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IDÉE n. f. (du grec idea, aspect, image, ou encore : ressemblance, simulacre)

L'idée apparaît comme la représentation d'une chose dans l'esprit, la notion quintessenciée des images extérieures, ou la fixation plus ou moins épurée de nos créations imaginatives. Elle comporte donc, en général, que ce travail nous appartienne en propre ou que nous en apportions l'acquis héréditaire, la transposition, dans le domaine du subjectif, par le canal relatif des aperceptions humaines, de réalités saisies, hors de nous, en leur figure essentielle, ou la « naturalisation » de fictions vivifiées par le truchement de l'esprit.

Avant d'aborder, philosophiquement, l'étude de l'idée, rappelons, en bref, quelques acceptions fréquentes de ce mot. Les idées, dans tout système déiste, ont, dans le sein même de Dieu, leur étalon immuable : « L'Etre suprême abrite le « type éternel » des idées de toutes choses »… « Se faire telle idée d'un peuple ou d'une contrée » exprime couramment le bloc plus ou moins coordonné des documents rassemblés à leur endroit ou l'extériorisation de l'hypothèse que nous en échafaudons… D'un projet caressé, ou seulement entrevu, on tracera, en esquisse, l'idée… Et c'est en donner une idée que d'en dessiner les traits caractéristiques, réserves faites ou non sur leur véracité… Les régions où s'élabore le travail de l'esprit sont aussi les sphères de l'idée… Dans le sens étendu d'opinion, de croyance ou de système, on parlera de l'instabilité, ou de la logique, des idées de quelqu'un. D'un autre on dira qu’il défend âprement ses idées, ou qu'il leur témoigne une indéfectible fidélité. L'idée anarchiste, - autre exemple, - comme toutes les forces idéalistes, a suscité des sacrifices d'ordre mystique. Combien des nôtres, en martyrs, sont morts pour l'idée, qu'ils voyaient prochaine et positive, comme en un flamboiement... L'idée est un levier puissant. L'idée saint-simonienne a ébranlé tout le dix-neuvième siècle… D'artistes ou d'écrivains, les œuvres qui manquent de profondeur ou d'assise intellectuelle, voire de coordination, seront regardées, malgré leur vêture séduisante, l'apparat de leur présentation, comme faibles d'idée… On évoque, dans le souvenir, une idée chère, précieuse ou familière… Dans la zone incontrariée du rêve, on goûtera les joies sans heurt de l'idée, forme sûre du bonheur… On y caressera aussi la chimère, autre idée, etc., etc…

Rappeler que, dans l'activité intellectuelle, tout le mouvement de la pensée humaine est compris dans ces trois opérations, savoir : concevoir des idées, lier ces idées (ou juger), lier ces jugements (ou raisonner), c'est dire l'importance primordiale de l'idée.

L'idée est un fait intellectuel simple, par suite indéfinissable. L'idée exprime « quoi que ce puisse être (fantôme, notion, espèce) qui occupe notre esprit lorsqu'il pense » (Locke). Elle se présente comme « la pensée représentative d'un objet par un mot ou un signe équivalent »­ (Delarivière). « Les idées sont-elles - ou ne sont-elles pas - des choses distinctes de l'esprit, lesquelles existent en lui et auxquelles il s'applique pour connaître les objets, dont ces idées sont les représentations, les images ou les types? » De l'idéalisme au matérialisme purs, pôles extrêmes, les écoles philosophiques, selon les bases de leur système général, en envisagent différemment la nature. Echelonnées entre ces absolus et leur empruntant peu ou prou de leurs données constitutives, oscillent de multiples conceptions intermédiaires, plus ou moins préoccupées d'unité ou élargies de relativisme… L'idée nous paraît être la représentation des objets extérieurs, mais certains philosophes prétendent que l'objet lui donne naissance par la sensation, tandis que d'autres, s'appuyant sur cette affirmation que la pensée est naturellement objectivante, soutiennent que l'idée seule existe et qu'elle pose en dehors d'elle la réalité d'un objet dont l'existence est toute subjective. Admettre que certaines idées nous sont fournies a priori par la raison et que nous en acquérons d'autres par l'expérience, répond aux diversités apparentes de nos idées et en souligne l'aspect sans en découvrir l'essence. Quoique le problème de celles-ci demeure pendant, nous pouvons néanmoins, d'après leur caractère, leur objet, leurs qualités, leur valeur logique, en discerner des variétés suffisamment distinctes pour établir une classification provisoire propre à en faciliter l'étude. Ainsi sériés leur type conventionnel, leur rôle et leurs répercussions réciproques devient possible le maniement de ces joyaux premiers de la pensée.

L'idée est un élément constitutif de la connaissance. Il n'y a pas de savoir sans l'idée correspondante, quel que soit l'acheminement de la chose connue. « C'est improprement qu'on dit d'une chose : j'en ai bien l'idée, mais je ne puis la rendre ; car ce qui manque est véritablement l'idée. Il est, au contraire, exact de dire : je sens mieux cela que je ne puis l'exprimer. Car on peut avoir le sentiment d'un objet sans connaître le mot et, par conséquent, l'idée qui le représente » (Delarivière.).

L'idée est présente également dans nos sentiments : elle détient les principaux traits de l'objet et en fixe, pour ainsi dire, le raccourci mental. Elle est à l'aboutissant de nos perceptions, assure le fondement de nos opérations intellectuelles, accompagne les manifestations actives de toutes nos facultés. Elle constitue, en ce sens, une manière d'être commune à tous nos modes d'existence sans être, à chacune, indissolublement mêlée. Elle a souvent, en tait, dans l'esprit - et cela ne préjuge en rien de son essence, ni de ses sources - comme une réalité propre. Et nous l’utilisons, dans sa forme distincte, abstraite, oublieux de ses attaches, exactes ou supposées, avec la substance et les modalités environnantes. Simple appréhension, pure représentation, effectivité spirituelle ou synthèse épurée, schéma caractéristique, principal de nos échanges, de nos réceptions, de nos interprétations, elle évolue dans notre vie pensante comme une personne émancipée dont les actes ne rappellent pas nécessairement l'ascendance ni n'évoquent la filiation…

Selon l'angle sous lequel nous les examinons varie le caractère des idées. Si nous considérons leur état en l'esprit, ou en elles-mêmes, elles sont ou « obscures-confuses » - et cette qualité peut appartenir à « toutes les idées spontanées et primitives » - ou « claires-distinctes », s'il s'agit d'idées « réfléchies et développées ». Elles sont aussi actuelles ou habituelles selon qu'on envisage l'acte même qui produit l'idée ou dans la faculté de la produire à toute occasion. Etudiées dans leur objet elles sont ou « contingentes » ou « nécessaires» (l'infini, l'espace, le temps étant admis parmi ces dernières). Et les premières se subdivisent en « spirituelles » (beauté, vertu, etc., etc.), « sensibles » (solide, son, couleur) et « intellectuelles » (rapports, lois, substances), puis, en « simples » (indécomposables : idée de solidité) et « complexes » (idée de corps ou de substance) ; en « abstraites » (sans correspondant dans le monde réel : idée de triangle) ou « concrètes » (non séparées des objets auxquels nous les voyons liées couramment : idée d'objets triangulaires) - autre exemple : on dira que « l'idée de substance et de solidité sont abstraites et que celle de substance solide est concrète » (G.-Ar.) - en « individuelles » (ou particulières : Paris, la Seine) et « générales » (étendues à un plus ou moins grand nombre d'individus, idée de ville, de fleuve). Examinées dans leur rapport avec leur objet, les idées se divisent en « réelles-vraies-complètes » et en « chimériques-fausses-incomplètes »…

Quant à la question si controversée de leur nature, nous l'aborderons tout à l'heure à propos des idées générales. Disons seulement que, des conditions et du processus de leur formation, de la prédominance accordée aux facultés correspondantes, certains philosophes en ont inféré une essence adéquate, faisant participer leur substance du milieu évolutif ou originel. Les idées, pour les uns, se ramènent à des images. Pour d'autres elles se confondent avec les mots. Matérialisées ou non, elles sont, dans un système, regardées comme d'ordre sensible. Elles seront par ailleurs spécifiquement intellectuelles ou (plus ou moins apparentées au divin, ou issues de lui) uniquement d'ordre spirituel. De leur subjectivité - attribut circonstancié - on conclura à leur éternité dans la substantialité indivise de l'âme et de Dieu, et l'humanité n'en sera plus que le réceptacle accidentel, et peut-être apparent. A nos corps elles prendront seulement leurs modes et leurs qualités fugitives et se serviront d'eux comme de voies d'échange et de pénétration. Ici elles se réfugieront vers les stériles théologies, là elles se tiendront en contact vivant avec les recherches fécondes de la science. Toute une gamme de théories emprunte aux généralisations hâtives, aux assimilations abusives et aux oppositions parfois logomachiques de leurs parcelles de possibilités, quelques faces de vraisemblance. Et nos « vérités », avec elles encore, demeurent chancelantes…

En ce qui concerne leur acquisition, nos idées sont usuelles (ou expérimentales) ou philosophiques (scientifiques). Les premières - les plus fréquentes - sont celles que nous devons aux usages de la vie, aux circonstances. Ce sont celles que chacun, en plus ou moins grand nombre, est en mesure de se procurer. Les autres, fixées par des caractères précis qui les élèvent au rang de principes, sont le résultat d'un enseignement théorique. Telles les idées d'être, de substance, l'idée collective, les idées de substance fictive (idées d'espace et de lieu, de durée et de temps), les idées de mode, de fini et d'infini, de nombre, de rapport, etc… D'autre part, les idées, quant à leur réciproque subordination, peuvent être envisagées sous le rapport de la compréhension ou de l'extension (étendue) : idées générales et particulières, idées simples ou composées. Les idées de « genre, espèce, différence, propre et accident » étaient jadis célèbres sous le nom de cinq universaux.

La définition, qui analyse et groupe les éléments de la compréhension de l'idée comporte deux séries d'opérations : la première consiste en leur énumération, la seconde les ordonne et les classe. La définition est soumise à ces deux règles qui en sont les conditions : 1° elle doit « convenir à tout le défini et au seul défini » ; 2° elle se fait « par le genre prochain et la différence spécifique ». Ces règles traduisent par leurs termes mêmes l'impossibilité où nous sommes de définir « les idées simples, les genres suprêmes, les idées des êtres et des événements individuels ». Peuvent l'être seulement celles « qui ont une compréhension multiple et fixe ». Là où nous est interdite la définition, faute d'essence propre à l'être à définir, nous avons recours à la description, qui en est la représentation par le discours.

Par détermination des idées on entend les attributs distinctifs qui constituent sa personnalité et en assurent la précision. Elle s'applique davantage à l'objet de l'idée qu'à l'idée elle-même et, par l'énoncé, relève plus de la logique que de la métaphysique. Les qualités de l'idée peuvent se réduire à trois qui sont : vérité, clarté, distinction. Elles portent à la fois sur sa valeur intrinsèque (psychologie, métaphysique) et son extériorisation (aspect et terminologie : logique)…

La liaison de chaque idée avec ses composantes est toujours ce qui la distingue des idées usuelles. Il faut donc spécifier, dès qu'il s'agit d'expliquer une idée, s'il est question de « la valeur qu'elle a dans le commerce ordinaire de la vie ou de la place qu'elle tient dans un système de science ». En effet, dans le premier cas, « l'idée représente immédiatement son objet, indépendamment de tout autre » et ne se préoccupe pas des caractères communs qui peuvent l'apparenter aux choses de l'environ. Dans le second cas, « ce n'est point un objet que l'idée représente, mais deux autres idées dont la dernière est souvent composée ». Ainsi l'idée de l'or, en son acception usuelle, nous apparaît indépendamment de toute comparaison et de toute analyse. Mais en histoire naturelle, elle s'accompagne d'attributs essentiels. L'idée de l'or est celle « d'un métal, brillant, jaune, dur, sonore, etc. Le métal est un minéral fusible, etc. Le minéral est un corps solide, etc. Le corps est une matière douée de forme. La matière est une substance susceptible de tomber sous le sens. La substance est un être capable d'une existence distincte de toute autre » (Delarivière).

Par origine d'une idée, on entend « les circonstances dans lesquelles on l'a eue d'abord, primitive, spontanée ; et celles dans lesquelles on l'a eue ensuite : développée, réfléchie » (Gat.-Arn.). On réserve parfois, pour la première catégorie l'appellation d'origine, donnant à la seconde le nom de formation. A sa naissance, toute idée est plus ou moins confuse-obscure. Et l'attention est l'atmosphère indispensable à son passage - accompagné, à quelque degré, de conscience - à l'état de claire-distincte. Intégrée d'abord dans la connaissance dont plus tard l'esprit la tire (abstraction) elle n'a pas un autre milieu originel. Ainsi « les idées du beau et du laid » (seconde classe des idées spirituelles) ont la même origine que la perception esthétique, etc. Quant aux connaissances elles-mêmes, elles empruntent leur origine à la fois à leur nature propre et à nos voies d'acquisition. « Toute perception extérieure, par exemple, a son origine dans une sensation ; ainsi la perception de solidité n'a pas d'autre origine que la sensation du toucher ; or, cette perception renfermant l'idée de cette solidité, on a par là même l'origine de l'idée » (Gat.-Arn.). Mais si l'on entend autrement l'origine et qu'on y cherche « la cause efficiente » des idées, leur berceau primitif, le moment et le moyen de leur entrée dans l'esprit, celui-ci devient arbitrairement un magasin d'images ou de mots et les systèmes préposés à son ameublement s'enferment dans deux réponses exclusives. L'une comporte des idées acquises par les sens, au cours de l'existence, l'autre des idées innées (déposées en nous, par Dieu, avec la vie). Mais du fameux adage « Nihil est in intellectu ; quod non prius guerit in sensu » (il n'y a rien dans l'intelligence qui n'ait été au préalable porté dans les sens) l'interprétation varie avec les siècles.

Epicure identifie l'idée au réel à travers la sensation, fait des sens le premier critère de la vérité. Locke, à côté de la primordiale sensation, accepte des produits de la réflexion. Condillac voit dans l'idée une sensation transformée… Les Cartésiens, d'autre part, et les écoles dérivées admettent non tant les idées a priori, préexistantes à la naissance des hommes, que la faculté originelle - et toute interne - de les produire sans le secours du monde extérieur. Les idées d'être, d'infini, de parfait auraient été ainsi déposées, en germe ou en puissance, dans la raison humaine, par Dieu. Leibnitz voit aussi l'âme en possession, dès l'aube, de « toutes ses représentations ultérieures ». Les modernes se sont essayés à rendre raisonnables ces privilèges de l'âme et de la raison. Les uns y ont vu le produit de l'habitude (tel Stuart Mill, reprenant le principe de Hume). Spencer, s'appuyant sur l'évolutionnisme, fait intervenir « antérieurement à l'expérience individuelle, un pouvoir organisateur de l'expérience qui s'exerce conformément à certaines lois innées, résultant des expériences accumulées par les générations »… Kant, à un autre point de vue et par un autre chemin, établissant les modalités de la pensée, en avait déduit la « nécessité et l'universalité des formes de la sensibilité » (espace et temps) et proclamé l'apriorisme des « catégories de l'entendement », affirmant ainsi l'existence de certaines lois préalables qui, « conditions de l'expérience, ne pouvaient en provenir »… Et les théories, après eux tous, n'ont rien résolu en définitive qui posent l'innéité de « lois formelles » (sinon des notions, des représentations) résultant, « soit de notre nature intellectuelle, soit de notre structure cérébrale », et qui seraient indispensables à la connaissance, mais demeureraient neutres, improductives « sans le secours des sens »…

Les signes - considérés spécialement dans le langage humain - jouent dans la vie des idées un rôle considérable. Ils donnent comme un corps à ces vapeurs, rendant fixables - et maniables - ces ombres flottantes. Leur influence s'exerce sur leur formation, leur conservation, leur échange… La parole est un organe à la fois analytique et synthétique qui ouvre aux individus les chemins de la connaissance. De la perfection du langage dépendent ainsi la netteté et la pureté initiales de nos idées. Et une langue nourrie et bien équilibrée en facilite l'assimilation et en accroît la richesse. Les termes - ou mots - qui sont l'expression verbale des idées et correspondent aux idées dont ils sont les signes, en constituent justement les limites. Ils en circonscrivent le champ et en précisent les propriétés. Et la mémoire retient avec plus de force les idées bien amenées et nettement situées. Le langage, d'autre part, unit dans un hymen presque indissoluble les mots et les idées, consolide par ceux-là la durée de celles-ci. Dans le jeu actif des rapports humains où les mots se frôlent et s'accompagnent incessamment, les idées se trouvent avec eux rappelées et s'en renforce, ainsi ravivée, leur conservation. Enfin rien ne donne aux idées leur dynamisme effectif et n'en élargit la portée comme l'aisance assurée à leur communication par le secours du langage. Véhicule infatigable de la pensée, le langage, malgré ses obscurités, ses réticences, ses artifices, jette entre les cerveaux ce pont merveilleux sans lequel balbutierait dans l'impuissance leur mutuelle compréhension. Par les voies d'accès du langage, qui opère d'individu à individu - puis de peuple à peuple - les mutations et les apports, les idées s'affrontent et se pénètrent, et de leur entrechoquement jaillissent des clartés imprévues, se détachent, paillettes insoupçonnées et parfois lumineuses, des idées nouvelles… Aide plus particulièrement précieuse à la formation des idées est le langage parlé ; admirable instrument d'expansion est pour elles le langage d'action, le langage écrit… Dans la pratique, nous opérons sur les noms comme sur les idées elles-mêmes. Nous assimilons mentalement, nous identifions l'expression à l'objet, la forme à l'être, le terme à l'idée. Nous tenons le signe pour adéquat au concept et jugeons et raisonnons avec lui, en logique, comme s'il était son incarnation. C'est ainsi que les termes ont les qualités et les attributs des idées et sont ou abstraits ou concrets, positifs ou négatifs, contraires, contradictoires, particuliers, généraux, etc., et enferment, entre les mêmes bornes, leur extension et leur compréhension.

Nous avons vu que l'idée générale est celle qui est capable de s'appliquer à une multiplicité indéfinie de choses. Soit, par exemple, l'idée de rose. Elle ne désigne pas seulement une rose particulière, déjà vue, et dont la couleur, la forme, la beauté me sont encore présentes à la mémoire. Elle s'étend à toutes les roses possibles, à toutes les roses passées que je n'ai pas vues, à toutes celles qui fleuriront après ma mort et que je ne verrai pas ... L'expérience me montre une pluralité d'objets, tous différents, distincts les uns des autres. L'esprit les examine, établit entre eux une comparaison, sépare par l'abstraction les différences particulières à chacune d'elles et ne retient plus que leurs ressemblances, leurs caractères communs. Cette représentation spéciale est un concept. Il suffit d'une nouvelle démarche de la pensée qui affirme que ce type conçu représente non seulement les objets que j'ai devant les yeux, mais un nombre infini d'objets semblables, pour que le concept devienne une idée générale.

Un double problème est impliqué dans la théorie des idées générales : celui de leur nature psychologique et celui de leur valeur métaphysique. Qu'y a-t-il dans notre esprit quand nous pensons une idée générale? Qu'y a-t-il dans la réalité qui corresponde à nos idées générales? C'est cette question : « Les genres et les espèces existent-ils en soi ou seulement dans l'intelligence? Et, dans le premier cas, sont-ils corporels ou incorporels? Existent-ils à part des choses sensibles ou confondues avec elles? » qui fut appelée, au Moyen-âge, le problème des universaux et que Porphyre posait, ainsi, devant la scolastique. Le nominalisme prétend ramener les idées générales à des images ou à des mots, le réalisme leur attribue une existence objective…

On aperçoit, dans Antisthène le Cynique, répondant à Platon « qu'il voit bien le cheval, non la chevalité » les prémices du nominalisme. On le retrouve chez les stoïciens et les épicuriens. Mais il eut au Moyen-âge son essor véritable. Professé par Roscelin (XIème siècle) et repris par G. d'Okkam (XIIIème siècle) puis, de nos jours, par Hobbes, Berkeley, Hume, Condillac, et enfin Stuart Mill, Taine et Spencer (toute théorie empirique de la connaissance implique la fictivité et la postériorité de l'universel), le nominalisme soutient que, la diversité étant partout, il ne peut y avoir de réel dans la pensée que les sensations particulières, hétérogènes, correspondant aux individus particuliers donnés par l'expérience. Toute idée est ainsi nécessairement particulière, individuelle et n'est que l'image de tel objet particulier dont les qualités sont arbitrairement étendues. Les « universaux » sont des « êtres de raison ». L'idée générale n'est qu'un nom, un souffle de voix (flatus vocis) capable d'évoquer la représentation de tel ou tel individu. Bien plus, le nom seul est général, parce que l'esprit peut l'appliquer indifféremment à tous les individus d'une même classe.

Les idées peuvent-elles se ramener à des images ou à une série indéfinie d'images ?... Sensations et images ne sont que la matière de la pensée. Penser, c'est saisir les rapports des choses, transformer les images en idées, en concepts. Sans doute, quand nous pensons une idée (triangle, cheval), cette idée est accompagnée d'une image : celle-ci la soutient, mais ne se confond pas avec elle. Ce qui constitue l'idée, c'est avant tout un cadre mental, une sorte de mouvement de l'esprit, en corrélation avec une activité circonstanciée du cerveau. L'idée est un fait intellectuel, l'image un fait sensible : l'écho de la sensation. Il y a, d'ailleurs, des idées qui ne sont accompagnées d'aucune image… En fait, l'idée générale se réalise chaque fois dans notre esprit par le moyen d'images particulières, plus ou moins différentes, et cependant nous avons le droit de la penser comme étant la même, parce que dans toutes ces images se retrouvent des caractères communs qui en réalisent l'identité. Notre esprit fixe exclusivement son attention sur certains éléments des images et pense ces éléments comme toujours identiques à eux-mêmes dans quelque combinaison qu'ils puissent entrer. Cette affirmation de l'identité avec l'abstraction qui en est la génératrice, voilà l'essence même du concept. Et il suffit que nous la pensions dans son invariabilité caractéristique - en dépit de la divergence de ses multiples aspects accidentels, ou de l'écart de ses correspondants sensibles -­ pour qu'une idée ait toute la généralité désirable. Son existence, dans l'esprit, devient indépendante de l'image. Une fois établie, elle y persiste sans que nous ayons besoin de recommencer le travail de la comparaison et l'affirmation de généralité. Perduration qui n'implique d'ailleurs ni apriorisme, ni réalité en soi et n'appelle point d'immortalité conséquente. Présence originale qui ne participe en rien d'un dualisme de nos forces psychiques ou mentales et de la prédominance d'un immuable étranger au-dessous duquel évoluerait, asservie, notre vitalité pensante.

D'autre part, malgré le rôle important joué par le langage artificiel (ou articulé, parlé : par opposition au langage naturel fait surtout de mouvements, de toucher et de cris grossièrement modulés) dans la préparation, le développement et la communication des idées, et quoique l'idée épouse souvent le mot comme l'eau épouse le vase, et qu'elle lui doive à la fois son état civil et sa configuration, et la possibilité de ses confrontations, on ne peut davantage réduire les idées à des mots. L'idée peut exister sans qu'il y ait de mot pour la représenter. Exprimant les rapports d'une pluralité d'objets, le concept pourrait bien sans doute subsister tant que les images particulières seraient présentes à la pensée, mais s'évanouirait dès qu'en serait détournée l'attention de l'esprit. Son existence serait ainsi précaire, mal assurée. L'intelligence devrait recommencer sans cesse le même travail et sans plus de succès : tous ses progrès, faute de points de repère évocables, seraient enrayés. Grâce à la dénomination, elle évite ce grave inconvénient. Après avoir dégagé les conformités, les analogies, elle les associe à un mot, les y incorpore, et il suffit de conserver ce mot dans la mémoire pour que, par association, il rappelle les ressemblances extraites par la pensée. Le mot est donc le signe, l’étiquette de l'idée, il lui sert d'attache. L'esprit l'ayant créé à l'occasion de l'idée, il n'a d'existence que par et pour elle. L'idée disparaissant, il n'a plus de raison d'être : c'est un assemblage de lettres, inutile et sans valeur. Supprimer l'idée, c'est donc supprimer le mot…

On ne peut pas dire non plus que nous ne pensons que des mots. Les mots n'ayant aucune qualité propre, aucune signification intrinsèque, ce serait introduire le psittacisme dans la pensée, et par suite anéantir la pensée elle-même. S'il nous arrive de penser avec des mots, comme en arithmétique ou en algèbre, c'est là une acquisition révocable de l'habitude et la transposition, dans l'usage, d'une convention de praticabilité. Si les mots peuvent ainsi - à des fins de célérité - se substituer aux idées, c'est qu'ils leur ont été primitivement associés. Le mot n'est donc pas l'idée, puisque celle-ci lui est antérieure. Il en est comme le complément ; c'est l'enveloppe indispensable dont elle se vêt pour demeurer reconnaissable. Et il assure - avec la possibilité des opérations de l'esprit et de leur extériorisation - la constitution de la science et la continuité de ses étapes… Le nom implique donc l'idée qui en fait le sens et cette idée ne consiste pas dans une simple image ou énumération d'images, mais dans l'affirmation nécessaire de certains éléments de l'image, distingués et isolés par l'abstraction. De plus, en prétendant que le nom seul est général, le nominalisme se contredit lui-même, car le nom est, lui aussi, chaque fois qu'il est prononcé, entendu, écrit ou lu, une sensation nouvelle et singulière, une représentation particulière au même titre que toutes les autres représentations. Il ne peut donc être général sans devenir lui-même une idée générale, un concept.

La doctrine du réalisme, que l'on pourrait appeler le fatalisme des idées générales, assez spécieusement dérivée de Platon, et soutenue au Moyen-âge par saint Anselme (1033-1109) et Guillaume de Champeaux (fin du XIème siècle) enseigne que les universaux (les idées générales) correspondent à des réalités, des types intelligibles, des archétypes éternels, distincts des individus et plus réels que ces individus même auxquels ils communiquent l'existence intellectuelle et les caractères essentiels. Ils sont « les modèles des choses, la parole intérieure de Dieu ». Le réalisme place la présence continue ­ de ces modèles immuables dans un séjour supérieur que Platon appelle « le Paradis des Idées ». Ainsi l'idée générale d'homme, représentant « l'homme en soi », subsiste à part de tous les hommes particuliers, qui sont morts ou qui naîtront… La preuve, dite « ontologique », de l'existence de Dieu, invoquée par Anselme, est une conséquence naturelle de sa théorie : l'idée - réalité ­ présuppose Dieu réel, père des idées. De Champeaux, élargissant la doctrine vers le panthéisme, va jusqu'à accorder aux universaux une présence essentielle à tous les individus, lesquels ne se différencient plus que par des accidents. Après lui, Duns Scot reconnaît aux individus une existence propre et, à la quiddité (essence générale) ajoute l'eccéité (caractère particulier)… Le réalisme est manifestement impossible. D'abord, il n'existe aucune preuve de l'existence de ces types : ce n'est qu'une réalisation, une « animation » d'abstraction. Bien plus, cette existence est contradictoire. Toute existence est nécessairement particulière ; un être général, indéterminé, est une monstruosité.

Entre ces deux théories se place le conceptualisme, qui rappelle certains traits de la doctrine d'Aristote et semble avoir été inventé au Moyen-âge par Abélard pour concilier les deux précédentes. Pour lui, l'universel est une « conception de l'esprit » qui exprime la nature essentielle de la pensée. Il ne constitue ni une réalité suffisante, ni le simple reflet dépendant des choses, ni leur intégration nominale. Ni abstraction vivante, ni image, ni mot. Comme le prétend le nominalisme, il n'y a dans la réalité que des individus et il n'est pas dans le monde deux objets absolument identiques, mais il n'est pas non plus deux choses absolument différentes. Deux êtres entièrement hétérogènes, sans aucune relation entre eux, ne pourraient faire partie du même univers ni être pensés par la même conscience. Il faut donc reconnaître qu'il y a dans ces objets, dans ces individus, des caractères partagés, des essences communes, et que ce n'est pas arbitrairement que notre pensée les rapproche et les range dans une même catégorie, les embrasse dans un même concept. Les universaux sont ainsi des formes de la pensée humaine qui correspondent à cette parenté, à ce rapport des êtres. Ces rapports sont même, en un sens, plus réels que les individus: ce sont des lois à un certain point de vue antérieures et supérieures aux termes particuliers auxquels elles s'appliquent et, quoique inséparables des choses dont elles établissent les relations, elles subsistent, alors que celles-ci passent… Système juste-milieu, théorie d’attente qui fait à l'innéisme sa part et ne méconnaît pas le formidable rôle de l'univers sensible dans la gestation et le jeu des éléments de la pensée, mais n'éclaire encore que d'un jour blafard d'hypothèse la nature des matériaux premiers de l'intelligence... Nonobstant l'ingéniosité du conceptualisme, la philosophie moderne retourne à la négation de toute existence propre de l'idée générale en qui elle ne voit qu' « un mot ou une combinaison de sons articulés, associée d'une façon artificielle avec les attributs communs à un groupe d’objets ». Elle serre plus étroitement, par-delà leur visage accessible, les réalités, dont elle tente assidûment le contrôle, ramène aux faits et aux objets particuliers la pensée dont le réalisme, par le détachement, préparait l'évasion, renoue l'être aux palpitations ambiantes, poursuit l'intellection des multiples forces cosmiques et de leur possible unité hors du domaine étroit de la théocratie.

- Stephen MAC SAY

DOCUMENTS. – Reid : Facultés intellectuelles ; Locke : Essai sur l'entendement humain ; Condillac : Gram. Logique, et Traité des sensations ; Descartes: Principes, Méditations, Stuart Mill : Système de Logique, Philos. de Hamilton ; H. Spencer : Premiers principes, Principes de psychologie ; Kant : Critique de la raison pure ; Taine : De l'intelligence ; A. Fouillée : La Philos. de Platon ; Renouvier : Logique ; Bain: Les sens et l'intelligence ; Th. Ribot : L'évolution des idées générales ; Leibnitz: Nouveaux essais ; A. Lefèvre : La Philosophie ; Gatien-Arnoult : Logique ; Em. Chauvet : les théories de l'entendement humain dans l’antiquité ; J. Gottlieb Buhle : Hist. de la Philos. ; Delarivière : Nouvelle logique classique ; V. Cousin : Hist. de la Philosophie ; Darmesteter : La vie et les mots ; Schopenhauer : Principe de la raison suffisante.



IDEE

Représentation d'une chose dans l'esprit. Manière de voir ; conception littéraire, artistique, philosophique ou politique. Fausse ou raisonnée, issue d'erreurs ou d’expériences, résultat de préjugés ou de spéculations, l'idée se présente à tout cerveau humain sur toute chose, tout événement ou tout individu. On peut avoir une idée stupide, injuste, acrimonieuse, indifférente, passionnée, distante, on ne peut pas ne pas avoir d'idée du tout. La vue d'un objet, d'une personne, d'un être quelconque fait naître en nous une idée - idée d'aspect, de couleur, d'appréciation, de critique, etc. Nous recevons de nos parents, de nos instituteurs, de nos amis des idées toutes faites et quelquefois radicalement fausses sur ce qui nous entoure.

Un philosophe, Descartes, pensait que pour avoir des idées approchant la vérité, il fallait une fois dans sa vie se défaire de toutes les idées reçues et reconstruire de nouveau, et dès le fondement, tous les systèmes de ses connaissances.

Il est de fait que nous devons revoir toutes nos idées, les passer au crible du raisonnement, les soumettre à l'épreuve de la discussion et de l'expérience. Il nous faut, chaque jour et sous la poussée des événements, corriger, modifier nos idées. Eviter d'adopter d'enthousiasme les idées des autres, ce qui rend beaucoup plus pénible la tâche de se faire une idée propre. Pour avoir une idée saine, il faut qu'elle soit étayée sur un examen minutieux, sur une analyse attentive. Il ne faut jamais craindre d’avoir une idée neuve ; ne pas s'effrayer de l'audace de sa pensée. Quand il s'est fait une idée sur les hommes, les événements, la société, etc., l'être humain doit essayer de la faire partager aux autres hommes. Il ne faut jamais cacher son idée ou la camoufler. Il ne faut, non plus, jamais hésiter à abandonner une idée quand les faits et l'analyse en démontrent la fausseté.

L'homme sincère et probe envers lui-même n'hésitera pas à mettre tout en jeu : liberté, situation, pour assurer le triomphe de son idée. Les anarchistes sont même prêts à risquer leur vie pour que triomphe l'idée de liberté, d'amour et de bien-être qu'ils ont adoptée après mûre réflexion, parce qu'elle leur semble la seule juste et la seule compatible avec la dignité d'homme.

On dit aussi : j'ai quelque chose en l'idée - le mot est alors pris dans le sens d'esprit qui conçoit.

Le mot idée est pris aussi dans le sens de souvenir, image, imagination (être heureux en idée), anticipation (idée sur la société future).

L'idée fixe est une pensée dominante dont on est obsédé.



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IDEE GENERALE de la Révolution au XIXème siècle

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Un des ouvrages les plus solides de Proudhon, dans lequel l'auteur, avec maîtrise, fait la critique du gouvernement et expose ses vues sur la tactique révolutionnaire et où il affirme avec force la suppression du gouvernement par l'organisation économique anarchiste.