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HONNEUR n. m. (du latin honor, même signification)

Un des mots les plus stupides, les plus vides de sens. Un de ceux au nom de qui on accomplit un nombre incommensurable de crimes. Pour donner une idée exacte de ce mot, il n'est que de citer les définitions qu'en donnent les dictionnaires bourgeois : « Gloire, estime qui suit la vertu ou les talents. Probité, vertu, considération, réputation, démonstration d'estime ou de respect. Distinction. En parlant des femmes: pudeur, chasteté ».

C'est au nom de l'honneur du drapeau, de la Patrie, que toutes les guerres se sont faites et se font encore. Que de sang versé, que de victimes accumulées! L'honneur du drapeau, l'honneur de la Patrie ; ces mots cachent les ténébreux desseins, les convoitises, les ambitions, les appétits insatiables des financiers, des industriels, des diplomates et des gouvernants de toutes les couleurs.

L'honneur du nom, de la famille, de la caste : que de palinodies, que de bassesses, que de crimes on commet en leur nom! Un mari tue sa femme pour venger son honneur outragé (!) ; un père renie son fils parce que celui-ci s'engage dans une voie qui porte atteinte à l'honneur de sa famille! Un bourgeois se livre à toutes les bassesses envers les puissants pour être décoré et ainsi relever l'honneur de son nom! Une mère conseille à son fils de se suicider parce qu'il a manqué à l'honneur!...

Témoin ce fait-divers cueilli dans Le Matin du 28 février 1924 :

« TRAGIQUE ARRESTATION. - Le sieur Sarlat, secrétaire de mairie à Bassens, avait commis plusieurs détournements au préjudice de la commune. Sur la plainte du maire, des agents de la sûreté se présentaient hier à son domicile pour l'arrêter. Ce fut la mère qui vint leur ouvrir et, en apprenant le mobile de leur visite, elle cria à son fils qui était dans sa chambre : « On « vient pour t'arrêter, tue-toi! » Sarlat prit alors un revolver et se logea une balle dans la tête. Les policiers, au bruit de la détonation, se précipitèrent dans la chambre et trouvèrent l'indélicat employé gisant dans son sang et râlant. La mère les supplia d'achever son enfant! »

N'est-ce pas atroce de voir cette mère préférer son enfant mort plutôt que « déshonoré » ? Que de la voir, parce qu'il ne mourait pas sur le coup, supplier les flics de l'achever? L'honneur! Voici seulement ce qu'elle envisagera. Pas un cri de pitié ou de douleur ne sortit de ses lèvres ; aucun élan affectueux ne vint dicter à cette « mère » une parole de pardon. L'honneur! Il fallut ce mot pour ravaler une femme plus bas que la bête qui, elle, au moins, défend et protège la chair de sa chair.

Ne vit-on pas, pendant la guerre, des femmes dénoncer leur fils ou leur mari déserteur? N'en vit-on pas d'autres, en apprenant qu'un être cher venait d'être tué au front, éprouver un sentiment de fierté et tenir à honneur d'être la mère ou la compagne d'un « mort pour la patrie » ?

L'honneur? Si un pauvre diable dérobe un pain pour se nourrir, il est déshonoré. Si un financier extorque plusieurs millions, même en ruinant sa clientèle, il sera taxé de « banquier de génie » et se verra comblé d'honneurs!

« L'honneur tient dans l' carré d' papier d'un billet d' mille », écrivait un jour Gaston Couté. Ce n'est pas là une boutade de pamphlétaire. L'homme qui possède une fortune peut se permettre tous les actes vils ; s'il obtient en résultat l'augmentation de son capital, il verra, en même temps, s'accroître ses droits à la considération de ses contemporains.

On couvre d'honneurs un général meurtrier, un politicien sans vergogne qui est un des responsables de massacres humains ; un mercanti qui s'est enrichi en vendant de la marchandise avariée ; un financier qui ne doit sa fortune qu'à de louches spéculations ; un grand usinier qui exploite durement ses ouvriers, les brime et ne leur accorde qu'un salaire de famine ; un flic qui s'est distingué par sa sauvagerie dans la répression ; un gouverneur de colonie qui fait massacrer impitoyablement les indigènes ; un soldat parce qu'il a exterminé un grand nombre d' « ennemis ».

Mais les savants, mais les artistes auront toute leur vie une misérable existence et on attendra qu'ils soient morts à la peine pour les couvrir d' « honneurs » ! Mais le mineur qui risque chaque jour le grisou, mais le marin qui court journellement le risque du naufrage, mais l'ouvrier qui peine de sa prime jeunesse à son extrême vieillesse pour enrichir le monde du produit de son travail, - tous ceux-là n'ont pas droit aux honneurs, ce sont des êtres de la « basse classe » dont on se sert en les méprisant. Il n'y a pas encore bien longtemps qu'on aurait fait rire les gens de la « haute société » si on leur avait dit qu'un ouvrier avait un cœur et un cerveau comme eux!

L'honneur d'une femme! N'est-ce pas à éclater de rire en pensant qu'une femme qui, en dehors du mariage, se livre à l'acte d'amour est considérée comme ayant perdu son « honneur…! N'est-ce pas Montaigne qui disait : « Ah ! Vous avez trouvé une drôle de place pour loger l'honneur d'une demoiselle! » La fille-mère n'est-elle pas encore une source de « déshonneur » pour sa famille... et tout cela parce qu'elle n'a pas sollicité le concours du maire pour aller coucher avec l'élu de son cœur! L'honneur? Quelle vaste blague! Ne vit-on pas un Alexandre Millerand, renégat, parjure, escroc de l'Etat pour près d'un milliard dans la liquidation des biens des Congrégations ; ne vit-on pas cet homme, qui est vraiment le symbole de la vilenie, de la malhonnêteté, grand maître de l'ordre de la Légion d' « honneur »! Et cette légion d' « honneur » n'est-elle pas accordée qu'aux massacreurs, qu'aux financiers spéculateurs, qu'aux politiciens sans scrupule, qu'aux commerçants détrousseurs, qu'aux plumitifs menteurs et asservis aux puissances d'argent? L'honneur n'est qu'un prétexte à tous les crimes ; c'est le mot avec lequel on fait marcher les foules ; c'est le mot vide de sens qui rend le cœur humain inaccessible à la pitié et même à l'affection véritable ; c'est au nom de l'honneur que l'on fait s'entretuer des gens qui ne se connaissaient pas la veille ; c'est un mensonge odieux et criminel. Défions-nous de ceux qui nous parlent d'honneur : ce sont des gens qui en veulent à notre vie ou à notre bourse. Reléguons ce mot à l'endroit où Villon accrochait les lunes mortes. Soyons bons et fraternels et, pour ce faire, rejetons loin de nous ce mot : honneur, source de haine, de meurtre et de méchanceté ; vocable qui ne peut avoir place que dans la bouche d'un fou ou d’un criminel.



- Louis LOREAL