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INTEMPERANCE n. f. (latin intemperentia)

Mot qui, dans la langue courante, désigne particulièrement l'abus des boissons toxiques. Il est synonyme d'ivrognerie. Quiconque s'enivre est un intempérant. Le mot signale un excès criant, scandaleux, visible pour tous et généralement habituel. Il ne désignerait pas en revanche, l'alcoolique, l'intoxiqué proprement dit, mais seulement un des états de ce dernier. Le bourgeois, flâneur et paresseux, qui s'exhibe à la terrasse d'un cabaret où il sirote un apéritif, n'est pas, au sens vulgaire du mot, un intempérant.

Il y a même de ces déviations du langage, frisant le paradoxe qui font presque un avantage de ce que la raison et le bon sens entendent flétrir : le buveur, adonné à l'apéritif, le riche qui met son luxe dans sa cave et gave ses amis de vins superfins n'est pas un intempérant ; c'est un homme qui jouit, qui sait user de biens que la nature et la civilisation offrent à sa gourmandise, à son besoin d'ostentation, à ses impulsions gastronomiques, à son être matériel. C'est un acte légitime en somme, car jouir est un bien, un postulat auquel seuls les impuissants, les incapables, les miséreux ne donnent pas satisfaction. Le vice bien porté n'apparaît plus un vice ; l'or purifie tout. Le « purotin » seul a le droit d'être un intempérant. Le pochard du grand monde s'indignerait d'être dénommé Coupeau !

Leur identité est pourtant absolue.

Le psychologue a d'ailleurs le droit de restituer au mot intempérance un sens beaucoup plus compréhensif, car il s'agit, en l'espèce, d'un état psychologique, peut-être morbide, nous allons le voir, qui ne caractérise pas exclusivement le fait d'abuser des poisons. Il y a lieu à une rectification dans une encyclopédie qui n'a que faire de la casuistique.

Intempérance, synonyme en vérité d'immodération, n'est que la qualité négative de celui qui n'est plus ou n'a jamais été tempérant ou modéré. Cela reviendrait à renvoyer le lecteur à ces deux derniers mots. Ce ne serait pas rigoureusement exact. Il n'y a jamais une opposition absolue entre le positif et le négatif, tandis qu'il y a entre ces deux extrêmes toute une gamme d'intermédiaires progressifs. Etre malveillant n'est pas du tout la même chose que n'être point bienveillant. N'être pas doux ne signifie pas nettement que l'on est dur. N'être point tempérant n'a pas rigoureusement le sens d'être un intempérant. Il y a des nuances très frappantes et infinies dans tous les états psychiques de même essence. C'est pourquoi il y a lieu de disserter en quelques lignes sur l'intempérance dont le cadre n'est pas le même que celui de la tempérance.

Enfin disons que le mot s'applique à beaucoup d'autres circonstances que le fait de boire exagérément. Dans le cadre des faits psychiques on parle communément de l'intempérance du langage pour désigner tel sujet dont les modes d'expression verbale sortent de l'ordinaire, conventionnel ou éducatif, et font de lui un exagéré, un excessif, un malotru, un incisif, un violent en un mot.

Quiconque, psychologiquement parlant, cessera d'être ou de n'être point normalement maître de soi, qui n'est point ou n a jamais été équilibré, est un intempérant.

Je voudrais déterminer les motifs d'un tel état et les conditions dans lesquelles il se développe. Sujet philosophique d'une grande portée pour quiconque tient à se connaître et veut se connaître ou qui veut connaître ceux qui l'entourent.

Les qualités intellectuelles et morales sont toujours d'une relativité utile à définir si l'on veut pouvoir diriger ou corriger son habituel comportement. La définition de l'intempérance ne suppose pas une délimitation exacte de cette propriété négative, pas plus qu'il n'est logique de délimiter la tempérance elle-même. Il n'y a, en cette matière, que des éléments de comparaison. Où commence, où finit l'intempérance? Cela reviendrait à définir le vice et la vertu. Seuls les scholastiques parviennent à une telle fiction. L'intempérance n'est rien en soi ; elle n'est qu'un état comparatif, chez le même sujet, entre ce qu'il était hier et ce qu'il sera demain. Affaire de degré, de plus ou de moins. Elle n'est de même qu'un état comparatif entre ce qu'est ce sujet par rapport aux autres, son milieu par exemple, ou son ascendance. On est, en somme, toujours un intempérant relativement à un autre. Où est l'étalon? Nulle part. Les moralistes patentés ou systématiques ont seuls le secret de telles classifications, aussi subtiles que fausses.

Qu'on se souvienne, pour fixer les idées, des définitions qu'on s'est évertué de donner de la dégénérescence des espèces, et notamment de celle du Dr Morel, un aliéniste d'une grande envergure, qui avait émis cette formule : la dégénérescence est la déviation du type normal de l'humanité! Morel n'avait oublié qu'une chose : mettre une lumière dans sa lanterne. Quel est donc ce type normal? Où est-il? Quand l'a-t-on vu paraître? Faute de le décrire, toute la définition croulait, car ce n'était guère la consolider que de dire : le type normal est celui qui a été créé par Dieu à son image.

En fait, le dégénéré, comme l'intempérant existe, mais il ne peut être comparé qu'au type qui l'a immédiatement précédé ou aux types qui l'environnent et son degré de déchéance résulte d'une simple comparaison.

Le type de l'intempérant devrait dériver du type connu et bien dessiné du tempérant. Or répétons ce postulat à satiété : un type normal n'existe point. La modération est une fiction pure. Nul ne l'a jamais précisée.

J'examinerai les conditions qui font qu'un individu est plus ou moins intempérant qu'il n'était ou que ne sont d'autres, et cela dans les domaines : 1° physique, 2° moral.

Point de vue matériel. Devenir intempérant ­- terme évidemment péjoratif - est acquérir un état régressif. C'est celui d'un sujet réputé sobre hier qui s'adonne aujourd'hui ou s'adonnera dorénavant à des habitudes qui le dégraderont, physiquement et moralement.

La régression physique est le stigmate démonstratif de l'excès. Celui-ci engendre la maladie, donc il est réputé nuisible et logiquement anormal. Il est, en outre, contemporain d'un état psychique nouveau dont la carence a permis une capitulation dangereuse : je savais hier maintenir ma consommation en deçà d'une certaine quotité dont ma santé physique paraissait s'accommoder, mais voici que je ne le sais plus. Aboulie relative, par conséquent affaiblissement de mon pouvoir inhibiteur. Tout le problème revient à déterminer les raisons d'un tel fléchissement et sa signification du point de vue de la psychologie normale ou maladive.

Un fait d'observation domine ce problème : n'est pas un intempérant qui veut. Si, dans la perpétuelle relativité du terme, il a été permis, parfois de parler de modération, c'est qu'en fait il y a des sujets moyens qui offrent l'image d'un équilibre relatif. C'est du moins l'impression que l'on en a ; ils sont ainsi par raison de nature ; ils ont l'heureux privilège de se tenir toujours à distance de ce qui, visiblement, et convenablement, est un excès. Y ont-ils du mérite? Je ne sais. Je crois plutôt que leur vertu est une heureuse contingence où leur volonté résolue n'a que faire.

Mais s'ils deviennent intempérants, c'est que des tares diminuent soudainement leur pouvoir de résistance. Les tares sont de deux ordres : héréditaire et acquise.

L'hérédité est la tare par excellence. On comprend que ce n'est pas impunément que les peuples ont, depuis d'infinies générations, recherché imprudemment des jouissances dans la fréquentation des poisons de l'intelligence. La séduction de ces perfides toxiques ne fait aucun doute. Un sujet qui a goûté aux ivresses artificielles de la morphine, du vin, du tabac, des liqueurs a, pour des motifs psycho-physiologiques très profonds, le désir automatique d'y revenir. Les générations qui nous ont précédés ont fait ainsi : trompées par leur ignorance qui est leur seule excuse, elles ont compromis petit à petit leur existence. Et depuis qu'elles ont appris et qu'elles savent, elles n'ont point réussi à se guérir. L'ont-elles, du reste, voulu réellement? Leur volonté a été entamée par les stupéfiants qui ont instauré leur tyrannie. Qui stupéfie commande en maître.

Les nations, les races ont périclité et, parmi les causes les plus puissantes de cette décadence, les poisons de l'intelligence, l'alcool et l'opium surtout, comptent parmi les premières.

Il est donc aisé de saisir que si les hasards du milieu ont entraîné les générations précédentes à des excès marqués, certains sujets actuels présentent des prédispositions maximums, parmi d'autres sujets qui peuvent encore se conserver en meilleur équilibre.

Ce sont les premiers qui deviennent les excessifs, les intempérants catalogués. Ils vont à l'intempérance en vertu d'une force secrète qui les pousse et, dans cette impulsion, aimablement qualifiée de besoin, ils trouvent toutes les justifications et toutes les excuses. Que de gens sont intempérants qui ne le voudraient point! Dans le nombre colossal des intempérants de vin et d'alcool qui encombrent les sociétés modernes, parmi la cohue des fumeurs, des cocaïnomanes et autres détraqués, il est facile de discerner ceux qui ont succombé, sous le coup de la tare maximum. Les hérédo-toxicomanes ont une psychologie toute spéciale que j'ai dépeinte ailleurs (Dégénérescence sociale et alcoolisme, Masson, édit.) et qui est toute faite d'impulsivité, d'automatisme.

Malgré la prééminence de cette tare, ces dégénérés sont pourtant, par ce fait même qu'ils sont suggestibles, parmi les plus curables. Subissant l'influence des milieux, ils guérissent en masse comme ils ont succombé en masse le jour où l'ambiance, vraiment à la hauteur de ses responsabilités, sait les aider à guérir. Un seul remède : l'exemple.

Quant aux intempérants d'occasion (prédisposés minimums) ils naissent des circonstances fortuites, de la suggestion qui a pour effet d'affaiblir le pouvoir de résister... Une fois entamés, ils ne peuvent que subir une aggravation par l'action combinée d'un poison qui, par définition, tue la volonté, et de l'ambiance, autre poison inhibiteur. Qui veut se prémunir, s’isole, par un double procédé : l'abstinence et l'individualisme.

Les autres formes de l'intempérance, la gourmandise, la gloutonnerie, la boulimie, les perversions de l'appétit, le génitatisme, tous les excès, en un mot, mis en œuvre par l'activité même des besoins physiologiques naturels (instinct de nutrition et de reproduction), reposent exactement sur les mêmes bases psychologiques que l'excessif amour des poisons cérébraux.

L'influence de l'hérédité y est sans doute un peu moins marquée, mais inversement celle du milieu y est énorme. Manger exagérément peut être l'indice d'une sensualité inesthétique, comme le fait de s'assimiler à certains animaux en aimant génitalement plus qu'il ne convient à la finalité normale de la fonction, est un état quasi morbide que nos mœurs favorisent. Le besoin égoïste de jouir et la richesse entretiennent continuellement et développent progressivement un syndrome collectif de décadence.

De tels syndromes sont, du reste, observés chez les grands névropathes et chez nombre d'aliénés plus ou moins parvenus au stade de la démence, période où ils sont ressaisis par l'état instinctif auquel aucun frein n'est plus opposé.

2° Point de vue intellectuel. Parler maintenant de l'intempérance dans le domaine des faits psychiques nécessiterait des volumes. Il est clair que nous sommes ici sur un terrain où toute l'affectivité est en cause, où tout le comportement sentimental et passionnel est intéressé.

Pour des causes infiniment variées, toute la vie de l'âme peut comporter des phases, plus ou moins prolongées, d'exaltation, d'hyperexcitabilité, qui méritent, objectivement, la qualification d'intempérance.

On trouve dans ce cadre, du reste, les plus sublimes formes de l'exaltation de la vie psychique (élan vital), celles dont l'homme peut être le plus fier, notamment tout ce qui le fait considérer comme exagéré par la masse moutonnière, privée d'enthousiasme, d'idéalisme et d'originalité, comme on y trouve les formes d'exaltation les moins compatibles avec l'intérêt des uns ou des autres.

Le besoin d'exubérance et d'expansion est énorme chez certains sujets, prompts aux emballements. Ce besoin peut être normal ; il se confond avec les manifestations les plus logiques et les plus nobles de la vie ; besoin de se donner, de se dépenser, élans généreux de dévouement, esprit de sacrifice, exaltation du martyre chez tous les hommes de foi. N'être point porté à l'expansion n'est-ce pas être voué à une vie terne, incolore et inférieure?

Il est clair qu'ici la qualification d'intempérance sera éminemment relative et de valeur arbitraire. Point d'étalon, point de commune mesure. On est toujours un audacieux pour un timide. Celui dont on ne partage point les vues ou les tendances est souvent exposé au dénigrement. Son activité débordante, souvent inopportune à vrai dire, court le risque d'être considérée comme une excentricité, une intempérance, le jour où elle se traduit par un langage émancipé ou par des œuvres gênantes pour le vulgaire. Tous les révolutionnaires, de quelque côté de la barre qu'ils soient, sont aux yeux de leurs adversaires, des intempérants. L'anarchiste, malgré la grandeur de son idéal, ne passe-t-il pas pour un intempérant, insupportable et indésirable?

Mais il est aussi de ces exubérances qui sont des signes incontestables de désordre pathologique : l'aliéniste connaît les maniaques, dont le mal n'est fait que d'une production formidable de vie incohérente et sans but. Il en est chez qui ces états sont intermittents et alternent même avec des états d'anéantissement (folie circulaire, cyclothymie).

Deux mots pour moderniser tout à fart le mécanisme de l'intempérance considérée comme la simple exagération d'un état normal. La vie affective tout entière est à la merci d'une paire de nerfs qui opposent leur action physiologique : le nerf vague et le sympathique. Et, l'on sait en outre aujourd'hui que ces importantes fonctions relèvent de la vie même de ce qu'on a appelé les glandes à sécrétion interne (glandes endocrines) : corps thyroïde, glande surrénale, testicules, ovaire, etc.

Ce n'est point ravaler (pour quiconque honore la science, la vérité, et se méfie du verbiage de la métaphysique) l'émotivité et la sentimentalité, que de les savoir dans la dépendance d'états organiques et de connaître de toutes les intempérances, surtout celles de mauvaise qualité, quand on sait régler sa vie selon les préceptes de l'hygiène. Car, une fois de plus, il sera établi que l'âme saine ne saurait habiter que dans un corps sain.



- Dr LEGRAIN.