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INTELLIGENCE n. f.

Dans le langage courant, l'intelligence, faculté de comprendre, est synonyme de connaissance réfléchie ou même de connaissance en général. Pour le philosophe elle s'apparente à la raison et concerne plus spécialement la connaissance par les idées ; irréductible à la vie affective comme à la vie active, sans en être séparée radicalement ainsi qu'ont pu le croire quelques psychologues, elle se distingue des perceptions sensibles par son caractère abstrait et général, d'après la conception habituellement admise du moins. Je vois des hommes de grosseur, de taille, de couleur, d'aptitudes mentales différentes, chacun d'eux présente des particularités qui ne permettent pas de le confondre avec ses voisins, voilà un exemple de connaissance sensible. Mais les différences individuelles ne m'empêcheront pas d'appliquer à tous le terme homme, au petit comme au grand, au noir comme au jaune, à l'illettré comme au savant, parce que chez tous je découvre des qualités identiques. L'idée (v. ce mot) sera justement le résumé de ces qualités communes ; ainsi l'idée d'homme se réduira, selon Aristote, au concept d'animal raisonnable. Par contre, les roses perçues par mes yeux auront beau avoir une couleur précise, être blanches, rouges, jaunes, etc., l'idée de rose ne devra impliquer aucune couleur déterminée, afin de pouvoir convenir à toutes les espèces indifféremment. Un travail mental d'abstraction et de comparaison est requis pour dégager les éléments communs des qualités variables ; l'idée, résultat de ce filtrage intellectuel, apparaît ensuite comme applicable à tous les individus du genre considéré. Selon les nominalistes, il est vrai, la généralité consisterait uniquement dans le nom et dans sa possibilité indéfinie d'application ; mais nous ne saurions aborder ici l'étude détaillée de la nature et de l'origine des concepts. Entre les idées, l'esprit perçoit des rapports et les affirme ; d'où le jugement qui se traduit par la proposition. Ainsi je dirai d'un homme qu’il est grand, d'une rose qu'elle est rouge, opérant, grâce au verbe « est », une liaison entre homme et grand, rose et rouge. Dans le raisonnement l'intellect établit un rapport non plus entre des idées simples mais entre des jugements ; de ce que tout homme est mortel je conclurai, par exemple, que tel personnage étant homme, doit lui aussi mourir. La science, création typique de l'intelligence, est ainsi réductible à un système de concepts, de jugements et de raisonnements ; dans les mathématiques tout se ramène en définitive à l'affirmation d'égalité ou d'inégalité entre les nombres ou les figures ; les sciences expérimentales aboutissent à des lois traduisant en formules, aussi précises que possible, les rapports qui relient les phénomènes-causes aux phénomènes-effets. Mais jugements et raisonnements, pour nous sembler valables, doivent eux-mêmes obéir à des principes supérieurs dont l'ensemble constitue la raison. Déductions logiques et mathématiques, dont la vérité consiste dans l'accord de la pensée avec elle-même, restent sous l'entière dépendance du principe d'identité et de ses corollaires immédiats. Si tous les corps abandonnés à eux-mêmes tombent, je puis, en vertu de ce seul principe, déclarer légitimement que tel corps particulier abandonné à lui-même tombera : en effet, ce corps particulier était implicitement et nécessairement compris dans tous les corps. Si le parallélogramme est réductible au rectangle et s'il est décomposable, par ailleurs, en deux triangles, il en résulte que la formule permettant de calculer la surface du rectangle s'applique au triangle, à condition d'y joindre la division par deux ; de même le cercle étant décomposable en triangles à base infiniment petite pourra utiliser la formule applicable au triangle, la hauteur commune étant le rayon et la somme des bases la longueur totale de la circonférence. J'arrive à construire la géométrie grâce à des substitutions de figures équivalentes, l'arithmétique et l'algèbre grâce à des substitutions de nombres ou de lettres, symboles de nombres indéterminés. Le principe d'identité, suprême norme de la déduction, vaut en réalité pour toute pensée logique ; mais dans les sciences expérimentales interviennent d'autres principes, en particulier ceux de causalité et de déterminisme universel. Biologistes, physiciens, chimistes, etc., n'observent les faits que pour découvrir les lois explicatives de ces faits, leurs rapports de production ; c'est ainsi que l'ascension du mercure dans le tube barométrique fut rattaché à la pression atmosphérique, la rage à la présence d'un microbe, etc., etc. Découvrir les causes des phénomènes encore inexpliqués, voilà en quoi consiste essentiellement la recherche scientifique : causes que l'on se refuse à placer aujourd'hui hors du plan expérimental. Le principe du déterminisme précise la causalité en affirmant que, dans les mêmes conditions, les mêmes antécédents sont toujours suivis des mêmes conséquents. Si la chaleur dilate le fer aujourd'hui, elle le dilatera encore demain et en dix ans, et en un siècle, pourvu que les conditions de pression, etc., soient semblables. A la base de toutes les lois formulées par les savants se trouve l'affirmation implicite du déterminisme. D'autres principes existent, celui de substance qui, sous le changement, nous pousse à supposer le permanent ; celui de finalité, dont les théologiens abusèrent outrageusement, pour étayer leurs rêveries, et que la science positive rejette. Régulateurs de nos opérations logiques ils constituent les lois fondamentales, l'ossature en quelque sorte, de l'esprit humain ; mais la relativité de plusieurs, de la finalité par exemple, éclate manifestement. Ajoutons que, des moins contestés même, les métaphysiciens font un usage singulièrement fantaisiste : ainsi de ce que tout a une cause ils concluent sans sourciller que le monde doit en avoir une : Dieu. Or Dieu c'est par définition, l'être qui n’a pas de cause. Alors que le principe de causalité obligerait à remonter d'effets en effets, sans arrêt possible, ils en déduisent l'existence d'un être qui, lui, n'est causé par rien. Contradiction ruineuse pour l'argument le plus capable de faire admettre l'existence d'un Dieu.

Les philosophes sont d'ailleurs loin de s'entendre sur la valeur des idées, jugements, raisonnements, principes, dont l’ensemble constitue notre intelligence. Platon n’accordait qu’une importance secondaire et médiocre à la perception sensible, exaltant, par contre, outre mesure, la connaissance par les idées. Ces dernières réalités véritables et modèles de tout ce qui existe furent contemplées par notre âme dans une existence antérieure ; ici-bas, elle s'en souvient à l'occasion des choses sensibles, vagues ombres qui ne rappellent que de loin les splendeurs du monde intelligible. Aristote plus positif, voit dans l'intellect la faculté de concevoir l'universel, mais continue de l'élever au-dessus des simples données des sens. Leurs successeurs admirent comme un principe indiscutable la supériorité de l'idée sur la sensation. Ni les scolastiques ni Descartes ne devaient mettre en doute le primat de la connaissance intellectuelle, base commune de leurs systèmes, par ailleurs très opposés. Dès avant Socrate, Héraclite avait pourtant proclamé que tout est changement et multiplicité, ce qui conduit à préférer la richesse du devenir sensible à la pauvreté de l'idée immuable. Les sceptiques, eux aussi, se défiaient de l'intelligence, car ils ne croyaient pas l'esprit humain capable de connaître avec certitude. Conciliant ses tendances mystiques avec l'idéalisme de Platon, Plotin admettra plus tard qu'au-dessus de la pensée discursive et de la logique ordinaire, il y a place pour une connaissance intuitive : l'extase. Cette doctrine contient en germe des vues reprises par Bergson et les anti-intellectualistes contemporains. Kant aborde le problème sous un autre aspect et se demande si l'esprit perçoit les choses telles qu'elles sont ou s'il les perçoit à travers des formes a priori que la sensibilité et l'entendement leur imposeraient. Après de savantes analyses, il arrive à penser que, tel un miroir déformant, notre intelligence mêle indissolublement sa propre nature à celle des choses et que le monde n'est perçu qu'à travers les lois de l'esprit. Enfin de nombreux philosophes, dont les plus marquants sont Bergson et James, ont entrepris, à notre époque, de rabaisser la connaissance intellectuelle au profit de l'expérience sensible, de l'instinct, de l'intuition psychologique, parfois de l'utilité et de l'action. Comme ils se firent, non sans adresse, les défenseurs des croyances religieuses, qui croulaient de toute part sous les coups du rationalisme, leur succès fut grand. Il ne fut pas durable et la vogue des doctrines anti-intellectualistes paraît sur son déclin. Selon Bergson, l'intelligence humaine est essentiellement pratique, elle a pour but non la connaissance désintéressée mais l'action ; fabriquer des instruments, inventer des moyens en vue de réaliser une fin donnée, se mouvoir au milieu des solides, voilà son triomphe ; ne lui demandez pas de saisir le réel, d'atteindre l'imprécision fuyante du devenir, de comprendre la vie créatrice de nouveauté. L'idée appauvrit singulièrement la richesse du donné sensible, elle découpe artificiellement dans la trame continue de la conscience ou du monde extérieur, elle stabilise ce qui change éternellement ; malgré son utilité pratique incontestable, et justement à cause de cette utilité, elle nous empêche de saisir le réel en profondeur. Contre la science valent les mêmes reproches : Leroy, un disciple de Bergson, ira jusqu'à prétendre que le savant crée le fait qu'il observe, que les lois qu'il formule sont aussi arbitraires que les règles du trictrac ou d'un autre jeu, et que les principes généraux de nos sciences sont de simples lois artificiellement placées au-dessus de toute discussion. Pour connaître, l'esprit doit se déprendre des habitudes utilitaires, des formes spatiales et numériques qui encombrent la surface du moi ; par un effort vigoureux il faut qu'il plonge, au-dessous de la croûte superficielle des états d'âme solidifiés, jusqu'à la source jaillissante où la conscience n'est plus qu'un indistinct devenir. C'est le coup de sonde de l'intuition, dont les bergsoniens disent merveille, mais en affirmant que les vérités qu'elle découvre ne peuvent être traduites par le langage, instrument de l'intelligence et qui en a tous les défauts. James et les pragmatistes s'accordent avec les précédents pour critiquer la logique, le langage, la raison, mais à l'intuition ils substituent l'étude des expériences religieuses, spirites, etc., dont le savant fait peu de cas.

Sans doute l'idée est moins riche que la sensation, et la sèche logique aurait tort de prétendre retenir toute la complexité du réel. Mais, parce qu'un portrait n'a ni le mouvement, ni la vie du modèle, doit-on conclure qu'il est sans valeur? Que l'idée appauvrisse les perceptions des sens, qu'elle retienne seulement quelques caractères communs, c'est vrai ; pour fruste que soit le dessin qui subsiste, il suffit cependant à nous faire reconnaître les individus du genre considéré. Et si la parole, instrument impersonnel d'expression, ne peut rendre les nuances infinies de la pensée, elle traduit sommairement du moins l'essentiel de nos concepts et de nos désirs. Le savant, soucieux d'objectivité, élimine la qualité pour s'en tenir à la quantité, il mesure, pèse, précise ; disons qu'il traduit le fait brut en langage scientifique, mais c'est une gageure de prétendre qu'il crée de toutes pièces le fait scientifique. Comparer les lois qu'il découvre aux règles du trictrac paraît non moins inadmissible ; c'est en vain que je fixerai arbitrairement le point de fusion du fer à 100, 200 ou 300°, la nature ne me suivra pas ; au contraire, je puis modifier les règles du trictrac, sans que le jeu devienne impossible. Si la loi scientifique nous permet d'agir efficacement, si elle est utile en pratique, c'est qu'elle implique une certaine conformité avec le réel ; de sa relativité manifeste ne concluons pas au caractère purement artificiel. Quant à l'intuition, qui nous ferait atteindre l'âme et Dieu, donnant une base expérimentale aux vieilles rêveries des métaphysiciens, elle a ouvert à Bergson les portes de l'Académie et lui vaut la faveur des écrivains bien-pensants ; ce fut son résultat le plus certain. En voyant les flirts qu'il entretient avec les catholiques, de même qu'un autre professeur de philosophie en Sorbonne, membre de l'Institut et du Conseil central de la Ligue des Droits de l'Homme, dont j'ai personnellement expérimenté la mauvaise foi, on peut se demander si ces deux penseurs israélites ne sont pas des arrivistes avant tout. Les phénomènes spirites, l'extase religieuse, chers à James, sont d'ordre physiologique et relèvent de la médecine mentale. Ceux qui comptaient sur le mouvement anti-intellectualiste pour arrêter les progrès de la science et fortifier la tyrannie des Eglises en sont aujourd'hui pour leurs frais. Accordons-leur le mérite d'avoir insisté sur la haute valeur de la connaissance sensible et sur les faiblesses de la logique considérée comme source exclusive du savoir.

Mais quelle place donner à l'intelligence dans une vie harmonieusement équilibrée? Jean-Jacques Rousseau s'en défiait, constatant que ses créations essentielles, arts, sciences, lettres, dissimulaient mal les chaines pesantes dont la société charge les individus. Fuir la civilisation corruptrice, revenir à l'état de nature tels sont ses thèmes favoris ; beaucoup parmi les meilleurs esprits partagent cette manière de voir. Pour des motifs bien différents, les pires ennemis de l'intelligence ce furent les théologiens ; surtout ceux de la Rome catholique qui finirent par prétendre au monopole de la vérité. Entre leurs mains, science et philosophie devinrent les servantes du dogme ; durant des siècles, toute parole indépendante valut à leur auteur la prison ou le bûcher. Quant au peuple on le laissa intentionnellement croupir dans une ignorance profonde ; les fidèles devaient croire le prêtre sur parole, et de la Bible même ils ne pouvaient détenir que des exemplaires tronqués. Contrainte à quelques concessions par l'incrédulité moderne, l'Eglise cherche toujours à étouffer la pensée indépendante, par la force quand elle est maîtresse, dans des embûches hypocrites quand elle ne l'est pas. Cette crainte de la libre recherche et d'un savoir approfondi, elle éclate déjà dans le mythe de la désobéissance de nos premiers parents ; si Adam et Eve furent chassés du paradis terrestre c'est pour avoir mangé le fruit de l'arbre de la science du bien et du mal. L'Evangile exalte la foi des simples, proscrit la réflexion, blâme l'apôtre Thomas de n'avoir cru qu'après avoir vu, s'indigne contre ceux qui veulent scruter les secrets divins. Aussi l'Eglise exige-t-elle un aveugle acquiescement à toutes les sornettes qu'il lui plaît de dire ; le vrai chrétien doit répondre amen, les yeux fermés. Quant à la prétendue science des prêtres, elle se borne à retenir, de mémoire, le long chapelet des dogmes proclamés par les conciles, ainsi que des passages de l'Ecriture. Une vaine érudition, des raisonnements pleins de partialité, une éloquence superficielle masquent l'absence, de réflexions profondes et de pensées cohérentes. Après la mort les élus se figeront, parait-il, dans une contemplation sans fin de la Trinité, mais sur terre il n'y a place que pour la foi aveugle ou les élucubrations très chrétiennes de théologiens radoteurs.

A l'inverse, certains penseurs ont accordé à l'intelligence une incontestable primauté. Pour Socrate, l'homme ne faisait le mal que par ignorance ; la science était génératrice de vertu ; connaître le bien déterminait à le vouloir. Aristote plaçait la souveraine perfection et le suprême bonheur dans la contemplation des vérités éternelles ; les vertus pratiques, juste milieu entre des tendances contraires, restaient inférieures aux vertus spéculatives. Le dilettantisme de Renan accorde aussi le premier rang à l'intelligence. Tout voir, tout comprendre si possible, ne négliger aucun des spectacles offerts par le monde, aucun des systèmes inventés par l'esprit, aucune des beautés créées par l'art, voilà le but de l'existence, du moins la meilleure façon de l'utiliser. Et le philosophe de Tréguier ajoute, avec un sourire, que notre curiosité, toujours en éveil, fera bien d'être accueillante aux conceptions les plus contraires. Victor Hugo affirme « qu'ouvrir une école c'est fermer une prison » ; cette phrase résume non seulement les idées du poète, mais celles des principaux promoteurs de l'enseignement contemporain. Ils ont cru que la science rendait les hommes meilleurs, que l'énergie de la volonté était proportionnelle aux clartés de l'intelligence, que le cœur s'harmonisait toujours avec l'esprit. Aussi n'ont-ils songé qu'à bourrer le cerveau des enfants de connaissances mal digérées ; étouffant les aspirations personnelles et l'instinct créateur, oublieux aussi du sentiment et de la volonté. L'expérience leur a donné un démenti cinglant ; et nos réactionnaires ont trouvé là un prétexte excellent pour dénigrer la science et vanter la religion. Comme si les peuples chrétiens n'étaient pas les plus corrompus! En fait, cœur et caractère ont une importance non moindre que l'intelligence ; les découvertes scientifiques permettent de multiplier la douleur humaine comme de l'amoindrir, témoin les massacres effroyables des dernières guerres ; les grands criminels, décorés par l'histoire du nom de conquérants ou d'habiles politiques, ne manquèrent souvent pas de génie. Savoir et talent deviennent entre les mains des riches et des prêtres un moyen de fortifier leur domination ; l'ambition ou l'intérêt sont les guides habituels des mandarins de Sorbonne et de l'Institut. Préoccupés de ne faire aux bien-pensants nulle peine même légère, ils éliminent impitoyablement quiconque s'avère libre et franc ; après bien d'autres je l'ai constaté. Pourtant aimons la science, malgré les tares de ses représentants officiels ; aimons l'intelligence dont les bienfaisantes critiques percent à jour le mensonge politique et religieux. Les chaînes cérébrales sont de toutes, les plus pesantes ; aidons les hommes à s'en délivrer.



- L. BARBEDETTE.

DOCUMENTS. - Bergson : Les données immédiates de la conscience ; Matière et mémoire ; Evolution créatrice. - James : Le Pragmatisme ; La Philosophie de l'expérience. - Stuart Mill : Logique. - Leibnitz : Nouveaux essais. - Kant : Critique de la Raison Pure, etc.