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IDEALISME n. m.

Si nous prenons la définition philosophique du mot, nous voyons que « l'idéalisme est une doctrine qui nie la réalité individuelle des choses distinctes du « moi » et n'en admet que l'idée ». Cette doctrine fut soutenue avec retentissement par Emmanuel Kant dans ses ouvrages : « Critique de la Raison pure et Critique de la Raison pratique » ; « Poursuite de l'idéal dans les œuvres d'art ». Cette définition ne laisse pas que d'être incomplète. L'idéalisme est cette force innée en beaucoup d'individus, qui les pousse à se tracer un idéal, puis à chercher à s'en rapprocher d'abord, à 1e réaliser enfin.

On a longtemps reproché aux anarchistes d'être des idéalistes ; on a dit que leurs doctrines étaient du pur idéalisme en opposition avec la réalité. En vérité, notre idéalisme est fait d'une certitude. Nous savons que tôt ou tard les hommes en viendront à comprendre que leur intérêt est de se passer de maîtres. Et si nous recherchons chaque jour à nous rapprocher davantage de notre idéal c'est parce que celui-ci est bâti sur la pleine raison.

On dit : « l'idéalisme d'un poète, d'un penseur, d'un chercheur » pour spécifier qu'il se détache des contingences et ne pense qu'à sa poésie, sa recherche ou sa pensée. L'idéalisme est pris, à ce moment-là, dans le sens de désintéressement, isolement des choses extérieures.

Pour nous, l'idéalisme, c'est la marche continue vers l'idéal de liberté et de fraternité : l'anarchie. Et cet idéalisme-là vaut mieux que le « réalisme » de ceux qui ne cherchent qu'à tirer parti de toutes les situations pour se tailler une part de profits.



IDEALISME (et matérialisme)

On a mille fois constaté que les hommes avant d'arriver à la vérité, ou à ce qu'ils peuvent atteindre de vérité relative dans les divers moments de leur développement intellectuel et social, tombent habituellement dans les erreurs les plus diverses, regardant des choses tantôt une face, tantôt une autre, et passant ainsi d'une exagération à l'exagération opposée.

C'est un phénomène de ce genre et qui intéresse hautement toute la vie sociale contemporaine que je veux examiner ici.

Il y a quelques années, on était « matérialiste ». Au nom d'une science qui était la dogmatisation de principes généraux de principes déduits de connaissances positives trop incomplètes, on prétendait expliquer par les simples besoins matériels élémentaires toute la psychologie de l'humanité et toutes les vicissitudes de son histoire. Le « facteur économique » donnait la clef du passé, du présent et de l'avenir. Toutes les manifestations de la pensée et du sentiment, toutes les fluctuations de la vie : amour et haine, bonnes et mauvaises passions, condition de la femme, ambition, jalousie, orgueil de race, rapports de toute sorte entre individus et entre peuples, guerre et paix, soumission ou révolte des masses, constitutions diverses de la famille et de la société, régimes politiques, religion, morale, littérature, arts, sciences… tout n'était que la simple conséquence du mode de production et de répartition de la richesse et des instruments de travail prévalant à chaque époque.

Et ceux qui avaient une conception plus large et moins simpliste de la nature humaine et de l'histoire, étaient considérés, autant dans le camp conservateur que dans le camp subversif, comme des gens arriérés et à court de « science ».

Cette manière de voir influait naturellement sur la conduite pratique des partis et tendait à faire sacrifier tout idéal, même le plus noble, aux questions économiques, même de la plus minime importance.

Aujourd'hui, la mode a changé. Aujourd'hui, on est « idéaliste ». Chacun affecte de mépriser le « ventre » et considère l'homme comme s'il était un pur esprit pour qui, manger, se vêtir et satisfaire les besoins physiologiques sont choses négligeables dont il ne doit pas se préoccuper sous peine de déchéance morale.

Je n'entends pas m'occuper ici de ces sinistres farceurs pour qui « l'idéalisme » n'est qu'hypocrisie et instrument de tromperie : du capitaliste qui prêche aux ouvriers le sentiment du devoir et l'esprit de sacrifice, afin de pouvoir, sans rencontrer de résistance, réduire les salaires et augmenter ses propres profits ; du « patriote » qui tout enflammé de l'amour de la patrie et d'esprit national, dévore sa propre patrie, et s'il peut, celle des autres ; du militaire qui pour la gloire et l'honneur du drapeau exploite les vaincus, les opprime et les foule aux pieds.

Je parle pour les gens sincères et spécialement pour ceux de nos camarades qui ont maintenant tendance à restreindre ou, si l'on veut, à élever notre activité à l'éducation et à la lutte proprement révolutionnaire, et à abandonner par dégoût toute préoccupation et toute lutte économique parce qu'ils ont vu que la lutte pour les améliorations économiques avait fini par absorber l'énergie des organisations ouvrières au point d'empêcher une réserve de force révolutionnaire de se créer, et parce qu'ils voient une si grande partie du prolétariat se laisser arracher docilement jusqu'à la trace de la liberté et baiser, fût-ce à contrecœur, le bâton qui frappe dans le vain espoir du travail assuré et de la bonne paye.

Ce problème principal, le besoin fondamental, c'est la liberté, disent-ils ; or, la liberté ne se conquiert et ne se conserve qu'à travers les luttes pénibles et des sacrifices cruels. Il faut donc que les révolutionnaires ne donnent pas d'importance aux petites questions d'amélioration économique, qu'ils combattent l'égoïsme des masses, propagent l'esprit de sacrifice et, plutôt que de promettre le pays de Cocagne, il faut qu'ils inspirent aux foules le saint orgueil de souffrir pour une noble cause.

Parfaitement d'accord, mais n'exagérons pas. La liberté, la liberté pleine et entière est certainement la conquête essentielle, parce qu'elle est la consécration de la dignité humaine et l'unique moyen par lequel peuvent et doivent se résoudre à l'avantage de tous les problèmes sociaux. Mais la liberté n'est qu'un vain mot si elle n'est pas accompagnée de la puissance, c'est-à­ dire de la possibilité d'exercer librement notre propre activité. La parole : « Qui est pauvre est esclave » reste toujours vraie, et il est également vrai que « Qui est esclave est ou devient pauvre et perd toutes les meilleures caractéristiques de l'être humain ».

Les besoins matériels, les satisfactions de la vie végétative sont peut-être bien d'ordre inférieur et même méprisables, mais ils sont la base de toute la vie supérieure morale et intellectuelle. Mille motifs de nature diverse font agir l'homme et déterminent le cours de l'histoire, mais… il faut manger. Primum vivere, deinde philosophari.

Un morceau de toile, un peu d'huile, un peu de terre colorée, voilà pour notre sens esthétique de bien misérables choses à côté d'un tableau de Raphaël! Mais sans ces choses matérielles et relativement sans valeur, Raphaël n'aurait pas pu réaliser son rêve de beauté.

Je soupçonne que les « idéalistes » sont tous gens qui mangent chaque jour et ont une raisonnable assurance de pouvoir manger le jour suivant ; et il est naturel qu'il en soit ainsi, car pour avoir la possibilité de penser, d'aspirer à des choses plus élevées, un certain minimum de bien-être matériel est indispensable. Il y a eu, et il y a des hommes qui se sont élevés aux plus hauts sommets du sacrifice et du martyre, des hommes qui affrontent avec sérénité la faim et la torture, et qui, au milieu des plus terribles souffrances, continuent à lutter héroïquement pour leur cause, mais ce sont des hommes qui se sont développés dans des conditions relativement favorables et qui ont pu accumuler une certaine somme d'énergie latente, prête à agir quand la nécessité l'exige. Telle est du moins la règle générale.

Je fréquente depuis de très longues années les organisations ouvrières, les groupes révolutionnaires, les sociétés éducatives, et j'ai toujours vu que les plus actifs, les plus zélés, étaient ceux qui se trouvaient dans les moins tristes conditions, ceux qui étaient moins attirés par leur propre intérêt que par le désir de coopérer à une œuvre élevée, et de se sentir ennoblis par un idéal. Les plus réellement misérables, ceux qui semblaient le plus directement intéressés à un changement de choses immédiat, ou étaient absents, ou formaient un élément passif.

Je me rappelle combien la propagande était difficile et stérile en certaines régions d'Italie, il y a trente ou quarante ans, alors que les travailleurs des champs et une bonne partie des ouvriers des villes vivaient vraiment comme des bêtes, dans des conditions que je voudrais croire à tout jamais améliorées, mais dont il y a tout lieu de craindre aujourd'hui le retour. Je me souviens d'avoir vu des mouvements populaires provoqués par la faim, se calmer subitement par l'ouverture de quelque « cuisine économique » et la distribution de quelques gros sous.

De tout ceci, je déduis que, au commencement, c'est l'idée qui doit animer la volonté, mais que certaines conditions sont nécessaires pour que l'idée puisse naitre et agir.

Il reste donc confirmé, notre vieux programme, qui proclame l'indissolubilité de l'émancipation, morale, politique et économique, et la nécessité de mettre la masse dans des conditions matérielles qui permettent le développement des aspirations idéales.

Luttons pour l'émancipation intégrale, et en attendant et préparant le jour où elle sera possible, arrachons aux gouvernements et aux capitalistes toutes les améliorations politiques et économiques qui peuvent améliorer pour nous les conditions de la lutte, et augmenter le nombre de ceux qui luttent consciemment, et arrachons-les par des moyens qui n'impliquent pas la reconnaissance de l'ordre actuel et qui préparent les voies de l'avenir.

Propageons le sentiment du devoir et l'esprit de sacrifice, mais n'oublions pas que l'exemple est la meilleure des propagandes, et que l'on peut mal prétendre des autres ce que l'on ne fait pas soi-même.



- ERRICO MALATESTA.