INDIVIDU,
INDIVIDUALISME n. m.
Qu’est-ce qu’un individu ? « Un être constitué par un ensemble de
parties telles que celles-là et non pas d’autres peuvent le constituer
; que réunies et non séparées, elles font son unité, distincte d’une
manière plus ou moins permanente d’autres unités individuelles. » (J.
Thomas). Rattaché à son étymologie latine (individuus, indivisible)
l’individu serait ce qui ne peut être vu que dans son ensemble et qui
cesse d’être quand ses parties sont séparées. Il est ainsi,
biologiquement, le « spécimen vivant d’une espèce qui ne peut être
divisé sans cesser de vivre. » (Larousse). Il est en même temps « un
être formant une unité distincte dans un genre. » La personne (agrégat
de particularités qui embrasse jusqu’aux attributs moraux) est d’abord
un individu, mais « un individu d’une telle complexité d’organisation
qu’on ne la peut modifier sans la détruire ; et surtout c’est un
individu qui tout attaché qu’il soit par certains côtés au milieu dans
lequel il vit et pense », s’en rend néanmoins assez indépendant pour
que ses caractères séparatifs puissent devenir sa marque distinctive...
Enfin les partisans de la liberté (opposée ici, au moins relativement,
au déterminisme) considèrentl’individuation, comme « la constitution
volontaire de l’être lui-même en face de l’ordre universel. » Cette
constitution permet l’opposition critique du moi en laquelle « le moi
se représente à lui-même comme le non-moi d’un moi idéal. » Ce moi
idéal dont, dans une certaine mesure à son gré, il s’approche ou
s’éloigne, donne ainsi son orientation à un « progrès moral » issu
d’initiatives individuelles. C’est la thèse idéaliste de la
perfectibilité transposable dans le social où elle reconnaît aux
réactions de l’individu sur le milieu une portée évolutive plus ou
moins décisive..
Nous n’étudierons ici ni l’individualité transitoire du minerai, ni
l’individualité purement vitale du végétal, ni même l’individualité
déjà consciente de l’animal. Nous nous en tiendrons aux individualités
supérieures. Nous ne rechercherons pas ici davantage la substance
philosophique de l’individu, ni n’interrogerons en ses prémices
lointaines l’individualité personnelle. Nous n’agiterons pas la
question de l’innéité (qui sera abordée plus loin) ou de l’acquisition
de la sociabilité (voir ce mot), ni ne ferons la balance, dans la
raison pure, des antinomies (relatives d’ailleurs et souvent plus
apparentes qu’exclusives) entre l’individu et la société. Il ne s’agit
ici ni d’un moi abstrait, ou mystique ou transcendental, d’un individu
interprété en dehors des contingences. Nous nous en tiendrons plus aux
réalités positives qu’aux fondements spéculatifs et considérerons
surtout, l’individu, la cellule individuelle, dans son milieu organique
naturel, c’est-à-dire l’individu vivant, avec toute l’espèce humaine,
au sein de la société...
* * *
De l’individu vivant, les sciences ont établi le caractère organique. «
Les variations de l’espèce ne sont plus pour le biologiste que des
résultantes, des sommes de variations qui se sont produites dans chaque
individu séparément. L’espèce sera ce que seront les individus,
subissant chacun les influences sans nombre des milieux dans lesquels
ils vivent, et auxquels ils répondent chacun à leur façon. Et quand le
physiologue parle de la vie d’une plante ou d’un animal, il y voit
plutôt une agglomération, une colonie de millions d’individus séparés,
qu’une personnalité une et indivisible. I1 vous parle d’une fédération
d’organes digestifs, sensuels, nerveux, etc., tous très intimement liés
entre eux, tous-subissant le contre-coup du bien-être ou du malaise de
chacun, mais vivant chacun de sa vie propre. Chaque organe, chaque
portion d’organe, à son tour, est composé de cellules indépendantes qui
s’associent pour lutter contre les conditions défavorables à leur
existence. L’individu est tout un monde de fédérations, il est tout un
cosmos à lui seul !... Et dans ce monde, le physiologue voit les
cellules autonomes du sang, des tissus, des centres nerveux. Il
reconnaît les milliards de corpuscules blancs - les phagocytes - qui se
portent aux endroits du corps infectés par des microbes, pour y livrer
bataille aux envahisseurs. Plus que cela : dans chaque cellule
microscopique, il découvre aujourd’hui un monde d’éléments autonomes
dont chacun vit de sa vie propre, recherche pour lui-même le bien-être
et l’atteint par le groupement, l’association avec d’autres que lui.
Bref, chaque individu est un cosmos d’organes, chaque organe un cosmos
de cellules, chaque cellule un cosmos d’infiniment petits. Et, dans ce
monde complexe, le bien-être de l’ensemble dépend entièrement de la
somme de bien-être dont jouit chacune des moindres parcelles
microscopiques de la matière organisée...
« De même le psychologue voit de nos jours dans l’homme une multitude
de facultés séparées, de tendances autonomes, égales entre elles,
fonctionnant chacune indépendamment, s’équilibrant, se contredisant
continuellement. Pris dans son ensemble, l’homme n’est plus pour lui
qu’une résultante, toujours variable, de toutes ces facultés diverses,
de toutes ces tendances autonomes des cellules du cerveau et des
centres nerveux. Toutes sont reliées entre elles au point de réagir
chacune sur toutes les autres, mais elles vivent de leur vie propre,
sans être subordonnées à un organe central : l’âme... Si autrefois, la
science s’attachait à étudier les grands résultats et les grandes
sommes (les intégrales, dirait le mathématicien), aujourd’hui elle
s’attache surtout à étudier les infiniment petits, les individus dont
se composent ces sommes et dont elle a fini par reconnaître
l’indépendance et l’individualité, en même temps que leur agrégation
intime.
« Quant à l’harmonie que l’esprit humain découvre dans la nature et qui
n’est, au fond, que la constatation d’une certaine stabilité des
phénomènes, le savant moderne ne cherche plus à l’expliquer par
l’action de lois conçues selon un certain plan, préétablies par une
volonté intelligente... Ce qu’on appelait « loi naturelle » n’est plus
qu’un rapport entre certains phénomènes, entrevu par nous, et chaque «
loi » naturelle prend un caractère conditionnel de causalité.
C’est-à-dire : Si tel phénomène se produit dans de telles conditions,
tel autre phénomène suivra. Point de loi placée en dehors du phénomène
: chaque phénomène gouverne celui qui lui succède, non la loi. Rien de
préconçu dans ce que nous appelons l’harmonie de la nature. Le hasard
des chocs et des rencontres a suffi pour l’établir. Tel phénomène
durera des siècles parce que l’adaptation, l’équilibre qu’il représente
a pris des siècles à s’établir ; tandis que tel autre ne durera qu’un
instant si cette forme d’équilibre momentané est né en un instant...
Ainsi pour les planètes de notre système solaire, résultantes
multi-millénaires de millions de forces aveugles, ainsi pour nos
continents, édifiés molécule à molécule... Ainsi d’autre part pour
l’éclair, rupture momentanée de l’équilibre, redistribution subite des
forces... L’harmonie apparaît ainsi comme équilibre temporaire,
adaptation provisoire. Et cet équilibre ne durera qu’à une condition :
celle de se modifier continuellement, de représenter à chaque instant
la résultante des actions contraires... » (Kropotkine).
Et l’histoire et la jurisprudence, et l’ethnographie, l’économie
politique et la sociologie enfin, toutes les sciences qui traitent, de
l’homme - frappées des rapports statiques des atomes en incessante
oscillation et de l’identité phénoménale des réflexes cosmiques, et du
provisoire constant d’un équilibre fait d’une multitude de
contradictions animées - demandent (comme l’astronomie, comme les
sciences exactes et organiques, comme la physiologie humaine l’ont fait
dans le champ propre de leurs investigations) au mouvement des
infiniment petits, individuels, le secret d’une harmonie - aujourd’hui
perturbée -- des sociétés humaines. Se débarrassant peu à peu des
reliquats obstinés du vieil esprit théocratique, délaissant les voies
révélées, les artifices déductifs (le Tout - réel dans le Divin -
rythmant l’ascension des parties, l’Accord final préexistant dans
l’Omniscient), la. science économique voit aussi autre chose dans la
société qu’un ordre préétabli aux éléments assujettis. Elle interroge à
la base les individus changeants, régulateurs aveugles de provisoires
évolutions, tâte le sens de leurs besoins et de leurs sollicitations,
tend à voir, conséquemment, l’orientation des phénomènes sociaux
ailleurs que dans « l’intérêt des riches minorités », Et de nouvelles
philosophies, à leur tour, guidées vers une marche parallèle par tant
de similitudes, s’efforcent d’accorder au cosmos le rythme humain et
collaborent à l’immense synthèse... « L’anarchie se présente comme une
partie intégrante de la philosophie nouvelle. Elle cherche le plus
complet développement de l’individualité, combiné avec le plus haut
développement de l’association volontaire sous tous ses aspects, à tous
les degrés possibles, pour tous les buts imaginables : association
toujours changeante, portant en elle-même les éléments de sa durée et
revêtant les formes qui, à chaque moment, répondent le mieux aux
aspirations multiples de tous. Une société enfin à laquelle les formes
préétablies, cristallisées par la loi répugnent ; mais qui cherche
l’harmonie dans l’équilibre, toujours changeant et fugitif, entre les
multitudes de forces variées et d’influences de toute nature,
lesquelles suivent leur cours et, précisément grâce à la liberté de se
produire au grand jour et de se contrebalancer, peuvent provoquer les
énergies qui leur sont favorables... » (Kropotkine).
Il n’y a pas d’harmonie stagnante, pas d’unité fixe, pas de société
figée ni d’individu immuable, pas de nature immobile ni de monde
arrêté. Mais un flux et reflux continuel d’action et de réaction,
d’agrégation et de désagrégation. Et les êtres humains, en incessante
activité de conservation et d’extension, parmi les forces naturelles et
les efforts de leurs semblables, oscillent du social à l’individuel,
sous la poussée d’impérieuses attractions et d’irrésistibles
contraires. Aspiration à la plus grande agglutination mais qui appelle
- sous menace d’étiolement et de mort - l’association avec les proches
constituant aussi leur être et qui, contrecarrés, tôt ou tard,
réagissent. Réduction (apparente et provisoire) de « l’un » impatient,
en face de l’union sans laquelle « les uns » ne peuvent s’étendre, dont
il est ; l’arrêt peut-être, mais pour l’élan. Egoïsme irréductible et
gourmand, mais solidarité inéluctable et féconde : individu, société...
Individu et société se présentent dans la vie (c’est-à-dire par-delà le
problème des origines et des légitimités) comme deux contraires -
autant qu’il puisse exister des contraires hors de l’absolu - qui
s’attirent et se pénètrent, et leurs confrontations accusent des
interdépendances continuelles et de multiples apports réciproques. Et,
dans le groupe social, l’individu - en fût-il la cellule initiale -
apparaît comme quelque Prométhée condamné à trouver sa grandeur au sein
des forces à son sort enchaînées. Et de la chercher parmi elles, et
aussi par elles et jusqu’en elles (et non contre elles, au moins dans
un sens d’hostilité) traduit non seulement un acquiescement raisonnable
à l’inévitable, mais aussi le choix lucide d’une sagesse qui prend
délibérément son parti - le meilleur parti - d’une situation qu’elle ne
peut pas plus modifier qu’elle ne l’a créée. Une sagesse qui renonce à
sacrifier son devenir au négatif, qui porte son vouloir - plutôt qu’à
d’inutiles efforts de dissociation, au succès d’ailleurs indésirable -
à se faire un levier des puissances qu’elle tenterait en vain
d’abattre. Et nous voyons, bien plus que dans un antagonisme épuisant,
grandir de concert l’individuel et le social. D’une émulation féconde
aux luttes créatrices nous paraissent, plus que d’une guerre à mort, se
dégager les lentes vérités. Dans un social plus vaste et sympathique se
situe pour nous, plus compréhensif, et plus nourri, l’individuel. Et
moins éthérés, plus humains - clartés vivantes dans la vie ouverte à
toutes les lumières - s’y allument et radient quelques beaux isolements
qui ne seraient ailleurs, dans un repli subtil et froid, qu’un
recroquevillement, et la chlorotique consomption d’une fleur détachée...
Si vous voulez savoir si la société (il n’est même pas question pour
l’instant d’une forme sociale définie, ni d’un cadre primitif ou
développé) est un obstacle dressé en face de l’individu, essayez de
transporter l’homme dans le milieu idéal de l’égotisme antisocial : la
solitude, débarrassée de tout souvenir et de tout apport humain. Et
supputez les fruits de ce transfert. Regardez cet égoïste civilisé -
qu’autrui enchaîne à qui il demande tant ! - regardez-le (impuissant
voyage d’ailleurs) contraint à reprendre seul les étapes, de sa culture
(élément moderne de son égoïsme), obligé de regagner le niveau des
joies que son intelligence affinée considère non seulement comme une
corbeille précieuse mais dont elle caresse l’envahissant parterre.
Dites-moi comment il remontera jusqu’aux présents sur lesquels son
dilettantisme, sa philosophie énervée spéculent jusqu’au néant et vers
quels cieux s’essoreront - dans le soi éternel - ses pensées de demain
?...
* * *
Il est bien entendu que « la vie collective ne supprime aucunement les
vies individuelles, que l’activité commune ne supprime pas les
activités particulières. En les harmonisant », non plus sous les
auspices de lois préjugées « naturelles » mais par un arrangement
vouluqui s’inspire d’une cosmologie bouleversée « on vise au contraire
à les rendre plus intenses, plus productives, au profit de chacun des
individus qui groupent leurs efforts. Le but final, c’est la
satisfaction plus grande de l’individu. » (de Lestrade). Le social, au
moins dans son essence et ses attendus généraux, est - ne l’oublions
pas - une avance (naturelle ou non) faite par les individus pour la
garantie et l’appui de leur individualité. Et l’individu - en dehors de
tout contrôle rigoureux qui, aussitôt que l’on quitte l’économie, a
quelque chose de singulièrement puéril - entend se réserver le droit
d’insurrection contre toute société qui s’oppose à telle équitable et
rationnelle récupération. Il n’est pas - il ne doit pas être - en
instance de sacrifice sur l’autel d’une collectivité extérieure à lui.
Il a fait dans la société un placement (lequel n’exclut pas la forme
élevée du don), il a fait un placement, ou le mouvement des forces
obscures de la nature nous le fait apparaître tel, il n’importe. Et
nous le regardons à la fois, dans son principe, comme inéluctable et
fécond. Dès que le système social détourné de son but, faussé dans ses
bienfaits, étouffe ses possibilités, dès que la société lui ferme les
voies qu’elle a pour fonction de libérer et d’élargir, pourquoi
l’individu n’en dénoncerait-il pas les clauses, tacites ou formelles,
cette fois tyranniques ? Contre un marché de dupes, l’individu se doit,
par la révolte, de sauvegarder sa part humaine au devenir. Et
l’anarchiste est avec lui - de par ses revendications primordiales -
qui ne renonce pas à exercer l’autorité pour la subir et pour qui les
méfaits qu’il dénonce dans l’individuel ne deviennent jamais des vertus
parce que transposées dans le social ; l’anarchiste qui, se refusant (à
l’invocation de tels considérants : sentimentaux, intellectuels,
éthiques, etc., ou de leur coalition) à tourner contre autrui
l’oppression, ne peut de quiconque en tolérer l’exercice. Car s’il est
« naturel et bienfaisant qu’un être, qu’un individu, ait à la fois une
vie intérieure dont il est maître souverain, absolu, et une vie
extérieure qu’il harmonise avec celle de ses semblables ; et qu’il
unisse ses énergies à celles de ses semblables pour triompher avec
moins d’efforts des résistances des choses, il n’est ni naturel ni
bienfaisant qu’il abdique la maîtrise de lui-même, soumette sa
personnalité non pas seulement à une autre, mais à une collectivité. »
(De Lestrade).
* * *
La sociabilité (que la société la précède ou qu’elle en soit le
corollaire), le besoin (servi ou non par un penchant originel)
d’association, d’adduction humaine, se manifestent dès les premiers
âges de l’espèce et avec un tel caractère d’irrésistibilité (solidarité
d’abord défensive amplifiée peu à peu jusqu’aux échanges les plus
diversifiés et dont les nécessités, à mesure qu’elles s’élèvent, si
elles demeurent impérieuses, sont de moins en moins apparentes) qu’on
peut les regarder en faitcomme naturelles à l’homme. Naturel ainsi donc
l’état de société (branche ou conséquence de la sociabilité) dont les
animaux eux-mêmes, à côté des premiers hommes, nous offrent des
réalisations déjà remarquables. Seuls sont manifestement
conventionnels, transitoires, révisables les modes d’agglutination et
d’organisation sociétaire, les formes économiques et sociales, les
systèmes et les régimes qui règlent - s’ils n’ordonnent - les rapports
entre individus. Si la société correspond sensiblement au degré de
développement des individus, à leur niveau intellectuel et moral, au
point qu’on a pu dire : tels hommes, telle société (ou inversement), il
n’en est pas de même des régimes économiques, des systèmes qui sont la
superstructure, souvent parasitaire, du social et qui semblent en
favoriser - mais plus encore en paralysent- l’évolution. La société
traduit dans l’ensemble (mœurs, opinions, manifestations de
sociabilité, etc.), sinon les désirs obscurs des individus et leur
intime accordance, au moins leur consentement et leur globale
adaptation. Adhésion en quelque sorte passive cependant, pour la
plupart, et, somme toute, superficielle, expression encore d’un «
mensonge conventionnel », approbation, presque toujours exclusive d’un
choix volontaire, d’individus acquiesçant dans l’obscurité de leur
ignorance et sous la confuse astreinte d’immédiates nécessités. Quant
aux systèmes sociaux, qui ont dans l’État, dans les gouvernements leur
quintessence autoritaire, ils servent (c’est le cas général) les
intérêts des minorités privilégiées et ne doivent leur empire qu’au
subterfuge et à la force. Et l’adage : « les individus (et les peuples)
ont les sociétés et les gouvernements qu’ils méritent », à peine exact
quant aux sociétés, ne peut être retenu pour les gouvernements sans de
sérieuses réserves. Les régimes sociaux, en effet (par leur agent,
l’État, et ses variantes politiques), savent s’entourer d’un réseau de
protection tel qu’il assure leur perduration bien au delà de la
convenance des gouvernés. Certes ceux-ci vivent souvent dans une sorte
d’inconscience de leurs besoins véritables, et emprisonnés dans une
désirance rudimentaire. Mais aussi ils se sentent éloignés des
conditions propres à les satisfaire, tenus à distance qu’ils sont de la
vie intellectuelle et d’un mouvement libre et personnel. Pris entre le
mysticisme de leurs espérances et le fatalisme de leur sort, ils
consentent à d’absurdes souffrances et demeurent confusément
malheureux. Plus ou moins travaillés par le levain des penseurs ou
ébranlés par les appels de leur propre nature, le frémissement
d’imprécises aspirations, ou seulement irrités par de compressives
réductions, les individus n’affrontent qu’à regret - et dans certaines
circonstances critiques - le risque parfois mortel des assauts
maladroits contre les bastions du pouvoir. D’ordinaire quelques
réformes habiles - os à point jeté - font rentrer pour un temps dans la
niche sociale le peuple qui montre les dents. Et s’appesantit en lui -
dans l’inexercice de ses moyens - le sentiment d’une impuissance
pourtant toute relative et momentanée. Les incompatibilités aiguës, les
resserrements excessifs s’accompagnent parfois cependant d’une
concertation réactive des individus qui, victorieuse, assure, avec des
chances plus ou moins heureuses, le changement escompté. C’est ainsi
que les révolutions, recours suprême des contractants lésés, non admis
à la révision pacifique, tentent d’accoucher par la force les régimes
nouveaux.
* * *
Les sociétés (ou mieux les groupes sociaux) étendues peu à peu des
clans familiaux aux nations, à travers maintes conjonctions
intermédiaires : tribus sauvages, communes rustiques, embryons féodaux,
cités moyennâgeuses, seigneuries provinciales, tendent à s’épanouir en
confédérations intéressées, aux cadres internationaux. D’autre part le
décongestionnement vital des organismes centralisateurs épuisés par une
lourde concentration est appelé à favoriser, même peut-être par voie
d’évolution, un réveil progressif d’autonomie communale et cellulaire.
Quant aux systèmes sociaux, l’économie en a presque toujours pétri et
dominé le caractère. Partis, par la conquête primitive, de
l’appropriation individuelle non seulement des biens généraux mais des
moyens mêmes de la vie, ils ont perpétué cette mainmise, par
l’esclavage antique, le servage médiéval, le salariat moderne, jusqu’au
capitalisme, apogée présente de la possession antisociale. Et, malgré
de dures résistances qui déjà sont des spasmes de transition,
l’économie s’oriente vers des formes plus ou moins collectives de
socialisme et de communisme dont maintes associations, voire de trusts
et de cartels décèlent jusque dans le capitalisme l’évidente
pénétration, et qui ont même, en propre, leurs ébauches nationales. Et
ces formes portent en elles déjà le germe, sur de nouvelles bases, de
détentes et d’individualisations affranchies... Ce que seront du reste
les formes sociales de l’avenir, nous l’ignorons. Et nous n’avons pas,
comme les écoles autoritaires, un plan tout prêt pour enfermer
l’humanité de demain, pas même de « république coopérative réglée et
arrangée d’avance à imposer aux générations encore à naître : l’avenir
sera ce que le feront les hommes et les femmes d’alors, selon leurs
mentalités et leurs circonstances. Si nous leur léguons la liberté, ils
mèneront une vie libre, conditionnée par l’état de choses transformé et
amélioré qu’auront produit les progrès de l’intelligence humaine et
l’emploi accru des forces naturelles qui en découlera... » (W.C. Owen).
Lucrèce, Hobbes, Locke, Spinoza, etc., regardent la société comme étant
d’invention humaine et lui donnent pour fondement quelques-uns
l’intérêt, les autres la raison. Plusieurs recherchent sa source dans
la précarité reconnue de l’état de nature. La plupart des écoles
philosophiques de l’individualisme moderne, avec Nietzsche, Stimer,
etc., au nom de l’égoïsme, en dénoncent le mensonge, traitent même le
corps social et surtout l’État, son symbole ordinaire, « d’entité
métaphysique ». Spencer, Worms, Lilienfeld, Novicow, etc., l’assimilent
à un organisme vivant, quelque chose comme une amplification de
l’individu. Spencer veut limiter l’intervention de l’État à
l’accomplissement des « devoirs de justice ».
Certains, tel Rousseau, voudraient, dans la prime nature retrouvée,
renouveler les assises du « contrat social ». Des négateurs repoussent
l’opportunité d’une telle reconstitution, même sur des bases
rénovées... Au gré des thèses et des philosophies contradictoires,
l’individu est tour à tour campé en arbitre suprême de son être ou
réduit au rôle de rouage passif, fonction du social souverain. Les
théories moyennes interviennent qui, par des dosages nuancés, cherchent
une balance entre les unis inconciliés : l’individu et la société, Les
individualistes bourgeois (secondés par les économistes à la
Leroy-Beaulieu, à la Guyot), exaltent ou récusent à divers titres
l’État selon qu’ils placent la société sous l’égide de l’autocratie
brutale et avérée ou l’orientent, encore tâtonnante, vers les bases de
la démocratie, purement politique d’ailleurs et paravent d’une souple
ploutocratie. Ils s’essaient surtout à justifier par les « raisons »
d’une prospérité générale (concentrée en quelques mains particulières
!) et un faux droit, et de vaines facultés d’accession de chacun à la
richesse privée et aux fonctions publiques, les libertés effectives
d’un noyau restreint de fortunés, maîtres toujours indétrônés des
destinées d’autrui. Certains ont conscience qu’un malaise - auquel il
faudra tôt ou tard s’attaquer - paralyse peu à peu, dans la progression
ambiante, une société privée (par des inégalités monstrueuses d’effort
et de jouissance et l’accès à la vie totale interdit de fait au grand
nombre) de la poussée lumineuse de millions d’individus libérés. Mais
ils n’osent, - je ne parle pas ici de ceux qui, répudiant leurs
origines et le cloisonnement odieux des classes, sont entrés dans
l’arène avec les novateurs sociaux - abandonner l’économie
(théoriquement caduque et scientifiquement isolée, condamnée enfin par
l’équité humaine, mais aux profits pour les leurs encore certains) du
capitalisme...
* * *
Entre la société (théoriquement presque inconcevable, et, du reste,
pratiquement inviable) où rien ne subsisterait de l’individu dans le
bloc plein d’une communauté intégralement « unicisée » et, de l’autre,
le système qui consiste en l’isolement individuel complet et ne
s’évoque que dans le cadre d’une contrée inexplorée avec tous les aléas
du sauvagisme, il y a toute une gamme de combinaisons sociales et
économiques, plus ou moins naturelles ou logiques, durables ou
éphémères, heureuses ou agitées... Toutes - qu’elles s’en défendent ou
non - cèlent en quelque proportion ces éléments constitutifs de
communisme et d’individualisme - pôles extrêmes - stériles si on les
envisage dans leurs absolus irréductibles, mais, si on considère
l’amalgame plus ou moins judicieux, matériaux essentiels, et d’ailleurs
inévitables, de tout noyau sociable. Il est évident que
l’individualiste isolé, si peu qu’il quitte les régions expurgées du
plus petit rapport d’ordre vital ou utilitaire avec autrui pour
s’approcher de quelque unité humaine, se réincorpore à quelqu’un de ces
systèmes qui, peu ou prou, grossièrement ou habilement, par abandon
instinctif ou concertation réfléchie, mêlent le social à l’individuel
et accordent à l’un ou à l’autre la prédominance, selon la façon dont
on y envisage la structure du corps social et la conception que l’on
s’y fait de la satisfaction et de l’importance de ses composants. Des
principes hétéroclites et souvent contradictoires, dont certains eurent
dans les civilisations disparues leur épanouissement et qui animent
encore, diversement, les formes sociales actuelles, président aux
assemblages de ces laborieux édifices.
Nous ne ferons pas ici de ces divers systèmes un examen qui aura sa
place au mot société, tout comme les anticipations sociales et
économiques du communisme et de l’individualisme anarchistes qui ont
été jusqu’ici seulement esquissées et non traitées en propre. Nous
constaterons seulement que, parmi les systèmes en vigueur (et
d’influentes philosophies constructives visent à les défendre plus
qu’elles ne les contrecarrent), nul n’est arrivé à assurer à l’ensemble
des individus une stabilité satisfaisante. Aucun n’est parvenu, non pas
à amener en état d’harmonie, mais même à maintenir en équilibre toutes
les portions d’humanité du corps social. Tous n’obtiennent, des
individus réunis, la « mécanique » prévue par leur économie que par
l’intervention extérieure, la superposition d’un appareil de coercition
parfois plus ingénieux que les rouages incohérents dont il assure la
coexistence. C’est que, en dehors d’une imperfection manifeste et dont
nous ne pouvons dire si elle est davantage le fait d’une barbarie
persistante ou du mauvais vouloir, tous, parmi les systèmes existants
et d’autres en instance de succession, admettent comme légitime,
consacrent par des mœurs et des lois l’inégalité initiale des unités
constituantes. Ils en disproportionnent les possibilités vitales
d’abord, évolutives ensuite, et impliquent une échelle d’accès aux
biens généraux qui est, non seulement pour l’homme mais même pour le
producteur, une normalefrustration. Et les privilèges qu’ils accordent
à des catégories favorisées, ils ne peuvent que par l’ignorance, la
terreur ou la violence, en garantir le bénéfice. Tous font appel à la
force en mille interventions ouvertes ou dérobées et soutiennent, par
de savants ou cyniques artifices, souvent idéalisés de morale, les
prérogatives somptueuses de groupes numériquement grêles. La société
dont nous subissons l’emprise et dont les caractéristiques
s’agglomèrent en « civilisation bourgeoise » a trouvé dans un
assemblage politique dont l’État est la clef de voûte, l’arme la plus
propre pour conserver à ses appétits le jeu souverain de leurs
appropriations. C’est l’armature osseuse d’un régime en lequel n’existe
qu’à travers un mensonge flagrant le soutien volontaire des
participants dépouillés. Et c’est elle qui assure à un capitalisme
boulimique l’adéquate activité des masses rivées à ses services...
Que, d’une part, la domination se relâche, qu’un instant l’appareil
répressif s’avère impuissant à maintenir les individualités spoliées,
ou que, d’autre part, la notion d’une plus complète individualité
s’éveille en l’esprit des opprimés, que le savoir les pénètre, que la
peur les abandonne, et la ruée des besoins comprimés aurait tôt fait de
disloquer ce corps d’iniquité. Mais les étapes d’une telle révolte
(qui, sans conscience, serait sans lendemain), mais les ébauches
subséquentes ne nous intéressent que si à mesure elles ouvrent le
chemin de leur vie propre à un plus grand nombre d’individus. Et c’est
comme fonction de cette délivrance - délivrance matérielle,
intellectuelle, morale, etc. - que les mouvements sociaux, même
restreints, et les sociétés nouvelles appellent notre chaleureuse
attention, notre aide au besoin, et qu’une éducation préparatoire en
doit orienter, dans le sens de nos espérances, les déterminantes. Mais
« c’est bien la lutte contre tout pouvoir officiel qui nous distingue
essentiellement, nous anarchistes ; chaque individualité nous paraît
être le centre de l’univers, et chacune a les mêmes droits à son
développement intégral, sans intervention d’un pouvoir qui la dirige,
la morigène ou la châtie. » (Elisée Reclus). Et nous n’abdiquons rien
de nos revendications idéales et entendons peser en ce sens,
sympathiquement chaque fois qu’il est possible, sur les réalisations
d’abord, l’évolution ensuite des provisoires sociaux qui peuvent,
autour de nous, naître et s’établir.
* * *
On a vu déjà - aux mots anarchisme, capitalisme, État, , etc., et à
travers les multiples mots, choisis d’ailleurs, qui évoquent quelque
face du problème individuel et social - que les anarchistes se posent
en adversaires résolus de toute forme collective qui poursuit
l’extension unilatérale d’une classe avantagée et, en particulier, de «
ce faux état social qui attribue à l’un le produit du travail de
milliers d’autres. » (Elisée Reclus).
Il n’est pas question de nous illusionner sur la capacité sociale
effective de l’éducation spontanée ni sur les vertus totales du
catastrophisme révolutionnaire. Ni de prêter à la liberté (terminologie
vague qui, dans son absolu, cèle l’autocratisme et nous ramène à la
suprématie des forts) un potentiel magique. Socialement parlant,
l’anarchie intégrale demeurera d’ailleurs vraisemblablement bien plus
tendance que possibilité, idéal plus que système réalisé. Mais tout
avènement du socialisme (en ses formes toujours plus dégagées de
l’État) s’attaquant à l’unilatéralisme de la propriété, nous semble
appelé à favoriser l’essor des individus comprimés dans le capitalisme
- comme ils le furent dans le servage - par un labeur annihilant Avec
lui s’accusera, nous l’espérons, une détente à mesure plus marquée. «
Le socialisme, d’ailleurs, n’est sans doute qu’une des phases de
l’humanité. La mentalité inférieure de la masse bourgeoise ou
plébéienne nous réduit seule à la nécessité de certaines contraintes
sociales... Le premier besoin de justice satisfait, l’esprit de liberté
réclamera sa part. Et, tour à tour épris de plus de justice et de plus
de liberté, oscillant des prêcheurs de communisme aux prêcheurs
d’anarchie, l’homme social toujours rencontrera de nouveaux domaines
pour son initiative indépendante ou associée. » L’anarchie n’est pas
strictement à nos yeux le « systèmepolitique et social où l’individu se
développe librement, émancipé de toute tutelle gouvernementale »
qu’elle apparut à ses débuts. Elle n’est pas pour nous, comme pour
certains des nôtres et souvent pour la foule, un organisme
virtuellement réalisé - quelque chose comme « la société du bon plaisir
» - que ses constructeurs tiennent en réserve pour le lendemain du «
Grand Soir ». L’anarchie est moins une doctrine d’ailleurs qu’une
aspiration, et nous ne nous enfermons pas, à proprement parler - ce mot
pris dans son sens étroit de système - dans quelque « société
anarchiste ». L’anarchie est surtout l’esprit, et la force au besoin,
qui doit sans relâche, dans les pré-révolutions comme aux heures de
réédifications, vivifier d’une part les philosophies et les sociétés
nouvelles, et toujours, d’autre part, faire obstacle à ce que
l’individuel soit offert en holocauste au social ou à quelque portion
du social. Elle ne prétend pas être la magicienne du bonheur des
peuples qui, dans les plis de sa robe idéale, tient prête pour les
hommes quelque structure de la définitive harmonie. Elle est plus et
mieux que le cadre le plus large. De l’individu possible, elle est la
gardienne et le guide, la protectrice et le flambeau. Elle n’a pas, au
pendule infatigable du temps, imposé l’arrêt sur quelque immuable «
paradis ». Elle n’est pas l’esclave de quelque demain stéréotypé. Ses
formes aimées ne sont que des passages et des expériences ouvertes, et
des jalons. Elle les quittera pour aller plus loin avec tous ceux qui
auront mieux. Elle ne voit pas de limite au savoir agrégeant des
hommes, pas de borne au plus vaste champ social, de fin au plus grand
individu. Mais elle veut les hommes toujours plus libres pour qu’ils
apportent leur concours à l’imprévisible. Car il n’y a pas pour elle
toute la lumière humaine, ni toutes les jouissances, sans tous les
hommes... Nous ne réduisons pas l’anarchie à n’être qu’une étape, dans
notre avance un point, dans notre rêve un moment. Nous ne pouvons la
concevoir en effet comme une cristallisation. Elle n’est pas, elle ne
peut pas être conservation, au sens où ce mot signifie l’immobilité.
Elle est l’inlassée prospection. A son étreinte se dérobe le but à
mesure que sa recherche l’atteint, et elle s’anime et se roidit pour de
nouveaux essors. Elle est par essence contre ce qui existe, non par
opposition pauvrement systématisée, mais par ambition large et claire,
parce qu’elle est avec et pour ce qui sera. L’anarchisme est comme le
juif errant de la pensée et de la vie. Il ne s’offre, aux courtes
haltes, que le réconfort du repos. Et il reprend, retrempé, la route
sans fin, si passionnante dans son inconnu. Et dans la marche
insatisfaite est sa raison d’être et sa joie...
Que fera l’anarchisme en face du social ? Il n’y a pas de milieu. Ou
nous aimerons jusque chez autrui l’individu accru et nous
sauvegarderons sa liberté, ou nous tournerons vers nos centres
d’aveugles regards, et se réorganiseront autour de nous, contre nous, «
les libertés de barbarie ». De l’individu qui s’efforce à nos côtés,
nous serons l’associé et coopérerons, dans la « réforme économique »
accomplie, à cette « réforme mentale » dont nous cueillerons aussi
ensemble les fruits. La liberté multipliée n’est pas, ne peut pas être
la stagnation de la pensée. Elle est la cage ouverte aux esprits
emmurés. Songez à « ces libres Hellènes qui furent nos devanciers et
sont encore nos modèles. » (E. Reclus). Parmi les hommes libérés,
l’homme, d’une aile plus sûre, reprend son vol. Mais si « contre tous
les partis les anarchistes sont seuls à défendre en son entier le
principe de la liberté » (Kropotkine), on ne peut s’attendre, si
l’avenir sourit à leurs espérances, qu’ils laisseront se reformer
derrière eux ces « libertés d’oppression » dont ils eurent tant de
peine à triompher. Nous voulons dégager l’individu naissant « qu’un
destin mauvais jette en pâture à la violence des forts » et ne pouvons
admettre qu’il soit repris par des coercitions de maturité. Nous ne
pouvons - prudence, intérêt, bonté, égoïsme, altruisme, ce que vous
voudrez - abandonner le frère humain au carnassier à peine assoupi dans
les ténèbres de l’homme et qui ne peut manquer, au réveil, de ranimer
sa griffe si se désintéresse notre vigilance... Se plaindre que «
l’action collective amoindrira l’individu par quelque diminution de
liberté, c’est réclamer en faveur de la liberté du plus fort, qui
s’appelle l’oppression. »
Certes ceux qui, parmi les nôtres, à tort ou à raison, regardent le
communisme le plus étendu comme l’atmosphère et le cadre les plus
propres au jeu fécond des individualités, ne peuvent le considérer
comme une fin, ni s’y figer dans un dogme. Ils ne cessent pas - ils ne
peuvent pas cesser - d’être à la recherche de conditions meilleures
peut-être. La préoccupation du « milieu (ou des milieux) adéquat à
toute époque, au maximum de bien-être et, de liberté pour chaque
individu » les éloigne d’une absurde stagnation. Et leur doctrine
sociale, sous le contrôle de ce principe, demeure éminemment
circonstanciée et constamment révisable. Or l’existence même d’un
milieu où toutes les individualités pourront poursuivre librement leur
évolution implique logiquement qu’il ne pourra y être toléré
l’oppressive suprématie d’une individualité particulière et que toute
liberté d’expansion (et ce mot est pris ici dans son sens effectif et
n’a rien de commun avec l’artifice déclamatoire des morales en vigueur)
s’y limitera à la liberté voisine. Car « il est évident que l’homme ne
peut être absolument libre que dans l’isolement absolu. Toute
collectivité, toute société, toute vie publique restreint la liberté de
chacun dans la mesure nécessaire à l’exercice de la liberté d’autrui.
L’essentiel est que cette vie politique qui est pour l’homme un moyen »
le demeure pour tous et ne devienne jamais une fin ni en elle-même, ni,
par prédominance oppressive, pour quelques-uns, pour quiconque. D’autre
part si la société n’est, théoriquement, qu’une « entité abstraite, qui
ne subsiste que par et pour les individus », elle n’en a pas moins,
pour chacun de nous, une existence réelle dont pas un être intelligent
ne niera les bienfaits. Que ce soit par égoïsme développé ou par
altruisme natif (tous deux d’ailleurs évolutifs) que l’homme se porte
vers son prochain, qu’il s’agisse d’un prolongement ou d’un
dédoublement (l’un comme l’autre fécond), c’est là le terrain - plus
spéculatif qu’efficient - de la philosophie. Mais les faits, mais
l’expérience, tout ce que nous savons de la vie et du monde nous dit
que l’homme ne vit pas seul, que tout ce qu’il a pu acquérir qui
vaillehumainement lui vient de ses rapports avec ses semblables, bref
qu’il ne serait, sans eux, qu’une pauvre cellule chétive et désemparée
en lutte constante pour ne pas périr. L’individu n’a pu croître et
s’élever que par l’appui des individus, voisins, par une coalition
défensive d’abord, propulsive ensuite contre les forces adverses. Car
l’entr’aide n’est pas qu’un misérable resserrement vital - précieux du
reste - elle est le facteur constant de nos plus belles acquisitions...
* * *
Du point de vue biologique, nous l’avons vu, la liberté est la chose
essentielle : « sans elle, la croissance et le développement
individuels sont impossibles, et partout où le développement de
l’individu est entravé, l’évolution de l’humanité s’arrête. Il nous est
impossible d’énumérer les innombrables arrêts, de calculer en chiffres
exacts la gravité des blessures infligées à nos libertés individuelles
quand le pendule revient vers l’esclavage. Néanmoins, sans conteste
possible, il y a blessure. Il ne peut en être autrement d’ailleurs.
Biologiquement parlant, nous faisons tous partie d’un même ensemble
organique, - l’espèce humaine, - faire tort à l’un, c’est faire tort à
tous. On ne peut, pas avoir la liberté à l’une des extrémités de la
chaîne et l’esclavage à l’autre extrémité. Selon nous le Privilège doit
être aboli, quel que soit son aspect ou sa formation. Le Privilège est
la négation de l’unité organique de l’humanité, de cette unité de la
famille humaine que nous regardons comme une vérité scientifique. »
(W.-C. Owen). Mais à l’égard de ce privilège (dont l’appropriation
foncière et la monopolisation arbitraire des moyens de production,
d’échange et de consommation, constitue actuellement le type
économique), une fois opérée la réduction de toutes ses formes
accessibles, les individus ne peuvent - sans se condamner de nouveau à
l’amoindrissement prochain - se départir d’une clairvoyante vigilance.
Notre conception de la liberté de vie s’oppose non seulement à la
licence, mais à la liberté même du privilège. Leurs principes
s’excluent au point que nous ne pouvons, dans là logique, en concevoir
même, dans le milieu social, la coexistence. Mais nous savons que, dans
l’état actuel des mentalités générales, le jeu libre des individualités
est pratiquement impossible sans des mesures propres à en garantir
l’exercice. S’abandonner au rythme idéal d’une liberté théorique, c’est
tenir ouvertes au privilège toutes les portes - ou presque - pour une
rentrée sociale, c’est lui offrir toutes les facilités de
reconstitution. La coalition des humains avertis - comme celle des
faibles dans la nature d’ailleurs - doit tenir en respect (et je
n’évoque ici nul appareil, nulle méthode ou organisation spéciale de
résistance et d’alarme) les forces brutales - instinctives aussi - à
l’affût inlassé de toutes nos défaillances et de tous nos relâchements.
En attendant que les faibles s’élèvent à la force de la raison par la
culture et la conscience de leur individualisme, on ne peut s’en
remettre aux forces du hasard du soin de tenir en équilibre tolérant et
fertile les portions actives, différenciées, multitudiques de
l’humanité...
De même que « l’individualité physiologique - et son harmonie - est
constituée par l’activité propre, mais cependant subordonnée à
l’activité totale, des éléments cellulaires » de même le corps social
doit être considéré comme un organisme (superposé sans doute, mais non
superfétatoire) dont le fonctionnement, utile à tous, « nécessite un
acquiescement de la liberté individuelle ». Dans le désordre des
régimes actuels, où quelque Moloch social subsiste et où les avantages
sont faussés dans leur application (dans leur préparation aussi) plus
encore que dans leur principe (théoriquement libéral), c’est surtout la
balance des biens sociaux, des protections sociales, qui est à refaire
et, en vue de justes apaisements et d’équitables possibilités
individuelles, l’économie confiée aux associations privées et libres.
Et c’est la marche de l’ensemble social réglée sur les exigences
mouvantes de tous ses composants individuels, en vue de leur plus
complète satisfaction... Il nous apparaît que « la planète n’est pas
faite pour être dominée par quelques-uns » et qu’elle ne doit pas être
le « fief » de quelque aristocratie. A nos yeux, « la terre est faite
pour être utilisée, librement et également par tous ceux qui y
vivent... C’est un organisme économique unique, un entrepôt unique de
richesses naturelles, un atelier unique où ont un égal droit de
travailler tous les hommes et toutes les femmes. » (W.-C. Owen). Mais,
sur ce terrain naturellement offert à toutes les existences humaines,
les plus forts, ou les plus rusés, bref les plus âpres ont établi ce
règne permanent de la curée qu’une soi-disant civilisation encense et
justifie. Et si la civilisation nouvelle ne veut pas retomber sous la
griffe d’une « société de loups » elle devra lui opposer des
institutions plus solides que le rempart de sa raison et la
proclamation d’une liberté générale...
Il n’est pas, socialement, de prédominance limitative que nous
puissions accepter, fût-ce celle d’une « élite ». Où est d’ailleurs la
supériorité ? Et qui en est juge ? Et chacun ne possède-t-il pas en lui
les éléments de sa propre supériorité ? « Qui de vous, disait Elisée
Reclus, qui de vous, dans son âme et conscience, se dira le supérieur
de son voisin et ne reconnaîtra pas en lui son frère et son égal ? » A
quel étalon se rapporte l’élite ? Où en sont les attributs immuables ?
Et « l’élite maîtresse » va-t-elle, pour asseoir son triomphe,
paralyser la naissance ou l’essor d’une « élite inconnue » ?... D’autre
part, l’individualisme qui trouve en l’anarchisme ses principes et ses
garants n’est pas ce scepticisme qui, pour sauver l’individu du
relativisme social, pour l’arracher à ses limitations, le précipite, en
un irréalisme de fait, dans cette non-existence en laquelle se résorbe
l’entité. Là n’est pas le caractère, riche et puissant de « l’homme le
plus seul ». Et l’individualisme aristocratique lui-même (si
intellectuellement ou esthétiquement spécialisé soit-il) ne peut se
concevoir muré dans quelque retraite hautaine et stérile. Dès lors
qu’il s’élargit à des aspirations complexes d’harmonie et poursuit son
indéfinie réalisation, plus que jamais l’intéresse - pour l’enrichir -
la montés solidaire du social.
Mais comprendre et favoriser le non-moi, coopérer à son élargissement
ne signifie pas se fondre en lui, acquiescer aux préjugés du prochain,
épouser ses idéaux grossiers. Sentir en soi vibrer autrui, ce n’est pas
se réduire aux médiocrités ambiantes, ramener ses aspirations aux
horizons menus de l’environ. La notion intelligente du social est tout
l’opposé du renoncement. Elle n’implique qu’un minimum d’acceptation et
comporte la révolte avertie et constante contre le statu quostagnant.
Car un demain plus riche n’est pas fait de piétinement. Autrement que
fondues dans les répétitions et les obédiences seront fécondes et
profitables à elles-mêmes et aux autres les unités attentives a une
persévérante activité personnelle. Solidarité n’est pas abandon et il
n’est pas pour nous de force reconnue qui rive notre lumière aux
vérités admises, à la. souveraine opinion. Rien dans la ligne d’une
individualité - dès que sa voie n’est pas tyrannique d’autrui - ne peut
être sacrifié à l’esprit grégaire, étouffé sous les régressives «
raisons » de l’existant. Moins il y aura d’hommes dans la masse,
c’est-à-dire plus nombreuses seront, les réalisations originales et
volontaires, et plus se détendra, dans le cadre commun, la liberté
générale. Car elle est faite de permanent qui-vive individuel. Ni notre
pensée, ni nos gestes ne cadencent le balancier du groupe : nous nous
affirmons nous-mêmes parmi les autres et ne nous laissons pas entamer
par l’imitation. Copier, opiner, c’est végéter : nous voulons vivre,
entraînant vers la conscience de leur propre vie le plus que nous
pourrons des êtres côtoyés. La foule est un écran et une meule, et
c’est à lutter contre ses ténèbres et son écrasement que se conquièrent
non seulement les valeureuses et claires personnalités, mais les
conditions meilleures du milieu. Les individus émergeants sont la
garantie future du social, non les troupeaux unis comme une mer
dormante...
* * *
Si l’on étudie, à travers les tempéraments et les philosophies souvent
dérivées, les aspects parfois originaux et, au premier abord,
divergents, de l’individualisme d’esprit anarchiste, on découvre
rapidement, à rencontre de certaines apparences, la réductibilité
d’ardents désaccords et l’initiale parenté d’une attente profonde. Si
nous faisons la part des spécialisations et des caractères, celle
également des systématisations parfois involontaires et presque
toujours excessives, la part aussi d’une dispersion qui souligne
l’indépendance et l’audace, atteste la vitalité, celle des vagabondages
erronés qui vont de pair avec les prospections perpétuelles de cerveaux
armés à fond de doute critique, celle enfin des classements hâtifs et
des fuyantes ou traîtresses terminologies ; si nous tenons compte
encore de la tendance - faite d’un certain nombre de nos faiblesses
humaines - à trancher les opinions, à les faire participer parfois
(arbitraire d’abstraction) de la belle ordonnance d’une logique trop
démonstrative, à voir dans le différent trop vite l’inconciliable, dans
le non-incorporé l’irréductible, à mettre face à face (impatiente
clarté, relief déformant) des théories que tant de faits unissent, que
séparent surtout les vocables, nous trouverons, sous nos yeux
attentifs, plutôt des diversifications que des antagonismes et, des
poursuites parallèles - et de facile coexistence - bien plus que
d’essentielles oppositions. Qu’il s’agisse de l’individualisme d’abord
sensible et qui s’épanouit en altruisme confiant ; de l’égoïsme que
l’intelligence entend averti, prolongé, débordant ; de l’individualisme
davantage subjectif et préoccupé d’ampleur éthique et d’harmonie ; de
l’individualisme de réciprocités contractuelles et d’expériences ; du
socialisme préalable entendu comme le tremplin de l’individu, ou, à la
fois, d’un peu tout cela, en tous ces individualismes il y a le souci
minimum - et spécifiquement anarchiste - de n’écraser nul individu et
la conscience d’être, au contraire, intéressé à son harmonieux
rebondissement. Et s’affirme, à travers le jalonnement des
constructions ébauchées, la recherche sincère de conditions adéquates à
d’égales possibilités humaines. Et ils cèlent, chacun, des portions .de
vérité et tous entrebâillent l’avenir et découvrent un pan d’horizon...
Derrière l’insuffisance des pauvres mots et le partiel des conceptions
- et le partial même, si humain et si proche - le provisoire aussi des
solutions ; par-delà la pénurie de nos moyens d’affirmation
individuelle qu’étranglent au surplus des cadres hostiles ; au-dessus
des passions mêmes, précipitées dans le champ des édifications ou des
hypothèses ; plus haut en somme et plus loin que les définitions - ces
prisons - et, les modes - ce moment - et parmi nos pensées vigilantes
et nos efforts fébriles, et malgré d’accidentelles incompréhensions, se
profile, dominante, l’aspiration vivante et large sans laquelle
l’individualisme n’est plus des nôtres, n’a plus pour nous de sens
sympathique, n’est plus que la caricature des poussées naturelles et
l’ombre des instincts altérés. A travers les critiques aiguës des uns
et des autres et leurs prévisions hasardeuses, leurs investigations
jamais découragées, leurs réactions résolues contre le
non-individualisme paralysant, leur propagande particulière et leurs
tentatives, retentit l’appel, fondamental et permanent, à la délivrance
et à la réalisation detoutes les individualités. Et l’individualisme
ainsi compris se situe - et c’est la pierre de touche de sa qualité et
c’est notre critérium - en dehors de la tyrannie et de l’écrasement, en
dehors des contraintes et des accaparements...
* * *
Bien au delà des interdépendances vitales, aux réflexes en quelque
sorte passifs, bien au-dessus de ce minimum de solidarité naturelle,
organique, et dans une certaine mesure constitutive, qui relie tous les
êtres vivant en société, plus loin que les collusions artificielles du
besoin qui ne sont guère, au mieux, que des mouvements de conservation,
l’anarchisme porte (par les voies du sentiment et de la raison) dans le
domaine actif d’une fructueuse expansion, l’intérêt élargi qui le
rattache aux autres unités humaines. Car notre individualisme, à nous
anarchistes, a trop besoin pour son propre accomplissement et son
devenir, de « l’air libre du large » et de la richesse des
individualités voisines. Car sans elles, et privées de leur tolérance
et, de leur aliment, nos propres individualités resteraient trop
languissantes et précaires. Car notre individualisme est trop désireux
de donner à l’ambiance cette réceptivité, à autrui ce potentiel
d’échanges sans lesquels nos plaisirs aux ramifications multiples et
nos jouissances toujours plus affinées et plus claires, demeureraient
enfermés dans la prison de ses espérances mutilées. Car notre
individualisme souffre trop des souffrances environnantes, et il a trop
besoin de la joie d’autrui pour l’intensité de sa propre joie ; il est
trop virilement insatisfait, trop lumineux et trop lucidement avide
pour qu’il puisse être confondu avec ce faux individualisme, 1’ «
individualisme » de proie et d’oppression, refouleur d’individualités,
concrétisation courante de la « morale de maîtres », orientation
extérieure de la « volonté de puissance »...
Il n’a rien de commun, notre individualisme (celui de tous les
anarchistes) avec l’égoïsme fermé du bourgeois, « l’individualisme »
restrictif et fragmenté, « l’individualisme » qui n’est - quoique
parfois fardé de science - que la jouissance bornée de la brute. Et il
se différencie tout autant de celui - notre ennemi aussi, en dépit de
propos abusants - qui, circonscrit au jeu de doléances étriquées, "
veut camper son « moi » (un. moi squelettique sous son hypertrophie)
sur un autrui dont il n’a senti ni compris le dynamisme et la
richesse... Nous ne pouvons accepter sans protestation, sans
désolidarisation élémentaire, que l’anarchisme, individualisme ouvert,
serve de paravent à l’égoïsme régressif ou stagnant, au circonvolutisme
centripète d’une morale qui, en dépit d’un verbalisme au reste usurpé,
retourne aux réalités que nous dénonçons. L’individualisme (de quelque
tendance, de quelque école anarchistes dont il se réclame ou auxquelles
il s’apparente) n’est pas, ne peut pas être (hypocrite ou déclaré,
conscient ou s’ignorant) l’individualisme de domination et
d’exploitation, l’impérialisme de l’individu...
Stephen Mac Say
Ouvrages a consulter. - Spencer : Principes de sociologie. - Palante :
Combat pour l’Individu ; Les Antinomies entre l’Individu et la société.
- J. Grave : L’Individu et la société. - S. Faure : La Douleur
universelle. - Le Dantec : Traité de biologie ; L’unité dans l’être
vivant, ; L’Egoïsme, etc. - Spinoza : Ethique. - Espinas : Les sociétés
animales. - Nietzsche : La volonté de puissance ; Le Crépuscule des
Dieux ; Aurore. -Kant : Raison pratique.-E. Fournière : Essai sur
l’Individualisme ; L’Idéalisme social. - Leibnitz : Nouveaux essais. -
Renouvier : Critiques philosophiques. - Kropotkine :L’Anarchie :
L’Entr’aide. - J. Thomas : Philosophie morale. - Draghicesco :
L’Individu dans le déterminisme social. - Leroy-Beaulieu, Yves Guyot :
Etudes économiques. - Schatz : L’Individualisme individuel et social. -
Durkheim : Règles de la méthode sociologique ; La division du travail
social. - Han Ryner : Petit manuel individualiste. L’individualisme
dans l’antiquité, etc. - J. Tarde : La logique sociale. - Elisée Reclus
: L’Anarchie ; Evolution, révolution et l’idéal anarchique.- Ibsen :
Brand ; L’Ennemi du Peuple, Solness, etc. - J. Novicow : La morale et
l’intérêt, etc., ainsi que les ouvrages déjà cités (p. 71) par E.
Armand à la fin de son étude sur Anarchisme individualiste.
INDIVIDUALISME
J’aime, à travers les partialités et les insuffisances,
les sottises même du dictionnaire. Aussi, ai-je fouillé le petit et le
grand Larousse pour y chercher la définition du mot individualisme.
Dans les deux dictionnaires j’ai trouvé celle-ci du même auteur :
Système d’isolement des individus dans la société. Mais dans le grand
Larousse l’auteur précise : encyclopédie. philosophie sociale.
Subordonner le bien des autres à son bien propre, vivre le plus
possible pour soi-même, c’est être individualiste. Il ajoute encore
quelques notations superficielles pour indiquer qu’il a lu Spencer et
Nietzsche.
Et tout cela prouve, d’abord : qu’il est permis à certains hommes
d’enseigner la langue française qu’ils ignorent, puisque cet auteur
(anonyme) ne sait pas qu’en français il n’y a pas - absolument - de
synonymes, ce qui lui fait donner du mot individualisme la définition
qui conviendrait à un certain égoïsme, ce mot pris dans son sens
étroit, défavorable, péjoratif.
Cela prouve encore que certains hommes sont capables de lire des
ouvrages philosophiques sans les comprendre... A moins que ce soit là
de la mauvaise foi. Tout est possible. La mauvaise foi, au reste, n’est
qu’une conséquence de la sottise.
Comme le mot anarchie, le mot individualisme en est victime. Par
malveillance, le grimaud chien de garde emploie l’un pour l’autre les
mots égoïsme et individualisme et ne donne de l’individualisme qu’un
aspect étriqué, restrictif, et une mesquine conception.
Nous allons ici tenter de restituer au mot sa véritable signification.
Quand le sens des mots n’est pas vicié, l’individualisme est un système
qui a l’individu pour base, pour sujet ou pour objet. Ecoutez les
individualistes et vous verrez que les trois aspects de cette
définition sont bons.
L’individualisme est donc un système basé sur l’individu, qui a
l’individu pour fin et l’individu pour agent.
Mettez cette phrase au pluriel et raisonnons. Nous voulons le bonheur
de l’humanité. Mais l’humanité n’est pas une entité réelle ; seuls, les
individus qui la composent sont des entités réelles. Donc, quand je dis
: je veux le bonheur de l’humanité, je dis implicitement : je veux le
bonheur des individus. L’individu est donc mon objet. Je dis
l’individu, je ne dis pas moi...
On m’opposera peut-être qu’à ce compte tous les systèmes sont
individualistes. Ce serait vrai si l’individualisme n’était que cela ;
mais dans l’individualisme, l’individu n’est pas seulement l’objet, il
est aussi le sujet. Mais avant de nous occuper de l’individu sujet,
finissons-en avec l’individu considéré comme objet.
Je crois que tout ce qui a trait à la foule est éphémère, superficiel,
illusoire et vain. Si je suis un orateur de talent, il m’est facile de
faire admettre à une foule de trois mille personnes mon opinion
habilement présentée. Ces trois mille personnes m’applaudiront « comme
un seul homme ».
A ce moment précis il est possible de faire commettre à cette foule des
actes énormes, héroïques ou odieux. Mais je n’aurai fait là rien de
durable, parce que, l’emballement passé, la foule dispersée, les
individus se ressaisissent ou sont repris par leur lâcheté. Si donc, je
veux faire œuvre durable, il faut que je vise, non la foule, mais,
parmi ces trois mille êtres, les quelques humains capables de devenir
des individus. L’individualisme s’applique donc à rechercher,
découvrir, perfectionner des individus.
Passons maintenant à l’individu agent ou sujet. Il est à peine besoin
de dire, après ce qui précède, que ce ne sont pas les foules, les
sociétés, mais les individus qui, œuvrant chacun avec la conscience de
ses moyens et de ses responsabilités, viseront, non l’ensemble social,
mais les individus pour la réalisation de leur plus grande somme de
bonheur et leur plus grande somme de moyens.
Voyez que le but final est le bonheur de tous par le bonheur de chacun.
Raoul Odin
INDIVIDUALISME (Anarchisme altruiste)
Un argument habituel, c’est
d’opposer l’individualisme et l’altruisme, et vice versa. Et cependant,
à mon avis, individualisme et altruisme se confondent de telle façon
qu’il est impossible de les séparer... Pour me faire mieux comprendre,
voici un exemple. Au printemps de 1910 j’ai été stupéfait de trouver,
dans un manifeste du Comité antiparlementaire, au bas duquel se
trouvait mon nom, une phrase où l’on disait que le devoir des ouvriers
était d’adhérer à leurs syndicats. Le devoir ! C’est le sophisme le
plus réactionnaire que je connaisse... Dans la phrase du manifeste,
devoir est à peu près synonyme d’intérêt. Il est vrai qu’il s’y ajoute
une légère dose de sentiment altruiste, sous forme de solidarité. Mais
un sentiment ne peut être que spontané, il ne peut pas être la
conséquence d’une obligation. L’amour ni la solidarité ne peuvent donc
pas être un devoir. Et c’est par confusion dans les termes et par
esprit d’autorité que les syndicalistes osent parler d’un devoir
ouvrier...
Il s’agit, en effet, de donner à un conseil une consécration morale. La
morale sert ainsi à des buts intéressés, à des politiques trop souvent
malodorantes. Mais qu’est-ce que la morale ? Autrefois purement
religieuse, la morale officielle tend aujourd’hui à se confondre avec
le code. Il est même curieux de constater que la morale change en même
temps que les lois. La morale officielle règle les rapports sociaux
pour le maintien de la paix sociale et la sauvegarde des situations
acquises. Il n’y a donc aucun fondement à la morale, si ce n’est les
convenances de la classe dominatrice, avec un reste de préjugés
religieux et des habitudes ou coutumes qui varient avec chaque pays. En
réalité, personne n’obéit de son plein gré à la morale officielle ; on
y obéit beaucoup par éducation et par habitude, un peu par peur, car il
y a des gendarmes et des juges qui obligent les pauvres gens (mais non
les puissants) à respecter la morale légale. Si l’on va au fond des
choses, on s’aperçoit que nous agissons suivant notre plaisir, notre
plaisir individuel. C’est là où la thèse individualiste a véritablement
toute sa valeur. Dans les conditions sociales actuelles, gênés que nous
sommes par les coercitions de toute sorte qui pèsent sur nous, nous
agissons ordinairement par intérêt. Mais ce dernier mobile n’est qu’une
déformation du plaisir...
* * *
Cyniquement, hypocritement ou naturellement, les hommes agissent
poussés par le mobile du plaisir. Qu’est-ce que le plaisir ? Il y a
d’abord les plaisirs matériels immédiats qui correspondent à nos
besoins physiques. Mais ce n’est pas tout, il y a d’autres plaisirs :
intellectuels, artistiques, affectifs ou moraux. L’émotion qui
accompagne chacun de ces plaisirs et se confond avec lui, cette sorte
d’excitation de l’organisme qui correspond au plaisir, semble être plus
agréable pour les plaisirs intellectuels, artistiques ou affectifs que
pour les plaisirs matériels. Autrement dit, il semble que ceux-là
soient supérieurs à ceux-ci. On peut déjà constater que quand un homme
s’est suffisamment développé pour goûter aux plaisirs intellectuels et
artistiques, il n’y renoncera pas facilement, malgré les déclarations
de soi-disant pessimistes sur le bonheur des ignorants. On peut aussi
constater que les hommes (même les animaux) sacrifient en général leurs
plaisirs matériels à leurs plaisirs affectifs. Ces derniers paraissent
l’emporter sur tous les autres. L’amour pour ses enfants, l’amour
proprement dit, l’emportent certainement, en puissance de plaisir sur
les autres puissances. C’est un fait d’expérience... Ainsi naît
l’altruisme. Chez les hommes vivant en société, ayant besoin de
l’entr’aide pour vivre, le plaisir altruiste s’est développé davantage.
Nous sommes touchés par la douleur d’autrui, nous souffrons de la
souffrance des autres. Nous ne pouvons pas rester impassibles devant
les ignominies qui se commettent autour de nous. Et, d’autre part, nous
éprouvons un plaisir moral à rendre service aux autres hommes. Faire
plaisir à autrui est, un véritable plaisir...
Notre moi s’épanouit dans la bonté, ce n’est pas autre chose qu’un
excédent de force individuelle. La bonté (ou générosité) est le
véritable plaisir d’un individu bien développé. La maladie, la.
vieillesse, les malheurs rendent les hommes plus égoïstes. L’égoïsme
est un signe de faiblesse, c’est un moyen de défense pour les faibles.
La solidarité altruiste, comme besoin d’expansion, est le plus haut
signe de notre valeur individuelle. C’est donc de l’individualisme à
plus haute puissance. Si nous nous solidarisons avec les souffrants,
avec les prolétaires, par exemple, ce peut être par intérêt, si nous
sommes nous-mêmes des prolétaires, mais c’est aussi par plaisir moral,
et c’est uniquement par plaisir moral pour ceux d’entre nous qui ne
sommes pas des prolétaires. On comprend aussi qu’un ancien ouvrier
sorti du prolétariat (par chance) peut abandonner toute solidarité avec
ses camarades, s’il n’était capable de comprendre que l’intérêt, tandis
qu’un individu développé moralement (un anarchiste) n’abandonnera
jamais cette solidarité avec les souffrants. Il n’y a pas ici de
devoir. Devoir n’est qu’un terme du vocabulaire électoral, une
expression du manuel civique, un préjugé pour votard, pour patriote,
pour socialiste « conscient », pour syndicaliste discipliné.
Le besoin du bonheur pour tous, cet altruisme se sublime dans un désir
idéaliste. C’est cet idéalisme qui est le véritable déterminisme des
anarchistes. On nous reprochera que cet idéal ne peut jamais être
atteint. Nous voulons vivre tout de suite, disent certains
individualistes. Or, est-ce que notre joie n’est pas en nous dès
maintenant ? Est-ce que l’effort que nous faisons vers cet idéal n’est
pas par lui-même une satisfaction ? Je veux dire que l’effort vers
l’idéal le réalise déjà en nous comme jouissance anticipée... On
retrouve aussi cet idéalisme dans les religions. C’est un besoin humain
que l’aspiration vers le beau et le bien. Et le sentiment religieux
véritable n’est pas autre chose que l’exaltation du sentiment
idéaliste, qui peut aller jusqu’au mysticisme. Mais je n’ai pas besoin,
pour ma part, des mystères, des miracles et de toutes les inventions
des thaumaturges religieux pour être idéaliste... L’idéalisme peut
aller jusqu’au renoncement des autres joies qui n’apparaissent plus que
comme secondaires... Dans les religions on recommande et on commande le
sacrifice en l’honneur de la divinité, on restreint les plaisirs
matériels ; on conseille les pénitences et les macérations. Notre
idéalisme ne comporte pas ces pénitences. L’anarchisme ne renonce pas
au développement physique, intellectuel et artistique des individus.
S’il y a un véritable plaisir dans le sacrifice, encore faut-il ne pas
être dupe. Le plaisir n’exclut pas le raisonnement. Si l’on peut
trouver du plaisir à se sacrifier volontairement par amour, ce serait
une duperie que de se sacrifier par devoir ou par résignation, de se
résigner à l’esclavage par peur de la violence, par crainte de faire
souffrir autrui. Si la violence est odieuse contre les faibles, elle
est nécessaire contre la tyrannie des forts, pour l’émancipation des
individus. C’est ce point de vue qui nous distingue tout à fait des
croyants et des tolstoïens. Ainsi la révolte peut être nécessaire
contre une tyrannie familiale ; elle est nécessaire contre la tyrannie
patronale et la tyrannie étatiste... Il y a donc entre l’égoïsme et
l’altruisme une question de proportion qui varie suivant la force des
individualités et les conditions du milieu. Si les conditions sociales
permettaient le développement complet des individus, ce développement
intellectuel, artistique et idéaliste suffirait, mieux que toutes les
polices, que toutes les morales et tous les codes, à assurer par
l’individu lui-même le refrènement de ses appétits dommageables à
autrui... On me dira que la culture n’empêche pas beaucoup les gens de
se montrer féroces pour autrui, quand il s’agit de leurs intérêts. Nous
en avons de nombreux exemples. Mais je répète que la concurrence et
l’arrivisme sont la cause actuelle de cet égoïsme. On voit ces égoïstes
féroces, une fois arrivés ou enrichis, pratiquer une molle bonté, dans
le degré compatible avec la déformation subie par leur caractère. Dans
la société actuelle, les rapports humains sont fondés sur le
mercantilisme. Aussi l’intérêt immédiat s’oppose-t-il souvent au
plaisir moral. Combien en ai-je connu qui ont sacrifié l’idéalisme
enthousiaste de leur jeunesse au réalisme de la carrière !...
L’éducation ne suffit donc pas à assurer le triomphe de l’idée. Pour
arriver à une société, fondée sur l’entr’aide, où le développement des
individus pourrait se faire librement, où il y aurait harmonie et
équilibre entre toutes les jouissances, quelle espérance pouvons-nous
avoir ? Comment pouvons-nous concevoir la réalisation de notre idéal ?
Comment nous débarrasser de toutes les contraintes matérielles et
morales qui pèsent sur nous ?... Nous ne pouvons avoir d’espérance
qu’en groupant tous ceux qui souffrent. C’est pourquoi la propagande
qui s’adresse aux travailleurs, à ceux dont l’effort est exploité par
une classe parasite, cette propagande seule paraît féconde. La
solidarité des intérêts vient soutenir les aspirations idéalistes des
individus. Et, pour exalter ces aspirations idéalistes, pour entraîner
la masse à une révolte générale, pour changer la mentalité des hommes,
asservie actuellement à l’obéissance d’une part et à la bassesse des
intérêts de l’autre, il faut susciter de plus en plus les sentiments
d’indignation et de justice, il faut arriver jusqu’à la passion. Cette
crise passionnelle ou révolutionnaire est nécessaire pour élever les
hommes au-dessus d’eux-mêmes, au-dessus de leurs intérêts immédiats ;
elle est nécessaire pour les héroïsmes de l’action et pour transformer
la morale actuelle, pour assurer la cohésion et l’action d’ensemble...
L’éducation, si lente et si malaisée dans les périodes de calme, se
fait toute seule et vite dans les périodes d’effervescence. Les grèves
ont plus fait pour la propagande syndicale que toutes les tournées de
conférences. L’affaire Dreyfus a fait naître un esprit nouveau. La
Révolution française nous a débarrassés de l’ancien régime. Et si les
révolutions sont suivies d’une période de dépression, la réaction est
cependant incapable de restaurer la mentalité antérieure... Action
révolutionnaire ou éducation ? En réalité, on ne peut opposer l’une à
l’autre. L’éducation, la propagande préparent à la révolte. Mais la
révolte individuelle n’aboutit a rien ; elle peut quelquefois, avec de
1a chance, élever les individus au-dessus de la masse souffrante et
méprisée ; elle ne satisfait pas nos aspirations idéalistes. Le plaisir
moral est sacrifié a l’arrivisme. Notre idéalisme ne sépare pas notre
affranchissement de celui d’autrui. Et la révolution seule, dans un
effort général de passion, peut transformer le milieu économique et
faire disparaître les coercitions matérielles et, morales qui pèsent
sur les individus.
Ainsi l’individualisme aboutit à l’altruisme. Certains individualistes
se refusent à cette conclusion. Pour débarrasser l’individu de ses
préjugés, ils le débarrassent en même temps de ses sentiments. Il en
est même qui raisonnent sur l’Individu, considéré en soi, sans tenir
compte du milieu. Ils ne s’aperçoivent pas que l’individu-abstraction
n’existe pas. Or il n’y a que des individus ; il faut donc que chaque
individu tienne compte des autres individus... Ceux-là, aux yeux
desquels leur seule personne vaut quelque chose, sont incapables
d’ailleurs de vivre dans leur abstraction et nous verrons tout à
l’heure à quelle conséquence ils aboutissent. Ils méprisent les
ouvriers, car ceux-ci doivent « prostituer leurs bras » ; ils
combattent, les syndicats comme si l’association pour la révolte contre
l’exploitation patronale n’était pas une nécessité économique...
Comment s’abstraire du milieu ? Placés dans le milieu actuel et forcés
d’y vivre, nous n’avons aucun moyen d’action qu’en luttant pour
transformer le milieu, et nous ne pouvons espérer arriver à un succès
que par l’association dans la, lutte, par l’entr’aide contre les forces
oppressives : patronales et étatistes.
Puisque nous ne pouvons pas vivre en dehors du milieu social, comment
donc mettre en pratique cet individualisme étroit (égoïste) qui
consiste à vivre pour soi, sans s’occuper des autres. La pratique
conduira certains aux expédients de l’illégalisme, c’est-à-dire au
parasitisme (voir Illégalisme : Le vol)... La morale de ces
individualistes comporte le mépris de la foule. Elle permet ainsi de
vivre, non pas aux dépens des plus forts (qui ne se laisseraient pas
faire, mais aux dépens des plus faibles, disons-mieux, des naïfs,
c’est-à-dire de ceux qui sont désarmés par leur confiance même... Une
telle morale n’est pas, en effet, une morale sentimentale. Elle ne
connaît que la raison égoïste, elle ramène tout au calcul. Elle
méconnaît ainsi un des plus forts mobiles des actions humaines et la
source des joies les plus vives. Elle se vante d’être inaccessible aux
illusions qui, sont parfois la plus douée chose dans la vie. Mais elle
est suffisante pour couvrir les appétits des individus, pour servir de
prétexte à la vanité démesurée de certaines personnes. Elle peut ainsi
être utilisée par quelques-uns pour légitimer les pires ignominies et
les plus singuliers dévergondages... Cette morale est tout à fait
semblable à celle de la bourgeoisie actuelle. Toutefois celle-ci se
couvre, plus ou moins hypocritement, chez beaucoup de gens, d’une
morale religieuse dont on n’observe pas l’esprit, ou bien de préjugés
sentimentaux et de prétextes philanthropiques, qui la rendent plus
odieuse encore. L’autre, au contraire, se débarrasse de ces préjugés
hypocrites, et ne se fait pas faute de les critiquer sans pitié.
Sous ces réserves, on peut considérer pratiquement la morale bourgeoise
comme une morale individualiste. Les affaires sont les affaires,
dit-on, et, en matière de commerce, on ne connaît aucune
sentimentalité. La forme mercantile des relations dans la société
moderne a imprimé aux rapports humains le caractère général de
l’intérêt. Guizot a dit, autrefois, ce simple mot qui caractérise toute
la morale bourgeoise : « Enrichissez-vous. » Celle morale s’est
épanouie de plus en plus franchement dans les pays de civilisation
capitaliste. C’est la morale américaine, la morale de Roosevelt, c’est
la morale du succès. Les individualistes bourgeois, à la mode de
Roosevelt, méprisent les faibles, les incapables. Le succès justifie
tout. Or, est-ce une preuve de force que la réussite ? Est-ce une
preuve d’incapacité que l’insuccès ? L’arrivisme est-il un brevet
d’excellence ? On peut arriver et on arrive communément grâce à la
chance d’une part, grâce à la fourberie, à la brutalité, au manque de
scrupules, de l’autre. Un politicien, un ministre, etc., ne sont des
modèles ni de vertu, ni d’intelligence, ni d’activité. Un président de
République et un tœnia ont, pour moi, la même valeur morale. Un chef
d’industrie, un président, de trust sont, aussi nuisibles qu’un
conquérant.
L’action basée sur un individualisme aussi rapproché de
l’individualisme bourgeois n’a qu’une portée sociale très limitée. Que
peut donner la révolte individuelle ? Qu’est-ce qui la produit ? C’est
d’abord la non satisfaction des besoins matériels. Un individu, s’il
est assez fort, se révoltera contre les privations imposées, il se
révoltera pour vivre, et il aura raison. Mais si lui-même se
désintéresse des autres hommes, placés dans des conditions semblables
aux siennes, son acte de révolte n’aura, d’autre bénéfice social que
celui de l’exemple. Or la révolte individuelle ouverte n’a aucune
chance de succès. Elle est extrêmement dangereuse : c’est presque un
suicide. Aussi les individus, gênés dans leurs besoins et pressés de
vivre, cherchent-ils à se tirer d’affaire par des moyens légaux ou
illégaux, mais sans esclandre. En somme, c’est une sorte d’adaptation
aux conditions de la société actuelle. L’effort peut quelquefois être
pénible, mais il est sans héroïsme. Il n’y a pas là de révolte. Il peut
être couronné de succès sans qu’il en résulte le moindre bénéfice
social, sans même le bénéfice de l’exemple ou, s’il y a exemple, c’est
un exemple d’égoïsme et, d’arrivisme. Il en est de même quand
l’individu réagit contre les atteintes portées à ses aises et à sa
liberté propre, s’il reste indifférent à la tyrannie subie par son
voisin. Il y a là non seulement manque de sentiment, mais aussi manque
d’intelligence. C’est la preuve du non-développement de l’égoïste et de
la pauvreté, de ses besoins et de ses plaisirs...
Sanine, le héros du roman d’Arzebachef, dit à un révolutionnaire : « Tu
es capable de t’exposer à la prison, au besoin même de sacrifier ta vie
pour la révolution, et tu es incapable d’un effort pour vivre ta propre
vie, pour réaliser ton bonheur. » Il dit encore :
« Quoique tu dises, tu souffriras toujours plus si l’on te coupe un
doigt que si on le coupe à ton voisin. » Le roman est tout, entier dans
la recherche du bonheur, c’est-à-dire dans la recherche du plaisir.
Mais ce bonheur et ce plaisir sont dans la satisfaction des jouissances
matérielles, en premier lieu des jouissances sexuelles. La question
sentimentale n’y est pas considérée. L’auteur exalte simplement la
jouissance physique. Sa morale est celle du plaisir égoïste (cynisme).
On comprend qu’elle ait eu quelque influence sur des jeunes gens ayant
perdu tout idéal, et qui y ont trouvé le prétexte de suivre leurs
appétits sexuels, parfois avec quelque fanfaronnade... Plus tard, ces
jeunes gens, après avoir jeté leur gourme, sont repris par les
affaires, les « affaires sérieuses ». C’est toujours la même morale du
plaisir égoïste, qu’on peut ranger dans les morales de l’intérêt.
La révolte individuelle ne peut s’exercer que dans le cercle familial
ou dans le domaine moral. Elle peut avoir a s’exercer contre l’autorité
des parents, contre des préjugés sexuels ou religieux, ou contre les
devoirs de la morale officielle. Cette besogne d’éducation fait, partie
de la propagande anarchiste ; mais elle n’est pas toute la propagande
anarchiste. Toutefois, c’est à cette fraction de propagande que
s’arrêtent maints individualistes ; on peut même constater que, comme
Arzehachef, ils ont un faible pour les questions sexuelles. Des jeunes
gens, gênés par l’autorité paternelle, ou pressés de satisfaire des
besoins sexuels, sont portés à donner de l’importance à leurs propres
préoccupations. Le résultat de leur agitation est extrêmement mince au
point de vue social... La révolte principale, c’est Ia révolte contre
le milieu économique, sans laquelle il n’y a pas d’émancipation
possible des individus, tout au moins pour le plus grand nombre... Ces
individualistes eux-mêmes reconnaissent pour les hommes le besoin de
l’entr’aide. Ils proposent l’association entre camarades. Mais cette
association ne peut rien changer aux conditions économiques. Elle ne
peut rien contre l’accaparement des richesses naturelles et des moyens
de production. Au point de vue moral, se retirer du monde, comme les
moines, hors de la vie sociale, c’est plutôt, le fait de découragés. Je
n’aurai pas la cruauté de m’appesantir sur ce qu’ont donné ces essais
de « vie en camaraderie ». Les rivalités sexuelles, les compétitions
d’autorité, les froissements de vanité, même des questions d’intérêt
privé (je passe sur les calomnies, les querelles, les violences, etc.)
ont amené rapidement la dissolution des communautés. En somme, la
communauté d’idées n’entraîne pas forcément la sympathie, ni l’entente
morale. Nous avons des amis parmi des gens qui ne partagent pas nos
idées. Et pour faire telle ou telle propagande spéciale, nous préférons
parfois nous unir avec certains bourgeois libéraux plutôt qu’avec
certains camarades.
La délivrance économique ne peut se faire que par l’expropriation. On
ne changera rien aux conditions actuelles par des essais d’association
de production, si les capitalistes détiennent les moyens de production.
La révolte individuelle contre le milieu économique étant impossible,
les individus ont depuis longtemps été amenés à s’associer pour la
révolte collective. Le mouvement syndical est né de la nécessité de
résister, de résister ensemble, à l’exploitation patronale. Les
ouvriers font, par la révolte, l’apprentissage de la solidarité, une
solidarité d’intérêts. Autrefois, cette solidarité était assez étroite
: elle était limitée entre les membres du même compagnonnage. Il n’y a
pas encore très longtemps, elle était limitée entre les membres d’une
même corporation : les typographes méprisaient les ouvriers des autres
corporations moins favorisées ; et tout le monde se souvient des
divisions de caste, qui existaient naguère entre les ouvriers des
différentes catégories du bâtiment. Aujourd’hui, la solidarité tend à
devenir plus large : les syndiqués se sentent solidaires des autres
syndiqués, sans distinction de catégories ou de métiers. Mais la
solidarité s’arrête là. Un ouvrier non syndiqué est pour un bon
syndicaliste un être dégoûtant qu’on a le droit d’empêcher de
travailler, même en temps normal... Je ne parle pas ici des jaunes,
méprisables valets du patronat. Mais tous les non-syndiqués ne sont pas
des jaunes, ils ne sont pas toujours les derniers à se révolter contre
les patrons. Cependant, même grévistes, ils n’ont pas toujours droit à
des secours de grève égaux. - « Alors, où serait l’avantage d’être
syndiqué ? » me disait un secrétaire de fédération. La solidarité
syndicale, plus large que l’ancienne solidarité corporative, n’est donc
pas une solidarité humaine...
Qu’il s’agisse soit d’intérêt individuel, soit d’une solidarité limitée
à une collectivité quelconque, c’est toujours une révolte par intérêt.
Restreinte à ce point de vue, la lutte d’intérêts ne satisfait plus
complètement, nos aspirations, car elle peut, amener les plus grandes
désillusions. Nous voulons satisfaire non seulement nos besoins
matériels, mais nos besoins moraux. Nous voulons vivre complètement.
Notre besoin de développement individuel nous amène déjà a une
compréhension de la solidarité vraiment humaine. Ce principe de la
solidarité a été très bien exposé par Bakounine dans le passage suivant
: « Aucun, individu humain ne peut reconnaître sa propre humanité, ni
par conséquent la réaliser dans sa vie, qu’en la reconnaissant en
autrui et qu’en coopérant à sa réalisation pour autrui. Aucun homme ne
peut s’émanciper qu’en émancipant avec lui les hommes qui l’entourent.
Ma liberté est la liberté de tout le monde, car je ne suis réellement
libre, libre non seulement dans l’idée, mais dans le fait, que lorsque
ma liberté et mon droit trouvent leur confirmation, leur sanction dans
la liberté et dans le droit de tous les hommes, mes égaux... Ce que
tous les autres hommes sont m’importe beaucoup parce que tout
indépendant que je m’imagine ou paraisse par ma position sociale, je
suis incessamment le produit de ce que sont les derniers d’entre eux.
S’ils sont ignorants, misérables, esclaves, mon existence est
déterminée par leur ignorance, leur misère et leur esclavage. Moi,
homme éclairé et intelligent, par exemple, - si c’est le cas, - je suis
bête de leur sottise ; moi brave, je suis l’esclave de leur esclavage ;
moi riche, je tremble devant leur misère ; moi privilégié, je pâlis
devant leur justice. Moi, voulant être libre enfin, je ne le puis parce
qu’autour de moi tous les hommes ne veulent pas être libres encore, et,
ne le voulant pas encore, ils deviennent, contre moi des instruments
d’oppression. »
Cette solidarité qui lie tous les humains entre eux, qu’ils le
veuillent ou non, est encore une solidarité par intérêt ; car notre
plein développement individuel, n’est, possible qu’avec le
développement d’autrui. Au-dessus d’elle, il y a encore une solidarité
plus vive, c’est la solidarité du sentiment, ce sont, nos aspirations
vers le bonheur de tous. Je ne dis pas que la solidarité des sentiments
n’existe pas dans la solidarité d’intérêts. Les sentiments ont même la
plus grande part dans le mouvement de révolte ; ils servent de
détonateur pour l’explosion ; ils donnent le branle aux revendications.
D’ailleurs, il n’y a pas seulement des revendications matérielles. Les
hommes peuvent souffrir dans leur liberté ou leur dignité personnelle.
Donc, on se révolte aussi contre l’atteinte portée à sa propre liberté
ou contre la tyrannie exercée contre l’un des membres du groupe dont on
fait partie. De toute façon, la révolte a pour point de départ la
souffrance (matérielle ou morale), le sentiment, de l’injustice subie
(indignation) et, dans le cas de révolte collective, elle a pour
soutien le sentiment de solidarité entre tous les membres de la
collectivité intéressée... Les sentiments sont, plus larges que les
intérêts. Les hommes s’indignent naturellement, contre toute injustice,
même si elle ne les touche pas, ni leur groupe. Les sentiments donnent
naissance aux aspirations les plus généreuses de l’homme et à
l’idéalisme social au-dessus des partis et des classes.
Mais les sentiments se trouvent trop souvent liés et bridés par les
intérêts eux-mêmes, par une éducation de particularisme et d’esprit de
corps. On ne songe pas à se mettre par la pensée à la place d’autrui,
pour pouvoir se juger soi-même. On se défend, comme d’une faiblesse, de
tout élan généreux... On se resserre autour des intérêts particuliers
de chaque association. Cet égoïsme collectif prouve tout simplement la
faiblesse de la collectivité. L’organisation - non pas libre et
librement ouverte, mais fermée, étroite et disciplinée - s’oppose ainsi
aux meilleurs de nos sentiments naturels, elle s’oppose à l’idéal. Elle
donne aux adhérents l’esprit de corps ou l’esprit de classe. Le
compagnonnage restreignait la solidarité entre les membres affiliés.
L’esprit corporatif soutenait la solidarité entre ouvriers d’un même
métier. L’esprit syndicaliste limite la solidarité entre les
travailleurs syndiqués... On s’habitue à réserver son altruisme
exclusivement pour ses camarades. On ne s’aperçoit pas que la meilleure
propagande est celle qui donne sans compter, qu’en luttant pour obtenir
avantages et libertés pour soi-même et pour ceux qui sont encore
incapables de comprendre l’audace et, le sacrifice, on fait plus pour
la diffusion de ses idées qu’en refusant de partager le maigre butin
des victoires précaires. Les intérêts de parti masquent l’idéal humain
et restreignent l’élan des sentiments. En créant un parti, les
chrétiens ne se sont plus occupés que de lutter pour la suprématie de
ce parti (l’Église) et ils ont abandonné la réalisation de leur idéal
communiste... L’idéologie est nécessaire pour élever les esprits
au-dessus de la lutte quotidienne, vers la conception de
l’affranchissement intégral de l’espèce humaine. L’exaltation des
sentiments, le développement individuel servent à libérer les hommes
des étroitesses de parti et de la politique étatiste. Notre morale du
plaisir, à nous anarchistes, nous délivre des préjugés imposés par les
vieilles morales de discipline et d’autorité. Nous agissons sans aucune
contrainte. Si nous agissons pour autrui, c’est parce que nous y
trouvons notre propre intérêt, c’est aussi parce que nous y trouvons
notre plaisir.
La morale anarchiste s’oppose à la morale religieuse et, au lieu de
prêcher le renoncement et la retraite, elle veut la vie, la lutte et le
plaisir. Nous n’avons pas le dégoût de l’existence et de nous-mêmes,
nous voulons vivre d’une vie aussi complète que possible, au moins par
nos aspirations... En affaiblissant les individus, en prêchant le
renoncement et l’humilité, les religions n’aboutissent qu’à un
altruisme impuissant. Je le répète, ce ne sont pas les résignés qui
seront capables de se révolter pour autrui. L’altruisme actif demande
une force véritable ; autrement dit, on ne saurait être vraiment bon
que si l’on est fort. Et l’on n’est vraiment bon que si l’on a la
puissance de s’indigner et de se dresser pour autrui... Le sens de la
vie pousse les individus, non vers le renoncement, mais vers la
jouissance, vers le plaisir sous toutes ses formes. Nulle tyrannie,
nulle religion, nulle police ne sont assez fortes pour étouffer ces
aspirations. La foule est une réserve inépuisable de forces que la
propagande doit s’efforcer de libérer. Cette propagande doit donner aux
individus le courage d’oser espérer les aspirations qui leur viennent
d’eux-mêmes, de leurs besoins, de leurs sentiments... La propagande n’a
qu’à suivre ces impulsions naturelles. Elle doit surtout libérer la
dignité individuelle des habitudes d’obéissance et dégager l’idéalisme
hors de .la médiocrité de la vie quotidienne et des questions
d’intérêt... Nous ne serons libérés nous-mêmes que lorsque les autres
aussi voudront être libres, lorsqu’ une passion révolutionnaire
enflammera la masse, non pour la suprématie d’un parti, mais pour la
destruction de tout pouvoir.
M. Pierrot
Note supplémentaire. - L’individualisme est une réaction contre les
habitudes et les coutumes (habitudes traditionnelles) qui régissent le
plus souvent les actions des hommes grâce à leur pouvoir sur
l’inconscient et le subconscient.
La morale primitive est fondée sur ce qui est bien ou mal pour la
tribu, exposée à de multiples dangers. La morale commune (coutume)
maîtrise les impulsions des individus, en ce qu’elles peuvent avoir de
dommageable pour le salut commun.
La communauté primitive réprime violemment les défaillances, la
lâcheté, les maladresses des individus. Le sentiment d’infériorité est
né de cette réprobation, et par conséquent l’amour-propre.
L’amour-propre vis-à-vis d’autrui a consolidé la morale ; et plus tard
est né l’amour-propre vis-à-vis de soi-même. La maîtrise des impulsions
n’a plus besoin de coercition autoritaire. L’individu doit arriver à
être assez maître de soi pour vivre libre en société, sans dommage pour
autrui, et assez conscient pour n’avoir plus besoin du respect
obligatoire aux coutumes et aux lois. L’idéal des anarchistes est
l’instauration d’une telle morale, sans obligation ni sanction.
Cette morale s’oppose donc au dévergondage impulsif des individus, qui
est la négation même de la liberté, puisque la liberté ne peut se
développer que lorsque les autres individus n’ont plus à craindre les
appétits brutaux de quelques hommes sans scrupule. La plupart de ceux
qui s’intitulent aujourd’hui individualistes parce qu’ils exigent
l’assouvissement de leurs appétits, paraissent être des exemples de
régression au type humain primitif. A côté d’eux, il faut aussi ranger
quelques personnes, qui, selon l’opinion de certains psychiatres,
présentent une déviation de l’instinct sexuel vers soi (narcissisme). -
M. P.
INDIVIDUALISME (Anarchisme-égoïste)
II est peu de mots qui soient,
plus diversement interprétés que celui d’« individualisme ». Il est,
par suite, peu d’idées plus mal définies que celles représentées par ce
vocable. L’opinion la plus répandue et que les ouvrages d’enseignement
populaire se chargent, de confirmer, c’est que l’individualisme est un
« système d’isolement dans les travaux et les efforts de l’homme,
système dont l’opposé est l’association ».
Il faut reconnaître en cela la conception vulgaire de l’individualisme.
Elle est fausse et, en outre, absurde. Certes, l’individualiste est
l’homme « seul », et on ne peut le concevoir autre. « L’homme le plus
fort est l’homme le plus seul », a dit Ibsen. En d’autres termes,
l’individualiste, l’individu le plus conscient de son unicité, qui a su
réaliser le mieux son autonomie, est l’homme le plus fort. Mais il peut
être « seul » au milieu de la foule, au sein de la société, du groupe,
de l’association, etc., parce qu’il est « seul » au point de vue moral,
et ici ce mot est bien synonyme d’unique et d’autonome.
L’individualiste est ainsi une unité, au lieu d’être comme le
non-individualiste une parcelle d’unité. Mais la grossièreté des
incompréhensifs n’a pu voir la signification particulière de cette
solitude, ce qu’elle a d’exclusivement relatif à la conscience de
l’individu, à la pensée de l’homme ; elle en a transposé le sens et,
dans son habitude du dogmatique et de l’absolu, l’a attribué aux
actions économiques de l’individu dans le milieu social, faisant de lui
un insociable, un ermite, - d’où le mensonge et l’absurdité de la
définition précitée. Que l’on dise « seul » avec Ibsen, ou « unique »
avec Stirner, pour caractériser l’individualiste, les béotiens
adopteront la lettre et non l’esprit de ces vocables.
Si cette conception vulgaire de l’individualisme est fausse, ce n’est
pas du fait que les hommes qui se disent, dans le présent,
individualistes vivent comme les autres en société, car les sociétés
actuelles imposent à l’individu une association déterminée . L’individu
subit cette association, mais là s’arrête sa participation, qui n’est
nullement bénévole. De quoi l’on peut inférer que l’individualisme
n’est pas un système d’isolement préconçu et n’est pas, par conséquent,
1’opposé de l’association, c’est de ce que bon nombre d’anarchistes
communistes, donnant enfin à l’expression de « communisme » un sens
moins religieux, moins chrétien, s’affirment également individualistes.
Max Stirner lui-même, une des lumières de la philosophie
individualiste, préconise dans son livre : L’Unique et sa propriété,
l’« association des égoïstes ». Enfin, ce qui est surtout convaincant,
c’est d’approfondir la question, après, quoi l’on voit qu’étant donné
le caractère de l’individualisme, cette conception de la vie n’exige
point dans sa pratique l’isolement physique ou économique des individus
et, par suite, ne s’oppose pas à leur association.
Observez dans les sociétés actuelles la différence d’éducation des
prolétaires et les privilégiés. Vous avez là tout le secret de la
méthode du gouvernement. Un homme du peuple, issu de l’enseignement
primaire, ignore, comme il le faut, ce qu’est réellement
l’individualisme et surtout sur quoi il se fonde, il n’en a qu’ une
notion fausse ou aucune notion ; il ne s’en inspirera donc jamais pour
se conduire dans l’existence ; il est voué à l’absorption par les forts
; c’est parfait, - au point de vue de l’État, ou plutôt de ceux qui
pourraient dire avec quelque raison : « L’État, c’est nous. » Par
contre, un homme de 1’ « élite », formé par l’enseignement secondaire
ou supérieur, possède l’idée exacte de l’individualisme et de ses bases
scientifiques. C’est pour lui la vérité même, mais la vérité qu’on
garde pour soi. L’excellent struggler que voilà ! I1 peut triompher :
il a des armes et les autres sont désarmés. Car il s’en souviendra à
toute occasion pour le mieux de ses intérêts et il continuera à l’égard
du troupeau les errements de ses devanciers. Toutes les vérités ne,
sont pas bonnes à dire !
De l’individualisme qui, par essence, est libertaire, il fera une
philosophie bâtarde et à double face (activité en haut, fatalisme en
bas de la société), justifiant tous les méfaits de la classe régnante.
De là la distinction relativement juste que l’on a été contraint de
faire, pour être, compris d’un public mal informé, entre
l’individualisme libertaire et l’individualisme bourgeois ou
autoritaire. Mais, en définitive, il n’est qu’un individualisme, qui
est essentiellement libertaire, foncièrement anarchique.
Alors que l’individualisme libertaire, l’individualisme réel donne des
armes aux faibles, non de manière à ce que devenus plus forts ils
oppriment, à leur tour les individus demeurés plus faibles qu’eux, mais
de telle façon qu’ils ne se laissent plus absorber par les plus forts,
- le prétendu individualisme bourgeois ou autoritaire s’efforce
uniquement de légitimer par d’ingénieux sophismes et une fausse
interprétation des lois naturelles les actions de la violence et de la
ruse triomphantes.
* * *
Tel que le comprend la philosophie individualiste, l’individu, capacité
potentielle d’unicité et d’autonomie, n’est pas une entité, une formule
métaphysique : c’est une réalité vivante. Ce n’est point, comme l’avait
cru Fichte critiquant 1’ « unique » de Stirner, un Moi mystique,
abstrait, dont le culte ridicule et néfaste aboutirait à la négation de
la sociabilité qui est cependant une qualité innée de l’homme et,
engendre des besoins moraux qu’il faut satisfaire sous peine de
souffrance. Avec ce caractère religieux bien particulier,
l’individualisme équivaudrait à un stupide isolement systématique,
ainsi qu’à une lutte barbare et incessante où l’homme perdrait, tout
acquis ancestral et toute possibilité de progresser. Le culte de ce Moi
abstrait engendrerait l’esclavage, de même que du culte du Citoyen -
L’Homme du positivisme (par la capitale à l’article et au substantif,
j’exprime ici la « sainteté » des idées selon l’esprit des religions
mystiques ou positives) - est née la servitude moderne, caractérisée
par la contrainte associationniste et solidariste de la société
actuelle qu’impose l’État aux individus.
Certes non, le moi individualiste n’est pas une abstraction, un
principe spirituel, une idée ; c’est le moi corporel avec tous ses
attributs : appétits, besoins, passions, intérêts, forces, pensées,
etc. Ce n’est pas Le Moi, - idéal ; c’est, moi, toi, lui, - réalités
précises. Ainsi la philosophie individualiste se plie à toutes les
variations individuelles, celles-ci ayant pour mobile 1’intérêt que
l’individu attache aux faits et aux choses et pour régulateur la
puissance dont il dispose. Elle instaure par cela même une harmonie
naturelle, plus vraie et plus durable que l’harmonie factice et toute
superficielle due aux religions, aux morales dogmatiques et aux lois,
forces de ruse, aux armées, aux polices, aux bagnes et aux échafauds,
forces de violence, dont disposent les autoritaires.
L’individualisme ne se meut que dans le domaine du réel. Il rejette
toute métaphysique, tout dogme, toute religion, toute foi. Ses moyens
sont l’observation, l’analyse, le raisonnement, la critique, mais c’est
en se référant à un critérium issu de soi-même, et non à celui qu’il
puiserait dans la raison collective en honneur dans le milieu, que
l’individualiste établit son jugement. L’individualisme répudie
l’absolu, il ne se soucie que du relatif. Enfin, il place l’individu,
seule réalité vivante et unique, capable d’autonomie, comme centre dans
tout système moral, social ou naturel. Moi, l’individualiste, je suis
le centre de tout ce qui m’entoure. Aussi, ma dépense d’activité,
toutes mes actions, raisonnées comme passionnées, méditées comme
spontanées, ont-elles un but qui est toujours ma satisfaction
personnelle. Quand mon activité se dirige vers autrui, je suis certain
qu’en définitive son produit matériel ou moral me reviendra. Il ne
tient qu’à l’autre qu’il en soit de même pour lui. J’ai une morale
personnelle et je m’insurge contre La Morale ; je pratique une justice
personnelle et je refuse le culte à La Justice, etc.
* * *
La signification première de l’individualisme se résume donc en ceci,
qu’il oppose aux entités, aux abstractions prétendument supérieures à
l’homme et au nom desquelles on le gouverne, la seule réalité qui soit
pour lui : l’individu, l’homme, - non L’Homme des positivistes, «
essence de l’homme », l’individu citoyennisé, électeurisé, mécanisé,
annihilé, - l’homme que je suis, que tu es, qu’il est : - soi.
A l’intérêt des divinités imaginaires, j’oppose mon intérêt. A toute
prétendue Cause Supérieure, j’oppose ma cause.
De cette manière, tout ce qui, dans toute philosophie religieuse et
conséquemment dans tout système social religieux, émanait de
l’individu, inférieur, vile matière, méprisable atome, simple unité,
pour aboutir à ces entités, à ces abstractions divinisées et demeurer
leur propriété, l’individu étant ainsi dépossédé, - tout cela reste la
propriété de l’individu ; les abstractions qui ont lieu d’être admises
dans la mentalité humaine pour exprimer les rapports inter-individuels
sont désormais dépourvues de leur fausse supériorité, de leur sainteté,
réduites à leur rôle simplement utilitaire ; elles sont, dès lors,
dépourvues de la nocuité dont on les avait dotées. Ainsi, plus de
sacrifice de l’individu à La Société et à ses prêtres, à La Patrie et à
ses prêtres, au Droit et à ses prêtres, à Dieu ou aux Dieux et à leurs
prêtres. L’homme devient enfin le seul bénéficiaire de son travail, le
propriétaire de toute chose dont la conquête motiva ses efforts et ses
travaux.
Qu’est-ce que la société, sinon la résultante d’une collection
d’individus ? Comment la société peut-elle avoir un intérêt (pourquoi
pas aussi des appétits, des sentiments, etc.) ? Et pût-elle avoir un
intérêt, comment celui-ci pourrait-il être supérieur et antagonique à
l’intérêt des individus qui la composent si ceux-ci sont libres ? Quel
non-sens ou quel hypocrite méfait n’est-ce pas, par suite, de façonner
les individus pour la société au lieu de faire la société pour les
individus ?
Ne pouvons-nous, individus, remplacer l’État par nos libres
associations ? A la loi générale, collective, ne pouvons-nous
substituer nos conventions mutuelles, révocables dès qu’elles sont une
entrave à notre bien-être ? Avons-nous besoin des patries parcellaires
qu’ont faites nos maîtres, alors que nous en avons une plus vaste : la
Terre ?
Et ainsi de suite. Autant de questions que le libre examen de
l’individualiste résout justement à l’avantage de l’individu. Sans
doute, ceux qui vivent du mensonge, qui règnent par l’hypocrisie, les
maîtres et leur domesticité de prêtres et de politiciens, peuvent être
d’un avis différent parce que leur petit, très petit intérêt les y
invite. Mais moi, individualiste et homme de labeur, dont ce n’est
l’intérêt ni le vouloir de voler autrui, non plus que d’être volé par
autrui, je ne puis penser comme eux et je m’insurge.
Ils se vengeront de cette insurrection en me discréditant. Soit.
L’individualiste est abhorré des maîtres, des valets et de la masse
moutonnière. C’est fort compréhensible. Et ce sera dans la norme tant
que l’ignorance sera la reine du monde. Le penseur individualiste, s’il
veut que justice soit rendue à son verbe et à ses actes, doit attendre
un lointain âge de raison - sous l’orme évolutionniste ! Mais il n’a
que faire de la justice des autres. La sienne lui suffit pour se
satisfaire immédiatement. L’individualisme étant généralisé, l’individu
n’est nullement dépossédé et enchaîné : il est le propriétaire du
produit de son travail et il est indépendant. Quant aux parasites qui
ne vivaient que grâce à cette croyance en d’illusoires Causes
Supérieures, exigeant l’holocauste d’un être inférieur, ils sont
obligés de devenir des producteurs comme les autres- ou de disparaître.
* * *
Comme nous l’avons dit et ainsi qu’on le verra par la suite,
l’individualisme ne conduit ni à l’isolement aprioriste, ni à
l’association obligatoire : il adopte le régime de la liberté.
L’individualiste n’est ni un ermite ni une bête de troupeau : c’est un
homme sociable, comme tous les autres hommes, d’ailleurs ; en quoi il
se différencie d’eux sur ce point, c’est en jugeant que son instinct de
sociabilité ne doit pas être pour lui une cause de malheur et
d’esclavage, mais au contraire une source de joie ayant cours en
liberté. Le « maître » nietzschéen, maniaque de la « dureté », le «
surhomme », que l’on prend trop volontiers pour un simple
individualiste, est peut-être cela, mais est certainement aussi une
bête féroce contre laquelle les hommes qui s’en tiennent au caractère
humain auraient à se mettre en garde, si toutefois ce prétendu surhomme
pouvait exister dans un monde libertaire. Notre individualiste, lui,
est un être de raison, et si un instinct le poussait à la férocité, ce
qui est invraisemblable, ou au moins serait exceptionnel, sa raison lui
ferait vite saisir qu’il est de son intérêt de n’être pas la bête de
proie exaltée par le chantre à la fois génial et fou de Zarathustra. La
situation de bête de proie n’est pas éloignée de celle de proie.
Qu’on distingue la nuance : ce n’est pas parce que les actes naissant
du déchaînement de cet instinct sont qualifiés « mal » par une morale
dogmatique quelconque qu’il ne les perpétrera point, non plus qu’il
n’en accomplira d’autres d’ordre contraire parce qu’ils sont étiquetés
« bien », mais parce qu’il sera de son intérêt de ne point perpétrer
les uns et d’accomplir les autres, parce qu’ainsi il satisfera dans la
mesure de la liberté qui lui est dévolue naturellement - c’est-à-dire
de sa capacité, de sa puissance - son égoïsme, dont l’intérêt
primordial réclame la vie.
Vivre est en effet le seul but de ma vie. Mais vivre, c’est être
heureux Or le bonheur ne se trouve pas dans une lutte meurtrière, dans
la sauvagerie primitive. Les individus ont donc intérêt à l’entente, à
la concorde, à la paix, mais ils ne seront aptes à conquérir ces biens
que lorsqu’ils sauront. Savoir, - savoir pourquoi et comment ils
agissent, connaître le mobile véritable et le but naturellement
légitime de leurs actions, voilà qui aidera les hommes à se délivrer
des causes de discorde et donnera à l’inévitable lutte pour la vie un
caractère pacifique. Ainsi la vie acquerrait une sincérité et une
facilité que la pratique des morales dogmatiques ne peut donner.
Dans l’individualisme réside la conception réaliste de l’existence,
puisque cette conception prend ses racines philosophiques dans
l’observation de la nature, dans la science expérimentale, dans les
vérités acquises, démontrées, vérités dont elle pousse les conséquences
vitales jusqu’à l’extrême limite compatible avec la raison humaine,
étant entendu que cette raison - qui est celle de chacun et non La
Raison, la déesse Raison - n’exclut pas la passion, dont elle est au
contraire l’auxiliaire. À cette limite se trouve le bien-être relatif
de l’homme évoluant, dans une liberté qui a pour régulateur le propre
intérêt de l’individu. C’est dire que l’individualisme est aussi une
conception rationnelle - non pas rationnelle à la façon des libéraux,
beaucoup trop « raisonnable », mais à la manière des libertaires,
infiniment moins « raisonnable » !
* * *
Une de ces vérités définitivement acquises est à la base de la
philosophie individualiste, c’est celle de l’égoïsme seul moteur des
actes humains. L’égoïsme ! Quel mot méprisé, hypocritement méprisé !
Quel sentiment honni, vilipendé de nos professeurs de morale et de la
masse suiveuse ! Tartufe veille ! Cependant, l’égoïsme commande toutes
nos actions dans nos rapports avec autrui et il n’est pas un de ceux
qui témoignent à son sujet cette sainte horreur, qui ne l’ait en
lui-même et ne le ressente à un degré quelconque, sans jamais cesser de
lui obéir. Lors même qu’il semble que l’homme ne se livre pas à son
égoïsme, il s’y livre absolument. Les moralistes, naturellement, nous
assurent que l’égoïsme est un « vice », le « vice de l’homme qui
rapporte tout à soi ».
Nous disons que l’égoïsme est une vertu, non dans le sens religieux que
la morale dogmatique attribue au mot « vertu », mais dans celui que lui
donne le scientiste : c’est une force, une vertu vitale qui s’affirme
en l’homme dès sa naissance, et se précise et fortifie à mesure que la
conscience de soi grandit chez lui. Plus il est atténué, moins l’homme
a de force combative, de volonté de vivre, plus il est apte au
sacrifice de soi aux forts qui tenteront de le subjuguer. Plus il est
accentué, plus l’homme possède virtuellement de vie en lui, plus il a
de volonté de vivre.
C’est de l’égoïsme que veut parler Nietzsche lorsque, fort justement,
en refaisant la table des valeurs morales, il place au premier plan la
« volonté de puissance », et c’est pour conserver à l’homme cette force
vitale qu’il condamne la « morale d’esclaves » issue du christianisme.
Où est l’erreur, c’est lorsqu’il assimile puissance à domination et
oppose à la morale d’esclaves la « morale de maîtres ». Que ne lui
a-t-il opposé simplement une morale d’hommes libres ? Sa conception de
l’existence n’eût pas abouti à la sauvagerie, à la tyrannie, à
l’esclavage, à un idéal social qui, réalisé, vaudrait peut-être moins
que l’état actuel.
Dès que l’on s’est rendu compte de cette identité de l’égoïsme et de
l’énergie vitale, de cette parenté étroite entre l’égoïsme et la vie,
on conçoit que tous ceux qui vivent en parasites, grâce à l’existence
d’un prolétariat forcément ignorant, ont intérêt à persuader leurs
esclaves de l’existence en eux, parasites, de l’esprit de sacrifice,
d’abnégation, de dévouement, de l’altruisme enfin, - ensuite à
s’efforcer de faire naître artificiellement cet altruisme chez lesdits
esclaves. C’est à cet effet qu’ils présentent l’égoïsme à l’homme dès
l’enfance comme un sentiment ignoble, dont chacun doit se débarrasser
pour parvenir à un prétendu état de dignité morale, de pureté de
sentiments, de grandeur d’âme, qui n’est qu’un état de faiblesse
imbécile. Avec le prêtre théiste, il faut être un bon sujet de Dieu ;
avec le prêtre social, il faut être L’Homme, Le Citoyen. Cela revient
au même : en aucun cas il ne faut être soi.
Mais, heureusement, bien que par cette œuvre d’asservissement, vieille
comme la civilisation, ils soient parvenus à un résultat qui n’est que
trop appréciable, nos moralistes n’ont pu vaincre absolument la nature
en l’homme. Nous avons dit que nul être vivant n’échappe à ses lois. «
Chassez le naturel, il revient au galop. » A chaque nécessité
pressante, l’égoïsme exige la priorité sur tout autre sentiment
artificiel, créant ainsi ces conflits intérieurs qui mettent a mal
l’homme moderne, saturé de préjugés et de respects, empreint de
religiosité, déshabitué de toute volonté naturelle, libre, passionnée,
et chez qui la nature est en lutte permanente avec la morale dogmatique
et antinaturelle L’égoïsme affirmé, c’est l’altruisme nié. J’ai beau
retourner, analyser les actes humains, je ne puis en trouver un seul
qui ne soit inspiré par l’égoïsme, autrement dit qu’il n’ait pour objet
le contentement de celui qui agit, et je ne puis imaginer un individu
qui, à moins que d’être malade ou dément, donne de soi à autrui sans
avoir, au préalable, assuré la satisfaction de son moi, au moins dans
les limites où s’impose le besoin plus impérieux de sa propre
conservation. Que, étant donné certaines circonstances, l’acte d’un
individu, tout en le satisfaisant personnellement, contente également
l’égoïsme de l’autre à qui il s’adresse, cela est non seulement
possible, mais arrive fréquemment et il est nécessaire qu’il en soit
ainsi pour que puisse vivre la libre association des égoïstes que nous
prévoyons. Mais il n’y a là rien de ce qu’on pourrait appeler
altruisme, ou encore désintéressement, puisque l’individu a eu pour
seul motif d’action la volonté de satisfaire sa passion.
* * *
Ayant constaté que l’égoïsme est l’unique moteur des actions humaines,
la philosophie individualiste instaure une morale libertaire basée sur
l’égoïsme ; mais, reconnaissant que celui-ci se satisfait différemment
selon le degré d’évolution qu’a atteint l’individu, elle recommande à
l’homme l’acquisition intensive de science en vue d’une connaissance
toujours plus étendue et plus précise de l’intérêt réel. A l’homme
sciencé, il apparaîtra en bonne logique que son intérêt n’est nullement
dans le sacrifice altruiste, dans la religion, mais dans la
satisfaction égoïste, dans l’irréligion. En outre, ayant observé non
seulement l’inégalité naturelle entre les hommes, l’existence de forts
et de faibles, mais aussi que la force des premiers n’acquiert pour
eux-mêmes de valeur effective que grâce à l’appui des faibles subjugués
par le moyen religieux du devoir, elle met, en lumière le mensonge du «
droit » et dénie à l’autorité toute autre origine que la force et, en
conséquence, toute légitimité. Par suite, elle répudie la soumission
bénévole à cette autorité, que ce soit en acceptant d’être dirigeant où
d’être dirigé.
Qu’on ne l’oublie pas, l’égoïsme humain - qui ne disparaîtra qu’avec
l’espèce - est l’obstacle à la possibilité de la « bonne autorité » et
à l’existence des « bons bergers ». Il ne peut y avoir qu’une mauvaise
autorité et tous les bergers seront toujours de « mauvais bergers ».
Tant que chaque individu n’aura pas été nourri de la philosophie
individualiste et qu’il ne pourra en conséquence opposer son égoïsme -
conscient et sciencé - à l’égoïsme envahisseur, il y aura des maîtres
et des esclaves, infailliblement.
En somme, la morale individualiste vise à une adaptation de la société
à la nature pour aboutir au bonheur relatif de l’individu. Que sera
cette morale individualiste ? Oh ! elle sera très immorale ! Tout
d’abord, elle ne s’enseignera pas - et néanmoins elle se pratiquera,
Elle sera donc le contraire de la morale dogmatique. Elle sera une
résultante de l’enseignement scientifique et de l’exemple du milieu
éducatif. On évitera d’enseigner la morale, on se contentera d’en faire
naître la libre pratique. Ainsi, on ne dira pas à l’homme : « Sois
égoïste », mais on lui dira : « Les hommes agissent naturellement par
égoïsme » II y a un abîme entre ces deux phrases, entre cet ordre, et,
cette constatation. Ainsi, on ne substituera pas un dogme à un autre
dogme ; on instruira l’homme et sur la science acquise il bâtira sa
propre morale, sa morale d’unique et d’autonome, - morale
individualiste et libertaire.
Quand, par exemple, vous entendez crier : « Guerre à la guerre ! »
soyez certain que celui qui profère ce cri pense fort peu à autrui et
que, du profond de lui-même, fermement, il clame : « Vive ma vie ! » Si
l’on veut aller au fond de la chose, on constate donc que ce qui pousse
l’homme à l’antimilitarisme, au pacifisme et à l’anti-patriotisme
théoriques et à conformer parfois ses actes à ses pensées, c’est
l’intelligente et estimable « lâcheté » qui fait que l’homme tient à la
vie, à sa vie, parce qu’il n’y a qu’une vie.
— Cet homme est un lâche, dira le moraliste. Pourquoi ?
Est-ce que le moraliste sait pourquoi ! Il répète des phrases que jadis
d’autres ânes récitèrent à ses oreilles. Cependant, nous savons que cet
homme est un « lâche » parce qu’il refuse de sacrifier sa vie à la
défense des intérêts des maîtres, à la sauvegarde de leur propriété.
Voilà où l’utilité de la morale dogmatique se fait sentir... pour les
maîtres.
Eh bien ! j’aime ce « lâche » qui veut son franc-aller et qui tient à
ne pas disparaître du banquet de la vie, quelque infortuné convive
qu’il y figure. C’est un héros simple et humain. C’est un homme en qui
l’égoïsme vit, irréductible, et qui l’oppose à l’égoïsme perfide et
autoritaire des prêtres de la religion qui lui ordonne de tuer et de se
faire tuer.
Voyez ce que sa morale fait de lui : un être autonome. Il est isolé.
Sans doute. Mais il ne tiendrait qu’à vous, moralistes, qu’il ne le fut
pas. Et alors, représentez-vous l’immensité du résultat si cet individu
se multipliait en tous pays, devenait le nombre.
* * *
La morale dogmatique est nécessairement une morale issue d’une
philosophie religieuse ; c’est la morale religieuse du droit et du
devoir. La morale libertaire de l’individualisme est la vraie morale
scientifique ; c’est la morale irréligieuse du plaisir, de l’intérêt et
de la puissance. Or il est de la nature de l’homme de s’inspirer, avant
d’agir, de ces trois mobiles, que l’on peut, en dernière analyse,
réduire à un seul : l’intérêt. Nous sommes donc bien d’accord avec la
nature...
Le préjugé qui s’attache à l’idée d’égoïsme fait de ce sentiment
l’opposé de la bonté. Nous avons déjà dit que cette conception est
erronée et. expliqué à quel intérêt de prêtre elle doit sa naissance..
I1 est certain que l’intérêt réel de l’homme ne peut être dans la
douleur d’autrui. Au contraire, l’observation nous montre qu’à mesure
qu’il se débarrasse des chaînes qui entravent la libre dépense de son
activité, le libre jeu de son égoïsme, l’homme souhaite plutôt voir la
joie chez autrui comme en soi-même. Aussi bien n’y a-t-il que des fous,
des malades, des dégénérés qui puissent avoir le désir anormal de faire
le mal pour le plaisir du mal : M. de Sade n’est généralement pas
considéré comme un parangon de santé.
Mais encore, deux causes peuvent contraindre l’homme, s’il n’a pas une
sensibilité affinée qui le retienne, à faire le mal à autrui : la
nécessité économique - et le sectarisme religieux ou fanatisme.
Il y a lieu de penser, si l’on n’a pas le cerveau racorni d’un
moraliste, que ces contraintes étant disparues, l’homme ne-commettrait
plus le mal puisque rien ne l’y obligerait plus. Mais, au cas
improbable où, dans un milieu de liberté où les forces se trouveraient
équilibrées, un individu voudrait tenter de faire le mal par plaisir,
le souci de son intérêt l’en empêcherait, car il n’en pourrait résulter
pour lui que la réciproque, et ce d’autant plus qu’aucune loi
n’existerait qui le protégeât et le privilégiât comme aujourd’hui.
Autant dire qu’avec les lois, les institutions autoritaires et les
esclaves, soutiens de l’ordre gouvernemental, - les possibilités
d’actions mauvaises seraient abolies. Il n’est donc pas nécessaire de
moraliser dogmatiquement l’homme pour éviter le mal. Nul besoin n’est
de le travailler dans le sens d’une bonté dogmatique qui, aussitôt
assimilée par lui, se transforme en haine et en faiblesse. La vie
assurée, le bien-être économique, c’est-à-dire la liberté physique,
d’une part, et la science dans tous les cerveaux, autrement dit la
liberté intellectuelle et morale, d’autre part, - au total la force, la
puissance universalisée, voilà le sol fécond où s’épanouira la bonté...
Qu’aucun homme n’attende d’autrui son bonheur. Qu’il en soit le propre
artisan. Mais pour cela il faut que l’homme soit à la fois puissant et
libre. La science seule peut lui donner la force et la liberté. Ce
qu’il faut greffer sur la nature, en lui, c’est la science et non la
morale. Celle-ci vient ensuite d’elle-même, telle qu’on la doit
normalement concevoir : comme une résultante - et personnelle.
Ainsi, nous ne répudions pas la bonté. Loin de là, nous voulons qu’elle
devienne une nécessité égoïste, qu’elle soit le los à la vie que clame
l’égoïsme satisfait et joyeux. Mais nous ne pouvons assimiler la
pratique de la bonté libre et naturelle, satisfaction égoïste, à
l’accomplissement du devoir, sacrifice de l’artificiel altruisme. Tout
au plus pourrait-il être utile de faire naître éducativement l’amour de
la vie dans la conscience de l’individu, afin que la vie (avec la joie,
génératrice d’une existence toujours plus haute et plus longue, comme
bien, - et la douleur, abrégeuse et rétrécissante, comme mal) soit
comme le critérium de bonté destiné à guider les intelligences
attardées dans le chaos des actes humains, tous équivalents en la
nature. La valeur morale et sociale d’un acte se pourrait ainsi mesurer
à la quantité de vie qu’il fait naître et entretient ou qu’il anéantit,
c’est-à-dire par la joie ou la douleur qui en découle. Et ce serait à
l’aide de cet étalon, interprété en outre selon son sentiment, que
l’individu fixerait la nature de ses rapports avec autrui, considéré
comme associé, indifférent ou adversaire.
Il n’est pas nécessaire d’être chrétien pour appliquer la maxime : « Ne
fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fût fait. » II
suffit pour cela d’être un égoïste sage et prévoyant. Mais il faut
compléter cette formule négative par celle positive que voici : Agis
envers autrui comme l’autre agit envers toi. Voilà la clef de voûte de
la morale libertaire de l’individualisme, morale de réciprocité et de
solidarité réaliste, morale de justice égoïste.
* * *
Après avoir démontré le mécanisme du devoir, montré dans quel but cette
machine est mise en fonction et pour qui elle travaille, il importe de
démolir à son tour la fiction mensongère du « droit » qui concourt aux
mêmes fins. Le droit positif est imaginé par la force de ruse pour
justifier ses attentats sur la faiblesse. Dépouiller le travailleur
n’est pas un acte de la force triomphante : c’est un acte du plus pur
droit ! La science du droit positif enseigne la manière d’y procéder.
Un gros usinier prélève chaque jour la presque totalité du bénéfice
issu du labeur de ses ouvriers, en jetant à ceux-ci un salaire
dérisoire qui leur permettra de ne mourir que lentement de faim, de
fatigue, d’alcoolisme et de tuberculose : le gros usinier n’est ni un
assassin ni un voleur ; c’est un honnête homme, il est d’accord avec le
droit. Un miséreux, l’un des ouvriers qu’a usés l’usinier, reprend à
celui-ci une parcelle du... prélèvement légal qu’il a opéré sur le
produit de son labeur : c’est un voleur, il est hors le droit.
Le droit positif est exprimé par les lois. Les lois, comme tout le
reste du système social, sont élaborées en vue d’une fin unique :
assurer le maintien de la force au pouvoir, c’est-à-dire, actuellement,
protéger la propriété, la richesse privée, le vol capitaliste, même au
détriment de la vie. Car la propriété a trouvé son origine dans la
force, c’est par la force qu’elle se conserve et elle reproduit la
force au profit du propriétaire. Ecoutez Proudhon : « La propriété,
c’est le vol. » Ecoutez Sismondi : « La plus grande partie des frais de
l’établissement social est destinée à défendre le riche contre le
pauvre, parce que, si on les laissait à leurs forces respectives, le
premier ne tarderait pas à être dépouillé. » Concluez, en vous
rappelant que l’État a pour mission avouée de protéger la faiblesse
contre la force et de dispenser la justice. Concluez, et vous verrez
que sa mission réelle n’est pas avouable.
Qu’on n’oublie pas non plus que le prolétariat est la majorité par qui
l’État pourrait ne pas être. L’État ayant prétendument pour but
l’instauration du droit dans la société, on voit de suite quelle
importance il y a pour nous à faire connaître au prolétariat sur quel
mensonge repose la fiction du droit, alors que c’est en réalité la
force qui préside aux actions, tant naturelles que sociales, de
l’homme. Le droit est en ce moment au service de la propriété. Mais la
propriété n’est qu’une des formes actuelles de l’autorité et peut,
comme sous le régime collectiviste, faire place à une seule forme
d’autorité : l’autorité représentative (qui, souvent, n’est pas
éloignée de l’autorité purement dirigeante), ainsi que, par exemple,
l’exercent de nos jours le chef militaire, le juge, etc. Le droit
positif sera au service des maîtres de demain, comme il est au service
de ceux d’aujourd’hui, si les esclaves d’aujourd’hui le permettent
demain, et cela se perpétuera tant que les esclaves admettront
l’existence du droit et par ce fait consentiront à leur esclavage.
Au droit positif, on oppose volontiers le « droit naturel ». Qu’est-ce
donc que le droit naturel ? Selon le verbe de ses prêtres, c’est Le
Droit - et c’est une fiction métaphysique dont les faits, à chaque
instant, dénoncent l’irréalité. Le droit est un mot vide de sens,
puisqu’il n’est pas d’exemple dans la nature ou dans la société que le
conventionnel droit, invoqué ait jamais été respecté, ait jamais
triomphé, s’il n’était adjuvé de la puissance, de la force. Le droit,
n’a donc que la valeur d’une virtualité dont la réalisation active est
soumise à des circonstances, à des éventualités ; il n’existe par
conséquent pas à l’absolu, en tant que « Droit », ainsi que nous avons
été préparés dès l’enfance à en comprendre l’idée - fausse.
Dans la lutte des peuples, que fut le droit du Gaulois devant la force
du Romain, le droit de l’Arabe et du Madécasse devant la force du
Français, le droit du Cafre devant la force du Boër, le droit du Boër
devant la force de l’Anglais, le droit du Chinois devant la force des
coalisés européens, américains et japonais ? Qu’est le droit de la
minorité en présence de la puissance de la majorité, le droit du soldat
devant le pouvoir du chef, le droit du pauvre auprès de la force du
riche ?
Rien.
Et remarquez que le fort ne se réclame jamais de la force, mais, lui
aussi, du droit. Les forts, sachant bien que les faibles - faibles d’un
jour - n’accepteraient pas bénévolement les effets de la force, avoués
tels par les forts du jour, ont toujours doré leur « pilule » avec le
droit. C’est au moyen du droit invoqué par eux que les tyrans et les
foules aveugles qui travaillaient pour leurs maîtres ont conquis par la
force. Les individus pris isolément procèdent de même. Si l’on veut
considérer dans le droit la faculté d’agir, le pouvoir de faire, on est
bien obligé de conclure que le droit est uniquement constitué par la
force. Mais alors, à quoi bon parler du droit ? Le droit est donc, lui
aussi, un fantôme qui s’évanouit à la lumière de la raison ?
* * *
L’individualisme, conception réaliste, vériste, ignore le droit comme
le devoir et ne connaît que des intérêts et, des volontés servis par
des forces. « Faites-vous forts pour être libres », dit-il aux hommes.
Ainsi donc les prolétaires - les faibles actuels, de par l’ignorance
qui les enserre, - en reconnaissant l’existence du droit, donnent dans
la, même duperie qu’en proclamant la vie sacrée. Ils n’ont rien à
attendre des maîtres de l’autorité possédante ni de ceux de l’autorité
représentative. Ergoter sur le droit est du temps perdu, c’est-à-dire
la vie perdue. Ils n’auront jamais le droit pour eux tant qu’ils se
montreront faibles. S’ils veulent s’émanciper et se satisfaire, c’est
en se faisant forts et en mettant leur force en action au service de
leur intérêt - de leurs intérêts communs - qu’ils y parviendront.
Le droit et le devoir, en régime de liberté, d’anarchie, feraient place
aux conventions entre individus ou associations. Les individus se
reconnaîtraient peut-être, si l’on veut utiliser ces mots, des devoirs
et des droits, mais combien, pris dans notre sens strictement
utilitaire, relatif et variable, d’obligation volontaire et de
rémunération, ces vocables sont éloignés de la signification qu’ils ont
dans la mentalité des religieux ! Cette libre justice, effectivement
contractuelle, variant avec les individus et les groupements, selon les
intérêts et les affinités, a bien son point de départ dans l’individu,
dans chaque moi, et elle lui est soumise. Les individus qui
pratiqueraient cette justice, relative ne seraient pas des religieux de
La Justice, ce seraient des hommes libres instaurant la toujours muable
justice égoïste.
C’est d’un premier acte collectif de justice égoïste que résultera le
renversement de la société capitaliste, quand les prolétaires auront
enfin compris et appliqué cette idée que leur suggère Max Stirner dans
L’Unique et sa propriété : « Les ouvriers disposent d’une puissance
formidable ; qu’ils parviennent à s’en rendre bien compte et décident à
en user, rien ne pourra leur résister : i1 suffirait qu’ils cessent
tout travail et s’approprient tous les produits, ces produits de leur
travail qu’ils s’apercevraient être à eux, comme ils viennent d’eux. »
Insoumis à la contrainte du devoir et débarrassé de la trompeuse
confiance dans le droit, voilà l’individu capable de liberté, car il a
pris conscience de sa force. Il peut évoluer sans crainte au sein des
forces associées ou adverses. Mais rien ne permet de supposer que dans
un milieu où cette sagesse est conçue et vécue il y ait des forces
ennemies, puisque l’antagonisme naît de deux causes qui seraient
disparues avec l’autorité : le fanatisme et le malaise économique.
L’intérêt bien compris de chaque égoïsme fait qu’il n’y a plus que des
forces associées. La concurrence s’harmonise. Les hommes sont devenus
aptes à l’association individualiste,
La présente étude a été conçue avec l’objet de donner un aperçu
succinct de la doctrine de l’individualisme libertaire et de démontrer
que, contrairement au préjugé qui représente l’individualisme comme
opposé à toute entente avec autrui, à toute association, la conséquence
pratique de la philosophie individualiste est l’association, mais une
association sans pareille jusqu’à ce jour, où l’un des associés n’aura
ni la tentation, ni la possibilité de « rouler » les autres. On a déjà
pu se rendre compte, par l’analyse que nous avons faite de l’individu
et de ses rapports avec autrui, que l’association des hommes libérés de
droit et de devoir est concevable, et reconnaître que ce genre
d’association doit être logiquement le but des efforts des hommes
intelligents. Il nous reste à donner une idée théorique aussi précise
que possible de ce que serait cette association.
La société capitaliste que nous subissons actuellement est une forme
d’association autoritaire, anti-individualiste, où la solidarité est
obligatoire (ce qui explique que J.-H. Mackay la qualifie de
communiste), comme en témoignent toutes les institutions sociales :
législatives, judiciaires, propriétaires, militaires, patriales, etc.,
etc. Grâce à la logomachie où se complaisent les partis politiques, les
collectivistes la qualifient d’individualiste de par la fausse,
acception du mot « individualisme » signalée au début de cette étude,
et ils évitent soigneusement d’ajouter la qualification complémentaire
: « autoritaire » ou « bourgeoise », parce que cela consacrerait une
distinction là où ils ont intérêt à établir une confusion.
Une société usurpatrice comme la société capitaliste est vouée à la
mort que lui donneront ses prolétaires dès qu’ils en auront la force.
La société collectiviste est une autre forme d’association autoritaire,
également anti-individualiste, dont la contrainte solidariste se
présenterait sous d’autres formes, évidemment, mais n’en existerait pas
moins. Son joug se ferait sentir d’une manière moins féroce : on y
paierait moins en mots et plus en subsistances, mais on y supporterait
encore, vraisemblablement, des parasites.
Pourrons-nous éluder la période collectiviste pour passer directement à
l’association individualiste ? Ou bien sommes-nous destinés par la
nature même de notre évolution à connaître le joug décadent du
collectivisme ? C’est le secret de demain. Cette dernière hypothèse,
pourtant, paraît probable. En ce cas, notre intérêt s’exprimerait dans
le souhait de sa proche réalisation, - d’ailleurs préparée,
semble-t-il, par le capitalisme lui-même en œuvres organiques, - car
cette société aurait ceci d’excellent pour les individus aspirant à
l’autonomie, que ses cadres et ses rouages autoritaires seraient
relativement faibles et faciles à briser et qu’elles tiendraient prêtes
pour le moment de l’affranchissement véritable les organisations de
production, d’échange et de consommation nécessaires à l’existence de
l’association individualiste. La victoire du collectivisme sur le
capitalisme attesterait simplement le désir d’émancipation qui aurait
mû imparfaitement le prolétariat. Cependant, et bien qu’il laissât
subsister encore des parasites, le collectivisme réalisé marquerait une
étape dans la marche vers le seul idéal capable d’être soumis à
l’individu, représentant exclusivement sa chose sociale et duquel il ne
puisse jamais devenir la chose : l’association individualiste, - l’ «
association des égoïstes ».
* * *
Nous avons vu que l’individualisme est nettement opposé à l’association
obligatoire qu’impose l’État d’aujourd’hui et qu’imposera celui de
demain, mais il accepte, que dis-je, sienne propre est l’association
librement contractée entre individus. A l’association obligatoire il
oppose l’association libre. L’individualiste ne veut point servir à
l’association considérée comme fin, sacrifier quoi que ce soit de son
individualité à l’intérêt illusoire de l’association, -principe
socialiste et autoritaire. Mais il veut que l’association lui serve, à
lui, individu se considérant comme fin. ; il veut l’employer selon son
intérêt réel, - principe individualiste et libertaire. En résumé,
l’association est pour lui un moyen de sa vie, et non le but de sa vie.
Avec le socialisme, religion de La Société (socialisme capitaliste
d’aujourd’hui, expression cynique de l’égoïsme asservisseur du
bourgeois actuel, du bourgeois possédant - ou socialisme collectiviste
de demain, expression voilée du même égoïsme asservisseur de nouveaux
bourgeois, les représentants mués en dirigeants), l’individu est
sacrifié, au nom d’un prétendu intérêt général ou collectif absolument
illusoire, à l’intérêt des possédants ou des dirigeants, des maîtres,
des forts, en un mot des puissants. A lui de se rendre aussi fort et
aussi puissant que ceux-ci, il lui suffira d’en avoir la volonté
agissante pour le devenir ; alors il sera son propre maître, le maître
de soi, et, par surcroît, avec la généralisation d’une telle attitude,
d’elle-même l’harmonie sera établie dans la société.
* * *
Sous le régime socialiste (capitaliste ou collectiviste), préconisé par
les prêtres de l’idée religieuse de Société, la prospérité de
l’association est le but de la vie de l’individu, la vie de l’individu
est le moyen de l’association. Les profiteurs sont dans la coulisse.
Avec l’individualisme libertaire, l’individu, enfin irréligieux, n’a
plus à s’immoler à l’association, puisqu’il n’y participe que dans la
mesure de sa libre volonté et suivant ses besoins. La prospérité de sa
vie est le but de son association, son association est le moyen de sa
vie. Les profiteurs disparaissent.
Le sacrifice de l’individu au fantôme Société s’obtient par un de ces
bluffs qui nécessitent chez la victime un « poirisme » absolu : il
consiste dans la « subordination de l’intérêt particulier à l’intérêt
général ».
L’intérêt général - abstraction.- ne devrait jamais être en discordance
avec les intérêts particuliers, dont il devrait être l’exacte
expression dans un monde bien organisé ; mais en ce cas il serait
inutile de l’invoquer. L’intérêt général est donc un mensonge : il
n’existe que des intérêts particuliers. Admettons cependant un instant
son existence. Il y a bien actuellement divergence entre le prétendu
intérêt général invoqué pour obtenir le sacrifice de l’individu - et
l’intérêt de celui-ci. Une preuve de cette vérité repose dans ce fait,
que les moralistes enseignent aux hommes à « voir plus haut que leur
petite personnalité » et. qu’ils disent carrément que « le bon citoyen
doit subordonner son intérêt personnel à l’intérêt général » (à
l’intérêt de La Société, de La Patrie, etc.). Mais cherchez ce que
dissimule cet « intérêt général » : les intérêts particuliers des
maîtres, de leurs prêtres et autres valets associés dans l’État. L’État
n’est qu’une ridicule église où l’on dit des messes à la « raison
collective », l’État est encore une « association de malfaiteurs ».
Chaque fois que votre intérêt personnel est en désaccord avec l’intérêt
général qu’on vous oppose et auquel on veut vous sacrifier,
prolétaires, il vous appartient de rechercher quels, parasites
bénéficient de la différence : traduite en pécune, elle entre dans
leurs coffres-forts.
Enfin, il n’est nul besoin d’insister sur ce que nul ne s’avise de
contester, à savoir : que l’homme est un animal naturellement sociable,
non seulement par besoin moral et sentimental, mais encore physique,
économique et intellectuel. Il est inutile de répéter ce que chacun
sait : que l’association multiplie les jouissances de l’homme en même
temps qu’elle diminue ses peines. Tant par intérêt réfléchi que par
tendance instinctive, l’association se présente donc à. ’l’individu
comme un moyen de vivre d’une vie plus large et plus haute.
La sagesse individualiste ne portera pas l’homme à répudier le principe
d’association sous le prétexte que jusqu’à ce jour on en a dénaturé le
sens, mais, au contraire, elle l’incitera à organiser son association
de telle manière qu’elle soit sa chose et qu’il ne puisse être sacrifié
au nom de cette chose à l’intérêt d’autrui.
Manuel Devaldès
N. B. - Cet exposé de l’individualisme égoïste de philosophie
stirnérienne est le résumé de mes Réflexions sur l’Individualisme
écrites vers 1900 et publiées en 1910. Comme on le verra par l’étude
que je donne plus loin sur leSocialisme individualiste, je me suis,
depuis, détaché de cette tendance, tout en demeurant, selon moi,
foncièrement individualiste. -- M. D.
INDIVIDUALISME (Anarchisme-harmonique)
Je ne définirai pas
l’individualisme. Pour ne pas être tenté, en partant de ma définition,
de démontrer que ceci est individualiste et, que cela ne l’est pas.
Cependant, pour qu’on me comprenne et que je me comprenne moi-même, il
faut indiquer, à peu près, ce que j’entends par individualisme... Entre
le sens si étroit et si pur du mot qu’il n’y a jamais eu
d’individualiste et que Diogène peut refuser ce nom même à son maître
Antisthène, et le sens large, immense, infini où M. Charles Maurras
lui-même devient un individualiste puisqu’il s’exprime autrement que
son voisin aussi royaliste que lui, il y a un certain nombre de sens
intermédiaires qui sont les seuls intéressants parce que, seuls, ils
disent quelque chose. Dire tout, puisque c’est tout confondre, c’est
une façon de ne rien dire. Ainsi, je ne puis pas définir parce
qu’individualiste. Mais je dois indiquer dans quel sens je prends,
maintenant, le mot individualisme. Je ne prendrai pas le mot dans le
même sens que M. Clemenceau. Je ne le prendrai pas dans le même sens
que les bourgeois qui vantent leur individualisme. Et même, si des
camarades sont surtout préoccupés de questions économiques, je ne me
rencontrerai pas avec eux. Je pourrais prendre aussi le mot
individualiste dans un sens métaphysique, je pourrais chercher quelle
est l’essence de l’individu. Je ne me dirigerai pas non plus de ce
côté... Je négligerai donc individualisme bourgeois, individualisme
économique, individualisme métaphysique. J’examinerai seulement les
différentes sortes, ou plutôt différentes sortes - car je ne suis pas
sûr de faire une énumération complète - de l’individualisme éthique.
J’ai employé le mot « éthique », mot savant et peu connu, plutôt que «
moral », qui est le mot connu, le mot courant. Parce que je n’aime pas
ce dernier terme ou ce qu’il représente à mes yeux. Je considère «
éthique » comme le nom d’un genre où je distingue deux espèces : les
morales et les sagesses. Et, au nom des sagesses, je condamne les
morales. Beaucoup d’individualistes, d’ailleurs, se sont déclarés
immoralistes. Je me déclare quelquefois immoraliste. A condition qu’on
entende bien que, par cette déclaration, je ne renonce pas à rendre
logique et rythmée la conduite de ma vie, Mais j’essaie de rythmer la
conduite de ma vie par la sagesse et non par la morale... C’est donc un
certain nombre de sagesses individualistes que je vais essayer de
distinguer ce soir. Les sagesses individualistes, les individualismes
éthiques sont des méthodes pour se réaliser soi-même. Elles nous
donnent sur nous-mêmes un certain pouvoir. Mais nul pouvoir n’existe
qui ne s’appuie sur un savoir. Aussi, très divergentes bientôt, les
sagesses individualistes partent pourtant d’un même point. Tout
individualisme éthique commence par la formule de Socrate : «
Connais-toi toi-même ».
Lorsque Socrate dit : « Connais-toi toi-même », il veut que je me
connaisse, non pas métaphysiquement, non pas dans mon essence, non pas
dans ce qui est insaisissable, mais dans ce qui est saisissable ; il
veut que je sache ce que je suis, ce que je veux et ce que je peux. La
connaissance individualiste de moi-même comprend la double critique de
ma volonté et de ma puissance.
Aujourd’hui, c’est surtout par la façon dont ils dirigent la critique
de la volonté et la critique du désir que je classerai les divers
individualismes qui m’intéressent... Lorsque je me demande ce que je
suis, les réponses que je fais sont différentes suivant le moment ou
suivant mon tempérament. Historiquement je crois distinguer quatre
réponses principales. Je puis prendre parti pour la vie, comme dit
Nietzsche, ou je puis prendre parti pour l’humanité. Je puis répondre «
Je suis un vivant » ou « Je suis un homme ». Vous devinerez sans peine
que, selon que je ferai l’une ou l’autre de ces réponses, mon
individualisme sera très différent. Mais, lorsque j’ai répondu « Je
suis un vivant » ou « Je suis un homme », je ne suis pas au bout de mes
hésitations. Ceux qui se répondent « Je suis un vivant » se demandent
quelle est la plus profonde volonté du vivant, la plus profonde
tendance de la vie - car c’est cela qu’ils veulent réaliser. Ceux qui
se répondent « Je suis un homme » se demandent quelle est la
caractéristique de l’homme, ce qu’il y a de plus particulier dans
l’homme, de plus humain, de plus noble - car c’est cela qu’ils veulent
réaliser. Schématiquement, nous pouvons trouver encore, chez les uns et
chez les autres, deux tendances différentes.
Les individualistes de la vie, de la volonté de vie, les
individualistes du plus profond, comme les individualistes de la
volonté d’humanité, les individualistes du plus noble, se divisent les
uns et les autres en deux catégories. Quand-je dis " Je suis un vivant
» et que je me demande ce qu’il y a de plus profond chez le vivant, si
je m’appelle Nietzsche ou, vingt-quatre siècles auparavant, si je
m’appelle Calliclès, je réponds : « Ce qu’il y a de plus profond chez
le vivant, c’est la volonté de puissance, la volonté de domination ».
D’autres disent :
« Ce qu’il y a de plus profond dans le vivant, c’est l’amour du plaisir
». Pour la simplicité de l’exposition, sans nous préoccuper des détails
et sans chercher à classer selon l’époque ou selon l’étage, nous
appellerons nietzschéisme - parce que Nietzsche est le plus célèbre
parmi ceux qui ont pris ce parti - l’individualisme de la volonté de
puissance ; et nous appellerons épicurisme - puisque Epicure est le
plus célèbre de ceux de cette tendance - l’individualisme de l’amour du
plaisir... Ceux qui ont dit : « C’est un homme que je veux être » se
divisent aussi en deux tendances. Les uns veulent qu’en eux ce soit la
raison qui domine, les autres que ce soit le cœur. Ici aussi, sans nous
occuper des époques, nous appellerons stoïciens ceux qui songent à se
conduire suivant leur raison, et nous appellerons les autres tolstoiens.
Voici donc quatre formes de l’individualisme éthique bien différentes,
an premier aspect du moins, entre lesquelles nous trouverions bien des
formes intermédiaires. Nous pouvons distinguer : volonté de puissance,
volonté de plaisir, volonté de raison, volonté de cœur. L’une ou
l’autre de ces formes de l’individualisme nous paraîtra-t-elle
décisivement supérieure ? nous paraîtra-t-elle tout à fait complète ? Y
en a-t-il qui réponde entièrement à nos désirs ?
Le nietzschéisme, l’individualisme de la volonté de puissance, au moins
à le prendre grossièrement, n’est individualiste qu’au départ... A qui
ne respecte pas - disais-je un jour à des nietzschéens qui me
refusaient le titre d’individualiste - tous les individus, je refuse le
nom d’individualiste. Or, le nietzschéisme ne respecte pas tous les
individus. Morale de maître, il admet nécessairement des esclaves.
Nietzsche a dit lui-même insolemment :« Pour tout renforcement, pour
toute élévation du type homme, il faut une nouvelle espèce
d’asservissement. » Et il demande à plusieurs : « Es-tu quelqu’un qui
avait le droit de s’échapper d’un joug ? II y en a, qui perdent leur
dernière valeur en quittant leur sujétion. » Le nietzschéisme écrase un
certain nombre d’individus ; il ne respecte pas tous les individus ; en
un certain sens, il renonce à l’individualisme... Mais 1e maître
lui-même restera-t-il un individu ? Le maître dépend de l’image que
l’esclave se fait de lui ; il ne reste le maître qu’à condition de
frapper l’esprit de l’esclave soit de terreur, soit d’amour et de le
tromper. Cette nécessité ne le fait-elle pas dépendant et esclave de
tous les esclaves ?
Auguste, l’un des hommes les plus habiles dans la morale des maîtres,
dit sur son lit de mort : « Applaudissez, mes amis, la comédie est
finie. » Est-ce que vous croyez qu’un homme qui, toute sa vie, joue la
comédie, est un homme libre ? Croyez-vous qu’il soit un individu ? Rien
ne fausse notre pensée comme le mensonge à notre pensée. Celui qui
essaie d’exprimer exactement, qui essaie de dire sa pensée vraie, a
beaucoup de peine à ne pas la déformer dans l’expression. Croyez-vous
que celui qui s’applique à la déformer dans l’expression ne la
déformera pas ensuite dans la réalité ? Croyez-vous que son mensonge ne
dévorera pas sa vérité et que son masque ne rongera pas son visage ?...
L’individualiste de la volonté de puissance, s’il se joue dans
l’abstrait, je ne sais ce qu’il devient, - Nietzsche n’a jamais fait de
politique, - mais, s’il se joue dans le concret, s’il essaye de vivre
sa doctrine, il devient le plus servile des hommes, l’esclave de tous
ses esclaves. Le nietzschéisme ne me satisfait pas puisqu’il me rend
moins individu que bien des doctrines qui ne se croient pas
individualistes. Vais-je trouver le salut ou du moins une satisfaction
plus grande dans l’épicurisme, dans la doctrine de la volonté de
plaisir ?
S’il s’agissait de courir au plaisir dès qu’il se montre, de courir à
n’importe quelle volupté, je serais encore bien esclave. Je me
jetterais souvent sur un appât qui cacherait un piège et déclencherait
un ressort de douleur ; je passerais ma vie dans les regrets, dans
l’inquiétude, dans les tourments. Mais aucun individualiste n’a entendu
ainsi l’amour du plaisir. Le plus ancien historiquement, le fondateur
de la doctrine, Aristippe, déclare déjà que la grande vertu du
philosophe est la maîtrise de soi. Il disait : « Je possède Laïs : elle
ne me possède pas. » Cette maîtrise de soi peut créer une certaine
liberté et un individualisme durable... Epicure va beaucoup plus loin.
L’analyse des désirs telle qu’Epicure l’a faite est un des
chefs-d’œuvre de la philosophie de tous les temps. Epicure distingue en
nous trois sortes de désirs. Les uns sont naturels et nécessaires,
comme le besoin de manger ou comme la soif. D’autres sont naturels sans
être nécessaires, comme le désir de varier mes aliments. D’autres enfin
ne sont ni naturels ni nécessaires, comme le désir de porter un bout de
ruban à sa boutonnière ou d’asseoir ses fesses sur un fauteuil
d’Académie.
Epicure nous dit : II faut satisfaire les désirs naturels et
nécessaires. En les satisfaisant nous obtenons des plaisirs absolus,
des plaisirs qui ne peuvent pas être augmentés. J’ai faim et je mange
selon ma faim ; j’ai soif et je bois selon ma soif : voilà des plaisirs
inaugmentables. Mais si nous nous en tenons aux désirs naturels et
nécessaires, il faut si peu de chose pour être heureux. Les désirs
naturels et non nécessaires, comme l’amour, comme le goût de la variété
dans les aliments ou les boissons, ne nous donnent pas un plaisir réel
; ils apportent de la variété dans le plaisir, mais ne créent pas de
plaisirs nouveaux. Il faut les satisfaire quand l’occasion nous offre
facilement leur objet ; il faut les mépriser dès qu’ils nous
engageraient dans quelque embarras et dans quelque difficulté... Les
désirs qui ne sont ni naturels ni nécessaires sont nos ennemis.
Ceux-là, il faut nous en débarrasser complètement. Sans quoi nous ne
pouvons espérer aucun bonheur ni aucune liberté... Cette méthode, dit
Epicure, nous rendra heureux autant que peuvent l’être les dieux que
nous imaginons. Lorsque je n’ai pas faim et que je n’ai pas
d’indigestion, lorsque j’ai mangé à ma faim et pas plus que ma faim,
lorsque je n’ai pas soif, lorsque je ne souffre de rien, lorsque je
n’ai ni trop chaud ni trop froid, je suis un être parfaitement heureux.
Pourquoi suis-je parfaitement heureux ? Parce que le bonheur est
l’activité naturelle de tout notre être. C’est l’activité naturelle et
facile de tous nos. organes, organes physiques d’abord, organes
internes ensuite... D’après Epicure, les plaisirs du corps sont
premiers. Les joies de l’esprit ne peuvent venir qu’ensuite ; elles
s’appuient, comme sur une base nécessaire, sur les plaisirs de corps.
Notre esprit n’est d’une activité belle et joyeuse que si notre corps a
reçu les faciles satisfactions qu’il exige. Cependant, ces plaisirs de
l’esprit, fils des plaisirs du corps, sont des fils plus grands que
leurs pères. Et voici qu’Epicure arrive, grâce à la doctrine de ce
qu’il appelle le plaisir constitutif, à supprimer toute douleur. Nous
supprimons d’abord la douleur en satisfaisant les désirs naturels et
nécessaires. Mais si, par hasard, nous ne les pouvons satisfaire,
pourvu que nous soyons montés jusqu’où monte Epicure, nous restons
encore heureux. Si j’éprouve une douleur dans une partie de mon corps,
cela ne m’empêche pas d’avoir d’autres organes qui agissent librement
et dont je puis jouir. Sur ces organes je porte mon attention au lieu
de la donner stupidement à l’organe qui souffre... N’élargissons pas
nos maux inévitables. Pas de malheur suggéré et artificiel. Il y a
toujours en nous des joies multiples et c’est à ces joies qu’il faut
nous donner, non aux douleurs. Etres complexes, penchons-nous, pour la
cueillir, vers la richesse de nos joies et laissons se faner, négligée,
la pauvreté de nos douleurs...
L’épicurien arrive à accumuler ses plaisirs, à jouir de tous ses
bonheurs d’hier comme de ceux d’aujour-d’hui et de demain. Sous cette
immensité de bonheur, il cache les petites douleurs qu’il ne peut
éviter, ou plutôt il en fait encore de la joie. Dans cet océan de joie,
une goutte d’amertume ne peut qu’augmenter le bonheur en lui donnant
une saveur plus piquante. Ainsi l’épicurisme bien compris, élevé
jusqu’où l’élève Epicure, c’est, en effet, le bonheur continuel, la
liberté d’esprit continuelle, l’indéfectible individualisme.
Soit parce que certains Epicuriens avilissaient la doctrine d’Epicure,
soit parce qu’il y avait quelque chose d’un peu équivoque dans les mots
dont le maître même se servait, d’autres individualistes ont combattu
cette doctrine. Les Stoïciens se sont toujours dressés contre les
Epicuriens... Les Stoïciens veulent qu’on obéisse à la raison et non au
plaisir. Remarquez que l’obéissance au plaisir, après l’analyse du
désir telle qu’elle a été faite par Epicure, est bien aussi soumission
à la raison. Le stoïcisme et l’épicurisme diffèrent dans les mots plus
que dans les choses... Le Stoïcien veut que j’obéisse à ma raison. De
même que la recherche du plaisir direct et certain épicurisme compris
d’une façon étroite ne me laisserait aucune liberté ; de même le
stoïcisme, compris d’une manière étroite, ne me laisserait ni grande
liberté ni grand individualisme. Mais les grands Stoïciens : Zenon,
Cléanthe, Epictète ne l’ont pas compris ainsi. Encore qu’ils mettent
l’accent sur l’obéissance à la raison, ils sont des êtres complets, ils
sont des hommes. Quand la raison ne s’y oppose pas, qui doit tout
régler, ils veulent que nous obéissions aussi à nos instincts et à
notre cœur.
Qu’est-ce que la raison commande, d’après les Stoïciens ? D’être
harmonieux, de suivre la nature. Mais la nature humaine est chose
complexe et la raison elle-même nous éloigne de supprimer nos
richesses... Les Stoïciens disaient : « L’homme est naturellement ami
de l’homme. » Qu’est-ce que cette façon de comprendre la nature sinon
l’obéissance au cœur ? Les Stoïciens disaient que nous devons être des
harmonies. Une harmonie ne se forme pas d’une seule note, d’une seule
tendance ; nous devons donc concilier en nous des tendances multiples.
Seulement, les Stoïciens veulent que nous établissions une puissante
hiérarchie intérieure et que nous maintenions la raison au-dessus de
tout. Ces Stoïciens, par exemple, qu’on accuse de manquer de cœur, ont
les premiers inventé le mot charité, mot devenu bien laid, devenu, dans
la décadence chrétienne, le synonyme de l’aumône, avilissante pour deux
êtres. Mais primitivement charité signifie grâce, exprime l’amour avec
tout, son cortège de spontanéités et de sourires. Ce sont les Stoïciens
qui, les premiers - je traduis mot à mot une parole de Cicéron - ont
inventé « la vaste charité du genre humain », c’est-à-dire l’amour pour
tous les hommes.
Epicure donnait une grande place au cœur. Les Epicuriens sont célèbres
par leurs amitiés... Seulement l’Epicurien n’aime que ses amis, tandis
que le Stoïcien répand sur tous les hommes son cœur généreux. Vous
voyez combien les Stoïciens se rapprochent de ceux que j’appelais tout
à l’heure les Tostoïens, de ceux qui cherchent dans leur cœur la
chaleur de la vérité... A comprendre l’épicurisme étroitement, on
supprimerait le cœur et la raison. A comprendre étroitement le
stoïcisme, on supprimerait le cœur et l’instinct. A comprendre
étroitement le tolstoïsme, on supprimerait l’instinct et la raison.
Mais jamais, sauf des disciples naïfs et étroits ou des ennemis
partiaux, personne n’a compris ainsi une grande doctrine... Tolstoï,
tout en faisant appel au cœur, accorde une grande place à la raison, à
la critique, à la lumière II n’y a pas dans l’être humain de chaleur
véritable sans lumière, ni de lumière véritable sans chaleur. Nous ne
pouvons pas admettre l’une quelconque de ces doctrines prise dans un
sens étroit et exclusif. Mais n’importe laquelle, si nous lui laissons
le sourire, la largeur, l’équilibre que lui ont donné ses meilleurs
partisans nous conduit à la vérité individuelle... Le parti pris, chez
les doctrinaires, est certainement dans les mots plus que dans les
choses. Ils discutent parce que les uns mettent l’accent ici et que les
autres le mettent là. Qu’importe s’ils arrivent à la vérité totale...
« Je veux être un homme complet. Je veux être, dans un corps d’homme,
une vérité d’homme, une lumière et une chaleur d’homme, un cœur et une
raison d’homme. » II faut arriver à s’harmoniser. Il faut arriver à
trouver tout en soi et à tout respecter. Telle est bien la pensée des
premiers Stoïciens lorsqu’ils conseillaient : Vis harmonieusement. »
Peu importe la forme d’individualisme d’où je pars si j’arrive au
sommet d’où l’on voit tout l’horizon. Pendant que je monte je suis sur
une côte ou sur l’autre ; une partie du sommet me reste cachée. Mais,
par les différents sentiers sur les deux côtés, on arrive à la crête
hautaine d’où se découvre tout l’horizon et toute la vaste vérité...
Même le nietzschéisme que nous semblons avoir rejeté complètement
pourrait se défendre. Nietzsche s’est arrêté en chemin. Qui nous
empêche de continuer la route négligée ? Le chemin que Nietzsche n’a pu
finir, ceux qui se sentent attirés vers le sentier de Nietzsche, qu’ils
l’achèvent donc. Il y a une façon de comprendre la volonté de puissance
qui est très belle ; il y a même plusieurs façons très belles et très
complètes de la comprendre. La volonté de puissance, erreur si elle
doit s’exercer brutalement sur d’autres hommes, devient vérité si c’est
moi-même que je veux dominer, que je veux créer. Elle devient aussi
vérité si cette domination je veux l’exercer sur la nature des choses
et non plus sur mes semblables. Voici deux méthodes pour continuer
Nietzsche, le compléter, le rendre un aussi bel individualiste
qu’Epicure ou que les grands Stoïciens et les grands cœurs... Que
chacun prenne, suivant son tempérament et les dominantes de sa
jeunesse, le chemin qui lui agrée. Pourvu que sa vaillance dure et
qu’il ne se laisse pas tomber aux premières étapes, il arrivera au
sommet, il arrivera à la vérité totale, à la liberté rythmée de son
cœur et de sa raison. II arrivera à l’harmonie complète de
l’individualiste complet.
Han Ryner
INDIVIDUALISME (Anarchisme individualiste)
L’individualisme
anarchiste renferme plusieurs tendances, qui s’échelonnent de
l’individualisme anarchiste « expropriateur » (Bonnot, Kenzo Novatore,
etc.) à l’individualisme anarchiste quiétiste (Han Ryner). Toutes les
écoles de l’individualisme anarchiste sont cependant d’accord sur ce
point fondamental : qu’elles considèrent l’unité individuelle comme la
cellule de toute totalité ou collectivité sociale, de toute association
- qu’elles nient la nécessité de l’État, comme régulateur et modérateur
des rapports entre les hommes et des accords qu’ils peuvent passer
entre eux, - qu’elles rejettent tout contrat social et unilatéral, -
qu’elles défendent la liberté sexuelle, - qu’elles situent dans le
présent et non dans le devenir (autant qu’il leur est possible de le
conquérir) la réalisation de leurs diverses aspirations.
On appelle aujourd’hui « individualisme anarchiste » une synthèse des
conceptions énoncées par les américains Josiah Warren et Benjamin R.
Tucker, les allemands Max Stirner et John Henry Mackay, les français E.
Armand et Pierre Chardon, etc., pour ne citer que les noms les plus
représentatifs du mouvement individualiste anarchiste. Economiquement
parlant, Josiah Warren, Benjamin B. Tucker et Clarence Lee Swartz (ce
dernier s’étiquette « mutualiste ») sont manifestement influencés par
Proudhon et le reconnaissent.
L’étude de cette synthèse permet de se rendre très rapidement compte
des principales revendications formulées par la plupart des
individualistes anarchistes :
— Règlement des rapport qu’ils peuvent entretenir entre eux
(intellectuels, économiques, éthiques, récréatifs, etc.) au moyen de
contrats passé sans recours à une forme d’État quelconque. Ces contrats
sont résiliables.
— Possession à titre inaliénable du moyen de production par
le producteur, association ou isolé, dès lors que c’est l’isolé ou
l’association qui le fait valoir par ses propres moyens et à ses
risques et périls.
— Le produit au producteur - association ou isolé - et
liberté absolue d’en disposer à sa guise sans passer par une filière
administrative imposée ou un organe central.
— Emission libre d’une monnaie-valeur d’échange ayant cours
uniquement parmi ceux qui veulent s’en servir.
— Pleine et entière faculté d’association volontaire dans
tous les domaines.
— Garantie de non immixtion d’un individu quelconque ou d’un
pouvoir central dans la vie privée des personnes ou le fonctionnement
intime des associations.
— Toute liberté de concurrence entre les personnes et les
associations, avec équilibre garanti au point de départ, de sorte que
le producteur ne tombe pas au rang de manœuvre et que le consommateur
ne soit pas contraint d’accepter une utilité de qualité inférieure.
— La garantie de non intervention dans le fonctionnement des
associations d’ordre sentimental ou sexuel, quelles que soient leurs
modalités et pourvu qu’on y adhère et qu’on s’en retire à son gré.
— Pleine et entière faculté d’expression, de diffusion, de
publication de la pensée et de l’opinion, par l’écrit ou la parole, en
public ou en privé.
— Autonomie, intégrité, inviolabilité de la personne humaine,
- de l’unité sociale, - de l’Individu-homme ou femme - comme la base,
la raison d’être et la fin des rapports entre les terriens, où qu’ils
habitent et quelle que soit leur race.
Les individualistes anarchistes, en général, comptent beaucoup plus sur
l’éducation et sur l’exemple que sur tout autre facteur pour parvenir à
leurs revendications.
En général, les individualistes anarchistes veulent que chacun «
reçoive selon son effort », - cérébral, physique ; mental, sentimental
; psychique, musculaire (c’est-à-dire la capacité des différentes
manifestations de l’organisme individuel), mais ils considèrent comme
individualistes les communistes anarchistes « non-sociétaires »,
c’est-à-dire qui font du communisme une question d’association locale,
temporaire, relative, particulière.
Il va sans dire que les individualistes anarchistes, sympathiques au «
débrouillage » et à « l’illégalisme », ne considèrent ces pis-aller que
par rapport à une société où le contrat social est imposé. Là où
n’existent ni domination du milieu ou de l’individu sur l’unité humaine
ou vice-versa, ni exploitation de l’unité humaine par l’individu ou le
milieu, ou vice-versa, - faculté absolue de vivre isolément ou en
association sans contrôle ni contrainte extérieure, - ni « le
débrouillage » ni « l’illégalisme » n’ont de raison d’être, d’exister.
On me dira que dans un milieu constitué de telle sorte, que les outils
de travail ou les engins de production sont conçus et confectionnés
exclusivement en vue de favoriser ou d’intensifier la production
multitudiniste, de faire prédominer la production grégaire sur la
production individuelle, - il n’est pas possible que le producteur
jouisse intégralement ou dispose à son gré, ce qui revient au même, du
produit de son travail ou du résultat de son effort. Je ne le conteste
pas. Mais la civilisation que nous subissons n’est pas une «
civilisation anarchiste » et il ne me vient pas à l’esprit de contester
la difficulté de réalisation d’un milieu individualiste de grande
envergure dans le milieu social actuel. Aussi en conclurai-je que dans
l’ambiant social d’aujourd’hui, l’individualiste se sent un inadapté
Comme il est persuadé que la tendance à une liberté plus intégrale ne
peut se faire jour que si « l’être » n’est pas étayé par « l’avoir »,
il se considère en état de légitime défense ou de résistance, déclarée
ou occulte, contre toute organisation sociétaire qui impose au
producteur de renoncer à la jouissance ou à la libre disposition
complète du produit de son effort, du résultat de son labeur.
L’individualiste n’entend pas non plus que le troupeau solutionne pour
lui sa question économique : il veut la résoudre lui-même, par
lui-même, pour lui-même. Ne lui inspirent aucune confiance les systèmes
qui tendent à remplacer l’exploitation économique de l’homme par son
semblable, par l’exploitation économique de l’unité humaine par la
collectivité. C’est l’exploitation qu’il faut détruire et non la
méthode qu’il faut modifier.
L’individualiste est celui qui se préoccupe en premier lieu de sculpter
sa propre personnalité. C’est un artiste. Il envisage la vie, sa vie,
comme une œuvre d’art, c’est-à-dire comme une statue, un tableau, un
poème qu’il n’a jamais fini de polir, de tailler ou de retoucher,
quelles que soient la perfection ou la mise au point des ébauches ou
des esquisses déjà obtenues, déjà achevées. L’individualiste n’est pas
un ouvrier - un exécuteur seulement ; mais un artiste aussi, un
créateur. Une société individualiste n’est concevable qu’à la condition
que tous ses constituants, à tous les points de vue et dans tous les
domaines, soient et des artistes et des artisans, jamais des manœuvres
ou des automates, ce qui est le contraire de l’actuel « esprit de
troupeau ».
Pour que l’individualiste croisse, grandisse, se développe,
s’épanouisse, il lui faut le grand air, les champs et les fleurs de la
terre, les étoiles et l’azur du ciel, le commerce intellectuel, la
fréquentation affective de celles, de ceux qui veulent comme lui se
former une personnalité originale, pour que se forme et prenne
conscience son être intérieur, force lui est de s’assimiler toutes
sortes d’utilités extérieures, de vagabonder à droite , à gauche,
butinant sur les fleurs qu’il peut rencontrer sur sa route le suc qui
servira à la confection, au parfum du miel de sa vie personnelle. Rien
de ce qui touche à l’individuel, de près ou de loin, ne lui est
étranger. Il trouve du plaisir à voir se multiplier le nombre de ses
camarades, il fait donc de la propagande. N’est-il pas vraisemblable
que, parmi les derniers venus aux idées qui lui sont chères, il
rencontre des compagnons de concert avec lesquels il recommencera,
demain, telle expérience qui, hier, échoua - faute d’aptitudes ou
d’affinités des associés qu’il s’était adjoints ?
L’analyse des différentes tendances de l’individualisme anarchiste
n’est pas possible si on ne tient pas compte de ces remarques.
Quant au reproche fait aux individualistes anarchistes de se comporter
en « anarchistes bourgeois », ceux qui l’énoncent oublient que le
bourgeois reste toujours et quand même un pilier de sa société, la
société bourgeoise, où il n’occupe sonrang social que grâce au système
autorité-exploitation Même quand il s’évade des préjugés et des
conventions sociétaires, il le fait en hypocrite, en tremblant, en
valet des mœurs sociales, en exaltant publiquement les chaînes sociales
qu’il brise en privé.
E. Armand
INDIVIDUALISME (Mon)
Je suis. Apparence, phénomène ; ou bien
réalité, qu’importe. Je suis, c’est-à-dire que je me sens exister comme
distinct du milieu. Je me sens : un individu.
J’ai des besoins. Les satisfaire me donne de la joie, du bonheur. Mon
bonheur se mesure à la possibilité de satisfaction, à ma puissance. Ma
peine, ma souffrance, est la mesure exacte de mon impuissance. Mon
activité, qui a pour but constant, la conquête du bonheur, s’exerce à
la fois sur le monde minéral, végétal, animal et sur les autres
individus de mon espèce. Mais tout, dans l’Univers, lutte, envahit,
absorbe. Malheur aux faibles. Seul, j’ai : tout, comme ennemi. Aussi,
je recherche la société des autres individus, trop faibles aussi pour
vivre seuls. Je passe contrat avec eux. Un contrat qui soit susceptible
d’augmenter notre puissance à tous, qui, par conséquent, sauvegarde
notre indépendance. Mon contrat, c’est une assurance contre
l’intervention des autres Hommes dans ma, recherche du bonheur. C’est
le seul contrat social que je peux accepter. Mais je passe d’autres
contrats avec des individus désireux comme moi de conquérir telle ou
telle jouissance. Le but atteint, le contrat cesse.
Dans la société actuelle, il existe un « contrat social ». Je n’ai pas
été appelé à en discuter les termes. Je ne l’accepte pas. Même quand
une clause m’est favorable. Ce contrat, on me l’impose. Selon les
circonstances, j’en dénonce l’arbitraire. Je lutte pour son abolition.
Faible, j’emploie la ruse. En attendant que plusieurs faiblesses
s’unissent, pour refuser la reconnaissance des « lois », je désobéis
seul, en évitant : le gendarme, le juge, le soldat. Ce contrat
unilatéral est basé sur la Force ou le Sophisme. Sa seule réalité
réside dans l’ignorance des individus à qui on l’impose. Ceux-ci étant
de beaucoup le plus grand nombre, il est évident qu’ils pourraient être
la force. Leur acceptation vient de ce qu’ils croient le contrat juste.
Cette croyance vient de ce qu’ils n’examinent pas les « valeurs
sociales » : Dieu, Patrie, Intérêt général, etc. ; et les Lois qui en
découlent : Morale ;Service Militaire, guerre ; Propriété, paupérisme
moral et matériel. Aussi la forme principale de résistance et de lutte
des individualistes à ma façon, porte-t-elle, sur la provocation à
l’examen.
Montrer le mensonge des termes, le sophisme des raisonnements, c’est
saper l’organisation imposée. Tendre les esprits, vers la. recherche
des contrats libres et préparer la rupture définitive, violente ou non
du contrat autoritaire, telle est notre propagande. En résumé :
Hors l’autorité, vivre le plus intensément possible, tout de suite,
aujourd’hui ; et préparer pour demain un terrain plus riche en
expériences.
A. Lapeyre
INDIVIDUALISME (Socialisme-individualiste)
L’expression de «
socialisme individualiste » commence à entrer dans le langage courant
de la sociologie, et il faut s’en réjouir. Son adoption plus étendue
fera cesser une équivoque. L’idée qu’elle contient, si elle se répand,
anéantira progressivement le sectarisme entretenu par tous ceux qui
vivent de la division des esclaves et règnent grâce à elle sur des
troupeaux ignorants et incompréhensifs, absurdement dressés les uns
contre les autres dans une querelle de mots, malgré leurs intérêts
communs, au grand bénéfice des exploiteurs et dominateurs de toutes
catégories.
D’aucune opposent constamment « individualisme » à « socialisme ». Dans
ma pensée, « individualisme » s’oppose à « religions » ; il ne
s’opposerait à « socialisme » que dans le cas où l’on entendrait par ce
vocable la religion de la société. « Individualisme », dans le sens où
je l’entends personnellement, est un mot qui exprime l’indépendance du
l’individu par rapport aux idées abstraites auxquelles les hommes se
subordonnent comme à des réalités supérieures à eux-mêmes.
Le socialisme est une forme d’association. Or, j’ai déjà expliqué dans
mes Réflexions sur l’Individualisme que l’individualisme n’est pas le
contraire de l’association, pourvu que celle-ci soit fondée, non sur le
sacrifice de l’individu (sacrifice toujours accompli au bénéfice de
profiteurs quelconques), mais sur les services réciproques des
individus. Le socialisme que préconise un individualiste socialiste est
une forme d’association qui offre cette seconde caractéristique et est
dépourvue de la première. Si l’adhésion au socialisme qu’on sollicite
de l’individu nécessite une mentalité religieuse, imbue d’une religion
de la société, l’individualiste sera contre ce socialisme-là. Mais il
ne sera pas contre tout socialisme a priori, notamment contre celui
qui, loin de l’appauvrir, enrichirait son individualité de libertés
nouvelles.
Car le mot d’ « individualisme » signifie encore pour moi : « culture
et épanouissement de l’individu ».
J’ai aussi montré que c’est dans le domaine moral, domaine intérieur
absolument personnel, qu’il faut situer la solitude de
l’individualiste. Ce qui est une autre manière de dire que, d’une façon
constante, c’est à « religion », non à « socialisme » que s’oppose «
individualisme ».
Donc, un individualiste pourra être socialiste, a une condition : qu’il
ne s’agisse pas d’un socialisme religieux, d’une religion de la société
considérée comme sacro-sainte, ce socialisme-là devant être forcément
destructeur de l’individualité, puisqu’il exigerait des sacrifices
absolus, c’est-à-dire sans compensation.
Tel que je le conçois, l’individualisme est la doctrine qui traite de
la culture de l’individu en vue de son épanouissement. Il représente
une méthode de pensée, d’action et de vie partant de l’individu pour
aboutir a l’individu. Il est intégral en ce sens qu’il assure à
l’individu, outre les jouissances que celui-ci peut tirer de lui-même,
toutes les jouissances communes, que peut dispenser la société et dont
l’individu serait privé s’il vivait isolé. Il est différentiel en ce
sens que, la satisfaction de ses besoins primordiaux lui étant
garantie, l’individu peut s’épanouir en toute originalité, aller
jusqu’au personnalisme.
Mon individualisme n’est pas antisocial a priori. Il ne l’est
qu’accidentellement. Il le sera chaque fois que la société se montrera
anti-individualiste, comme c’est presque toujours le cas dans la
société bourgeoise, comme ce pourrait l’être souvent dans une société
socialiste fondée sur des bases socialement religieuses. I1 ne le
serait pas dans une société socialiste individualiste.
A l’encontre de ce qu’on est convenu d’appeler l’individualisme
bourgeois (et qui n’a rien d’individualiste selon ma définition), à
l’encontre des Spencer, des Yves Guyot et de leurs semblables, je
n’entends pas par « individualisme » le particularisme (mot qui
remplacerait avec avantage « individualisme bourgeois ») dans l’effort
de l’homme pour réaliser des richesses extérieures - au bénéfice d’une
minorité de privilégiés. Par ce vocable, je puis entendre plusieurs
choses différentes, mais qui toutes concourent à la souveraineté
effective de l’homme sur soi-même pour la floraison de ses richesses
intérieures, - souveraineté effective et non plus seulement théorique
comme sous le régime bourgeois ou dans la doctrine des anarchistes
mystiques lorsqu’ils bâtissent, sur le papier leur idéal social.
Le soi-disant individualisme des bourgeois, qui n’est que le pur et
simple antiétatisme du petit rentier ou du paysan avare suscité par la
note du percepteur, cependant motivée par les nécessités du maintien de
leur société : la société capitaliste ; ou l’antiétatisme de
l’industriel grommelant devant un procès-verbal de l’inspecteur du
travail dressé contre lui parce qu’il se fout comme de sa première
chemise de la sécurité de ses ouvriers, ses esclaves, - ce prétendu
individualisme, avec sa panacée « concurrence », voire « libre
concurrence », son hypocrite formule du « laissez faire » et son
ablation du cœur de l’homme, voire du cerveau de l’homme, me fait
l’effet d’une doctrine d’épiciers bassement égoïstes. Rien de mieux que
l’expression de « socialisme individualiste » pour combattre son
mensonge.
* * *
La noblesse du but de l’individualisme réel, de l’individualisme
libertaire, ne fait pas dédaigner par celui-ci la question du ventre, -
en quoi se résume exclusivement, en somme, le souci du bourgeoisisme,
de la doctrine du privilège, - car il sait que « ventre affamé n’a pas
d’oreilles » et que tant qu’aura lieu la lutte odieuse entre les
affamés pour le pain quotidien, ils n’écouteront aucun appel en faveur
d’une vie plus haute ; mais il met le ventre à sa place. Et, en
conséquence, il ne saurait attacher une importance exagérée
-l’importance primordiale que les poètes, les rêveurs de l’anarchie
mystique leur attribuent - aux moyens d’assurer aux hommes ce pain
quotidien.
Pour un esprit logique et raisonnant selon la méthode scientifique, il
n’existe qu’une sorte de moyens : les moyensefficients. Si, pour que
ces moyens soient efficients, il faut employer une certaine dose
d’autorité, qu’on emploie l’autorité. Pourquoi pas ? L’autorité qui
instaure la justice n’est pas la même que celle qui maintient
l’injustice. Il faut être possédé d’un monstrueux esprit de sectarisme
pour les mettre dans le même sac.
L’individualisme réel, tel que je l’ai défini, veut assurer le pain à
chacun, et pour cela il n’est qu’un moyen opérant : le socialisme,
c’est-à-dire un communisme rationnel limité au point où il cesserait de
servir l’individualité humaine ; car le socialisme individualiste
n’entend pas créer de nouveaux parasites et de nouvelles dupes, et donc
ne consent pas au communisme intégral des produits du travail. D’une
part, la nécessité du travail s’impose à l’homme avec la force d’une
loi naturelle et c’est faire œuvre de. justice que de veiller à ce que
le fardeau n’en tombe pas exclusivement sur les épaules des meilleurs
au bénéfice des pires. D’autre part, le socialisme individualiste
conservera à l’individu, dans l’intérêt bien compris de ce dernier, la
nécessité de : l’effort ; L’effort est légitimement demandé lorsque
tous les travailleurs ont la garantie d’un accès égal à tout le savoir
acquis et à tous les moyens de production disponibles.
L’individualisme veut que la société assure à tous les hommes ces
moyens d’existence par le travail, sans lesquels le mot de « liberté »
est une sinistre moquerie. C’est là une tâche à laquelle la société
bourgeoise, prétendument soucieuse de l’individu, a fait complètement
faillite ; on peut le dire en toute assurance quand on a vu, par
exemple, de 1919 à 1926, en Grande-Bretagne, le nombre des chômeurs
varier entre 1 et 2 millions sur une population d’environ 40 millions
d’habitants.
* * *
Si l’œuvre individualiste consiste en la culture de l’être humain pour
l’épanouissement de ses facultés les plus nobles, pour la floraison des
virtualités qui sont en lui, il faut que les racines de la plante
humaine puisent en un certain sol le suc nourricier nécessaire à un tel
épanouissement, à une telle floraison. Le sol, c’est le socialisme
individualiste. Le suc nourricier, c’est la liberté. Mais, spécifions :
la liberté positive. Non pas la liberté métaphysique, illusoire, des
théoriciens de l’hypocrite antiétatisme des bourgeois. Pas davantage
celle du puéril anarchisme mystique, liberté latente qui surgira comme
une aimable fée dès que la révolution sera faite et ensuite demeurera
immanente.
Ce suc nourricier, c’est la liberté que poursuit l’individualiste
libertaire tel que je le conçois, se trouvant en cela d’accord avec le
socialiste éclairé : la liberté-puissance, la liberté-pouvoir de faire,
qui ne saurait exister sans une garantie que seule une société
organisée - et organisée pour la justice - peut procurer ; la liberté
qui n’est pas plus immanente que latente, la liberté qu’on fait et
qu’on instaure et dont le synonyme est puissance ou pouvoir.
Les moyens de l’instaurer pourront, aux yeux des fidèles de la liberté
mystique, sembler être le contraire de la liberté. Naturellement. Non
moins naturellement, les bénéficiaires de tout acabit de l’ex-autorité
bourgeoise détrônée diront que la liberté est morte. Certainement,
défunte sera leur liberté... de priver les autres de liberté.
Mais, en dehors de ce que nos rêveurs ont une conception mystique de la
liberté et que les bénéficiaires de l’autorité de privilège ont intérêt
à entretenir la conception fausse de la liberté qui leur assure
automatiquement des privilèges, le fait futur (d’ailleurs déjà constaté
en Russie) que la liberté positive n’apparaîtra pas immédiatement aux
yeux des rêveurs de l’anarchie mystique après une révolution s’explique
par cette raison que rien, en matière d’évolution sociale, même
sanctionnée par la révolution, ne se réalise brusquement. Si une mesure
libératrice est imposée sans qu’elle soit mûre depuis longtemps dans
les esprits, c’est-à-dire si elle n’a pas été préparée par l’éducation,
un retour en arrière ne tardera pas à se produire. Puisqu’on demandait
la liberté, c’est qu’elle n’existait pas ; il fallait donc la créer ;
mais il ne suffit pas pour cela de dire : « Nous sommes libres ! »
A part des obstacles à sa propre liberté que l’homme porte en lui-même,
il existe les ennemis extérieurs de la liberté réelle. Ceux-ci doivent
être matés aussi bien que ceux-là surmontés. Et parmi ces ennemis
extérieurs, chose triste à dire, on trouve non seulement les anciens
bénéficiaires de l’ordre de choses qu’on a cherché à abolir et leurs
esclaves abrutis, mais encore ces visionnaires qui entretiennent une
conception mystique de la liberté, qui pensent qu’elle existe à l’état
latent - où ? dans l’air ? - et que le coup de baguette magique d’une
révolution, voire le simple désir de la liberté entretenu par une
infime minorité d’individus, va la faire surgir.
Il est de première nécessité d’abolir dans la mentalité des humains de
bonne volonté transformatrice cette conception mystique de la liberté
pour y substituer sa conception réaliste : la liberté-puissance, la
liberté-pouvoir de faire, la liberté positive.
En principe, l’avènement de cette liberté réelle ne peut être
efficacement préparé que par l’éducation, une éducation individualiste
libertaire généralisée accomplie dans le sens exposé ici. Un essai
d’imposer cette liberté réelle peut être fait brusquement, comme en
Russie ; mais on connaît les résultats de cette méthode. Les divers
ennemis précités de la liberté réelle, les uns consciemment, les autres
inconsciemment, ont forcé les détenteurs de l’autorité révolutionnaire
à fins libératrices à rétablir jusqu’à un degré relativement élevé
l’autorité de privilège Nous nous trouvons ici dans un cercle vicieux :
on ne peut instaurer la liberté positive parce que l’éducation
individualiste libertaire n’a pas été faite, et l’éducation
individualiste libertaire ne peut être faite parce que la liberté
positive n’a pas été instaurée.
La seule manière de sortir de ce cercle est d’extirper préalablement de
la mentalité des esclaves la conception mystique de la liberté. La
culpabilité des bourgeois dans l’entretien de cette conception est
évidente ; mais cela s’explique par le fait qu’ils en profitent. La
responsabilité des anarchistes purs ne l’est pas moins aux yeux d’un
individualiste partisan du socialisme individualiste ; et chez eux cela
ne s’explique que par l’aveuglement et le sectarisme.
Le socialiste éclairé, lui, sait que la liberté n’est ni latente ni
immanente, mais qu’elle est à créer et qu’une fois créée elle est
susceptible de disparaître. Et il sait comment on la crée et, comment
on la protège. Ce sont les socialistes éclairés alliés aux
individualistes libertaires (si ceux-ci pouvaient devenir, par leur
nombre accru, une force agissante) qui donneront à la généralité des
individus la liberté réelle. Ce qu’il nous faut, c’est- l’esprit,
d’organisation rationnelle du socialisme associé à l’esprit
d’indépendance rationnelle de l’individualisme ; c’est leurs deux
doctrines combinées pour donner satisfaction au ventre, au cœur, à
l’intelligence de l’homme.
D’une part, un individualisme qui épouserait le socialisme parce qu’il
connaîtrait la nécessité de faire sa part au monstre extérieur, sous
peine d’être dévoré par lui, mais en réduisant cette part au minimum
indispensable. D’autre part, un socialisme qui épouserait
l’individualisme parce qu’il saurait que sans ce dernier il n’aurait
aucune raison d’être.
* * *
Cet individualisme socialiste, ce socialisme individualiste, il aura un
jour sa place au soleil de l’évolution.
Et il aura. eu des précurseurs.
Ce fut en somme l’idée de cet individualiste de distinction qu’était
Oscar Wilde, idée qu’il développa dès 1890 dans L’Âme de l’Homme dans
le Socialisme. La Suédoise Ellen Key, aussi profondément
individualiste, s’est proclamée socialiste dans son opuscule :
Individualisme et Socialisme. Notre ami le docteur Proschowsky a, été
l’un des premiers en France à militer pour le socialisme
individualiste. Lacaze-Duthiers a écrit des pages d’une grande
clairvoyance sur l’accord nécessaire de l’individualisme et du
socialisme dans l’intérêt de l’individualité humaine. Bertrand Russell
est lui aussi un socialiste individualiste. Le socialiste Eugène
Fournière a développé la thèse ici soutenue dans son Essai sur
l’Individualisme. Et certaines réponses à l’enquête ouverte par l’Idée
libre sur ce sujet, en 1924, montrent que l’idée en question rencontre
de plus en plus d’adhésions.
Pour que le socialisme individualiste soit, c’est-à-dire pour que la
société soit la chose de l’individu et non l’individu la chose de la
société et des maîtres de la société, il faut d’abord qu’on se
débarrasse de la croyance à la liberté mystique. Il faut aussi, certes,
que le socialiste se délivre du préjugé selon lequel la société est
quelque chose de supérieur à l’individu ; mais il faut également que,
parmi ceux qui se réclament plus ou moins de l’individualisme, les
anarchistes et les individualistes absolutistes cessent de combattre
aveuglément le socialisme au nom de leur idole : la Liberté, - la
liberté mystiquement conçue.
Il faut renoncer au fantôme de la liberté mystique pour acquérir la
liberté positive.
Manuel Devaldès
INDIVIDUALISME (Socialisme-rationnel)
La question sociale est une
question de raisonnement et nullement de fatalité économique. - L’on
peut soutenir logiquement, à notre époque d’ignorance sociale sur la
réalité du Droit, qu’il y a autant d’individualismes qu’il y a
d’individus. Socialement, il ne saurait être question d’individualisme
et de communisme que dans la mesure que l’homme se fait de la puissance
des richesses réparties entre les individus pour la sauvegarde de
l’ordre social au sein de la société. L’homme, ne l’oublions pas, est
un être sociable d’abord ; et l’industrie générale est trop développée
pour concevoir le travailleur à l’état primitif. L’individualisme est
fonction de la société. Ceci reconnu et admis, il importe de savoir si,
au point de vue justice, liberté et bien-être, il convient de sacrifier
l’individu à la société, plutôt que de sacrifier la société à
l’individu. Dans un sens relatif le sacrifice intéresse, au même titre,
l’ensemble et la partie, mais jusqu’à ce jour les masses ont, été
sacrifiées pour maintenir l’ordre.
Cela revient à dire que, selon le temps et les circonstances,
l’individu est nécessairement sacrifié à l’ensemble, à la société,
comme cela a lieu sous le despotisme de la foi. Plus tard, quand vient
la possibilité du libre-examen, mais que le doute règne, la prépotence
individuelle de quelques-uns triomphe de l’intérêt général. L’ordre,
l’harmonie se trouvent ébranlés par le despotisme financier ; Des
étiquettes nouvelles ont remplacé les anciennes dans l’utilisation des
préjugés pour l’avantage des classes dirigeantes, et l’exploitation des
masses s’effectue dans le même rythme de domination économique.
Ainsi nous voyons que le rationnel, c’est-à-dire l’action opportune,
est toujours relative aux circonstances qui en déterminent la
manifestation, quoique appartenant à l’ordre raisonnement en rapport
avec la nécessité sociale.
Si nous nous élevons au-dessus de ce stade de connaissances sociales
qui déterminent les despotismes, en examinant la situation actuelle,
nous reconnaîtrons que l’individu et la société ne doivent avoir,
logiquement, qu’un seul et même intérêt ; de sorte qu’il ne saurait
être question de sacrifice, aussi bien pour la société que pour les
individus, mais équitablement de solidarité réelle.
Du reste, dit Colins, « la société n’est pas un être comme l’individu ;
elle exprime une abstraction et représente la totalité ou la somme des
individus. » Nous voyons alors que sacrifier l’individu à tous les
chacuns est absurde et malfaisant. De même sacrifier tout le monde, ou
presque, à l’un ou à plusieurs d’entre eux - représentant réellement la
société - c’est nier, socialement, cette société dont on suppose
l’existence protectrice. C’est cependant ce qui se passe actuellement.
Mais alors, que faire, sinon reconnaître les erreurs passées pour
diagnostiquer une méthode rationnelle d’enseignement social ?
Nous verrons alors que, pour si confuse que la situation se présente,
la Raison, dit : que la société est le résultat du dévouement de chacun
à tous, motivé par l’intérêt que chacun sait avoir à se dévouer pour
ses semblables. Alors, l’individualisme, en tant que conception
sociale, n’est pas contre la société qui élargit les droits de chacun
dans la mesure que l’homme augmente son devoir par la pratique de la
solidarité, convaincu qu’en se dévouant à la cause commune ses
intérêts, non seulement ne peuvent être opposés à ceux d’autrui, mais
en sont fortifiés d’autant.
Ainsi, une organisation sociale, aussi libertaire que possible, portant
automatiquement et consciemment l’individu non seulement vers son
propre intérêt mais vers le bien général, qui est la meilleure garantie
du bonheur individuel, mettrait en harmonie l’ordre moral avec l’ordre
physique. Les collectivités, comme les individus, seraient les
bénéficiaires de cette coopération à laquelle nous devons tendre.
Mais ces résultats restent tributaires de l’application du Droit à la
société et aux individus. Par suite, la connaissance et l’application
du Droit ne peuvent se manifester que par une organisation nouvelle et
rationnelle de la Propriété, étant donné les conséquences sociales qui
résultent de l’organisation actuelle de la société générale.
C’est, du reste, en rapport avec l’organisation de la Propriété
générale que les individus se cataloguent, plus ou moins empiriquement,
et selon leur tendance respective, sous l’étiquette individualiste ou
sous celle de communiste. Mais, quelles que soient les préférences
individuelles on ne peut logiquement supposer que la Propriété puisse
être organisée de manière que toutes les richesses soient appropriées
socialement, comme certains le soutiennent, ou que toutes le soient
individuellement. Ce serait aussi faux qu’absurde.
Pour qu’une société puisse exister, plus ou moins normalement, il faut
qu’il y ait, quant à l’organisation sociale, un mélange de communisme
et d’individualisme, constituant un socialisme plus ou moins équitable,
plus ou moins injuste.
C’est la proportion - variable - entre la propriété sociale et les
propriétés individuelles qui fait cataloguer tel régime social sous
l’étiquette communiste ou sous celle de l’individualisme. Quand la
propriété sociale est au maximum et les propriétés individuelles au
minimum, l’organisation sociale affecte un communisme relatif. En sens
inverse, comme c’est le cas en France, en Angleterre, Belgique, etc.,
l’organisation sociale se trouve être à base individualiste. Avec le
poète Vulcain on peut dire : le monde social est fait pour quelques
hommes dans la société actuelle aussi bien qu’au temps de César.
L’individualisme des siècles passés, comme celui de nos jours, divise
les hommes en maîtres et en esclaves, parce qu’il repose sur la
contradiction des intérêts, et que la lutte ou la guerre est à l’état
permanent, aussi bien au fond de chaque homme que dans les sociétés et
entre les sociétés. L’harmonie sociale y est irréalisable.
Rien d’étonnant que les régimes qui se sont succédé depuis l’origine
des sociétés - tous plus ou moins individualistes - se soient ingéniés,
par tous les moyens en leur pouvoir, à créer des privilèges et des
monopoles qui assurent la direction générale des sociétés à une
minorité bénéficiaire. Le rôle social des « élites » s’est limité à
ordonner, suivant les circonstances, certaines émancipations illusoires
des déshérités tout en maintenant l’esclavage économique et social des
masses. Ces opérations ont été d’autant plus faciles que, même
actuellement, les classes laborieuses ignorent, la cause de leur
servitude et de leur esclavage. Aussi les « élites » profiteuses des
privilèges ne sont nullement pressées pour instruire réellement le
peuple et l’orienter vers sa libération. Les déclarations électorales,
toutes plus ou moins équivoques, n’ont guère d’autre but que de
troubler la mentalité des travailleurs en les maintenant dans
l’ignorance de la cause de leur esclavage.
Ce qui se passe en France, relativement à la production désordonnée des
richesses à laquelle on veut appliquer une rationalisation spéciale
afin de permettre à une minorité de producteurs la pratique du dumping
sur certains produits, ne peut, en dernier ressort, améliorer la
condition sociale des déshérités et nous rapprocher de l’égalité
relative du point de départ qui est le but auquel doit tendre la
justice sociale. Ce n’est pas la production qui rend la consommation
possible socialement ; mais la consommation qui fixe une production
rationnelle. L’industrialisme actuel est, socialement, illogique.
L’ignorance sociale des travailleurs sur la réalité du Droit pour tous,
les besoins impérieux de l’existence chez les déshérités, sont autant
de facteurs qui contribuent à la domination du capital sur le travail.
Ces conditions imposent le dévouement à l’ordre social qui abuse de la
patience des prolétaires. La pseudo-fatalité des classes dominées par
les classes dominantes n’est qu’une œuvre de calcul, de raisonnement de
ceux qui détiennent le pouvoir et les richesses, et ne peut conduire
l’humanité qu’à des révolutions sans fin.
Il serait temps que le dévouement et le sacrifice ne soient pas
toujours demandés aux mêmes si on veut épargner a l’humanité le
sanglant baptême qui la menace. A vouloir toujours nier le problème
social les « élites » ne sauraient logiquement prétendre à sa
suppression. Leur raison, à défaut de leur conscience, devrait leur
faire comprendre qu’au banquet de la vie tout homme doit avoir droit de
prendre place en raison de son mérite et de son activité.
Une œuvre d’éducation, sociale doit précéder l’oeuvre pratique de
rénovation économique en prouvant à chacun et à tous que la société ne
doit pas reposer, comme de nos jours, sur la contradiction des
intérêts, mais sur la communauté de l’intérêt individuel avec l’intérêt
social. La pratique de cette méthode donnerait le maximum
d’individualisme possible dans l’ordre et la liberté.
Pour arriver à cette fin d’harmonie universelle il est impossible de
compter sur l’organisation sociale de nos jours. Une nouvelle
organisation de propriété en accord avec le Droit, avec la Justice, est
indispensable. Sans nous étendre sur ce point tâchons de nous rappeler
: 1° que la richesse foncière générale est la source passive de toute
richesse ; 2° que les richesses mobilières sont toutes le résultat du
travail sur le sol, ce qui revient à dire que si le sol représente la
source passive, le travail, qui ne s’exerce que par ..l’homme, en est
la source active : 3° qu’il est juste que celui qui a produit quelque
chose en soit le propriétaire ; 4° qu’il est impossible que la richesse
mobilière soit appropriée complètement d’une manière sociale ou
commune, à peine de voir le pain dans la. bouche devenir propriété
commune ; 5° enfin qu’il est irrationnel qu’une richesse non produite,
ou qui a préexisté à l’homme, telle que le sol, soit appropriée par lui.
En approfondissant les propositions qui précèdent, et en nous rappelant
toujours que l’homme doit rechercher et trouver rationnellement le
maximum de liberté individuelle dans le maximum de richesses - sociales
ou particulières - par sa volonté et, son travail, nous reconnaîtrons
que le sol général, la richesse foncière, ne doit pas être appropriée
individuellement, ou par des collectivités d’individus comme cela se
fait au moyen des sociétés anonymes, mais par tous. Le sol à tous est
la condition sine qua non de l’ordre nouveau. Sans cette innovation
économique il ne peut y avoir que continuation aggravée du paupérisme
des masses, et l’Individu ne peut prétendre - dans un sens général -
assurer sa liberté.
En résumé, des propositions qui précèdent nous arrivons aux
conclusions, suivantes : tout le sol doit entrer au domaine commun ou
social et la richesse mobilière peut faire l’objet d’appropriation
individuelle. Chacun doit être le propriétaire des fruits de son
travail et chaque génération est usufruitière du sol approprié
socialement. L’individu libre sur la terre libre. Le rêve de Goethe se
réalise par le travail souverain. Eduquer l’ensemble de l’humanité sur
la solidarité réelle, sur la réalité de la justice dans les rapports
sociaux, sur l’organisation d’un autre mode de propriété donnant à
chacun suivant ses mérites et ses efforts, dans un cadre d’harmonie
sociale, c’est faire de l’individualisme reposant sur le communisme
foncier et la liberté du travail, qu’une société établie pour le
bonheur de tous a pour devoir de développer rationnellement.
L’individualisme ne saurait aller équitablement au delà sans rompre
l’harmonie sociale et nuire à l’intérêt général. L’individualisme,
aussi bien que le communisme, sont deux théories d’ordre économique
aussi anciennes que le monde social qui a toujours renfermé un certain
mélange d’individualisme et de communisme, mais la proportion entre la
propriété sociale et les propriétés individuelles ont toujours été au
maximum possible pour une catégorie privilégiée de propriétaires.
Théoriquement, on peut parler d’individualisme absolu et de communisme
absolu, mais pratiquement ces deux théories sociales sont aussi
impraticables qu’absurdes, ainsi que nous allons le voir ; et, de ce
fait, non seulement n’ont jamais existé mais ne pourront jamais vivre.
De même que les limites de l’organisme sont impossibles à fixer d’une
manière entièrement déterminée, de même les besoins particuliers ne
peuvent trouver les éléments de réalisation pratique dans une
attribution de richesse préalablement fixée. Le communisme absolu
n’arrive pas à placer de bornes entre l’organisme et le monde
extérieur, et, comme il prétend que ce monde entier doit appartenir à
la société, il va logiquement, d’un degré à l’autre, jusqu’à
l’anéantissement de toute personnalité. En sens inverse,
l’individualiste absolu qui demande le partage individuel de tout ce
qui existe, va, avec la même logique, jusqu’à l’anéantissement de toute
société. Là où rien n’est commun, comment pourrait-il y avoir
association ? D’autre part, l’homme, l’individu, ne saurait
s’astreindre à l’idée de nivellement, aussi irréalisable qu’absurde. En
définitive, il n’y a jamais eu d’organisation sociale revêtant, dans
l’ordre individualiste ou dans l’ordre communiste, le caractère absolu,
parce que ces théories sont absurdes et conséquemment impraticables.
Mais en dehors des deux théories, que nous avons définies par
l’absurde, il y a et ne peut y avoir que des organisations de propriété
renfermant en même temps des richesses sociales et des richesses
individuelles. Ces organisations de propriété, plus ou moins bonnes,
plus ou moins mauvaises, constituent précisément l’individualisme et le
communisme relatifs qui, sans être parfaits en époque d’ignorance
sociale sur la réalité du droit, ne sont pas absurdes.
Pour sortir de ce cercle vicieux où le doute autorise toutes les
suppositions, il faut organiser la société, de manière que les intérêts
individuels ne soient plus en opposition, de manière que le dévouement
de l’individu à l’organisation sociale soit aussi logique et nécessaire
dans l’ordre moral que l’apport, résultant des lois physiques, l’est
dans l’ordre matériel. L’individualisme et le communisme sont des
facteurs d’harmonie sociale dont la coopération est indispensable au
bonheur de l’humanité et constitue le Socialisme Rationnel.
Élie Soubeyran
INDIVIDUALISME (ou Communisme ?)
Depuis longtemps j’ai été frappé par
le contraste existant entre la largeur des buts de l’anarchisme et de
bien-être pour tous - et l’étroitesse du programme économique de
l’anarchisme individualiste et communiste.
Je suis très porté à croire que la faiblesse de base économique -
exclusivement communiste ou individualiste (les termes communisme ou
individualisme s’appliquent, tout le long de cet article, aux
anarchistes partisans de l’un ou de l’autre. Il n’est nullement
question du communisme, IIIe Internationale), selon l’école - faiblesse
dont ils ont conscience - empêche les hommes d’avoir pratiquement
confiance en l’anarchisme, dont les aspirations générales apparaissent
à un si grand nombre comme un idéal magnifique. Pour ce qui me
concerne, je sens bien que si l’un ou l’autre devenait l’unique forme
économique d’une société, ni le Communisme, ni l’individualisme ne
réaliseraient la liberté, car, pour se manifester, celle-ci exige un
choix de moyens, une pluralité de possibilités.
Je n’ignore pas que les communistes, quand on insiste, affirment qu’ils
ne poseront jamais d’obstacles aux individualistes désirant vivre à
leur manière sans créer de nouvelles autorités ou de monopoles
nouveaux. Et vice versa. Mais cette affirmation ne se fait jamais
franchement, amicalement - les deux écoles étant trop bien persuadées
que la liberté n’est possible qu’à la condition que se réalise leur
plan.
J’admets volontiers qu’il y a des communistes et des individualistes
auxquels leurs doctrines respectives, et celles-là seulement, procurent
une satisfaction absolue et une solution à tous les problèmes (à ce
qu’ils disent) ; ceux-là, bien entendu, ne laisseront pas ébranler leur
fidélité à un idéal économique unique. Qu’ils ne considèrent pas les
autres ou comme calqués sur leur patron et, prêts à se rallier à leurs
vues, ou comme d’irréconciliables adversaires, indignes d’aucune
sympathie ! Qu’ils jettent donc un coup d’œil sur la vie réelle,
supportable uniquement parce qu’elle est variée et différenciée, : en
dépit de toute uniformité officielle.
Tous, nous apercevons les survivances du communisme primitif dans les
aspects multiples de la solidarité actuelle, solidarité dont il est
possible que surgissent, évoluent les formes nouvelles d’un. communisme
futur et cela, sous les griffes de l’individualisme capitaliste
dominant. Mais ce misérable individualisme bourgeois crée aussi
l’aspiration à un individualisme vrai, désintéressé, où la liberté
d’action ne servira plus à l’écrasement des faibles ou à la création
des monopoles.
Le communisme ne disparaîtra pas plus que l’individualisme. Si, par
quelque action de masse, les fondations d’un communisme grossier
s’établissaient, l’individualisme s’affirmerait toujours plus pour s’y
opposer. Chaque fois que prévaudra un système uniforme, les
anarchistes, s’ils ont leurs idées à cœur, se situeront en marge. Ils
ne se résigneront jamais au rôle de partisans fossiles d’un régime,
fût-ce celui du communisme le plus pur. Mais les anarchistes seront-ils
; toujours mécontents, toujours en état de lutte, jamais tranquilles ?
Ils pourront se mouvoir à l’aise dans un milieu où toutes les
possibilités économiques trouveraient pleine occasion de se développer.
Leur énergie pourrait alors se consacrer à une émulation paisible et
non plus à une bataille et à une démolition continuelles. Ce désirable
état de choses pourrait se préparer maintenant s’il était loyalement
admis entre anarchistes qu’individualisme et communisme sont également
importants et permanents, et que l’exclusive prédominante de l’un
d’entre eux serait le plus grand malheur qui puisse échoir à l’humanité.
De l’isolement, nous cherchons un refuge dans la solidarité. D’une
société trop nombreuse nous cherchons un refuge dans l’isolement : la
solidarité et l’isolement nous sont, au moment convenable, délivrance
et réconfortant. Toute, vie humaine vibre entre ces deux pôles dans une
variété infinie d’oscillations.
Permettez-moi de me supposer dans une société libre. J’aurai
certainement des occupations diverses, manuelles ou intellectuelles,
exigeant de la force ou de l’habileté. Ce serait fort monotone si les
trois ou quatre groupes auxquels je m’associerai librement étaient
organisés de la même façon. Je pense que c’est sous des aspects
différents que le communisme s’y manifestera.Nepeut-ilarriverque je
m’en fatigue et que j’éprouve le désir d’isolement relatif -
d’individualisme ? Je me tournerai alors vers l’une des nombreuses
formes d’individualisme à « échange égal ». Peut-être se
rattachera-t-on à telle forme dans sa jeunesse et à telle autre dans
son âge mur. Les producteurs moyens pourront continuer à travailler
dans leurs groupes ; les producteurs plus habiles pourront perdre
patience et vouloir ne plus travailler en compagnie de commençants - a
moins qu’un tempérament très altruiste leur fasse trouver du plaisir à
œuvrer comme instituteurs ou conseillers des plus jeunes. Pour ma part,
je présume que, pour commencer, je ferai du communisme avec mes amis et
de l’individualisme avec les autres et c’est d’après mes expériences
que je réglerai ma vie ultérieure.
Faculté de passer facilement et librement d’une variété de communisme a
une autre, puis à n’importe quelle variété de l’individualisme - tels
seraient le trait essentiel, la caractéristique d’une société
réellement libre. Et si un groupe d’hommes tentaient de s’y opposer,
essayaient de faire prédominer un système particulier, ils seraient
aussi âprement combattus que le régime actuel l’est par les
révolutionnaires.
Pourquoi dans ce cas, partager l’anarchisme en deux camps hostiles :
communistes et individualistes ? J’en rends responsable l’élément
d’imperfection, inhérent à la nature humaine. Il est absolument naturel
que le communisme plaise davantage à ceux-ci et que l’individualisme
plaise davantage à ceux-là. Partant de là, chaque camp a développé ses
hypothèses économiques avec beaucoup d’ardeur et une conviction
acharnée ; puis, stimulé par l’opposition du camp d’en face, en est
venu à considérer son hypothèse comme la solution unique et à y
demeurer fermement attaché en face de toutes les objections. De là
vient que les théories individualistes après un siècle, les théories
communistes ou collectivistes après un demi-siècle environ, ont assumé
une fixité, une certitude, une permanence apparentes qu’ils n’auraient
jamais dû atteindre, car la stagnation - voilà le mot - est 1e tombeau
du progrès. C’est à peine si un effort a été tenté pour concilier les
différences d’école. Les deux tendances ont donc eu toute latitude pour
croître et s’embellir, pour se généraliser !
Et tout, cela avec quel résultat ? Aucune des deux tendances n’a pu
vaincre l’autre. Partout ou se rencontrent des communistes, de leur
milieu surgissent des individualistes ; et, jusqu’ici nulle vague
individualiste n’a réussi à submerger la forteresse communiste. Tandis
que l’aversion ou l’inimitié règnent entre des êtres tellement
rapprochés les uns des autres intellectuellement, nous voyons le
communisme anarchiste s’effacer devant le syndicalisme, ne redoutant
plus de se compromettre en plus ou moins, acceptant la solution
syndicaliste comme un stade intermédiaire presque inévitable. D’autre
part, nous voyons les individualistes retomber dans les errements
bourgeois ou presque.
Et cela alors que les méfaits de l’autorité et l’accroissement des
empiètements de l’État n’ont jamais fourni occasion plus propice et
sphère d’action plus vaste à une propagande foncièrement anarchiste et
pure de tout alliage.
Je ne prétends pas combattre - que ceci soit bien entendu - ni le
communisme ni l’individualisme. Pour ma part, je vois beaucoup de bien
dans le communisme, mais c’est l’idée de le voir généraliser qui me
fait protester. Il ne me sied pas de lier d’avance mon avenir, à plus
forte raison l’avenir d’un autre. La question, pour ce qui me concerne,
personnellement, reste à résoudre ; l’expérience montrera celles des
résolutions extrêmes et celles des résolutions intermédiaires, si
nombreuses, qui s’adapteront le mieux à chaque circonstance et à chaque
moment. L’anarchisme m’est trop cher pour que je veuille le voir
dépendre d’une hypothèse économique, si plausible soit-elle
actuellement. Jamais les formules uniques ne nous satisferont, et si
chacun est libre de les posséder et de propager de prédilection, c’est
à condition qu’il comprenne qu’il ne peut les répandre qu’à titre de
simple hypothèse. Or, chacun sait que les littératures
anarchiste-communiste et anarchiste-individualiste sont loin de se
tenir dans ces limites. Tous, nous avons faute sous ce rapport. Mon
désir est de voir ceux qui se révoltent contre les agissements de
l’autorité œuvrer sur un plan d’entente générale au lieu de se
fractionner en petites chapelles, par suite des prétentions de chacune
à être sûre de posséder une solution économique exacte, du problème
social.
Pour combattre l’autorité qui domine dans le système capitaliste actuel
ou qui dominera demain en régime socialiste - quelle qu’en soit la
tendance - ou syndicaliste, un immense mouvement, vraiment anarchiste
de sentiment, est absolument indispensable et cela bien avant que se
pose la question des remèdes économiques. Qu’on le reconnaisse donc et
il s’ensuivra la création d’une vaste sphère de solidarité. Le
communisme en bénéficiera et son éclat sera tout autre que celui dont
il brille actuellement devant le monde, empruntant sa clarté aux rayons
de l’activité de la masse syndicaliste, alors que sa propre lumière,
comme celle d’une étoile qui s’éteint, vacille et pâlit graduellement.
Max Nettlau
INDIVIDUALISME (Éducation)
Nous avons souligné déjà (voir
Fable : conclusion) combien demeurait faible, en face des
influences multiples (extérieures et intérieures) qui se disputent
l’individu, la pression morale de l’école, lorsque la vie bouscule ses
préceptes. L’éducation scolaire rencontre ailleurs - partout,
pourrions-nous dire - ces puissances formatrices et leur présence
limite continûment son action propre. Aussi précaire serait-elle plus
encore si elle engageait avec ces forces un quotidien combat, si elle
tendait, devant les meutes vitales et la cohue des préjugés
environnants, autre chose que le voile puéril de ses absolus. Mais elle
ne s’anime qu’à peine contre elles pour une tentative de ravissement.
Elle s’efforce avant tout de les canaliser (elles sont si prédisposées
à les suivre souvent) vers des fins d’acceptation, d’agglomérer avec
leur complicité le faisceau de garanties de « l’ordre social ». Elle
s’applique à la réduction de ce danger évident que sont, pour la
tranquillité coutumière, les instincts tenaces, les originalités
pourtant tâtonnantes, les lointains apports non-conformistes. Sa tâche
est de prévenir l’éveil des redoutables personnalités. Sous les
feux-follets de ses vagues idéalités, que chassent les grossièretés et
les rapacités régnantes, s’appesantit l’effort qui doit fixer les
assises des mensonges sociaux triomphants, assujettir les demains
moutonniers. Elle a, pour les parer, le fard de ses civiques moralités.
L’école d’aujourd’hui.- par-delà le verbiage altruiste, démenti clans
l’école même - œuvre pour la consolidation des impérialismes. Elle est
un organisme de conservation : elle s’harmonise ainsi aux
régressivités. D’une société hostile, aux libres avances, l’éducation
est la servante docile ; elle lui apporte un renfort, qu’il serait
imprudent de sous-estimer. Par elle se consolident les institutions et
les mœurs dont, nous dénonçons la nocivité. Par elle se prolonge - et
se justifie : ses mots, sa méthode, se pressent pour ce diligent,
service - la domination, sur l’individualité qui veut vivre, du convenu
social souverain...
L’éducation en général - et toute la pédagogie officielle est imprégnée
de cet esprit - vise non à dégager l’individu, cellule du devenir
imprévisible, mais à cristalliser, à travers l’être social, les formes
victorieuses du présent. L’éducation tend ainsi non pas à une féconde
diversification, mais à une sorte de concentration, à cette unité
morale chère à Durkheim, comme à Bouglé, et dont certaines orthodoxies
socialistes rêvent d’être bientôt les héritiers. Si la pédagogie était
capable d’exercer l’empire que lui accordent ses thuriféraires, une
telle éducation aboutirait à créer, dans le type social, une véritable
ossification de l’humanité. Elle établirait « sur les âmes », dans sa
rigueur attendue, une suzeraineté plus forte que les contingences...
L’instruction publique, si elle ne parvient (heureusement pour l’avenir
humain) à assurer l’éternisation des systèmes, en fortifie cependant la
durée. Elle travaille (en dépit de propos humanitaristes, écho d’un
sentiment flou qui fait - en son sens officiel - à peine l’école
buissonnière hors de la nation) à consolider le régime du moment, car «
chez nous, comme dans la cité antique, l’éducation doit défendre
l’institution politique. » (E. Durkheim). Elle exaltera donc parmi nous
l’idéal étatiste et disciplinera, vers lui, l’individu...
Dès lors, « le but de l’éducation est de prévenir l’originalité et de
réduire l’exception... Elle s’efforce de faire triompher les
ressemblances sur les différences. » (Palante). Qu’il s’agisse de «
l’éducation mnémonique » (le passé envahissant la vie par les chemins
de la mémoire), de « l’éducation intellectualiste » (par l’instruction,
cette momification de la connaissance, cette ivraie de la culture,
alourdissement des dogmatismes sociaux), de « l’éducation mécanique »
(par le « dressage social des réflexes », inhibition des réactions
contraires au milieu), la conjonction de tous les mouvements de
l’éducation générale se fait dans le plan de l’obéissance et du
respect. Elle moralise les masses sous le signe de « l’ordre établi »,
façonne l’individu aux volontés du groupe, fixe en lui la passivité,
met son poli justificatif aux vertus de « l’homme-machine »...
Il s’agit de couler, dans le moule civique, tous ces embryons
d’individualité, de pétrir ces éléments du tout national, parties
immolables à la seule unité vivante, composants infimes à la merci du
composé souverain, il s’agit de jeter l’unique réel en pâture au
social... « Une nation, dit, quelque part Léon Bourgeois, paraphrasant
Gambetta, c’est un être vivant de la vie la plus haute, et c’est à sa
survivance que chacun doit subordonner, sacrifier au besoin son
existence particulière. » L’individu n’intéresse que comme fonction de
la patrie et se doit a son triomphe... Aussi, surenchère qui devait
achever le prestige de l’Empire, l’enseignement populaire n’est qu’un
prêt, non sans usure. L’œuvre d’une politique doit rendre en bénéfice à
la vitalité d’un système. Et l’État doit « tirer des sacrifices qu’il
s’impose un résultat conforme à ses desseins. » (T. Steeg).
La théorie de la société supérieure à l’individu n’est que l’escalier
commode de la domination pour ceux qui se jugent les maîtres ou ont
l’espoir de le devenir un jour prochain. Et l’ironie de M. Clemenceau
pouvait le rappeler à ceux qui - partisans de leur monopole
d’enseignement, - gémissaient jadis sous le monopole de l’Église : «
C’est bien la doctrine de l’absorption totale, sans réserve et complète
de l’individu dans la corporation. C’est l’idéal de la Congrégation que
vous reprenez à votre compte. » Ils le reprennent à leur profit, sans
s’embarrasser, comme ils le disent, de « scrupules de libéralisme qui
ne seraient pas de saison ». Et s’ils triomphent, l’État, cet
insaisissable tyran, qu’animeront tour à tour des âmes contradictoires,
enchaînera, - d’absolu - - l’école a sa raison. L’entité collective
s’amplifiera. Et se multiplieront encore les manœuvres de la pensée
dans une « république de bons élèves ». Plus que jamais, l’école de
parti fera la guerre à l’esprit d’individualisme, « cette barbarie
d’une nouvelle espèce qui s’avance en parlant de progrès et qui n’est
au fond que le bouleversement de tout l’ordre social, comme aurait dit
M. de Salvandry. Car, si c’est avant tout dans l’énergie du pouvoir,
c’est aussi dans l’instruction primaire qui, de bonne heure, assainit
et moralise, qu’on trouvera une barrière solide contre ces
envahissements »...
Lorsque, après sept ans, quelquefois plus, l’école livre l’enfant à
l’existence, quel est-il ? Qu’a-t-elle libéré, éclairé en lui ?
A-t-elle contrecarré les forces mauvaises de l’hérédité, de la famille
et du milieu social ? A-t-elle dégrossi, épuré ce minerai ? L’a-t-elle
dépouillé de sa gangue ? La larve rampante et sommaire à-telle, sous
ses auspices, consommé son évolution, et le papillon s’essore-t-il,
d’un vol sûr, parmi l’espace inexploré ? Où donc est-elle la
personnalité rêvée, avec son allure propre, un fond bien à elle, et qui
se meut avec aisance, loin des lisières du convenu ?... Je n’aperçois,
quittant la maison inhospitalière, qu’une épave hésitante qui cherche,
à tâtons, le pavé dur de l’avenue sociale et s’efforce de régler sa
marche à la cadence de ses sœurs. J’en vois dix, j’en vois des
centaines que roidissent les mêmes transes et qui font des gestes
pareils. Non, ce ne sont pas des hommes dont le brutal du jour cligne
ainsi la paupière : rien que de la masse, des fragments d’humanité qui
n’existent que par l’agrégat et qui appareillent, sur la foi du même
gouvernail, vers des mirages identiques... Les lourds stigmates
d’autorité, qui, dès le berceau, déforment leurs fronts, l’école les a
scellés plus avant !... Les uns, la grande cohue, s’en vont aux
bas-fonds de l’effort, n’espérant jamais plus que l’idéal des bêtes. Ce
sont les simples, acharnés et douloureux. L’affairement ployé de
l’ergastule que n’interrompt - hissement hideux - une montée avide
d’arriviste... Les autres s’avancent à mi-côte. Ce sont les
fonctionnaires. C’est l’armée de domestiques prétentieux qu’on appelle
des bureaucrates, dont toute l’ambition est de se consumer petitement,
de promotion en promotion (conquises, comme jadis, sur le dos du
voisin) jusqu’à la retraite, apogée du gâtisme... Et là-bas, ces
disséminés, en marge de la foule, à l’écart des dieux, en retour vers
la conscience d’eux-mêmes, ce sont les natures d’élite, les rares dont
la trempe intime a résisté au dissolvant primaire, en train de
désapprendre et de se refaire un esprit neuf. Ils effacent à présent
l’empreinte première et dégagent leur moi comprimé. Ils frayeront tout
à l’heure, à travers bois, leurs sentiers respectifs, ayant ressuscité
l’initiative. C’est l’avant-garde humaine, redoutée des uns, méprisée
de tous.
Est-ce que l’éducation s’inquiète de l’Olympe individuelle ? A-t-elle
d’autre ambition que le versant de la montagne où paissent les
troupeaux ? Et ne suffit-il pas que les moutons, tentés par une poignée
d’herbe fine ou craintifs à la houlette, et s’excitant l’un l’autre à
la gourmandise, broutent de concert la même pâture et, la saison close,
redescendent dociles aux abattoirs des plaines ?... Si la bourgeoisie a
donné au peuple les rudiments de l’instruction, c’est peut-être, comme
disait Proudhon « pour que les natures délicates puissent constater, en
ces travailleurs voués à la peine, le reflet de l’âme, la dignité de la
conscience ; par respect pour elles-mêmes, pour n’avoir pas trop a
rougir de l’humanité »... D’autre part, si la ploutocratie a besoin,
pour lutter et s’accroître, de ce « mal nécessaire » qu’est certaine
instruction des humbles, elle sait où l’entraîne ce don périlleux. Et
elle s’attache à le limiter à l’indispensable. Qu’il sorte de l’école
ce tissu de médiocrités qu’on appelle un « bon travailleur », un « bon
citoyen », un « bon soldat », un « bon chef de famille »... et de leur
avance les « régimes d’ordre » retirent le maximum de jouissance et de
sécurité avec le minimum de risque...
Tous les esprits larges conçoivent que le devenir humain est un leurre
s’il n’a pour base la liberté éducative de l’individu naissant Et non
seulement ils se refusent à mêler l’enfant aux passions, aux luttes du
moment, mais s’imposent le recours aux seuls moyens qui exaltent son
autonomie. Et, ce n’est pas tant encore la malsaine pâture dispensée
qui en fait des adversaires irréconciliables de l’école présente. Car
si la substance nocive parfois s’élimine, le procédé laisse une
empreinte ineffaçable. Et cette volonté d’extirper de l’éducation le
dogmatisme persistant - dogmatisme d’idée, dogmatisme de méthode -
étend leur protestation, leur réaction, par-delà l’école du jour, à
toutes les écoles, à toutes les éducations autoritaires. Car il n’y a
pas que les sphères officielles dont la méthode rigoureuse enserre
cette proie ; l’enfant. Tous les régimes, toutes les doctrines,
jusqu’aux idéalités, en apparence anodines, concourent à refouler en
lui l’individu, coopèrent au triomphe de la mentalité d’acquiescement,
de l’esprit de groupe... Que l’éducation soit en cause, en effet... Qui
dit les besoins propres, met en avant la sauvegarde de l’enfance ? Qui
donc traduit les droits sacrés de son essor ? Qui, des cerveaux
fragiles et de leur libre éveil, et, du moi précieux de nos bambins, se
fait le défenseur ?... L’enfant, c’est l’atout que les clans cherchent
a glisser dans leur jeu. Par-delà les vocables trompeurs, se le
disputent toutes les sectes aux prises. L’enfant, l’individu, c’est
leur bien, à chacune. Et elles entendent le façonner selon leurs modes
et l’impulser vers les formes dont elles caressent l’accomplissement.
Vers quelque camp que vous portiez vos regards, et si haut, vous ne
découvrirez pas son école. Il n’y a que les leurs... C’est la
caractéristique des pédagogies en vigueur et de tant d’autres
attendues. Tout, depuis la manière et les circonstances, est au service
d’un régime. Des promoteurs de la scolarité publique, et des
bénéficiaires actuels, et de ceux qui guettent la succession, toute
l’œuvre ou l’effort sont viciés des mêmes âpres préoccupations. Des
hommes instruits, n’est-ce pas avant tout des « hommes » imprégnés
d’une moralité favorable aux institutions établies ou désirées ? Ne
s’agit-il pas de fondre la nouvelle portion humaine dans l’agrégat
d’une modalité sans appel et, plus intéressant que l’être même, et
au-dessus de lui, n’y a-t-il pas « l’individualité sociale », le
citoyen fonction de la collectivité et sacrifiable à elle ? « L’enfant
appartient à l’État, à la société avant d’appartenir à quiconque » :
aphorisme qui appesantit à merveille le principe d’oppression de la
masse sur l’individu et paralyse toute l’évolution, individuelle par
essence...
Qu’importent les facultés de l’enfant, ses affinités et son expansion
particulière ? ! Et l’obscure poussée de ses forces profondes et les
premiers rayons de son soleil intérieur ! Penser par ses moyens
intimes, fouiller d’une sagace investigation les obscurités ambiantes,
tenir en alarme permanente son esprit critique et n’assouplir son
vouloir qu’aux appels d’une raison toujours en éveil : autant de
chemins qui mènent à soi, qui aideront « l’un » à se délimiter, l’homme
à s’épanouir dans sa lumière. Mais ce qu’il faut pour affirmer un
homme, c’est cela même qui désagrège le partisan. Et voulez-vous,
sérieusement, qu’on tâche à dégager quelqu’un lorsqu’on a besoin de
quelque chose ?... L’œuvre des écoles vise à l’écrasement de chacun
pour un soi-disant édifice collectif. Et nous qui voulons
individualiser l’enfance, personnaliser l’éducation, nous les trouvons
sur notre route, depuis leurs directives jusqu’à leur action
quotidienne, comme des Bastilles encore à démolir...
Si vous doutez que demain persisteront, seulement orientés vers
d’autres fins, les mêmes procédés, regardez autour de vous tous ceux
qui, après avoir fait le procès des écoles abhorrées, esquissent et
déjà, partiellement, réalisent - à leur foyer et partout autour d’eux -
d’aussi pernicieuses compressions. Ils ne s’indignent, au fond, de la
contrainte officielle que parce qu’elle contrecarre leur influence et
s’élèvent contre les dogmes d’à-côté parce qu’il ne reste plus de place
pour les leurs... Des conceptions aussi éloignées de la véritable
éducation individualiste contaminent, jusque dans les milieux extrêmes,
des gens qui s’en prétendent dégagés. L’enfant, ce n’est pas non plus
(par-delà les proclamations) l’unité future dont il faut jalousement
protéger l’indépendance : c’est toujours le miroir qui doit refléter
leurs conceptions, répéter leurs gestes. Pour eux encore l’enfant ne
s’appartient pas. Il n’est pas le dépôt passager, le placement qu’on
administre, mais la fortune dont on dispose, la propriété qu’on modèle
au gré de ses caprices. Protester contre ceux qui, d’avance, font de
leurs enfants des croyants ou des athées, des monarchistes ou des
républicains, et, épousant la même aberration, leur insuffler
précocement leurs théories socialistes, syndicalistes, anarchistes !...
Où donc est la dénonciation essentielle, agissante, et l’atmosphère
nouvelle sans laquelle les petites vies esclaves demeurent l’instrument
des maturités despotiques ? Où sont la sagesse et le courage qui
tiennent le cerveau des petits à l’écart des thèses et des opinions qui
violentent son opinion prochaine, les volontés qui se refusent à
vouloir faire des jeunes les adeptes des tâtonnantes idéologies de
leurs aînés ?... Qu’ils ne disent pas, les propagandistes impatients :
« Nous usons d’examen, nous n’imposons pas ! » Tout ce qui dépasse
l’intelligence de l’enfant et le champ de ses possibilités n’est pas de
sa part susceptible d’une discussion éclairée, et l’adhésion qu’il
apporte à nos horizons d’hommes, il la donne dans les ténèbres et
contre sa clarté naissante Le choix précoce et subi, c’est une ombre
sur ses yeux de chercheur, un trouble dans sa conscience en gestation,
une atteinte à sa liberté...
Si révolutionnaires que nous soyons, ce n’est pas pour substituer, à
l’éducation du jour, telle ou telle « éducation révolutionnaire » que
nous dénonçons la mainmise sociale sur l’enfance. C’est pour dégager
l’enfant, chaque enfant - qu’il soit fils de prolétaire ou de bourgeois
- de la chaîne des idées préconçues et de l’antagonisme des grands et
mettre à sa disposition, avec la base d’une constitution saine, les
éléments d’une vie morale et intellectuelle dont il sera lui-même
l’artisan. Nous sommes, d’où qu’ils viennent, contre tous les procédés
de dressage et de conquête. Nous faisons la guerre aux écoles où se
distille, artificieusement, le miel frelaté des évangiles, à tous les
antres où la jeunesse est au service des doctrines. Nous œuvrons pour
une éducation qui s’inquiète des originalités de chacun, des aptitudes
et du tempérament, qui s’attache, par des méthodes propres à en
secourir l’élan, à cultiver, dans les cadres de l’âge, tant
d’individualités diverses qui feront l’avenir fécond. Nous voulons
entourer loyalement, utilement, le berceau d’un individualisme vrai,
positif et profond, grouper toujours plus, à mesure qu’il nous sera
possible, des conditions à la faveur desquelles une personnalité
s’entr’ouvre, peu à peu se déploie... nous voulons réaliser l’éducation
pour l’individu.
Stephen Mac Say
A consulter - 1° Dans l’Encyclopédie les mots ayant quelque rapport
avec l’éducation et en particulier : Éducation, Ecole, Enseignement,
Enfant, Fable (conclusion), Grammaire, Histoire, Instruction,
Morale, Pédagogie , etc. ; 2° Les ouvrages : Palante : Les antinomies
(L’antinomie pédagogique) ; G. Le Bon : Psychologie de l’Éducation ; E.
Durkheim : Pédagogie et sociologie ; Eislander : L’éducation au point
de vue sociolagique ; Nietzsche : Le crépuscule des Idoles ; Mauxion :
L’éducation par l’instruction et les théories de Herbart ; S. Mac Say :
Vers l’éducation humaine : La Laïque contre l’enfant, etc.