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INTERET n. m. (du latin interest, il importe)

Ce qui importe à l’utilité de quelqu'un : c'est l'intérêt qui le guide. Bénéfice qu'on retire de l'argent prêté : placer de l'argent à 6 ou 9 % d'intérêts.

On considère les intérêts simples et les intérêts com­posés.

Les intérêts simples sont ceux perçus sur un capital fixe non accru de ses intérêts. Les intérêts composés sont ceux perçus sur un capital formé du capital primitif accru de ses intérêts accumulés et portant eux-mêmes intérêts jusqu'à l'époque de l'échéance.

Au figuré : Désir du bonheur de quelqu'un, tendre sollicitude pour lui : ressentir un vif intérêt pour quelqu'un. Ce qui, dans un ouvrage, charme l'esprit et touche le cœur : histoire pleine d'intérêt.

Sous le régime de propriété individuelle, qui est le nôtre, tout produit devant être payé avant que d'être consommé, nul individu ne peut exister sans obtenir l'usage d'un certain capital. La nécessité de ce capital étant absolue et antérieure à toute possibilité de consommer et, d'autre part, le capital étant possédé en totalité par une classe d'individus, cette classe est en réalité maîtresse de la vie des prolétaires qui naissent sans capitaux.

Mais comme le capital ne peut être consommé, mais seulement servir à l'achat ou à la fabrication de produits de consommation, les capitalistes prêtent leurs capitaux aux producteurs… Voici comment s'exprime à ce sujet l'économiste J.-B. Say :

« L'impossibilité d'obtenir aucun produit sans le concours d'un capital met les consommateurs dans l'obligation de payer, pour chaque produit, un prix suffisant pour que l'entrepreneur qui se charge de sa production puisse acheter le service de cet instrument nécessaire. Ainsi, soit que le propriétaire d'un capital l'emploie lui-même dans une entreprise, soit qu'étant entrepreneur, mais que n'ayant pas assez de fonds pour faire aller son affaire, il en emprunte, la valeur de ses produits ne l'indemnise de ses frais de production qu'autant que cette valeur, indépendamment d'un profit qui le dédommage de ses peines, lui en procure un autre qui soit la compensation du service rendu par son capital. C'est la rétribution obtenue pour ce service, qui est désignée ici par l'expression de revenu des capitaux.

« Le revenu d'un capitaliste est déterminé d'avance quand il prête son instrument et en tire un intérêt convenu ; il est éventuel et dépend de la valeur qu'aura le produit auquel le capital a concouru, quand l'entrepreneur l'emploie pour son compte. Dans ce cas, le capital, ou la portion du capital qu'il a emprunté, et qu'il fait valoir, peut lui rendre plus ou moins que l'intérêt qu'il en paye ».

Obligé de demander du capital, le non possédant doit s'astreindre aux lois de l'usure, ou de l’intérêt. C'est-à­ dire qu'il devra rembourser soit en produits, soit en travail, non seulement le capital prêté, mais encore une partie de capital, représentant le loyer d'usage, de jouissance. Cette deuxième partie est l'intérêt, appelé auparavant : usure. Il est certain que cet intérêt est toujours en rapport étroit avec l'offre et la demande de capitaux ; or la demande étant nécessairement toujours au maximum, il s'ensuit que le taux de l'intérêt est, lui aussi, toujours au maximum. Livré à lui-même, improductif, le capital finit par être dévoré par le capitaliste qui est aussi consommateur. L'intérêt, ce prélèvement sur la détresse des prolétaires, non seulement paye la consommation du capitaliste, laissant ainsi intact le capital mais fortifie agrandit, augmente le capital, ce qui fait dire aux économistes bourgeois que le capital travaille, au même titre que le producteur et, qu'ainsi, l'intérêt n'est que la rétribution de son travail.

« On s'imagine, dit J.-B. Say, que le crédit multiplie les capitaux. Cette erreur, qui se trouve fréquemment reproduite dans une foule d'ouvrages, dont quelques-uns sont même écrits ex-professo sur l'Economie Politique, suppose une ignorance absolue de la nature et des fonctions des capitaux. Un capital est toujours une valeur très réelle et fixée dans une matière, car les produits immatériels ne sont pas susceptibles d'accumulation. Or, un produit matériel ne saurait être en deux endroits à la fois et servir à deux personnes en même temps. Les constructions, les machines, les provisions, les marchandises qui composent mon capital, peuvent en totalité être des valeurs que j'ai empruntées ; dans ce cas, j'exerce une industrie avec un capital qui ne m'appartient pas et que je loue ; mais, à coup sûr, ce capital que j'emploie n'est pas employé par un autre. Celui qui me le prête s'est interdit le pouvoir de le faire travailler ailleurs… ».

Or, le capital : sol, machines, constructions, monnaies, ne travaille pas. Nul ne fait donc travailler le capital. Le capital n'est qu'un instrument de travail. L'intérêt ne saurait donc représenter le « salaire » du capital - le producteur seul devant percevoir un salaire - mais seulement le loyer d'usage d'une matière, d'un outil approprié par qui ne s'en sert pas.

« La légitimité du fermage et du loyer, dit Ch. Gide, n'ont été attaquées que du jour où la légitimité de la propriété foncière et de la propriété des maisons ont été elles-mêmes mises en question. Mais, chose curieuse, la légitimité de l'intérêt a été vivement attaquée longtemps avant que l'on eut songé à contester la propriété individuelle des capitaux, longtemps même avant qu'il y eut des socialistes...

Un sentiment si général doit avoir assurément une cause. Elle n'est pas difficile à découvrir.

Dans le bail à ferme, on voit le revenu sortir de terre, en quelque sorte, sous forme de récoltes, et l'on sent bien que la rente payée au propriétaire n'est pas prise dans la poche du fermier. On comprend que celui-ci ne fait que restituer les produits de l'instrument producteur qui lui a été confié et que, comme il n'en restitue qu'une partie, il doit lui rester un profit.

Dans le prêt, au contraire, on ne voit pas le revenu sortir, sous forme d'intérêt, du sac d'écus prêté : « Un écu n'a jamais enfanté un autre écu », disait Aristote. L'intérêt ne peut donc sortir, pensait-on, que de la poche de l'emprunteur ».

Et c'est sur de telles logomachies qu'est basée toute l'Economie Politique. Comme si dans la production agricole, le sol était autre chose que le « patient » sur lequel s'exerce l'activité du cultivateur. Comme si le sol, par lui-même, sans le travail du paysan armé de sa charrue, sa bêche, etc., sans l'ensemencement de graines triées, améliorées par les hommes, pourrait produire quoi que ce soit susceptible de payer la rente du propriétaire.

Considérer le sol, au même titre que les constructions, les outils, les machines, les monnaies valeurs d'échange, c'est un non-sens sur lequel est érigée toute la vie sociale depuis que le premier fossé ou pieu servit à délimiter le droit de propriété du sol pour un ou plusieurs individus : premiers occupants ou premiers chefs.

C'est vraiment chose curieuse qu'on ait pu assimiler si longtemps le sol au capital, produit amassé par l'homme. Et c'est cette assimilation et l'appropriation individuelle qui s'ensuit qui a régi l'ordre économique des sociétés, jusqu'à nos jours.

L'appropriation individuelle du sol ne se justifie d'aucune façon, soit qu'on parle de droit du premier occupant (pourquoi pas du dernier ?), soit qu'on parle du droit de fait acquis (pourquoi pas de droit à des faits nouveaux ?). Quant au droit du plus fort, sophistiqué ou avoué, le mode d'appropriation du sol ne serait qu'une question de circonstances, la force étant, par définition, changement, mouvement.

Toute richesse, tout capital, est le produit de deux facteurs : le sol, agent passif, et le travail, agent actif. En dernière analyse, c'est du sol que vient toute production. Le sol étant propriété de quelques individus, les autres sont, nécessairement, privés de liberté, de vie, tant que les propriétaires ne leur louent pas le sol.

Mais les sociétés, en industrialisant leur production, vivent surtout du travail : sur les produits du sol. Les produits bruts, non ouvrés, sont un capital nécessaire, absolument indispensable, ainsi que les machines et outils qui serviront à les transformer. Quiconque ne possède pas de sol et ne peut en louer, est obligé pour vivre, de louer le capital industriel sans quoi nul travail ne peut être. Le propriétaire de ce capital, comme le propriétaire foncier, loue à de très forts intérêts, toujours au maximum possible des circonstances.

Le locataire de tout capital, sous forme d'intérêts, prélève, sur les produits de son travail sur la matière, une part assez forte, qui va grossir le capital du propriétaire.

Il arrive presque toujours que le locataire d'un capital, qui paye intérêts au capitaliste, sous-loue les capitaux empruntés et fait payer au sous-locataire un nouvel intérêt, évidemment plus élevé que celui qu'il a payé lui-même. Des organismes excessivement puissants, les banques, sociétés de crédit, etc., se sont créés à l'effet de drainer les capitaux disponibles dont ils payeront intérêt, et de placer ces capitaux, à leur compte, percevant un intérêt supérieur, chez des non-possédants.

Aussi, des individus, qui ont un capital, ou qui empruntent un capital, au lieu de louer ou sous-louer à d'autres moyennant intérêts, préfèrent louer des hommes non-possédants, pour travailler sur leur capital-sol, ou sur les produits du sol. Gardant les produits nets, de cette association de leur capital et du travail des autres, pour eux et payant aux travailleurs un salaire qui veut être l'intérêt du capital-travail et qui est déterminé comme le taux de l'intérêt du capital, par la loi de l'offre et de la demande, ces producteurs capitalistes sont les maîtres réels des ouvriers qu'ils emploient.

Toutefois, les produits ainsi obtenus, ne peuvent être consommés par le capitaliste qui doit les échanger contre de la monnaie, c'est-à-dire, qui doit vendre ses produits aux consommateurs. Or, il y a concurrence, pour cette vente, entre les divers capitalistes vendeurs du même produit. Celui qui vend le meilleur marché est sûr de posséder tous les marchés. D'où nécessité d'avoir une production peu coûteuse. Nécessité de donner aux prolétaires l'intérêt le plus réduit pour leur capital-travail.

Obligé de travailler toujours plus, pour un salaire lui permettant à peine de se sustenter, le prolétaire réfléchit et se révolte. Il examine les bases de l'ordre social et découvre :

« L'intérêt général s'opposant à celui des individus est le produit d'une société basée sur l'antagonisme des intérêts, sur l'égoïsme étroit et injuste organisé et érigé en système social. Dans la société socialiste, l'intérêt général est la totalisation des intérêts de chacun. Dans notre société, le malheur des uns fait le bonheur des autres. La maladie fait vivre le médecin. La police ne saurait exister sans le criminel. La lutte de tous contre tous crée un titre de légitimité relative à l'Etat chargé de veiller à ce que les hommes se dévorent entre eux selon les règles, les convenances et les lois. L'expropriation des moyens de production et la misère sont la condition préalable de l'industrie capitaliste. Il faut chasser l'artisan de son atelier, le paysan de son lopin de terre pour que l'industrie trouve « des bras ». Le « moraliste » anglais Bernard de Mandeville a prêché ouvertement la misère et l'ignorance du peuple dans le but d'assurer de la chair à exploitation au régime capitaliste. Nous n'en finirions pas si nous voulions énumérer toutes les contradictions dont vit et dont, certainement, mourra le régime capitaliste » (Ch. Rappoport).

Puisque l'appropriation individuelle du sol et des instruments de travail, dresse constamment les individus les uns contre les autres ; puisque ce mode d'appropriation est cause des guerres, des grèves, des famines, de la misère psychologique et physiologique ; puisque l'intérêt de chacun est sans cesse contraire à celui de tous : abolissons la propriété individuelle du sol et des instruments de travail. Que le capital amassé par les générations qui nous ont précédés et que le sol soient la propriété de tous, l'immense réservoir où les producteurs viendront puiser la vie et la liberté.

Que l'individu, débarrassé du souci de payer l'intérêt ou de crever, laisse grandir en lui ses tendances à la sociabilité, à l'amitié, à l'amour, que ne terniront plus les vils calculs du tant pour cent.

Grandissant dans un milieu ainsi rénové, l'intérêt moral disparaissant avec l'intérêt matériel, l'homme apparaîtra sur la scène du monde nouveau, noble et moral (voir Morale) et il jettera un regard effaré sur l'histoire qui montrera ses ancêtres du XXème siècle, lâches, vils, rampants, vénaux, agenouillés devant le veau d'or et les sacro-saints principes de l'Economie Politique.



- A. LAPEYRE.



INTERET

L'intérêt, que l'on a défini la plus grosse somme possible de plaisir pendant le plus de temps possible, ne saurait se confondre avec l'insouciante moisson de joies que préconisa l'hédonisme. « Cueille le moment qui passe sans crainte des conséquences, sans préoccupation d'avenir », dit ce dernier ; « repousse les plaisirs dangereux, accepte les douleurs fécondes », affirme le premier, soucieux du lendemain plus que du jour actuel. « Pourquoi assombrir le présent, puisque, maître de l'instant qui s'écoule, tu ne l'es plus de la minute qui suivra, reprend l'hédonisme : imite l'oiseau qui chante, les mois d'été, sans penser au sombre hiver ». Et l'intérêt de répondre : « Tu as la raison pour prévoir ; ce qui est naturel à l'animal stupide ne l'est pas à l'homme intelligent. Malgré son goût exquis, comment ne pas repousser le poison qui donne la mort? Comment ne pas accepter la médication pénible qui raffermit la santé? » De ce désir d'accroître la somme totale de nos joies, par un judicieux calcul de la raison, naquit l'éthique utilitaire. Son histoire est jalonnée de quelques grands noms. Épicure conseille un choix, un tri entre les plaisirs ; s'il écarte les plaisirs en mouvement, ceux que procurent les passions orageuses, c'est en prévision de leurs résultats coutumiers ; s'il préfère les plaisirs en repos, la joie négative de ne point souffrir, c'est qu'ils ne comportent point de conséquences douloureuses. Et ce sage, qu'une tradition séculaire qualifie de dissolu, s'en tenait à la seule satisfaction des désirs naturels, repoussant tous les besoins artificiels, comme l'amour des richesses, des honneurs, etc. Parmi les croyants, qui volontiers l'injurient, combien admettraient qu'avec un pain d'orge et de l'eau ils puissent atteindre au bonheur parfait ; c'était le cas de ce singulier débauché. Par contre, il attachait un prix incalculable à l'amitié, source de joies saines et fécondes ; prélude aux efforts des utilitaristes contemporains pour montrer qu'un accord nécessaire relie l'intérêt des individus à celui des collectivités. Hobbes, Lamettrie, Helvétius, d'Holbach, Volney placent également la suprême norme de l'activité humaine dans l'intérêt personnel. Bentham mérite qu'on examine ses idées ; il établit une arithmétique des plaisirs. Chaque joie doit être considérée à plusieurs points de vue : durée, intensité, pureté, conséquences, etc.; et l'on traduit en chiffres la valeur positive ou négative qui correspond à chacun d'eux. Une simple addition permet ensuite d'apprécier les plaisirs en eux-mêmes, comme aussi de les classer dans la hiérarchie constituée par leur ensemble. A la lumière d'un tel calcul, l'ivrognerie apparaît désastreuse et la tempérance excellente. Bentham insistait de plus sur l'étroite solidarité qui fait dépendre le bonheur de chacun du bonheur de tous : quand la ruche est prospère, chaque abeille s'en trouve mieux. Aussi veut-il que l'éducateur revienne souvent sur l'identité de l'intérêt individuel et de l'intérêt collectif ; dans l'espoir de faire naître ainsi, chez les enfants, des habitudes altruistes.

Stuart Mill introduit une autre distinction entre les plaisirs, celle de la qualité : plaisirs du corps et plaisirs de l'esprit, joies sensuelles et satisfactions morales ne peuvent être mises sur le même plan. Science et bonté sont supérieures infiniment aux sensations toujours grossières que procure le plus fin repas. « Mieux vaut être, déclare le philosophe, un homme malheureux qu'un pourceau bien repu, un Socrate mécontent qu'un imbécile satisfait ». Quant à la naissance des sentiments désintéressés, Stuart Mill l'explique par la loi, si importante dans son système de l'association des idées. De bonne heure l'enfant s'aperçoit qu'il doit tenir compte de ses semblables ; adulte il comprendra mieux encore qu'il a besoin d'autrui. Pour s'éviter des ennuis, pour obtenir leurs bonnes grâces, il se montrera donc agréable avec ceux qui l'entourent ; puis il oubliera les conséquences et aimera les autres de façon désintéressée. Ainsi l'avare, en amassant de l'or, songe d'abord aux biens qu'il procure, avant de l'aimer pour lui-même. Spencer, à qui n'échappe pas la faiblesse des arguments de Stuart Mill, voit dans l'altruisme une acquisition non de l'individu mais de l'espèce ; acquisition que fortifie, de plus en plus, l'adaptation au milieu et que transmet l'hérédité. Au début de l'humanité régnait l'égoïsme pur, chacun ne songeait qu'à soi-même, indifférent au bonheur d'autrui. Mais les exigences de la vie en société, les répercussions fâcheuses que pouvaient avoir pour tous le malheur de quelques-uns, la solidarité dans les joies et les douleurs communes, conduisirent les individus à s'occuper de leurs semblables. Des habitudes, transmises héréditairement, ont surgi dans l'espèce : habitudes qui ne sont plus totalement égoïstes, puisqu'elles supposent une indéniable bienveillance pour nos compagnons humains, mais qui ne sont pas encore complètement désintéressées puisqu'elles ne vont pas jusqu'à l'oubli de soi. D'où une époque égo-altruiste, la nôtre ; dans un avenir sans doute bien lointain, l'égoïsme éliminé laissera maitre le seul altruisme : ce sera l'âge d'or sur notre planète. Selon Spencer, l'égoïste, mal adapté à la vie sociale, doit en effet disparaître en vertu des lois générales de l'évolution. Ainsi s'achèverait l'identification entre l'intérêt des individus et celui des collectivités.

Malheureusement ce qui s'avère certain, dans nos sociétés, ce n'est pas l'accord de l'intérêt général avec l'intérêt particulier, mais leur opposition. Ce qu'on dénomme intérêt général n'est que l'intérêt des gouvernants, des riches, des prêtres, en un mot du groupe parasite qu'on appelle, en style académique, l'élite dirigeante. Contre lui le travailleur, l'homme libre, ne s'élèveront jamais avec trop d'énergie ; affublé d'oripeaux religieux, nationalistes, voire républicains, il sert de prétexte à l'exploitation du bétail humain. Mais, dans un monde harmonieusement disposé, où parasitisme et domination seraient choses inconnues, l'accord existerait entre le bien de tous et celui de chacun. Car les habitants de la terre ont des besoins communs et l'identité d'origine comme de destinée finale crée entre eux des rapports de fraternité. A l'heure actuelle l'intérêt général se ramène, pour l'exploité, à la solidarité qui l'unit à ses compagnons de malheur. Des insuffisances, des erreurs nombreuses seraient à relever dans les éthiques utilitaires, mais elles mettent aussi en lumière d'incontestables vérités. Et ceux mêmes qui les critiquent âprement s'en inspirent parfois, tels ces chrétiens tout confits dans l'amour de Dieu, à les entendre, et que la crainte de l'enfer pousse seule en réalité. Ils colorent d'apparences désintéressées un servilisme mesquin ; leur dévouement, leurs sacrifices prétendus sont de simples marchés où ils gagneront cent pour un. Une éternité de bonheur, contre quelques jours de souffrance, le pire usurier peut s'en satisfaire! Et risquer la rôtissoire infernale en désobéissant au curé! Quant aux amateurs de métaphysique, qui vous offrent leurs principes transcendants à des sauces variées, ils doivent rendre leur Bien Suprême appétissant et désirable, pour que les clients mordent à l'appât. S'il n'apparaît sous l'aspect du bonheur, le bien laisse l'homme indifférent ; preuve du rôle joué par l'utile, même quand on prétend s'en passer.

Remarquons, par ailleurs, que l'intérêt devient une source d'erreurs innombrables, lorsqu'il s'agit de découvrir la vérité. On sait combien l'individu s'illusionne d'ordinaire sur lui-même, ne voyant que les qualités dans sa propre personne, alors qu'il observe surtout les défauts chez le voisin. Même aveuglément dans l'amour, sorte de métempsycose idéale qui opère la fusion de deux intérêts : les défauts se transforment en vertus, les vices en qualités. L'affection partie, force sera de reconnaître que la prude était acariâtre, que le bon garçon manquait d'énergie. Si la bourgeoisie, voltairienne il y a un siècle, fréquente les églises aujourd'hui, c'est qu'elle compte sur le prêtre pour défendre ses coffres-forts. Si les membres de l'Institut et les professeurs de Faculté sont si respectueux des dogmes chrétiens, c'est pour ménager la clientèle riche et se faire applaudir dans les salons mondains. Et la croyance à l'au-delà vient, pour une large part, du désir égoïste de ne mourir jamais. Que les animaux ou même les personnes indifférentes disparaissent totalement, chacun l'admettrait sans répugnance ; mais que leur cher moi cesse d'être, les dévotes les plus détachées du monde ne se résigneraient pas sans peine à le croire. Si Dieu résume nos ignorances, l'immortalité concrétise l'instinct de conservation. En politique, même exploitation des erreurs où conduit un intérêt mal compris ; avant le vote on promet des miracles à l'électeur médusé, après, mille excuses permettent d'expliquer pourquoi l'on n'a rien pu faire. Et des faveurs, des rubans, habilement distribués, suffisent à compléter la cuisine électorale. Mais le sage se défie des mensonges de l'intérêt, comme des illusions de l'amour-propre ; si pénible que puisse être la vérité à l'égard de lui-même, il l'accueille toujours en amie.



- L. BARBEDETTE.

DOCTUMENTS - Hermann Usener : Epicurea ; -Guyau : La morale anglaise contemporaine ; -Stuart Mill : L'Utilitarisme ; -H. Spencer : Principes de morale, etc.



INTERET GENERAL

Intérêt commun aux habitants d'une même localité, aux hommes vivant dans un même pays. Telle paraît être, de prime abord, la définition de l'intérêt général. Il importe cependant, avant tout, de s'assurer s'il y a bien, autour de nous, un intérêt ayant ce caractère, de se rendre compte si rien ne s'oppose, en réalité, à son existence. Cette recherche est d'autant plus nécessaire que des sociologues ont cru pouvoir édifier tout un système social, établir et répandre une doctrine dont l'intérêt général forme la base.

Voyons donc si, oui ou non, il y a autour de nous un intérêt général et s'il convient d'accepter ou de repousser cette conception, commune aujourd'hui aux démocrates bourgeois et ouvriers qui préconisent comme moyen d'évolution la collaboration des classes.

Certes, il est tout à fait évident que si tous les hommes qui habitent un même pays avaient un intérêt commun, c'est-à-dire collectif, ils s'entendraient facilement sur la base même de cet intérêt. Rien ne serait plus commode, pour eux, que de se doter d'un ordre social qui, interprétant cet intérêt, leur donnerait satisfaction. Il est non moins évident que nul antagonisme ne pourrait exister entre les individus et que, dans ces conditions, parler de classes serait une hérésie. Il n'y aurait bien, en vérité, qu'une seule classe sociale.

Rien ne s'opposerait donc à ce que le progrès s'accomplisse sans entrave dans tous les domaines et il est tout à fait certain que, l'évolution étant normale, ce serait une folie que de vouloir accélérer le rythme de ce progrès, mécaniquement et violemment, par des révolutions parfaitement inutiles.

Mais en est-il ainsi et, dans la négative, pourquoi en est-il autrement?

Je déclare tout de suite qu'il n'y a pas, qu'il ne peut pas y avoir d'intérêt général en régime capitaliste. En fait, il y a deux catégories, deux portions opposées d' « intérêt général » (si, ainsi limité, je puis encore me servir de ce nom) et leur confrontation est la meilleure preuve de l'inexistence du n intérêt véritablement général. Il y a, en effet, l'intérêt général des possédants : des exploiteurs, et celui des non-possédants : des exploités.

Entre ces deux formes d'intérêt général, dont l'une est bien la négation de l'autre, toute conciliation est impossible. Leur opposition est telle, qu'elle est constante, permanente, systématique. Elle ne prendra fin que par la disparition de l'intérêt général capitaliste, par l'abolition de la propriété privée, base du système social actuel.

La vie de chaque jour enseigne, avec une brutalité d'expression inouïe, qu'il n'y a réellement aucun intérêt commun, général, entre le patron et l'ouvrier, entre le commerçant et le consommateur, entre le propriétaire et le locataire, entre l'exploitant et l'usager, etc.

L'intérêt général du patron l'oblige à faire travailler le plus longtemps possible pour le salaire le moins élevé, sans se soucier des conditions d'hygiène. Il ne rétribue l'effort humain que d’une façon strictement minimum. Il n'est pas besoin de dire que l'intérêt de l'ouvrier est diamétralement opposé.

Il en est de même pour le commerçant, qui a intérêt à vendre le plus cher possible, sans se soucier de la condition sociale du consommateur et de ses moyens d'existence. Nul doute que, là encore, l'intérêt du consommateur soit en opposition avec celui du commerçant, surtout à notre époque, où le dernier prétend faire fortune en quelques années.

Qui oserait soutenir que le propriétaire - le plus avantagé de tous les rentiers, au moins actuellement - ne cherche pas constamment à augmenter le prix de ses loyers, sans se préoccuper si le locataire, exploité par le patron, volé par le commerçant, peut réellement payer les prix de location qu'il veut imposer!

Qui pourrait affirmer que l'exploitant d'un service public à caractère de monopole de fait, comme les Compagnies de transport terrestres, maritimes ou fluviales, se préoccupe de l'intérêt des usagers, lorsqu'il établit ses tarifs? Non, il n'a d’autre souci que de rétribuer le capital engagé par un intérêt élevé, d'amortir dans dix ans, ou moins, le prix d'un matériel qui roulera ou servira vingt ou trente ans.

En ce qui concerne le caractère de la production elle-même, il n'y a aucun souci d'intérêt général chez ceux qui la dirigent. Le capitalisme industriel ne construit pas, ne fabrique pas pour satisfaire des besoins mais pour réaliser des profits. Il en est de même pour le commerçant, qui ne tend nullement à remplir un rôle utile, mais uniquement à faire fortune dans un minimum de temps.

La Bourse des Valeurs, celle de Commerce, qui devraient être les régulateurs des actions et des prix, qui devraient déterminer la valeur exacte d'une affaire quelconque ou le prix d'une denrée telle que le blé, par exemple, ne visent, au contraire, qu'à fixer arbitrairement, pour le seul profit de quelques-uns, le prix de celle-ci, la valeur de celle-là, sans tenir aucun compte du caractère de l'affaire, de l'abondance ou de la pénurie de la denrée.

Ces opérations, qu'on décore du nom de spéculations, mériteraient mieux le nom de vols organisés.

Boursiers de valeurs et boursiers de commerce n'ont rien de commun avec les travailleurs qui édifient ou assurent la marche des entreprises, ni avec les producteurs réels du blé.

Que dire des intermédiaires, possédants fictifs, qui brassent des millions et vivent comme des poux sur le corps social, sur le producteur et le consommateur? Y a-t-il entre ceux-là et ceux-ci un intérêt commun?

Enfin, pour en finir avec ces comparaisons, y a-t-il concordance d'intérêt entre les consommateurs et les mandataires aux Halles qui jettent au ruisseau d'excellentes marchandises plutôt que d'en diminuer le prix, alors que des milliers et des milliers de pauvres gens ne peuvent les acquérir parce que les cours sont trop élevés pour leur bourse?

Lorsque, pour éviter, par l'abondance, l'avilissement des prix, les sociétés de pêcheries font rejeter, après une pêche trop fructueuse, des milliers de poissons capturés souvent, par les travailleurs de la mer, au péril de leur vie, lorsque - pour les mêmes raisons ou par suite de tarifs de transport prohibitifs - on laisse pourrir en tas dans les régions de production, des denrées précieuses : pommes de terre, choux-fleurs, blé même, et que la masse des consommateurs est ainsi privée (pour la sauvegarde et l'entretien d'intérêts particuliers) des avantages des récoltes généreuses, « l'intérêt général » apparaît comme délibérément sacrifié...

Ces exemples suffisent, je crois, à démontrer qu'il n'y a pas, aujourd'hui, d'intérêt général et que, seuls, des individus placés sur le même plan social peuvent avoir et ont un intérêt commun. Et cependant, malgré tout ce que la vie démontre quotidiennement, les économistes bourgeois, qui ont charge d'âmes, affirment l'existence de l'intérêt général. Ils se gardent bien de le définir. Ils se contentent de le proclamer. C'est plus facile, mais beaucoup moins convaincant.

L'intérêt général? Il a sans doute existé lorsque l'homme naquit libre sur la terre libre, mais depuis...

Il est vrai qu'au début de l'humanité, la propriété individuelle était inconnue ; que, partout, l'homme était chez lui et l'égal de son semblable. A ce moment-là, il y avait des individus qui s'étaient groupés pour défendre leur existence contre les animaux et les éléments et assurer leur vie, mais il n'y avait pas de classes, pas de hiérarchie, pas de castes, pas de tyrans, pas de prêtres, pas de religions. Il y avait vraiment un intérêt général : celui de tous les associés socialement égaux, instinctivement unis.

Cet intérêt général cessa d'exister lorsque certains hommes ; les forts, ceux qui furent choisis par leurs semblables pour les guider réussirent à tromper ceux-ci, à imposer leur domination, leur autorité, à leurs mandants, qui n'avaient pas su contrôleur leurs actes. L'autorité était née et avec elle la propriété.

Non contents de commander aux hommes, les chefs voulurent - et c'était normal - posséder les choses. C'est ainsi qu'ils décrétèrent que telle ou telle étendue de terrain, enclose ou non, avec tout ce qu'elle contenait : hommes, animaux, maisons, arbres, cours d'eau, etc., etc., était leur propriété.

Pour faire fructifier cette étendue de terrain, pour en tirer revenu, les chefs, devenus des maîtres, exploitèrent leurs semblables ; pour la défendre contre les entreprises des autres chefs, aussi ambitieux et aussi peu scrupuleux qu'eux-mêmes, ils levèrent des bandes, puis des armées ; pour maintenir les esclaves et les soldats dans l'obéissance et l'humilité, ils inventèrent les religions et les morales. La ruse, sous le visage des prêtres, devint l'auxiliaire de la force.

S'il y eut un moment conflit entre la force et la ruse, entre les chefs et les prêtres, les uns et les autres, comme les capitalistes d'aujourd'hui, comprirent vite qu'ils devaient s'allier et non se combattre. Cette alliance persiste encore. Elle durera aussi longtemps que le capitalisme lui-même.

Puis, le temps a passé. Les chefs sont devenus des seigneurs, des rois, des empereurs. Ils possèdent des territoires immenses peuplés par des dizaines, des centaines de millions d'hommes qui leur obéissent et travaillent à leur enrichissement, à celui des privilégiés groupés autour du pouvoir.

Les polices assurent la sécurité intérieure des Etats ; empires, royaumes ou républiques ; les armées sont toujours prêtes à en accroître l'étendue, à porter la civilisation chez les peuples « arriérés » ; les prêtres de toutes les religions enseignent l'obéissance et la résignation ; les juges frappent sans pitié, au nom de la morale, les iconoclastes, les révoltés, les rebelles, les conscients qui discutent le dogme et l'Ecriture, qui revendiquent leurs droits.

Plus tard, les trônes fléchiront, s'écrouleront. Sous la poussée des révoltes populaires les rois, les empereurs disparaîtront, pour faire place aux républiques ; les régimes absolus cèderont le pas aux démocraties, les privilèges passeront des mains du clergé et de la noblesse dans celles des mercantis, des industriels, des financiers ; le suffrage universel remplacera le vote censitaire. Les Parlements - même économiques - surgiront pour exprimer, soi-disant, la volonté populaire. Malgré tout cela, rien ne sera changé. Les castes et les classes subsisteront. L'exploitation de l'homme par l'homme demeurera. Et il en sera ainsi aussi longtemps que la propriété individuelle, mère des Etats, existera.

On peut, certes, dire sans crainte d'erreur, que la situation générale des ouvriers et des paysans est supérieure à celle des esclaves antiques, grâce à leur action incessante, mais on peut affirmer, avec la même certitude, que les maîtres d'aujourd'hui, industriels et financiers, par le chômage, les bas salaires, les mauvais traitements, les logements insalubres imposés aux ouvriers et paysans, sont aussi odieux, aussi brutaux, aussi cupides aussi vindicatifs que ceux des premiers âges qui avaient, au moins partiellement, l'ignorance pour excuse!

Telles sont les raisons historiques et de fait pour lesquelles il ne peut y avoir, il n'y a pas d'intérêt général. Elles suffisent largement pour me permettre de le nier, pour déclarer que tout le système auquel il a donné naissance n'est qu'une fiction.

Lorsque nous serons revenus au principe de l'égalité sociale, il sera logique de parler d'intérêt général. Pas avant! Qu'on fasse disparaître les castes, les classes, la propriété, tout ce qui fait que les hommes sont encore des maîtres ou des esclaves! Jusque-là l’intérêt général ne cessera d'être un mythe et la « collaboration des classes » une duperie.



- Pierre BESNARD.