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IVRESSE n. f. (du latin ebrius, ivre)

Toute atteinte aiguë, fortuite et passagère, portée à l'équilibre mental par un poison psychique, est qualifiée d'ivresse. Par extension et par assimilation aux symptômes cardinaux de l'ivresse toxique, le langage courant a appliqué le même terme à certains états de l'esprit, caractérisés par une grande exaltation avec déséquilibre, trouble du jugement, déterminations généralement impulsives, en marge de la simple logique et parfois du bon sens. Ce trouble de l'honneur et du sentiment, cette passion de l'âme, atteint parfois des proportions où il n'est pas excessif de parler de morbidité : on est ivre de gloire, de vanité, de patriotisme, d'amour, etc. Dans ces états, on perd le contrôle de ses actes et c'est ce déraillement aigu où le jugement est émoussé qui justifie un rapprochement avec les ivresses toxiques.

Avant de dire quelques mots de ces états d'âme (d’un intérêt psychologique énorme) il sera question ici des ivresses toxiques.

A. - IVRESSE TOXlQUE. - L'ébriété, quelle qu'en soit la cause, a pour caractéristique d'être un état de folie transitoire, survenue brusquement, à la suite de l'absorption d'une dose quelconque d'un toxique dont l'effet immédiat est de stupéfier l'écorce cérébrale. Je dis une dose quelconque intentionnellement pour atteindre, sans hésitation, la conception tolérante de ceux qui croient que l'ivresse n'est la conséquence que d'un excès. Il n'y a point d'excès d'alcool, de vin, de tabac ou d'opium parce que l'usage même, ne répondant à aucun besoin normal, est déjà un excès ; ensuite parce qu'il est impossible de délimiter à quel moment finit l'usage et commence l'excès ; enfin parce qu'il est funeste de croire qu'une demi-ébriété est mieux portée et plus excusable qu'une ébriété complète. L'homme sage doit savoir que dès l'instant où il a permis à un toxique de franchir la porte de son organisme il est, quoi qu'il fasse, peu ou beaucoup, sous l'empire de ce toxique. Ceux qui attendent les manifestations vulgaires de l'ivresse pour en porter le diagnostic s'exposent à des erreurs lamentables. Quand l'ivresse, au sens mondain du mot, se manifeste, il y a longtemps que l'intelligence est plongée dans le désordre.

Ce désordre ne peut faire illusion qu'aux snobs et aux ignorants, ou aux faibles, dont la tension psychologique a diminué à ce point qu'ils se croient dans l'obligation de recourir à des artifices du reste trompeurs, pour la rétablir ou l'élever.

Deux souvenirs suffiront à objectiver le problème : celui d'une beuverie quelconque, populaire ou bourgeoise, où les convives, plus ou moins saturés d'alcool et de tabac, projettent autour d'eux les propos les plus burlesques, font preuve d'un niveau mental au-dessous de la moyenne sans pourtant chavirer sur leur base.

Et cet autre exemple d'un conducteur d'auto qui vient de faire un repas arrosé de vin, qui se croit alerte et sain d'esprit, mais qui, sans s'en douter, ayant perdu le contrôle parfait de ses mouvements, va causer un accident sur la route.

Il y a de petits et de grands effets des stupéfiants.

Mais, petits et grands, ils sont toujours du même ordre.

Nous diviserons l'ivresse en quatre périodes, dont la superposition, toujours la même, prouve la propriété narcotique de tous les poisons dits de l'intelligence. Cela dit pour ruiner la fausse réputation à laquelle prétendent la plupart de ces poisons d'être des excitants. C'est en vertu de cette réputation surfaite que le vin, l'alcool et même l'opium sont entrés dans la consommation alimentaire de tant de citoyens. Le travailleur manuel qui croit subir un coup de fouet de son verre de vin profite tout simplement, à son insu, d'un état de paralysie (stupéfaction) de sa sensibilité musculaire (d'où atténuation de la sensation de fatigue, ce précieux baromètre). Il n'est pire illusionné que celui qui, en pleine possession de ses moyens, n'agit qu'au détriment de sa propre substance.

La première phase (phase intellectuelle) de l'ivresse est marquée par des troubles de l'entendement. C'est le propre des narcotiques de frapper directivement, électivement et immédiatement à la tête. C'est cette spécialisation qui fait le danger insoupçonné des stupéfiants. C'est tout de suite du côté du jugement et du contrôle de soi que portent les atteintes du poison. Le déséquilibre des facultés supérieures de l'esprit en dérive aussitôt et se traduit par l'incohérence de pensées, des paroles et des actions. Le premier état de l'ébrieux est le désordre et la perte de la notion du réel. Le plus souvent le comportement euphorique du sujet, conséquence de la notion précise de son propre Moi, le porte vers l'exubérance, la confiance, la joie. Le tumulte des idées fait illusion et fait croire à leur surabondance comme à leur richesse. L'observateur de sang-froid en note au contraire l'infériorité.

C'est donc l'intelligence, la dernière venue dans l'ordre des acquisitions humaines, qui est le plus gravement altérée.

Mais presque aussitôt, et comme corollaire, la sentimentalité déborde. Tenue en laisse en temps normal, par l'intelligence et le jugement en éveil, elle tend à occuper le premier rôle. L'ébrieux fait du sentiment et trahit son être intime. Ses dispositions prédominantes sont livrées en pâture à la galerie. Il n'a plus rien de secret ; il se livre au premier venu. Dans cette seconde phase (phase sentimentale), l'ébrieux est de moins en moins son maître ; c'est le moment où il accumule les sottises irrémédiables. Il continue du reste à faire illusion ; s'il est poète, il éjecte les productions les plus clinquantes ; s'il est matériel, il se fait hardi dans ses épanchements. L'ébrieux vit comme dans un rêve, et, en fait, l'ivresse est un rêve éveillé. Ce qui fait que certains sujets s'y complaisent, c'est qu'ils s'y reconnaissent dans leur état véritable. Le vernis intellectuel une fois disparu, le frein du contrôle une fois brisé, le sujet se sent tout à fait à l'aise en présence de son moi profond où il vit passionnément, sans gêne, sans responsabilité, où il se voit plus libre. Le vrai moyen de croire à la liberté et de se donner l'illusion qu'on est libre est de s'enivrer. Or c'est justement le temps où l'on est le moins libre.

Bien près du sentiment est la sensation pure et simple. Elle gît à un étage inférieur et voisine avec l'instinct. C'est la phase purement sensorielle et instinctive de l'ivresse. Le sujet y devient avide de joies purement matérielles et bestiales. La déchéance est donc plus profonde. La sentimentalité, quoique déséquilibrée, peut s'épanouir encore en des régions plus élevées ; mais la sensation ne saurait viser bien haut. C'est une période où le simple réflexe en est le grand maître. L'acte est la conséquence d'un court-circuit, il est très vite la conséquence du désir.

Et enfin, de déchéance en déchéance, voici la paralysie complète qui s'installe. Progressivement la vie a quitté le cerveau pour se réfugier du côté du bulbe et de la moelle. Le vertige ne permet plus au sujet la station verticale ; l'équilibre physique est rompu ; la stupéfaction va jusqu'à la somnolence, jusqu'à l'hypnose complète. Le sujet, frappé d'un sommeil invincible, s'écroule anéanti, sans conscience, comme sans souvenir. Des signes physiques sont aussi survenus : phénomènes congestifs, vomissement, stertor, troubles respiratoires et circulatoires. Cet état de mort apparente peut durer quelques heures. En certains cas on a vu la mort survenir.

Telles sont les phases essentielles de ce redoutable état morbide que les marchands de poisons ont encore le courage de célébrer et que nombre d'humains ont encore la faiblesse de se procurer.

Tous les poisons de l'intelligence, à quelques symptômes près qui leur sont propres, engendrent la même ivresse. C'est une règle clinique. L'opiomane, le morphinique, le cocaïnique ne diffèrent pas de l'alcoolique.

Certains observateurs se sont plu à décrire des ivresses toxiques. Singulier abus des mots. Ne dirait-on point qu'il peut y avoir des ivresses qui ne sont pas toxiques? En fait, ils ont été frappés par la proéminence de certains symptômes, plus accentués chez certains sujets que chez d'autres : telles que l'agitation incohérente (ivresse maniaque), l'impulsivité (troisième période) ou ivresse impulsive, ou la floraison imaginative (ivresse délirante). L'amour de la description analytique peut aller très loin, étant donné qu'il n'y a point deux ivrognes qui se ressemblent tout à fait. Chacun met sa propre estampille sur sa folie momentanée.

La notion d'ivresse seule est sortie très pure de toutes les descriptions. Et c'est là qu'il convient de se tenir si l'on veut apprécier ce grand danger à sa vraie valeur et s'en affranchir par la prudente abstention volontaire de tout ce qui peut faire déchoir l'Homme du poste de vedette où sa raison l'a justement placé.

B. - IVRESSE PASSIONNELLE. - Les passions atteignent des paroxysmes dont l'acuité se traduit par un dérèglement formel de l'entendement et qui confine à la folie. Le terme d'ivresse qu'on leur applique aussi est préférable, car du point de vue de l'analyse psychologique on y retrouve les mêmes éléments que dans les ivresses toxiques.

Tous les états passionnels, sentimentaux, instinctifs qui bouleversent et déséquilibrent les facultés au point de devenir dominateurs au détriment de la saine raison, obnubilant la conscience et déréglant les actes, sont des ivresses. La passion ne se confond pas avec l'ivresse, mais elle est sujette facilement à des états suraigus dont il faut se méfier. De même le terme d'ivresse n'a rien de péjoratif fatalement ; elle peut être méliorative. Il y a des ivresses généreuses comme il en est de hideuses. L'amour du prochain porté jusqu'au sacrifice de la vie, est une beauté, mais l'ivresse de la gloire portée jusqu'à la soif du sang des autres est une laideur. Mais ces deux ivresses sont pourtant un profond dérèglement. Admirées ou flétries, elles sont en opposition avec ce que la raison et même le simple bon sens commandent. Faut-il les condamner? C'est un autre problème.

Une analyse psychologique des ivresses passionnelles ne peut être ici que sommaire. Bornons-nous à dégager les traits de quelques-unes d'entre elles pour unifier le tableau morbide tracé plus haut.

L'amour semble produire la plus toxique des ivresses passionnelles car, dussé-je dépoétiser ce sentiment qui n'en reste pas moins adorable, il me faut le ravaler, physiologiquement parlant, à l'action de toxiques endocriniens dont les glandes sexuelles sont le réservoir normal. L'amour est une maladie, a-t-on dit quelquefois ; c'est exagéré, mais il reste vrai qu'il est fort souvent morbide. Inspiré dans ses éléments premiers par la maturité des éléments reproducteurs et exprimé par des paroxysmes périodiques, ou uniques et transitoires, suivant les espèces animales, il produit, comme l'accomplissement de toutes les fonctions physiologiques, une volupté énorme. Par un dédoublement logique, mais anormal, il arrive que cette volupté est seule recherchée, à l'exclusion de la finalité de l'acte, et c'est dès lors, humainement parlant, que la porte est ouverte à tous ces excès passionnels que la chronique quotidienne qualifie de drames de l'amour.

Lors des paroxysmes, le sujet subit l'influence de sécrétions endocriniennes qui ont pour effet d'inhiber plus ou moins complètement le pouvoir de contrôle et la volonté. Le sujet est vite accaparé par ses désirs, il s'abandonne et s'exhibe à l'état d'esclave. Le symbole d'Hercule filant aux pieds d'Omphale est caractéristique. Le mâle a inventé le mot de maîtresse, également très caractéristique, pour qualifier son état de servitude. Les plus forts s'y laissent prendre et abdiquent toute indépendance. Ils se croient l'esclave de la comparse quand ils ne sont victimes que de leurs sécrétions internes. Antoine fut aux pieds de Cléopâtre comme Enée le fut aux pieds de Didon, comme le plus modeste de nos camarades peut l'être aux pieds de son amie. L'ivresse est complète ; la déraison de l'amoureux transi est trop connue pour qu'il soit besoin d'insister.

Le mystère de la fascination exercée par la femelle n'est pas encore éclairci complètement. Il est pourtant certain qu'il y a fascination réciproque, que cette action nerveuse (fluidique, disent certains) exercée par le regard est exaltée à certains moments qui coïncident avec la maturité complète de l'agent reproducteur, pour diminuer et s'éteindre dans l'intervalle.

Toujours est-il que le sujet perd totalement son équilibre et est incité à des actes que la conscience, la raison des autres réprouvent. Ce mal est à la portée de tout le monde, mais les frontières de l'ivresse folle ne sont pas toujours franchies. Dans ce cas l'amour est raisonnable, s'il n'est pas déraisonnable d'accoupler ces deux mots.

Le culte de l'art produit des ivresses incomparables auxquelles les sujets s'abandonnent parfois jusqu'à la déraison. L'inspiration, tout ce que la folle du logis peut créer, a tôt fait de faire sortir l'artiste des limites où il reste son maître. Il faut de ces ivresses où l'on est porté sur l'aile du génie pour produire des œuvres fortes. Le parfait équilibre n'inspire guère que des platitudes. Il n'en reste pas moins que de telles ivresses, pour séduisantes qu'elles soient, dérèglent toujours le comportement normal, troublent le jugement et induisent les sujets à des excès dont ils n'ont plus conscience. Archimède s'évadant de son bain et parcourant la ville dans un état de nudité complète en criant « eurêka », est le symbole de l'état auquel je fais allusion.

Que dire de l'ivresse mystique, dont l'histoire est remplie? Quoi de plus fou, de plus déraisonnable que ces extases où s'exhibèrent les prétendus saints de toutes les religions, que ces accès de démence où tant de pauvres hères acceptèrent le martyre pour confesser leur foi, et dont le transport était assez intense pour supprimer jusqu'à la sensation de la douleur physique? L'ivrogne d'alcool présente la même anesthésie. Similitude d'états. Il est du reste un lien plus serré qu'on ne croit entre ces paroxysmes d'états mystiques et la sexualité et, par suite, avec la vie des glandes endocrines. La sainte Thérèse, Marie Alacoque et d'autres illuminées moins réputées sont des types morbides de la passion au degré de paroxysme ébrieux.

Faut-il parler longuement sur l'ivresse du sang, l'amour du carnage qui caractérise tant de patriotes de métier et dont l'aberration paroxystique suscite des crises de folie collective, décorée du nom de guerre, où la démence est telle qu'on exalte et magnifie les actes destructeurs les plus hideux? Le retour à une plus juste compréhension des faits peut seule faire mesurer l'énormité d'une telle ivresse. Le mécanisme secret d'une telle maladie est maintenant bien connu.

Et j'en dirais autant de tous les états passionnels dont le propre est de dérégler l'homme, de le ramener à l'état instinctif, où il abdique ses belles qualités pour redevenir la brute initiale. Ivre de jalousie, ivre de colère, etc., sont des locutions dont la langue courante est pleine ; graves et dangereux, ces états sont heureusement compensés par des états inverses d'heureuse folie, tels que l'ivresse de la joie. Les sottises que l'une commet y sont pourtant, pour le psychologue qui analyse froidement, de la même essence.



- Dr LEGRAIN.