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HUMANITARISME n. m.

Ce mot, surtout dans les pays occidentaux, est employé plutôt comme adjectif ; comme substantif, il a une signification générale imprécise. Dans la presse il circule sans norme, sans gêne. Il faut expliquer une équivoque. L'humanitarisme n'est pas une notion sans contenu réel ; ce n'est pas un mot commode à la portée de chacun. Dans quelques livres, particulièrement dans L'Humanitarisme et l'Internationale des Intellectuels (1a première édition a paru à Bucarest en 1922), je me suis efforcé à donner à ce mot une signification positive, dont devraient tenir compte tous ceux qui emploient ce mot. Les uns considèrent l'humanitarisme sous une forme personnelle seulement, le réduisant à cette urbanité qu'ils croient inhérente, cachée dans le cœur, et qui ne peut souffrir une « exprimation sociale », c'est-à-dire son affirmation par des actes collectifs ou seulement par certains principes selon lesquels elle serait guidée à travers les réalités sociales. Ceux qui craignent que l'humanitarisme, exposé sous la forme de doctrine, devienne un dogme, - et par conséquent contrarie la liberté de conscience et l'action de l'individu, - ceux-là craignent inutilement. L'humanitarisme ne peut pas être un dogme, un cadre restreint et fixe dans lequel nous devons nous limiter en nous déformant. Ceux qui examinent bien les principes humanitaristes, peuvent se convaincre qu'ils n'ont pas d'autres limites que celles de l'espèce humaine elle-même - (non pas une classe, une nation, une race) - ­et que ces limites ne sont pas définitives, augmentant en même temps que le progrès biologique, technique, économique, culturel et spirituel de l'humanité.

Parmi les mouvements qui sont nés après la guerre de 1914-1918, le mouvement humanitariste procède du désir même de salut de l'humanité entière ; et planant au-dessus des intérêts éphémères, reste dépourvu de toute ambition de domination. L'humanitarisme n'est pas une simple expression verbale, vaguement idéaliste, mais résume les tendances au progrès de toute l'humanité. L'humanitarisme intuitif et moral préconisé par les vieilles religions a pris, à l'aide de la science moderne, une ampleur et une clarté qui le rendent accessible à ceux qui obéissent à la voix du cœur, aussi bien qu'à ceux qui suivent les impératifs de la raison. L'humanitarisme est une conception générale de la vie humaine, une doctrine pratique qui, nous le répétons, ne deviendra jamais un dogme, pour la raison que ses bases ne sont ni politiques, ni strictement sociales. L'humanitarisme est une expression de l'évolution biologique, économique, technique et culturale de l'humanité qui, elle, est un organisme unitaire, dans lequel les races, les nations, les classes et les individus peuvent vivre en harmonie, ayant chacun sa tâche spéciale dans le cadre d'un seul intérêt commun. Cet intérêt commun est : le progrès pacifique, par voie internationale, de l'activité créatrice des diverses catégories de travailleurs intellectuels et manuels.

L'humanitarisme est donc basé sur les idéals permanents et intégraux de l'homme et sur les tendances naturelles de l'évolution humaine. Il embrasse le passé de l'humanité, plein de victoires sur la nature ; son présent, dominé par la toute-puissance de la machine, et son avenir qui verra la réalisation d'une harmonie définitive entre la matière et l'esprit. La malédiction que constitue le dualisme social (maîtres et exploités), le dualisme sexuel, le dualisme religieux, et les multiples mensonges idéalisés, doit prendre fin par le retour à l'unité générique : à l'humanité organisée économiquement et techniquement, mais au sein de laquelle l'individu gardera toute la liberté de ses aspirations, de ses convictions et de ses manifestations esthétiques, scientifiques, morales. Car l'humanitarisme ne s'adresse pas à une classe ou à une nation, mais à l'homme, à tout individu qui connaît ou veut connaître sa destinée de paix et de sociabilité au milieu du groupe, de la classe, de la nation, de la race, de l'humanité dont il fait partie. Aussi vieux que l'espèce humaine, l'humanitarisme se présente sous une forme qui résiste à toutes les recherches scientifiques et répond aux consciences les plus compliquées ct les plus vastes.

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Quelle est l'essence de l'humanitarisme moderne? Les dix principes suivants suffisent, croyons-nous, pour indiquer les points de repère de l'humanitarisme :

I. - « Je suis homme ! », c'est la réponse qu'il nous faut donner à notre propre conscience et à ceux qui nous questionnent sur la nationalité, la confession ou l'Etat auxquels nous appartenons. Et cette réponse signifie : je sais que je suis le produit de l'évolution biologique ; qu'il y a en moi le singe, l'animal, 1a plante, le minéral ; je sais aussi que je dois développer en moi mon humanité grandie par les efforts des générations disparues : conserver la culture et la civilisation héritées et les parfaire autant qu'il est en mon pouvoir. Car, je prévois l'avenir en contemplant le passé : et c'est en m'humanisant moi-même que je bâtis pour mes descendants un degré nouveau sur l'échelle du progrès.

II. - Deux notions, qui sont deux réalités, forment la base de mon humanité, ce sont : l'individu et l'espèce, la cellule et l'organisme. La liberté peut toujours s'harmoniser avec la nécessité : ma volonté d'individu trouve un champ d'action créatrice dans le cadre de l'espèce. C'est en les reconnaissant, que nous devenons les maîtres des fatalités naturelles. Et quant aux fatalités sociales, elles n'existent que pour ceux qui n'ont ni conscience individuelle, ni conscience de l'espèce.

Il n'y a, entre l’unité simple de l'homme et la suprême unité de l'humanité, pas d'autre unité naturelle intermédiaire, mais seulement des formes sociales et politiques : la famille, la tribu, la classe, la nation, l'Etat, la race... Ce sont des formes artificielles, transitoires : nous ne .les reconnaissons pas de manière absolue. Libérons-nous de leur tyrannie, si elles viennent à paralyser notre personnalité et si elles ne correspondent pas aux tendances vers le progrès de l'humanité.

III. - La croyance au progrès est la sève de mon humanité. Ce n'est pas une croyance mystique ou simplement idéaliste. L'idéal naît de réalités, non pas de rêves. L'élan de vie de la nature, devenu conscient par l'homme, trouve des expressions toujours plus parfaites, malgré toutes les catastrophes cosmiques et toutes les débâcles provoquées par la guerre. Le principe de tous les progrès matériels et spirituels est dans le progrès du cerveau : une idée supérieure ne germe que dans un cerveau par des brouillards de l'ignorance, des fantômes de la superstition, des obsessions fétichistes. La majorité de l'humanité a le cerveau en léthargie ; éveillons, par une éducation libre et positive, les possibilités qu'il recèle. L'humanité qui est dans nos cœurs, verra et agira mieux, quand elle sera dirigée par l'intelligence.

IV. - Le commandement de la conscience humaine est celui-ci : que l'idée devienne acte. C'est ainsi que l'on connaîtra notre sincérité et que nous connaîtrons notre pouvoir. Ce commandement nous mène d'ailleurs à la loi naturelle de l'harmonie. Car humanité veut dire harmonie des contraires. Que toujours nous serve d'exemple le dualisme de la nature, où tout cependant concourt à une harmonie unitaire.

Matière et esprit? - spiritualisons la matière!

Individu et foule? - personnalisons la foule!

Art et travail brut? - embellissons l'effort créateur!

Religion et science? - apportons la foi à la vérité!

Prolétariat et capital ? - socialisons les moyens de production!

Barbarie et culture? - civilisons les peuples!

Dieu et l'Eglise? - divinisons l'homme!

Que toutes les activités humaines, tout en demeurant dans les limites qui leur sont assignées par la nature, gardent entre elles les liens vitaux : qu'elles tendent, toutes, chacune par son effort particulier, au développement omnilatéral de l'humanité individualisée.

V. - Le pacifisme est l'axe premier de l'humanitarisme. Soyons persuadés non seulement de la destinée pacifique de l'homme mais aussi de son origine pacifique : la sociabilité primordiale, à l'époque de ses ancêtres simiesques et l'anatomie du corps humain démontrent que l'homme primitif n'avait d'autres armes que la solidarité numérique et son intelligence.

Que l'action pacifiste poursuive en premier lieu le réveil du pacifisme primaire. La haine est venue se greffer dans le cœur de l'homme par suite de la multiplication des guerres. C'est par la connaissance de l'origine humaine, des conditions de développement des civilisations et surtout par la conscience que nous avons de « l'organisme de l'humanité » que nous fortifions en nous le pacifisme individuel. En expliquant à tous que les guerres, surtout à notre époque, sont vaines à tous les points de vue, puisqu'elles donnent des résultats contraires à ceux qu'on poursuit, nous fortifions le pacifisme dans l'âme du peuple.

Basés sur des principes scientifiques - biologiques, économiques, etc. - nous pouvons donner au pacifisme la force de conviction qui détermine l'action. Le commandement de la conscience : Tu ne tueras point - (ce qui signifie respecter la vie, toute la vie) - s'unira alors au souhait du cœur : Paix à vous! - (ce qui signifie fraternité entre individus et harmonie entre les intérêts des peuples libres).

VI. - L'internationalisme est le deuxième axe de l'humanitarisme. Il a son origine dans le pacifisme comme les branches dans le tronc de l'arbre. Il a toujours existé, sous diverses dénominations. La solidarité de horde ou de race, les alliances entre nations ou classes sociales, les associations entre des groupes dispersés sur tous les continents - et même la division du travail entre les individus et les peuples -, ne sont que des formes (les unes embryonnaires, les autres hybrides) de l'internationalisme, ou plutôt de l'interdépendance.

L'intérêt prime partout et toujours. - L'internationalisme économique est reconnu par tout le monde, bien qu'il revête encore la forme de l'impérialisme politique. - L'internationalisme technique se relève avec chaque progrès des avions, par exemple, ou de la machine qui remplace le travail brut de l'homme. - L'internationalisme de la science est incontestable : la vérité afflue de tous les points cardinaux, comme le chant des poètes, comme le verbe des prophètes...

La culture et l'art des diverses nations ont une essence commune ; les mêmes racines leur servent à puiser la sève dans le même sol : il n'y a que les fleurs et les parfums qui sont différents. Et c'est ce qui fait la splendeur du jardin de l'humanité, où s'harmonisent, dans la soumission à la même destinée, les individualités nationales, sociales ou personnelles.

VII. - La tendance à l'unité : voilà la signification essentielle du pacifisme et de l'internationalisme. La paix entre les organes et l'interdépendance de leurs fonctions produisent la saine unité de l'organisme individuel. La paix entre les nations et l'internationalisme économique, technique, scientifique, cultural, préparent l'unité suprême de l'humanité. La tendance à l'unité admet les progrès les plus divers : la variété dans l'unité.

C'est par l'unité morale, dont la loi est l'accord entre l'idée et l'acte ; - par l 'unité psychophysique, c'est-à­ dire l'équilibre entre le corps et l'esprit ; - par l'unité sociale, qui est l'harmonie des intérêts des diverses classes non parasitaires ; - par l'unité nationale, synthèse des unités individuelles et sociales d'une certaine région géographique et sans caractère agressif pour d'autres nations ; - par l'unité de race ou l'unité continentale qui comprend les unités nationales liées entre elles par la même civilisation, par le « patriotisme cultural » ou par la nécessité d'une expansion économique pacifique ; - c'est par toutes ces unités progressives que nous nous dirigeons vers l'unité planétaire de l'humanité.

La tendance à l'unité de l'espèce existe dès les origines de l'homme ; elle prend sa source dans la réalité de « l'organisme de l'humanité ». Soyons conscients de cette tendance : toutes les activités humaines convergent vers la création de l'Etat unique de l'humanité ; cet « Etat universel » sera l'expression sociale de la réalité biologique de l'humanité et du progrès technique, économique, cultural et spirituel de celle-ci.

VIII. - Evolution civilisatrice : voilà la méthode de l'humanitarisme. Elle résulte des autres principes et n'est qu'une continuation de l'évolution naturelle, dirigée par l'intelligence et la force de l'homme.

Le fruit ne pousse pas avant qu'il y ait eu des racines, un tronc, des branches, des feuilles, des fleurs et surtout avant d'avoir puisé la sève de la terre. Il en est de même de l'individu, du peuple et de l'humanité. Il leur faut tous les éléments et le temps nécessaire. Chaque chose en son temps! C'est par une ascension graduelle, d'un sommet à l'autre, que l'idéal se réalise. Mais jamais définitivement : toujours par des transformations insensibles, par des élans naturels, par le fait d'une volonté consciente...

Il n'y a pas de perfection - il n'y a qu'une tendance à la perfection. La méthode révolutionnaire appartient à ceux qui croient que l'idéal peut être conquis intégralement, qu'il est possible d'anticiper sur l'avenir. Une révolution donne naissance à une autre révolution, de même que d'une guerre en surgit une autre. La vraie révolution n'est que le terme final de l'évolution.

Les utopistes et les traditionnalistes sont esclaves de l'Absolu. Le présent doit être une synthèse vivante du passé et de l'avenir ; - que le singe et le surhomme fraternisent dans l'homme actuel, simple anneau dans la chaîne de la vie qui monte en un cercle spiralé infini.

IX. - Amour et liberté : voilà « les armes » de l'humanitarisme, maniables suivant une loi unique : Connais-toi toi-même! C'est en s'émancipant soi-même d'une tradition devenue parasitaire, et de l'amour égocentriste qui ne se manifeste que par la haine, - c'est en se purifiant dans le vaste fleuve de la vie humanisée, qu'on peut arriver à véritablement aimer son prochain et à défendre la liberté de celui-ci comme la sienne propre.

La force dans le domaine social et l'intolérance dans le domaine moral ou intellectuel, n'ont d'autres effets que de déterminer une force et une intolérance contraires. Les tyrans - classes, Etats, races - qui opprimaient la majorité de l'humanité, ont péri par leur propre gigantanasie. Ils ont grandi démesurément, oubliant ou se refusant à savoir qu'il y a aussi d'autres tendances de croissance et de conservation. C'est le fardeau de leur propre force qui les a étouffés.

Les doctrinaires, - laïques ou ecclésiastiques -, les tyrans de l'âme et les bourreaux de la libre pensée, ont cru (et croient encore) que l'âme et l'esprit de l'humanité peuvent être enserrés dans des moules sociaux ou spirituels. S'il ne correspond pas aux méandres que se creusent naturellement les tendances de l'individu et de l'espèce, - le moule « idéal » se brise. Le progrès de la civilisation dépasse de trop le progrès moral ; ­ que ton humanité intérieure et celle de toute individualité sociale corresponde à l'humanité réelle de la planète.

X. - C'est aujourd'hui - non pas demain que tu commenceras à t'humaniser. N'attends pas l'ordre d'autrui, obéis allègrement à ton propre commandement ; il y a tant de générations qui murmurent dans ton cœur et tant de trésors réunis autour de toi - qui attendent à se refléter dans ta conscience.

Libère-toi, même si des fers alourdissent tes pieds : - que peut un corps libre si l'esprit est enchaîné?

Aime et éclaire ton prochain sans répit : - que peut un esprit libre dans une société ignorante et asservie?

Sois homme, et aussi multilatéral que possible, ­- mais surtout applique-toi à faire ta tâche quotidienne. Et tu pourras dire à n'importe qui et n'importe quand :

Je me suis élevé au-dessus de ma propre Individualité, lasse de mauvais héritages ;

Je me suis élevé au-dessus de la Classe, dans laquelle me rangeait mon travail ;

Je me suis élevé au-dessus de l'Etat, dont la contrainte me pèse ;

Je me suis élevé au-dessus de la Patrie où je suis né par hasard - et au-dessus de la Société qui spécule sur tous mes besoins et sur tous mes actes;

Je me suis élevé au-dessus de la Race qui m'a modelé - et ne conservant de tout cela que ce qui est beau, vrai et bon, j'ai tout confondu dans mon humanité, qui demeure active et pieuse sur cette terre où mon espèce a poussé;

Et si quelqu'un te demande ton acte de nationalité, réplique-lui, simple et résolu :

- Je n'en ai pas. Mais je veux être - et me sens, Citoyen de l'humanité.

Nous insistons sur deux caractéristiques essentielles de l'humanitarisme : il est anti-étatiste, donc apolitique.

Quelle que soit sa définition idéaliste, la politique a été et sera toujours une lutte de domination par force armée. Elle forme « l'occupation » des classes parasitaires qui veulent se maintenir au-dessus des masses toujours laborieuses. La politique est l'expression prothéique de cette « soif de puissance » qui trompe les utilitaires, les médiocres et les lâches, sur l'immense vide de leur existence. Comme nous l'avons indiqué, l'humanitarisme est une réaction contre la politique ; il proclame les idéaux intégraux et permanents de l'humanité, contre les idéaux partiels et transitoires des classes sociales. Nous ne connaissons pas d'autre remède contre la malédiction du dualisme social. Ce dualisme - dominateurs et dominés - durera autant que les classes sociales continueront la lutte pour le pouvoir, autant qu'elles refuseront de connaître réciproquement leur légitimité organique et leurs limites d'activité créatrice, conformément aux aptitudes spéciales de chacun, qu'ils subordonneront à l'intérêt commun.

L'a-politicanisme des humanitaristes est une conséquence naturelle de leur antiétatisme. L'humanitarisme, qui compte parmi ses principes « la tendance vers l'unité », nous informe que, grâce au pacifisme et à l'internationalisme, les divers Etats de nos jours fusionneront en « Fédérations d'Etats », pour se transformer ensuite en Etats continentaux, jusqu'à ce qu'ils arriveront à « l'Etat unique » de l'humanité. Admettant, avant tout, les lois naturelles d'évolution de l'espèce humaine, les humanitaristes affirment que, malgré sa force et son autorité, l'Etat est un organisme parasitaire.

La conception de « l'organisme de l'humanité » n'est pas abstraite ; en réalité, l'humanité est dès maintenant un organisme unitaire, malgré sa division en tant d'Etats nationaux. Quand l'Etat unique sera réalisé, l'humanité ne deviendra pas un organisme unitaire, mais prendra pleinement connaissance qu'elle l'a toujours été. L'humanité s'apercevra alors que l'Etat ­ qui dans toute société sera toujours un organe administratif et exécutif aux pouvoirs centralisés dans les mains d'une minorité de dominateurs - aura toujours le même caractère oppressif et parasitaire.

L'organisme de l'humanité, une fois réalisé du point de vue économique, technique et cultural, l'Etat unique pèsera sur l'humanité comme une carapace inutile ; elle tâchera de s'en libérer par ce que certains ont nommé « lente désintoxication de l'Etat ». L'antiétatisme des humanitaristes ne tient pas de l'avenir ; ils l'ont manifesté dès maintenant, abolissant le fétichisme de l'Etat. Les socialistes ne s'en sont pas encore libérés. Reconnaissant le procès historique du capitalisme, les humanitaristes désapprouvent néanmoins la méthode politique du socialisme qui, dans certains pays, fait usage de force et d'intolérance tout comme les politiciens réactionnaires. Une vérité que tous, et surtout les socialistes, doivent prévoir, est celle-ci : l'humanité arrivera à conduire elle-même sa destinée économique, technique et culturale, sans la protection forcée de l'Etat.

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L'humanitarisme sentimental et moral existe de longue date. Au cours des siècles, le mot de l'homme a toujours résonné comme encouragement pour les opprimés et avertissement pour les bourreaux. Néanmoins, aujourd'hui, après le massacre des peuples européens, ce mot paraît avoir moins d'influence que jamais. Nous sommes convaincus que la faiblesse pratique des humanitaristes consiste justement dans le fait que l'humanitarisme est resté un terme sentimental et moral - qu'il n'a pas encore été précisé, valorifié au point de vue scientifique et social.

Aujourd'hui, l'humanitarisme tend à sortir de la nébuleuse sentimentale, s'affirmant comme conception, comme doctrine basée sur éléments réels d'évolution biologique de l'entière espèce humaine - comme sur l'entier progrès de la civilisation et de l'esprit humain. Cet essai entrepris par un petit nombre est considéré utopique même par les socialistes. Nous rappelons à ceux-ci ce qu'était le socialisme il y a 70-80 ans. Les manifestes rédigés alors par quelques idéalistes dans une modeste chambrette, dominent et tourmentent aujourd'hui le monde. Maintenant que le socialisme commence à être réalisé, nous voyons que - malgré sa lutte au nom des idéaux humanitaires - il les ignore en grande partie, autant que la bourgeoisie qui se croit le défenseur « du droit et de la civilisation ».

Toute doctrine et tout mouvement naît au moment fixé par l'évolution cérébrale, économique ou spirituelle de l'humanité. L'humanitarisme paraît maintenant comme une doctrine (et non pas un dogme) qui embrasse tous les autres idéaux socialistes, esthétiques, scientifiques et religieux, harmonisés et contrôlés d'après les principes positifs résultant de l'étude d'évolution de toute l'espèce humaine. Car il y a une vérité qui perce toutes les situations locales et toutes les idéologies restrictives. Malgré ses erreurs guerrières, ses luttes nationales, ses conflits de classe, l'humanité tend vers cette pacification imposée par son origine et son but mêmes - essentiellement pacifiques. Elle aspire à cette internationalisation qui n'est qu'une nouvelle expression de la solidarité ancestrale, et une nécessité résultant de la loi du progrès cérébral, technique et cultural de l’homme moderne.

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Indiquons en peu de mots la genèse de l'humanitarisme d'après-guerre. Dans la Biologie de la Guerre (parue en 1917), à laquelle Romain Bolland a consacré une longue étude dans Les Précurseurs, son auteur, le professeur George F. Nicolaï, a démontré les deux axes de l'humanitarisme : le pacifisme et l'internationalisme ; mais il ne nous a pas démontré l'humanitarisme même. Le Décalogue de l'Humanité, inclus dans la Biologie de la Guerre, contient une vingtaine de lignes de sentences morales, résultant de la constatation scientifique de ces deux lois de progrès. Comme naturaliste, G.-F. Nicolaï s'est limité au domaine biologique ; il n'a pas voulu étendre ses recherches au domaine social. Son but était de donner au pacifisme et à l'internationalisme une base inébranlable ; c'est pourquoi il voulut prouver leur existence biologique. Il réussit à rattacher à ces deux axes de l'humanitarisme la conception de « l'organisme de l'humanité », conception assez vieille, qu'il rajeunit par la précision des faits naturels et par la découverte des tendances d'évolution de l'espèce humaine.

Ceux qui furent pénétrés de l'immense importance des vérités proclamées par Nicolaï, sentirent le besoin d'avancer encore. Du domaine biologique ils durent passer au domaine social ; ce n'est qu'ainsi que ces vérités pouvaient devenir fertiles. Voilà pourquoi, après avoir résumé dans une édition populaire La Biologie et la Guerre (1921), j'écrivis L'Humanitarisme et l'Internationale des Intellectuels, préfacé par G.-F. Nicolaï. Ce livre est la suite naturelle de la Biologie de la Guerre.

L'humanitarisme devait être transplanté dans d'autres domaines sociaux, dans le domaine technique, économique, cultural, esthétique ; mais ses racines résident dans les vérités biologiques. L'humanitarisme sentimental des vieilles religions est aujourd'hui une cruelle erreur. L'humanitarisme moderne ne peut avoir d'expression pratique, si son contenu n'est pas présenté sous une forme organisée. Evidemment, sa racine réside dans la conscience individuelle. Sa meilleure propagande est celle d'individu à individu, privée du formalisme qui paralyse tant de cercles, tant de groupements et fédérations. L'Appel aux Intellectuels libres et aux Travailleurs éclairés, que j'ai lancé en 1923, en sept langues, proclama « les principes humanitaristes », indiquant que le dernier but des cercles humanitaristes est de former des citoyens de l'humanité.

Néanmoins, pour accroître, guider et hâter d'une manière consciente l'influence de l'humanitarisme un instrument est absolument nécessaire : sans la main qui la réalise, l'idée est morte. Dans la seconde partie de mon livre L'Humanitarisme et l'Internationale des Intellectuels, étudiant les mouvements d'après-guerre des intellectuels, je suis arrivé à la conclusion que, seule, l'Internationale des Intellectuels peut être l'expression pratique de l'humanitarisme, tout comme l'Internationale des Prolétaires est l'instrument réalisateur du socialisme. Cette Internationale existe maintenant sous forme fragmentaire, en divers groupements, ligues et fédérations, dont chacune lutte pour quelques-unes des idées humanitaristes. Aucune de ces organisations existantes n'a encore présenté les idées humanitaristes comme conception intégrale. La tendance vers cette fin est évidente, car les organes de l'Internationale des Intellectuels existent et les éléments d'une doctrine humanitariste ont déjà été formulés ; c'est cette doctrine-là que j'ai tâché d'esquisser dans mon livre. Les Principes Humanitaristes résument L'Humanitarisme et l'Internationale des Intellectuels. Quelle que soit la forme dans laquelle l'Internationale des Intellectuels basée sur l'humanitarisme, sera réalisée. Les Principes Humanitaristes synthétisent pour leur auteur les vérités qui dureront, autant que cette humanité martyrisée continuera à lutter pour ses idéaux scientifiques, techniques, économiques, esthétiques et moraux.



- Eugen RELGIS.