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INTUITION n. f. (du latin intuitio ; de in, dans et tueri, voir)

Connaissance claire, directe et immédiate des choses, sans le secours du raisonnement ; perception directe de vérités qui, pour être saisies par l'esprit, n'ont pas besoin de l'intermédiaire du raisonnement. En philosophie, l'intuition est un mode de connaissance immédiate et directe, qui ne s'embarrasse ni du raisonnement, ni de l'expérience, ni de l'observation des faits. Elle a son origine dans le sentiment. Elle considère comme de secondaire importance les conflits qui peuvent mettre aux prises le sentiment et le raisonnement basé sur l'observation. Elle tente de concilier, quand faire se peut, celui-ci et celui-là ; mais, quand l'expérience contredit le sentiment, c'est celui-ci qui l'emporte, le sentiment intime, la conscience et autres lumières subjectives étant un guide plus sûr, mieux éclairé que l'expérimentation.

L'école positiviste (voir positivisme) n'admet comme certains que les faits vérifiés et contrôlés ; elle ne reconnaît que les vérités qui se meuvent dans le cadre de l'observation. Sans faire complètement fi de ces vérités et de ces faits, l'Ecole qui s'édifie sur l'intuition émet la prétention d'aller directement à la vérité, de franchir le cadre qui limite le domaine de l'expérimentation et du connu et de conclure, sans hésitation, dût la conclusion être en désaccord avec les connaissances acquises par l'observation.

On conçoit l'empressement sympathique avec lequel les Ecoles spiritualistes et, plus encore, les chapelles religieuses ont accueilli les théories émises par « l'Intuitionnisme ». Dans l'ardente lutte engagée contre le matérialisme et la philosophie qui en découle, ces théories trouvaient droit de cité. Le philosophe Henri Bergson, auquel de brillants auditoires, en majeure partie composés de snobs et de dilettantes, firent, ces temps derniers, un bruyant succès, a développé la doctrine de l'Intuition dans quelques études psychologiques dont les plus connues ont pour titre : Essai sur les données immédiates de la conscience ; Matière et mémoire ; L'Evolution créatrice.

L'Intuitionnisme - qu'on nous pardonne ce néologisme - ne possède aucun caractère scientifique. Il repose tantôt sur des lieux communs et des traditions discutables, tantôt sur de fragiles rapprochements, de douteuses comparaisons ou des exemples suspects. Selon les lieux, les temps, les circonstances et les individus, le système philosophique qui en est l'expression officielle conduit à des conclusions que leur diversité, voire leur opposition condamnent à l'incertitude.

Le mot « Intuition » est pris aussi dans le sens de pressentiment (Voir ce mot). Exemple : « J'avais l'intuition du malheur qui m'est arrivé. J'ai l'intuition que mes démarches n'aboutiront pas. Mon intuition ne me trompe jamais. Dès que j'ai vu telle personne, j'ai eu l'intuition que nous nous lierions d'amitié ».



- S. F.



INTUITION

L'intuition, qu'elle soit intellectuelle ou sensible, s'oppose à la pensée discursive ; elle implique perception immédiate d'une vérité qui n'a pas besoin du raisonnement pour être connue. En géométrie, la formule permettant de calculer la surface d'une circonférence n'apparaît pas évidente de prime abord ; je dois décomposer cette surface en triangles dont la base est infiniment petite ; et ces triangles je les rattache à des parallélogrammes, réductibles à des rectangles qui se ramènent eux-mêmes au carré.

Grâce à une série de substitutions j'arrive à déterminer de façon certaine la surface de figures successives. Les vérités ainsi obtenues sont essentiellement discursives, médiates ; elles découlent de jugements logiques. Mais lorsque je déclare : « deux quantités égales à une même troisième sont égales entre elles » ou « les sommes de quantités égales sont égales », j'énonce des propositions, qui n'ont besoin de nul raisonnement pour être évidentes, et dont je ne puis fournir aucune démonstration rigoureuse. Ces vérités primordiales - on les appelle axiomes - commandent toute la série des déductions mathématiques, rendant possible les substitutions de nombres en arithmétique, de lettres en algèbre, de figures en géométrie. Dans l'ordre expérimental, connaissances immédiates de la vue, du toucher, etc., ainsi que de la conscience constituent des intuitions de genre différent. Mais à ces données primitives se surajoutent bientôt, par suite d'habitudes acquises, des souvenirs, des idées, des jugements qui s'incorporent à la perception et la modifient. D'où erreurs fréquentes, imputables aux activités imaginatives et intellectuelles, qui brodent à leur fantaisie sur le canevas fourni par l'expérience. Evaluer la distance d'une cloche d'après le son qu'elle émet, la chaleur d'un poêle d'après sa couleur, résultent ainsi d'une interprétation toute mentale ; la distance n'étant directement perçue que par la sensibilité musculaire et tactile, peut être aussi par la vue, la chaleur ne l'étant que par le toucher. Observer un objet qui tombe sera une intuition sensible, alors que conclure à la chute de cet objet, en vertu de la pesanteur, si je l'abandonne dans le vide, sera une certitude déductive. Et quand je dis : « la même chose ne peut pas à la fois être et ne pas être » ou « tout a une cause », je suis en présence de vérités intuitives, évidentes avant d'être confirmées par l'expérience. Elles constituent l'ossature de la raison, puisque sans le principe d'identité nulle pensée logique n'apparait possible et que la causalité sert de fil d'Ariane au savant pour se guider dans le labyrinthe des faits. Force est à l'esprit de s'arrêter quelque part dans la série régressive de ses démonstrations ; c'est aux certitudes intuitives, soit de l'intelligence, soit de la perception consciente ou sensible, qu'il demande la base indispensable aux constructions de la pensée.

Bergson et ses disciples rabaissent la connaissance discursive au profit de l'intuition. Mais cette intuition, vue directe du réel, ils la supposent relevant des sens ou de la conscience, pas du tout de la raison ; de plus, loin de consister dans un enregistrement passif des données expérimentales, elle impliquerait effort méthodique et prolongé pour se déprendre des habitudes acquises. Une perception directe des pulsations intimes de la matière, toujours en mouvement et non figée en formes immuables, serait possible aux sens ramenés pour un moment à leur virginité première. Les couleurs apparaitraient à nos yeux éblouis, animées d'éternels remous aux nuances innombrables, les lignes droites perdraient de leur précision, tous les objets particuliers, que nous découpons dans l'espace, fusionneraient en une sorte d'aurore boréale, aux lumières de contours indécis. Avec ses instruments, ses mesures, le savant, qui convertit la qualité en quantité, s'avère incapable de saisir les faits en profondeur ; il n'en perçoit que la surface. Quand j'entends sonner une cloche, c'est arbitrairement que j'en découpe les coups pour les nombrer : chacun d'eux à sa nuance particulière et leur totalité engendre une phrase musicale, un rythme inanalysable. Même déformation spatiale dans la connaissance des sensations corporelles ou des sentiments moraux. Si je ferme le poing et presse les doigts de plus en plus, j'éprouve un sentiment d'effort qui croît mais reste identique, semble-t-il ; en réalité le nombre des muscles intéressés à mon action se multiplie, gagnant toute la main, le poignet, l'ensemble du bras, l'épaule même, et ce n'est pas d'une sensation d'intensité variable que j'ai conscience, mais d'une série de sensations hétérogènes, qualitativement distinctes et qui résultent de l'extension prise par les contractions musculaires. L'aggravation continue d'une douleur mentale ne consiste pas, comme on l'admet de prime abord, dans le grossissement progressif d'un sentiment de même nature. Elle implique une succession de sentiments différents, étrangers les uns aux autres, dont l'intensité répond uniquement à la quantité d'états psychiques teintés de sa couleur. Ces analyses bergsoniennes sont ingénieuses, mais la perception du monde extérieur, qu'elles supposent, répond surtout à des troubles de la vue, et la notion d'intensité psychologique subsiste dans l'immense majorité des cas. Sur le tombeau scellé des doctrines irrationnelles, la science peut dès aujourd'hui chanter alléluia.

Une autre intuition, morte depuis longtemps, c'est celle dont nous gratifièrent Malebranche, les Ontologistes, et d'autres disciples plus ou moins fidèles de Platon : l'intuition de Dieu. Dès ici-bas notre intelligence communiquerait avec l'Etre suprême, nous verrions Dieu, selon une expression chère à Malebranche, sinon dans son essence infinie, du moins en tant que réceptacle des Idées. Doctrine si fragile que l'Eglise a condamné ses défenseurs. Elle s'inspirait de l'argument ontologique, invoqué par Saint Anselme et Descartes en faveur de l'existence de Dieu. L'idée de Dieu, disaient ces derniers étant celle d'un être parfait, implique nécessairement l'existence qui est une perfection ; de même qu'un triangle suppose trois angles par définition. Et de conclure : donc Dieu existe puisque nous le pensons. Ils passaient ainsi faussement de l'ordre idéal à l'ordre réel, oubliant que si un triangle suppose bien trois angles, il faut des preuves nouvelles pour démontrer que ce triangle et, par conséquent, ses trois angles existent en fait. De même si Dieu avait toutes les perfections, il aurait sans conteste l'existence ; mais rien ne prouve que ce Dieu existe effectivement en dehors de notre esprit. Une montagne implique des vallées ; par contre, si la montagne est imaginaire, les vallées aussi le sont. En admettant une perception directe de Dieu, Malebranche et les Ontologistes croyaient échapper à toute objection ; malheureusement pour eux la psychologie expérimentale a définitivement classé l'intuition divine parmi les mythes sans fondement.

Historiquement, l'intuition, une fausse intuition, a donc servi de base à des doctrines hautement fantaisistes. Ajoutons que certains principes de la raison ont perdu le caractère d'évidence immédiate qui fut leur autrefois. Ainsi la finalité nous semble illusoire quand il s'agit du monde physique : son domaine se restreint à la vie, peut-être à la pensée. Principes de causalité, d'identité même, pourraient bien n'avoir qu'une valeur relative ; ce sont des hypothèses commodes et largement probables, mais dont la rigueur n'est sans doute pas absolue. Les postulats de la géométrie euclidienne se volatilisent aux yeux des métagéomètres. Et nous ne parlons pas des hallucinations pures où le cerveau fait tout, sans rien demander aux sens. Facilement reconnues dans le délire et la folie ordinaires, elles sont prises pour des visions célestes dès qu'il s'agit d'hallucinations religieuses : témoin celles de Marie Alacoque à Paray-le-Monial, de la petite Soubirous à Lourdes, des deux frères Barbedette - mes homonymes et peut-être lointains parents, car nous sommes de la même région - à Pontmain. L'Eglise, défiante, réduisit au silence ces visionnaires : des habitants de Nevers, sa résidence, me l'ont certifié pour la Soubirous, et l'un des Barbedette, un naïf, m'a déclaré, à moi-même, que les chefs ecclésiastiques lui firent promettre de ne narrer à personne comment la Vierge lui était apparue. Pour lever cette défense on attendit qu'il eût pris de l'âge et qu'aucune imprudence ne fût à craindre de sa part. Mais à Pontmain, comme à Lourdes, comme à Paray-le-Monial s'élèvent de magnifiques églises où des croyants simplistes laissent des millions, chaque année. Que ces exemples nous servent de leçons ; défions-nous même des certitudes, car beaucoup ne résistent pas à l'épreuve d'une critique serrée! De ce nombre sont les intuitions mystiques, les rêveries a la Bergson et les prétendues évidences rationnelles que les traditionnalistes voudraient mettre à l'abri de toute discussion.



- L. BARBEDETTE.



INTUITION

Au sens le plus large, appliqué aux événements de la vie, l'intuition est une notion spontanée des faits, affranchie des chemins ordinaires de la connaissance. Elle accompagne ainsi le caractère, plus subjectif et limité, que lui donne la philosophie et qui a rapport à une « connaissance des vérités à la fois claire, immédiate et indépendante de tout raisonnement ou démonstration ».

Ici, d'ailleurs, non seulement son importance et son rôle, mais sa définition varient avec les écoles, et Platon ou Malebranche, Locke ou Schelling, Kant ou Bergson n'ont pas pour elle le même regard ni ne lui accordent un prestige égal et des vertus identiques. Quant à la théologie, toujours excessive, elle la poursuit au delà des facultés humaines et en fait, par une fusion anticipée de la substance et un acte de foi en l'identité, la « vision de Dieu »…

L'intuition parait être davantage des premiers temps de nos acquisitions et tenir, comme l'instinct, plus aux fibres qu'à l'intellectualité, restant entendu que celle-ci ne se conçoit pas sans le support des sens. L'intuition est plutôt du domaine des natures impulsives, frustes ou sentimentales, que du jeu des esprits positifs, des analystes et des froids érudits. Elle est plus propre - éducation ou prédisposition - en raison de l'étendue de sa zone sensible, à l'élément féminin. A elle semblent se rattacher certains dons de prescience ou de prophétie et elle est regardée comme le caractère du génie. Elle semble ainsi suppléer et devancer provisoirement les moyens nés du développement intellectuel et propres à la culture, et devoir peu à peu céder le terrain à la cérébralité à mesure que se rétrécit le champ de la connaissance confuse et que la science intensifie ses méthodes d'investigation et de contrôle.

Il serait absurde, cependant, de lui tracer des frontières aussi précises et de prédire son recul obligé, de même que d'affirmer tantôt la prédominance, voire la souveraineté, et tantôt l'inanité de ses apports. Plus rationnel est-il d'en éclairer l'essence et les manifestations par des interrogations toutes scientifiques. D'ailleurs, la science elle-même pénétrant et, par la suite, régularisant, favorisant même le commerce encore mystérieux des êtres et nos réactions sur les choses, découvrant peut-être, par analogie, le secret de certains phénomènes troublants (comme la télépathie) dans des ondes que propage aussi l'éther et dont certains sujets particulièrement doués sont les pôles émetteurs et récepteurs, la science peut amplifier sa puissance, en l'appelant au renouveau. Et l'instrument rudimentaire d'un obscur savoir se muerait ainsi en prospecteur discipliné au service d'une intelligence chaude et éveillée.

Le sensible - encore impénétré dans sa vastitude parfois inquiétante - n'a pas dit son dernier mot. Il n'a pas fourni son dernier document ni projeté son dernier rayon d'art. Et les concentrations nerveuses ­ aux approches singulièrement clairvoyantes - dont certains hommes marquent le privilège, constituent sans doute des armes préhensives précieuses pour les conquêtes humaines. Sentant le passé par transposition sympathique - et assez lucide pour coordonner et situer son butin - un artiste pourra, jusqu'en histoire, apporter le bénéfice de sa faculté prolongatrice à la réduction de nos prodigieux inconnus. D'autre part, l'accroissement des régions intellectuelles - vouées, semble-t-il, à l'hypertrophie et peut-être au déséquilibre - commandées par la logique et soumises aux rigueurs du raisonnement, risque çà et là, un seul chaînon défaillant et parfois les prémices, de nous entraîner dans l'absurde et de nous faire répudier l'évidence. Il y a, dans la sécheresse où se lient les propositions et se débattent les théorèmes épurés, des quintessences arbitraires qui dépouillent la vérité des faits générateurs ; et le grossissement de l'abstrait dévoyé aux poursuites aveugles cèle un péril syllogistique. Pour y ramener l'impalpable souvent décisif de la vie, le contrôle intuitif est plus d'une fois l'inconscient redressement de nos spécialisations spéculatives...

L'amour, du plus impérieux des instincts aux plus éthérées des attractions artistiques, apparaît comme l'atmosphère propre aux intuitions d'envergure. Les frémissements amoureux - que le sexe les ébranle ou la passion artistique - leur offrent des facteurs décuplés de puissance et des voies de pénétration qui déconcertent la sérénité normale. Sans chercher ni des formes ni une source divine à l'intuition, et loin de la soustraire au regard curieux et à la surveillance de la science, on peut caresser en elle des espérances qu'un avenir toujours plus lumineux pourra servir et l'envisager comme une des forces enfin comprises et connues de la connaissance. Nous nous inclinerons s'il arrive aux événements de démentir ces perspectives.



- Stephen MAC SAY.