IDOLÂTRIE
n. f. du grec eidôlom, image, et latreuein, servir
Adoration des idoles. Amour excessif.
L’idolâtrie remonte à la plus haute antiquité. Dès que l’être humain,
se dégageant de l’animalité pure, vit naître en lui la Pensée (sous une
forme vague, il est vrai), il accorda une importance plus grande aux
faits qui se déroulaient autour de lui.
La moindre chose qui se produisait anormalement, par exemple : un
rocher se détachant de la montagne, avait pour résultat de le jeter
dans un profond étonnement. Son cerveau inculte ne lui permettant pas
de se livrer à des investigations méthodiques sur les causes de
l’événement, il en vint tout naturellement à diviser les faits en deux
catégories : les faits heureux ou favorables, et les faits malheureux
ou nuisibles.
C’est ainsi qu’il classa dans la première catégorie : le jour, le
soleil qui amène le beau temps propice aux cultures, etc., et dans la
deuxième catégorie : la nuit (qui permettait aux bêtes féroces de rôder
près de son habitat sans qu’il puisse les voir), la pluie abondante qui
cause les inondations, etc.
Seulement il remarqua que, si le soleil était utile pour les cultures,
il devenait un véritable cataclysme dans les années de sécheresse. Il
fit aussi la remarque que si la pluie abondante était nuisible, elle
était un véritable bienfait sous forme d’ondées pour la vitalité des
plantes.
Alors il imagina que le soleil était un être surnaturel qui était son
ami dans les années d’abondances, son ennemi dans les années de
sécheresse. Aussi rendit-il un véritable culte à ce Dieu. Il lui
faisait des présents, il lui adressait des prières afin que le soleil
voulut bien lui être toujours favorable. Puis il eut l’idée de
représenter son dieu par des images. Ce furent des bouts de bois
taillés grossièrement, des images tracées maladroitement sur les parois
des cavernes, sur les arbres, etc. De là naquit l’idolâtrie (ou
adoration des images).
Il n’entre pas, dans cet article, de décrire le processus de
l’idolâtrie en général. Naturellement, l’être humain en vint à avoir
d’autres idoles que le soleil : la lune, les étoiles, le vent, la
pluie, des arbres, et autres objets ayant joué un rôle dans sa vie ou
dans celle de ses proches, - mais cela entre plutôt dans le cadre d’un
article sur l’origine des religions. Un philosophe, mort hélas ! trop
jeune : Marc Guyau, donne sur le culte et l’origine des idoles des
explications vraiment intéressantes dans son ouvrage L’Irréligion de
l’avenir, que nos amis consulteront avec grand profit.
Au fur et à mesure que la culture intellectuelle se développa chez
l’être humain, l’idolâtrie, loin de perdre du terrain, se développa
parallèlement. Seulement elle prit des formes plus artistiques. La
sculpture, la peinture, l’architecture, la littérature et la poésie
virent, dans les grands courants de renaissance, leurs meilleures
manifestations se dérouler en faveur de l’idolâtrie.
Cependant, vers le XVè siècle, alors que les arts, patronnés par les
papes et les monarques., voient leur essor prendre une magnifique
envolée dans le domaine idolâtre, la science et la philosophie
commencent à paraître sur leur véritable terrain : l’investigation. Et,
petit à petit, des idées se font jour qui, une à une, viennent ronger
les fondements sur lesquels les religions établissent leurs cultes
idolâtres. Si bien que si au début du XVIIIè siècle on se prosterne
encore devant les crucifix, les loges de saints, les statues de rois,
on ne le fait plus qu’ostensiblement, publiquement - de manière à ne
pas donner au vulgum pecus l’exemple de l’impiété et du « sacrilège ».
Mais tous les feux éclairés ont, en fait, éteint l’idolâtrie de leur
cerveau.
Quand, en 1792, le coup décisif est porté contre la royauté et contre
les cultes religieux, il semble que l’idolâtrie va être définitivement
ruinée dans l’esprit populaire.
Hélas ! il n’en était rien. Ceux qui renièrent les dieux et les
monarques, qui se refusèrent à célébrer les cultes, - ceux-là furent en
prise à une autre idolâtrie : l’idolâtrie humaine.
Le besoin d’adorer, de magnifier quelqu’un ou quelque chose fit que le
peuple se détacha des dieux pour s’en créer de nouveaux - plus près
d’eux, ceux-là : les chefs de partis, les grands tribuns, les hommes
d’opposition, les généraux, etc., etc.
Les Mirabeau, les Danton, les Marat, les Robespierre, les Saint-Just,
etc., se virent en butte à un véritable culte du temps de leur
puissance.
Mais cette idolâtrie devait atteindre son point culminant, tourner au
véritable délire mystique collectif en faveur d’un homme qui se signala
à l’attention publique par quelques victoires remportées en Italie :
Napoléon Bonaparte.
Durant quinze ans, pour la presque totalité du peuple français, cet
homme fut un véritable Dieu. Adoré jusque dans ses crimes, jusque dans
son despotisme, ce tyran qui fut un général ambitieux et cruel, qui
rêvait de dominer le Monde, qui amoncela des monceaux de cadavres, qui
saigna à blanc le meilleur de la jeunesse du début du XIXe siècle, vit
encore l’idolâtrie dont il était l’objet grandir en acuité lors de son
transfert à Sainte-Hélène.
Une fois abattu, l’être que l’on commençait à appeler l’Ogre de Corse
en 1814, regagna toute la popularité perdue, devint un martyr. Les
poètes chantaient sa gloire (même Béranger !), les littérateurs
d’opposition célébraient son génie, les peintres vendaient très cher
des tableaux le représentant.
Mais où cette idolâtrie devait atteindre son point culminant, ce fut en
1840, quand Louis-Philippe demanda à l’Angleterre le retour des cendres
de Napoléon en terre française.
Alors, l’enthousiasme populaire ne connut plus de bornes. Victor Hugo
lança l’Ode à la Colonne, les bourgeois portaient des cannes dont la
poignée sculptée représentait l’empereur ; la presse en général, la
littérature et le théâtre, même, célébrèrent la « Grande ( ?) Epopée ».
On oubliait les cadavres, les mutilés, les ruines, - on ne pensait plus
qu’à l’Empereur, le « Petit Caporal ». Et il ne fallut rien moins que
le règne de 1a loque qui se disait son neveu : Napoléon III ; il ne
fallut rien moins que ce personnage falot et ridicule, dénommé
Badinguet par la foule, pour que l’idolâtrie napoléonienne s’atténuât.
Mais encore, combien, parmi le peuple, admirent le grand empereur ? -
Les livres d’histoire distribués à l’école ne vantent-ils pas tous, ou
presque, le génie du Corse ?...
La politique amena pas mal d’idoles : Hugo, Louis Blanc, Lamartine,
Gambetta, Jules Favre, Thiers, Ranc, Clemenceau, Ferry, Millerand,
Briand, Jaurès, etc., etc., - et chose singulière (à part Hugo qui
s’orientait de plus en plus vers le peuple à la fin de ses jours, à
part aussi Jaurès - que la mort a peut-être sauvé de la triste fin de
Guesde) tous ces politiciens idolâtrés par le peuple l’ont trahi,
bafoué et même tyrannisé, et ont fait couler son sang dans la
répression.
Les milieux ouvriers ne se sont pas, hélas ! débarrassés de
l’idolâtrie. Même dans les groupements révolutionnaires l’idolâtrie
exerce ses démoralisants ravages. Ne voit-on pas des pantins comme
Cachin, Vaillant-Couturier et autres être l’objet de l’acclamation
d’une foule en délire quand ils parlent dans un meeting communiste ?
Ne voit-on pas Karl Marx et, surtout Lénine, monopolisés par une
nouvelle Église, idolâtrés comme, des dieux, reproduits de toutes les
façons et par toutes les manières (images, statues, médailles, etc.),
encensés par toute une littérature ? Le mausolée de Lénine à Moscou
n’est-il pas l’objet d’un véritable pèlerinage accompli en grande pompe
par les délégués mondiaux du parti bolcheviste ou de ses annexes ?
* * *
Les anarchistes s’élèvent de toutes leurs forces, combattent par tous
les moyens en leur pouvoir toutes les idoles : religieuses ou
politiques. Ils disent au peuple : « Guéris-toi des individus !
Méfie-toi de ceux qui sont candidats à ton adoration ! N’écoute pas
ceux-là qui voudraient faire de toi des croyants d’une église
quelconque, - qui t’endorment pour mieux te gruger.
Méfie-toi surtout de toi-même ! L’être humain est, hélas ! ainsi fait
qu’il lui faut meubler son cerveau de multiples adorations et laisser
aller son esprit à la remorque d’un homme ou d’une catégorie d’hommes
qui pensent pour lui. La pensée humaine se reporte constamment sur
l’œuvre du passé, non pas tant, pour y puiser des enseignements que
pour y prendre, sans les passer au crible de l’analyse, des idées
toutes faites dont elle fait son credo. »
En effet, quand on commence à adopter une conception d’un homme qui,
lui, fouilla et bouleversa tout le domaine des déductions
philosophiques pour arriver à mettre au point son système idéologique -
lorsque l’on adopte ses conceptions, on ne le fait jamais sans
qu’aussitôt le penseur prenne à nos yeux le rang de surhomme.
Tous ceux qui ont laissé des travaux, soit dans la branche des
spéculations métaphysiques, soit dans les hypothèses scientifiques,
soit dans n’importe quelle catégorie de ce qui forme l’ensemble des
connaissances humaines ; tous ceux-là ont vu aussitôt se former autour
d’eux une petite secte de partisans qui ne tardèrent pas à se muer en
disciples ou en adorateurs. Ce n’est plus le savant, ce n’est plus le
guide moral que l’on admire ; c’est alors l’homme entier ; l’homme,
c’est-à-dire l’être empli de qualités mais aussi de défauts et de tares
de faiblesses et d’erreurs.
Non seulement, les disciples vantent l’oeuvre du penseur, mais ils en
arrivent à encenser jusqu’aux plus pitoyables abdications de l’individu.
Oh ! ces choses douloureuses auxquelles nous assistons depuis deux
siècles - ces multiples trahisons d’hommes d’élite qui firent commettre
tant et tant de crimes collectifs. La foule moutonnière, quand celui
dont elle avait fait son pasteur change son fusil d’épaule, cette foule
suit les « rectifications de tir » et accomplit les actes les plus
stupides.
II n’y a pas là de quoi s’étonner outre mesure, non plus qu’à
s’indigner de la veulerie avec laquelle les adulateurs persistent dans
leur magnification des hommes inconstants envers leurs principes - il
n’y a là, au contraire, rien qui ne soit strictement naturel : des
hommes adorent d’autres hommes, au détriment des idées représentées par
ces derniers. Les adorateurs se créent des Dieux parce qu’il faut à
toute force qu’ils aient des objets d’adoration.
Suivre les données philosophiques ou scientifiques d’un homme lorsque,
par comparaison avec un autre système, on découvre la véracité d’une
doctrine, c’est là chose obligatoire. Mais transposer l’adoption dans
le domaine personnel et, au lieu par exemple d’être un disciple de
Proudhon, devenir un Proudhonien, -voici ce que nous devons nous
attacher à éviter.
Habituons-nous à ne plus adorer les hommes ; accoutumons-nous à
dépeupler notre esprit de toute idée magnificatrice ; adoptons une
méthode de raisonnement qui ne nous fasse regarder dans un système que
le système lui-même et ignorer l’individu qui en est l’auteur.
Démeublons notre cerveau non seulement des dieux du Ciel, mais encore
de ceux de la Terre.
L’homme doit s’habituer à penser par lui-même, - il doit prendre chez
autrui les rudiments de sa doctrine, mais seulement cela. Habituons
notre cerveau à penser tout seul et à se former d’une manière
originale. Evitons de copier la pensée d’autrui et ne faisons pas de
nous-même une contrefaçon intellectuelle, - car ce ne sera jamais
qu’une contrefaçon.
Le vieil apophtegme de Pythagore est toujours vrai : « Sois toi-même
ton propre Dieu ! » Mettons-le en pratique.
Et alors, malgré toutes les turpitudes et faiblesses, nonobstant toutes
les abdications et apostasies, nous échapperons à cette vague d’erreurs
qui fait que des foules entières, prosternées devant les hommes
qu’elles classent en génies, suivent et commettent les mêmes
inconséquences que ces pseudo-guides.
Combattons l’idolâtrie sous toutes ses formes et faisons comprendre au
gueux que son bonheur ne peut venir que de lui-même. C’est la tâche la
plus urgente à accomplir.
Louis Loréal