le vide...

Il n'est guère de modalité de critique et d'action qui, autant que l'anarchisme, se heurte à la multitude paralysante des habitudes. L'élan qui tend à accroître -­ en lui et autour de lui - le domaine de l'individu, à l'approcher de la connaissance et de la possession éclairée de ses moyens, à assurer la franchise de son sentiment, le jeu lucide de sa raison et la maîtrise de sa volonté, la conscience et le contrôle d'une évolution personnelle est, dans son essence, voué à la lutte contre les emprises de l'accoutumance. Habitudes intellectuelles : paresse de l'esprit, opinions de l'ambiance, jugements coutumiers, calquage, préjugés ; habitudes religieuses (qui ne sait à quel point les religions établies ont perdu le soutien de la foi et doivent la persistance de leur prestige à l'armature vivace des habitudes, qui ne trébuche chaque jour sur l'idolâtrie sans cesse renaissante ?) ; habitudes de violence : habitudes ancestrales de la lutte pour les besoins devenues les habitudes raffinées de l'appropriation pour les appétits, habitudes de l'individu de proie, habitudes des foules prises de la folie collective du massacre et de la guerre ; habitudes d'obéissance, d'ordre, de discipline, si chères aux conducteurs d'hommes et qu'utilisent pour leurs fins les partis et les sectes, si libérales soient leurs tendances, si ouvertes leurs voies, si souples leurs cadres ; habitudes morales, sociales, publiques et privées, particulières et générales qui renforcent les erreurs des générations d'une sorte d'hérédité, adossent leurs étais au flanc des idées vieillies, des mensonges pieusement embaumés, des mœurs déjà périmées, des formes à jamais révolues : le cimetière de la pensée, le marécage où s'enlise la vie ; tout le faisceau des respects et des acquiescements, des provisoires stabilisés, des institutions crispées aux vertus de l'usage ; habitudes à l'infini ramifiées auxquelles la loi du moindre effort, la passivité, l'ignorance, la lâcheté font une haie d'honneur valeureuse, accordent les prérogatives dangereuses de la prime nature... Que ce soit dans la famille, dans la rue, partout dans la société, à chaque pas dans la vie, qu'elles étranglent l'enfance, ligotent les adultes, enterrent les cadavres ; qu'il s'agisse du savoir, du travail ou de l'amour, des figures les plus pures de la joie ; qu'intervienne l'éducation, l'intérêt, les rouages emprisonnants de l'économie domestique et sociale ; qu'elles traînent à grand fracas la croix des dieux défunts ou qu'elles brandissent les parchemins de la propriété ou les tables de la loi, les habitudes aux mille chaînes, à nos corps enlacées comme des pieuvres, harcèlent sans merci les novateurs et nous font payer durement l'acquis du passé.



- Stephen MAC SAY.

OUVRAGES A CONSULTER. - Ravaisson : De l'habitude ; Maine de Biran : Influence de l'habitude sur la faculté de penser ; Albert Lemoine : L'habitude et l'instinct ; Malebranche : Recherche de la vérité (liv. II) ; Dumont : Revue philosophique (t. 1) ; Rabier : Leçons de psychologie (chap. XLI) ; Ribot : l’hérédité, Boirac : Philosophie ; Guyau : Hérédité en éducation; G. Tarde : Les lois de L’imitation, A. Bain : La science de l'éducation, etc.