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JALOUSIE n. f.

« La haine à l'égard de la chose aimée, déclare Spinoza, s'appelle jalousie » ; elle suppose « une fluctuation de l'âme née d'un amour et d'une haine simultanée ». Selon La Rochefoucauld « La jalou­sie est en quelque manière juste et raisonnable, puis­ qu'elle ne tend qu'à conserver un bien qui nous appar­tient ; au lieu que l'envie est une fureur qui ne peut souffrir le bien des autres. » Pour ces philosophes, comme pour le public, la jalousie est avant tout et même essentiellement amoureuse ; La Rochefoucauld, chez qui l'instinct de propriété s'avère particulièrement fort, la trouve, jusqu'à un certain point, légitime, et il l'oppose à l'envie toujours mauvaise, s'il faut l'en croire. En réalité, à l'exception de la jalousie amoureuse, dévia­tion sexuelle de l'instinct de propriété, ce sentiment a fort peu retenu l'attention des psychologues ; sa parenté avec l'envie apparaît évidente. La jalousie n'est qu'un aspect honteux de l'envie ; de l'une comme de l'autre on peut dire qu'elles sont essentiellement un désir pour soi-même à l'exclusion d'autrui, un égoïsme compliqué d'aversion à l'égard de nos semblables. Amour profond de sa propre personne, malveillance pour celle des autres, tel est le double élément qui s'y rencontre à dose variée ; avec la tendance à se parfaire qu'on ne saurait blâmer, elles en impliquent une autre illégi­time, celle de frustrer, d'amoindrir, de dominer nos frères humains. Garder par devers soi des ressources inutiles, pour en priver les autres, voilà sans doute la pire forme de la jalousie. Il est vrai que, par accord tacite, les moralistes officiels réservent l'épithète d'en­vieux ou de jaloux aux humbles, aux souffreteux, aux vaincus. L'on déclare jaloux le soldat las de trimer pour l'avancement d'un général, l'ouvrier que dégoûte un travail avantageux pour le seul patron, l'écrivain trop amoureux de l'indépendance pour se pendre aux sonnettes d'académiciens gâteux ; alors que l'élite englobe le chef dont la gloire fut cimentée avec le sang d'autrui, le noceur qui prélève son abondance sur la misère de ses employés, le penseur dont la liberté d'es­prit fut sacrifiée au désir d'être de l'Institut. A ces derniers les moralistes réservent les étiquettes bien son­nantes d'ambition légitime, d'émulation, etc. Mais l'émulation, tout connue la jalousie, implique le désir d'évincer des concurrents. L'élève qui veut être pre­mier, le sportman engagé pour un championnat, l'industriel en lutte contre ses rivaux nourriraient de purs sentiments philanthropiques, à l'égard de ceux qu'ils désirent supplanter ? Malgré l'Académie, permettez qu'on en doute. Et ne réalise-t-il pas l'amoindrissement d'autrui, dont rêve le jaloux, le milliardaire qui accu­mule des richesses inutiles au détriment de la collec­tivité ? De même la joie de l'ambitieux vainqueur n'est­ elle pas sœur de la tristesse de l'envieux ? Si l'on baptise qualité le désir des honneurs ou du pouvoir, si l'on fait de l'émulation une vertu, pourquoi maudire l'envie leur commune mère ! Si le désir de frustrer autrui d'un bien convoité pour soi caractérise la jalousie n'est-elle pas le vice favori de nos élites prétendues ? Elle entre dans l'esprit de caste comme composant essentiel, les privilégiés n'estimant jamais assez infranchissables les barrières dont ils s'entourent. Témoin les précautions des gentilshommes sous les rois : pour barrer la route aux membres énergiques du Tiers-Etat, les quartiers de noblesse limitaient les aptitudes aux diverses charges de l'Etat. Pour écarter du pouvoir les citoyens pourvus seulement de science ou de talent, le gouvernement de 1815 puis, malgré des atténuations, celui de 1830 réservèrent aux riches contribuables les fonctions d'électeur, et à de plus riches encore le droit d'être élu. Man­darins de tous grades et de toutes écoles font, sous nos yeux, une guerre implacable à des non-diplômés qui les valent bien. Plutôt qu'obtenir la santé d'un médecin sans estampille, mourez nous dit la loi! Les anciens élèves des grandes écoles se transmettent les meilleurs emplois comme un héritage patrimonial : ici règne Polytechnique, là Centrale ; et, s'il ne sort de la mai­son, rien à faire, même pour un ingénieur de génie. Grâce au jeu décevant de parchemins, qui prouvent en faveur de la chance ou du piston autant qu'en faveur du mérite, des éducateurs expérimentés moisissent dans des postes infimes, alors que des médiocres, sortis de Normale Supérieure, se pavanent dans les plus hautes chaires. Si les gens du commun nuisent à leurs maîtres en pensées, ces derniers se réservent en fait d'innombrables avantages au détriment de leurs inférieurs. En demandant à la loi ou à des règlements administratifs d'exclure quiconque n'est pas du clan, ils gardent néanmoins le beau rôle. Le médecin jaloux du guérisseur se retranche derrière le Code ; pour évincer l'autodidacte nos officiels disposent de décrets anonymes ; et les prétextes abondent quand on veut écarter l'ingénieur non polytechnicien. Or dépouiller injustement les autres, pour son profit personnel ou celui de sa caste, découle d'une jalousie illimitée ; les envieux les plus criminels sont ces privilégiés qui, sans cesse, rabaissent le peuple loin de l'élever. Qu'il soit loisible à chacun d'améliorer sa situation, parfait ; empêcher autrui d'y parvenir est coupable. Pourtant ce dernier but inspire l'appareil répressif de maintes lois, nos élites n'ayant pas, dans la supériorité qu'elles affectent, une confiance assez grande pour permettre que s'installent des concurrents. Juger à l'œuvre le professeur, le médecin, l'ingénieur ! les règlements s'y refusent avec énergie ; et l'on évite ainsi des comparaisons qui ne seraient pas toujours à l'avantage des détenteurs de parchemins. Aujourd'hui comme autrefois, nos élites prétendues s'adjugent le premier rang, grâce à l'exclusivisme et à l'a priori ; nul besoin de valeur effective pour une supériorité faite surtout de négations.

Nos pontifes officiels tonnent contre la jalousie, non des vampires trois fois saints de la classe aisée, mais du pauvre qui crie lorsqu'on le saigne sans ménagement. Diviseur aussi grand que commun des malheu­reux, dont l'entente sonnerait le glas de notre régime, elle doit pourtant être chère aux gouvernants. Et la multiplicité des échelons hiérarchiques, le savant dosage d'inégalités, qui dressent en adversaires les producteurs d'un même Etat, ont pour mission d'allumer cette pas­sion génératrice de désaccords. En concédant aux vain­cus des droits fort inégaux, Rome ne visait pas un autre but ; et, pour un motif identique, l'Angleterre accorde à ses colonies des traitements très variés. Désu­nir le parti contraire fut la tactique habituelle des poli­tiques fameux; son efficacité permet toujours aux minorités dirigeantes de domestiquer le reste des humains. Très larges à la base, très étroites au sommet, nos catégories sociales s'emboîtent comme des cercles de diamètre progressivement restreint, ou plus exactement se superposent tels les étages successifs de terrasses en pyramide. Conséquence, chaque catégorie tend vers la suivante, moins vaste et plus proche du centre, mais dédaigne celle qui précède. Ainsi la jalousie se reporte sur des intermédiaires sans atteindre en général le som­met. Le soldat se plaindra du caporal, qui se plaindra de l'adjudant, qui se plaindra du capitaine, etc., mais, parce qu'il est trop loin, ils négligeront le grand coupable, celui qui commande en chef. La rancune des victimes s'arrête avant d'atteindre les responsables, on maudit le bras en respectant la tête. Une ingénieuse division du travail permet même aux chefs de paraître justes et bons quand ils ne le sont pas. Un général affectera la bonhomie avec le simple troupier, mais voudra que ses officiers punissent pour de sottes futilités ; le ministre, bon enfant pour les solliciteurs, sermonnera l'huissier coupable de les introduire ; le parlementaire, tout miel devant ses électeurs, demandera au préfet d'éconduire les importuns. Ils se réservent la sympa­thie, laissant aux subalternes les rancœurs ! Rupture d'équilibre entre l'offre et la demande, nécessité du combat pour vivre ou procréer, voilà la racine primor­diale de l'envie chez l'animal et chez l'homme. Entre les plantules innombrables qui dressent leurs frêles tiges, au début du printemps, la jalousie serait atroce si, par impossible, elles savaient que les plus énergiques seulement continueront de vivre en automne. Dans la forêt aux pullulations irraisonnées s'entend ; non dans le champ de labour où l'on proportionne la semence au terrain, ni dans le verger dont les jeunes arbustes sont trop distants pour se nuire. Une multiplication exces­sive, sans rapport avec les ressources disponibles, rend inévitable le combat ; où une graine suffirait s'en trouve cent, où une plante pourrait vivre on en compte dix : toutes périront si nulle ne vainc. Par contre aucune lutte fratricide sur une terre non surpeuplée, mais un effort de croissance capable d'aboutir aux merveilles de nos jardins ou de nos potagers, Dès lors, pourquoi faire fi de toute prudence, quand il s'agit de perpétuer le genre humain ? Faut-il apporter moins de soins à la procréation, dans notre espèce, que l'horticulteur n'en dépense pour obtenir de belles fleurs ? Science et raison auraient leur mot à dire pour que cesse la jalousie atte­nante à notre mode de reproduction ainsi qu'à l'injuste répartition des biens faite par la société.

- L. BARBEDEITE.

N.-B. - On trouvera - reprises et développées - les idées de cette étude dans une brochure : Le Règne de l'Envie, que va publier « La Brochure mensuelle »,

JALOUSIE

La jalousie sexuelle est caractérisée par le besoin d'exclusivité dans la possession des êtres que l'on aime, ou que l'on désire. Ce besoin se traduit par la souffrance morale plus ou moins vive que l'on éprouve, lorsque l'on soupçonne, et surtout lorsque l'on constate, qu'ils accordent à d'autres que nous leurs caresses, ou brûlent de les leur accorder. Il en résulte un état de tristesse et de colère, qui peut aller jusqu'au meurtre et au suicide, tout au moins jusqu'à des vio­lences graves. Communément les jaloux recourent a toute sorte de stratagèmes intéressés, pour éloigner leurs rivaux, et ramener à eux seuls l'objet de leurs convoitises. Ils usent tantôt de la prière et tantôt de la menace ; mettent en valeur des principes moraux et des arguments sociaux, dont ils paraissaient n'avoir aupa­ravant nul souci. Les sages seuls s'abstiennent stoïque­ment, sachant par expérience combien sont vaines, la plupart du temps, ces manœuvres ; combien leur résul­tat le plus clair est, en nous rendant ridicules ou odieux, d'achever d'éloigner de nous des personnes que nous aurions voulu, pour le reste de l'existence, ou tout au moins jusqu'à extinction de notre flamme, lier à notre destin.

La jalousie n'est pas le produit d'un raisonnement philosophique. Comme l'amour, la haine, la douleur, ou le plaisir, elle surgit en nous indépendamment de notre volonté, et il ne dépend pas de notre caprice qu'elle cesse ou non de nous torturer moralement. Mais ceci n'en légitime pas les excès, et ne comporte point que nous ne puissions réagir contre cette passion détes­table, jusqu'à l'empêcher de nuire à nous-mêmes et aux autres, comme il nous est loisible de réagir contre la tyrannie des instincts et l'entraînement des mauvaises habitudes.

L'orgueil est pour beaucoup dans la production de la jalousie. On ne se contente pas de chercher à plaire ; on voudrait plaire plus que tous les autres, et n'avoir qu'à paraître pour les éclipser. En conséquence, on se trouve mortifié lorsque l'on constate que l'on n'attire point tous les regards et, lorsque se détournent de nous des personnes qui nous sont chères et que déjà nous avions conquises, la concurrence nous devient insupportable. On voit ainsi des hommes et des femmes, par pure fatuité, s'efforcer de détruire des unions, afin de se démontrer à eux-mêmes qu'ils sont irrésistibles et que nul ne leur peut être comparé. On en voit qui, n'ai­mant plus guère une personne et l'ayant presque oubliée, sont transportés de colère en apprenant qu'elle n'est pas, de cet abandon, morte de chagrin et qu'elle a retrouvé, en d'autres étreintes, le bonheur.

Cependant la jalousie paraît être surtout le résultat de la sélection amoureuse. En effet, on n'est guère jaloux des personnes avec lesquelles on s'est occasion­nellement accouplé pour la simple satisfaction d'un besoin physiologique. Le voyageur, obsédé par les sen­teurs printanières et qui, dans son isolement, n'a d'au­tre recours que d'entrer au lupanar, n'éprouve point de jalousie à l'égard du client qui lui succédera sur le lit de la prostituée. Il n'a pour cette femme aucune préférence marquée. Il sait que la banalité du service rendu, des centaines et des milliers d'autres femmes pourront le lui procurer, en échange d'un peu d'argent. Cette compagne d'une heure ne représente pour lui rien de rare ni de précieux.

Il n'en est plus de même lorsque, après des années parfois de solitude sentimentale, d'expériences vaines et de contacts décevants, il rencontre enfin : soit la courtisane experte à lui procurer à un degré inconnu l'ivresse des sens, soit l'épouse éminemment apte à réaliser son idéal de bonheur familial, soit encore l'intel­lectuelle partageant sa conception de l'existence et ses aspirations. Celles-ci, avec des caractères différents, représentent pour lui des possibilités, sinon uniques, du moins tout à fait exceptionnelles, de vivre intensivement sa vie, et il s'oppose farouchement à ce qui serait sus­ceptible de compromettre sa félicité, car il s'agit de joyaux qui ne se remplacent pas avec certitude du jour au lendemain.

En de telles circonstances et tant qu'il ne tourne point à la folie furieuse, ou à la manie de la persécution, le désir égoïste d'accaparement, identique dans les deux sexes, procède, il faut le reconnaître, d'une certaine logique.

Dans un autre domaine, ils ne s'inspirent pas de pré­jugés, mais de réalités positives : l'homme qui souffre à l'idée qu'une gouvernante, trop souvent indifférente, pourrait être appelée à remplacer, auprès de ses enfants, leur mère partie en escapade ; la femme qui, ayant trouvé, avec le nid qui lui convient, une appré­ciable aisance, s'inquiète à l'idée d'en être frustrée. Je n'insisterai pas sur le cas du mari qui, contraint par la loi de prendre à sa charge les enfants de sa femme, appréhende d'endosser l'onéreuse responsabilité de ceux qu'elle pourrait faire avec des amants, ordinairement peu scrupuleux sur le chapitre de la procréation, lors­ qu'ils sont assurés de n'en point supporter les frais.

Ce sont là complications d'existence, dues à des sou­cis économiques, que pourra faire disparaître une orga­nisation sociale plus rationnelle que celle que nous subissons.

Il n'en serait pas moins utopique de supposer que l'instauration d'une société communiste serait capable de supprimer automatiquement, avec le goût de l'exclu­sivisme en amour, la réapparition de sentiments de jalousie qui sont antérieurs à la société capitaliste, et que l'on constate, d'ailleurs, chez beaucoup de nos frères inférieurs les animaux, en pleine nature.

Ce n'est pas chez eux qu'il y a lieu de puiser les meil­leurs exemples, mais bien dans le type d'une humanité dégagée, par l'éducation, de ses brutalités ancestrales. Cependant il est indispensable qu'à l'éducation actuelle, qui légitime la jalousie, et lui fournit des excuses et des armes, au nom de principes moraux abominables, soit substituée, dès à présent, une éducation plus haute, basée sur le respect de la personne humaine et la libre disposition de soi.

Il n'est ni ridicule ni odieux de souffrir par l'aban­don, ou la crainte de l'abandon, d'êtres aimés qui ont pris dans notre existence une importante place. Mais il est ridicule de ne savoir point se dominer, et de se livrer pour cela à des extravagances de mélodrame. Il devient odieux, et il est d'ailleurs maladroit, d'user de la con­trainte. Il est stupidement criminel de recourir à l'as­sassinat

- Jean MARESTAN.

JALOUSIE SEXUELLE

S'occuper du problème social au point de vue anarchiste et négliger les ravages et la répercussion de ce terrible fléau qu'est la jalousie, dans l'humanité, me paraît un illogisme.

Voici plusieurs raisons à l'appui de ce point de vue : 1 ° La jalousie cause, en France, bon an mal an, mille à douze cents victimes. Ce chiffre ne concerne, bien entendu, que les drames et les ravages de la jalousie connus publiquement. Si la proportion est la même hors de France, c'est quarante à cinquante mille victimes que cet aspect de la folie immolerait annuellement ; 2° Il y a à considérer les moyens auxquels ont recours les jaloux pour assouvir leur fureur. On assassine par jalousie sexuelle en se servant de ciseaux, poignards, tiers-points, stylets, couteaux de diverses sortes, mar­teaux, haches, hachettes, hachoirs, coupoirs, tranchets, rasoirs, flèches, navajas, bow knives, machetes, sabres, revolvers, fusils, etc. Pour tuer et se tuer, les jaloux ont recours au suicide, à l'empoisonnement, à la défenestration, à la pendaison, à l'immersion, à la strangulation, etc. Ils emmurent, calcinent, coupent en morceaux, crucifient. La crevaison des yeux, l'arrachage du nez, des oreilles, l'ablation des parties sexuelles, des mamelles, d'autres mutilations encore figurent dans le catalogue des supplices infligés aux êtres que les jaloux prétendent aimer d'un amour sans rival. (Il n'est ques­tion ici de l'antiquité ni du Moyen-Age. Ces détails ont été relevés sur divers journaux quotidiens de pays dif­férents, pour la période 1927-1928. Le vitriol, dont on s'est tant servi jusqu'à l'apparition du browning, est passé de mode). Je ne parle pas ici des dénonciations à la justice, les maisons centrales sont pleines de pau­vres hères livrés par des jaloux de l'un et l'autre sexe. (Si quelqu'un m'accusait d'exagérer quant à la variété des moyens mis en œuvre pour se venger, je le renver­rais à une étude approfondie de la rubrique des drames passionnels, dans les gazettes de France et de l'exté­rieur) ; 3° Les gestes d'empiètement ou les crimes aux­quels la jalousie conduit nécessitant l'intervention de la loi et le jeu des sanctions pénales, ces actes renforcent les institutions autoritaires et resserrent les mailles du contrat social imposé.

De ce qui précède, on peut déduire, sans possibilité de contestation, que le jaloux est un type humain en voie de régression.

Le malheur est que ce spécimen retardataire se ren­contre encore dans les milieux « d'avant-garde » ou « extrémistes ». Même chez les anarchistes, la jalousie cause des meurtres, des suicides, des mouchardages, des rixes et des brouilles entre camarades.

Il importe donc, selon moi, d'analyser la jalousie, de nous demander quel est son remède ; celui-ci connu, de combattre la maladie.

On m'a objecté que « la jalousie, ça ne se commandait pas ». Piètre objection ! Si nous acceptions cette objec­tion cul-de-sac, ce serait à désespérer de tout effort tenté en vue de débarrasser l'humain des préjugés qui embrument son cerveau. Le croyant, le chauvin, disent, eux aussi, que la foi, l'amour de la patrie ne se com­mandent pas. Le capitaliste affirme aussi que le désir d'accumuler encore et encore ne se commande pas. La jalousie est diagnosticable, analysable comme n'importe quel autre sentiment autoritaire ou passion maladive.

Dans un roman utopique de M. Georges Delbruck : Au Pays de l'Harmonie, l'un des personnages, une femme, définit la jalousie en des termes lapidaires : « Pour l'homme, expose-t-elle, le don de la femme implique la possession de ladite femme, le droit de la dominer, de porter atteinte à sa liberté, la monopoli­sation de son amour, l'interdiction d'en aimer un autre ; l'amour sert de prétexte à l'homme pour légitimer son besoin de dominer ; cette fausse conception de l'amour est tellement ancrée chez les civilisés qu'ils n'hésitent pas à payer de leur liberté la possibilité de détruire la liberté de la femme qu'ils prétendent aimer. » Ce tableau est exact, mais il s'applique à la femme comme à l'homme. La jalousie de la femme est aussi monopolisatrice que celle de l'homme.

L'amour tel que l'entendent les jaloux est donc une catégorie de l'archisme. Il est une monopolisation des organes sexuels, tactiles, de la peau et du sentiment d'un humain au profit d'un autre, exclusivement. L'éta­tisme est la monopolisation de la vie et de l'activité des habitants de toute une contrée au profit de ceux qui l'administrent. Le patriotisme est la monopolisation, au profit de l'existence de l'Etat, des forces vives humai­nes de tout un ensemble territorial. Le capitalisme est la monopolisation au bénéfice d'un petit nombre de pri­vilégiés détenteurs de machines ou d'espèces de toutes les énergies et de toutes les facultés productrices du reste des hommes. Et ainsi de suite.

La monopolisation étatiste, religieuse, patriotique, capitaliste, etc., est en germe dans la jalousie, car il est évident que la jalousie sexuelle a précédé les dominations politique, religieuse, capitaliste, etc. La jalousie a préexisté à la vie en société, voilà pourquoi ceux qui combattent la mentalité sociale actuelle ne peuvent négliger de faire la guerre à la jalousie.

L'amour donc, étant considéré comme une monopoli­sation, la jalousie est un aspect de la domination de l'humain sur son semblable, homme ou femme, un aspect du mécontentement, de la colère ou de la fureur ressentie par un être vivant quelconque quand il sent ou prévoit que sa proie lui échappe ou fait mine de lui échapper. C'est à cela que se ramène la jalousie, dans le plus grand nombre de ses accès, quand on l'a dépouillée de toutes les fioritures, dont, pour la rendre acceptable et présentable, l'ont décorée les traditions, les conventions, les lois religieuses ou civiles. C'est cet aspect si commun de la jalousie que je dénommerai jalousie propriétaire.

Une deuxième forme de jalousie pourrait être appelée jalousie sensuelle. Elle s'analyse ainsi : l'un des parti­cipants à l'association amoureuse, rencontrant en son partenaire une satisfaction parfaite, se trouve privé, du fait de la cessation des rapports purement sensuels qui formaient le lien qui l'unissait à l'autre ; sa souf­france se trouve aggravée par la connaissance qu'un tiers jouit du plaisir que le malade s'était habitué à se réserver sans crainte de partage. La maladie empire d'autant plus que l'objet de l'attachement est plus voluptueux ou doué d'attributs physiques spéciaux.

La troisième forme de la jalousie est la jalousie sen­timentale. C'est la forme la plus grave de la maladie et la plus intéressante, à en croire certains moralistes. La souffrance qui peut aller jusqu'à une indescriptible torture morale, provient du sentiment nettement caractérisé d'une diminution de l'intimité, d'un amoindrisse­ment de l'amitié, d'un affaiblissement du bonheur. Qu'il se l'explique ou non, le patient éprouve la sensation bien nette que l'amour dont il était l'objet, décroît, baisse, menace de s'éteindre. D'autant plus surexcité, le sien redouble. Son moral et son physique s'en ressentent ; sa santé générale s'altère.

Je sais que « la jalousie sentimentale » peut être con­sidérée comme une réaction de l'instinct de conserva­tion de vie amoureuse contre ce qui menace son exis­tence. Admettant qu'une vie sentimentale profonde se nourrisse d'amour, d'affection, de confiance partagés, on peut comprendre que, son aliment venant à lui man­quer, menaçant de disparaître, il y ait réaction logique, résistance naturelle.

Je sais, faits à l'appui, que la « jalousie sentimen­tale » est longue à guérir, qu'elle peut être inguéris­sable. On voit certains malades recevoir un choc tel d'une déception amoureuse que toute leur vie s'en ressent ; comme s'y résolvent certains incurables, on ren­contre des êtres qui avaient édifié sur une affection unique toute leur vie sentimentale ; celle-ci venant à leur manquer, ils se sentent tellement désorientés qu'ils se donnent la mort.

Loin de moi la pensée de nier qu'il y ait dureté, cruauté, sadisme parfois, à jeter dans l'isolement et la douleur qui aime sincèrement, profondément et qui a eu sujet de compter sur le partage de son sentiment. Nier cela serait un non-sens de la part d'un défenseur de la conception du contrat.

C'est à « la jalousie sentimentale » que s'applique la conception du Larousse : « Tourment causé par la crainte ou la certitude d'être trahi par la personne qu'on aime, d'être aimé moins qu'une autre personne. »

Mais toutes ces considérations ne guérissent pas le malade.

Les individualistes anarchistes ne sauraient s'inté­resser à la jalousie propriétaire, sinon pour en dénon­cer le ridicule.

Reste la jalousie d'ordre sentimentalo-sexuel.

Dans la Douleur Universelle (page 394, en note), Sébastien Faure dénonce la jalousie comme un « senti­ ment purement artificiel », qui « dérive de circonstances suppressibles », « éliminable lui-même ».

Selon moi, l'élimination de la jalousie est fonction de l'abondance sensuelle et sentimentale régnant dans le milieu où l'individu évolue. De même que la satisfac­tion intellectuelle est fonction de l'abondance culturelle mise à la disposition de l'individu. De même que l'apai­sement de la faim est fonction de l'abondance de nour­riture mise à la disposition de l'individu.

Qu'il s'agisse d'un milieu communiste où les besoins sont satisfaits sans qu'on se soucie de l'effort fourni, ou d'un milieu individualiste où la satisfaction des désirs est basée sur l'observation de la réciprocité, la situation est la même. L'un et l'autre veulent que ses composants soient heureux et ils ne le sont pas, tant que, parmi eux, quelqu'un souffre : sa cérébralité, sa faim, ses sens ou ses sentiments insatisfaits. Le caprice, la fantaisie, le tant pis pour toi, la préférence, « l'en­fant de bohème » peuvent constituer des pis-aller pour des isolés - et c'est à démontrer - non pour des asso­ciés qui ne peuvent rien s'il ne règne pas entre eux un esprit de bonne camaraderie impliquant support, compréhension, concessions mutuelles. Et non seulement lorsqu'il s'agit d'associés, mais encore de camarades se fréquentant de très près et qui, recherchant leur plaisir individuel sans vouloir gêner le plaisir d'autrui, se sont délivrés des préjugés concernant la fidélité sentimentale comme inhérente à la cohabitation, le propriétarisme conjugal, l'exclusivisme sexuel comme marque d'amour en général.

C'est donc DANS L'ABONDANCE - d'offres, de demandes, d'occasions - que j'aperçois le remède à la jalousie. Et quel aspect revêtira cette abondance pour que personne ne soit laissé de côté, mis à part, ne souffre, pour tout dire ? Voilà la question à résoudre. Dans sa Théorie universelle de l'Association (tome IV, p. 461), Fourier l'avait résolue en constituant le mariage de telle sorte « que chacun des hommes puisse avoir toutes les fem­mes et chacune des femmes tous les hommes ».

Je ne puis m'étendre sur les conséquences de cette éthique sexuelle dont la principale est la disparition de la famille. Il me paraît difficile que le communisme anarchiste puisse finalement éluder cette solution, s'il veut rester conséquent avec lui-même, c'est-à-dire ne pas établir une hiérarchie des plaisirs et des besoins. On ne conçoit pas que des anarchistes puissent admettre de distinctions qualitatives entre les aspirations des divers appétits humains.

Ce qui frappe, quand on étudie à fond les objections présentées à la solution fouriériste, c'est qu'elles ressemblent formulées par des anarchistes, et comme deux gouttes d'eau aux protestations des éducateurs religieux et des représentants de l'Etat. Ceux-là et ceux-ci voient dans le couple et le groupement familial une garantie de la perpétuation du système de domination spirituel ou laïque, de là la poésie, les phrases ampoulées, les panégyriques dont s'accompagnent les descriptions de l'amour conjugal, de la famille, cellule du milieu social. D'ailleurs, si l'on persécute les partisans des concep­tions sexuelles qui vont à l'encontre des intérêts des dirigeants, je ne sache pas qu'il existe une seule loi - du code de Hammourabi aux codes soviétiques - qui décrète une pénalité contre l'exaltation de l'amour romantique ou de l'indissolubilité du lien conjugal. Les dominateurs savent bien ce qu'ils font.

Je pense donc que les communistes anarchistes en viendront à considérer l'abondance - le communisme sexuel volontaire - comme le remède à tous les maux de l'amour. Ce n'est d'ailleurs que récemment, surtout depuis la guerre mondiale 1914-1918, qu’une régression à ce sujet est notable chez les communistes anarchistes,

Mais une autre question se pose :

Le remède à la jalousie, à l'exclusivisme sentimental ou à l'appropriation sexuelle, le remède que je résu­merai en cette formule, empruntée à Platon : Tous à toutes, toutes à tous, - ce remède peut-il se concilier avec les principes de l'individualisme anarchiste, con­venir à des individualistes ?

Ma réponse est qu'il convient aux individualistes qui sont prêts, pour reprendre une expression de Stirner, à perdre de leur liberté pour que s'affirme leur individualité. Que cherchent en s'associant, dans le domaine sentimentalo-sexuel, un nombre quelconque d'individua­listes : est-ce à accroître, maintenir ou réduire toujours plus la souffrance ? Si c'est ce dernier but qu'ils visent, si c'est dans la disparition de la souffrance que s'affir­me leur individualité d'associés ; parmi eux, dans la sphère qui nous occupe, l'amour perdra de plus en plus son caractère passionnel pour devenir une simple mani­festation de camaraderie ; le monopole, l'arbitraire, le refus disparaîtront graduellement, deviendront toujours plus rares. Ils se rallieront à la formule ci-dessus énoncée parce qu'ils y verront la méthode la meilleure pour éliminer de leur milieu la jalousie sexuelle et ses con­séquences ; parce qu'ayant à choisir entre divers procédés leur « libre choix » s'est porté sur celui-là.

D'ailleurs, ils n'engagent qu'eux-mêmes. Ils ne sont pas jaloux, c'est le cas ou jamais de ne pas l'être, des systèmes autres « choisis » par d'autres groupes pour éliminer la jalousie de leur sein.

Les partisans de l'abondance comme remède à la jalousie, les réalisateurs d’associations anarchistes a fins sentimentales ou sexuelles, les propagandistes de la camaraderie amoureuse n'ignorent pas à quelles rail­leries ils sont en butte de la part d'excellents cama­rades encore inémancipés des préjugés courants en matière de moralité sexuelle, mais ils se souviennent de ce qu'écrivait dans Free Society, au cours d'un article solidement charpenté sur La pluralité en amour, l’anarchiste communiste F.-A. Barnard : « Ceux qui se sentent assez forts, assez enthousiastes pour oser être les pionniers de ce mouvement peuvent prendre courage à la pensée que les antiques conceptions de l’amour s'effondrent, que nous le voulions ou non, à ce point que l'espèce humaine tout entière se débat dans un chaos. Ils peuvent trouver un sujet de se réjouir encore dans la pensée qu'ils vivent conformément à des idées dont la réalisation assurera à l’être humain une existence normale et fertile. »

- E. ARMAND.