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JAUNE adj. et subst. m.

C'est dans un sens bien spécial qu'il nous faut prendre ce mot. Il ne s'agit pas - évidemment, et c'est regrettable, - de dire notre goût sur la nuance elle-même ou de la poétiser en par­lant de la fleurette des champs et des bois qui charme les yeux et réjouit tout un paysage. Rien d'admirable, dans la verdure, comme le bouton-d'or et le genêt. Mais la signification que nous allons étudier n'a aucun rapport avec ce qu'on peut trouver de ravissant ou d'agréa­ble dans la couleur jaune. Le jaune ne sert pas seule­ment, avec toute la sottise des préjugés, à ridiculiser ou à mépriser les victimes de malheurs conjugaux, ni à chanter l'éclat du métal précieux auquel nous devons tant d'actes odieux et tant de corruption. Il sert, le jaune, à marquer ; non seulement ce qui est fâcheux ou déplaisant, mais ce qui est répugnant et mauvais comme peut l'être la fièvre jaune elle-même. Et ce n'est pas d'aujourd'hui que le jaune a cette signification péjorative qui porte à l'éloignement. Ouvrez le Diction­naire Larousse. Vous y lirez d'abord ceci : « Familier : Rire jaune, rire d'une manière contrainte. » Puis aussi cela, qui est une simple constatation historique :

« ENCYCL. Ethol. Le jaune était jadis, on ne sait pourquoi, une couleur ignominieuse. Le concile de Latran (1215) décida que les Juifs porteraient sur leurs habits une marque distinctive de couleur jaune. Après la con­ damnation, comme traître, du connétable de Bourbon en 1521 et du prince de Condé en 1653, le seuil et la porte des hôtels de ces princes furent peints en jaune. »

Le jaune était donc, à cette époque déjà, adopté comme signe d'abjection, de traîtrise et de félonie, sans qu'on puisse expliquer la cause de ce choix. C'est le cas de dire encore : Des goûts et des couleurs ...

Dans la lutte ouvrière, dans la bataille, sur le terrain syndical, des exploités contre leurs exploiteurs, il y a eu ce que nous avons justement appelé : les jaunes.

Le jaune est celui qui, tournant le dos à sa cause, trahit aussi ses frères de misère, les combat, les dénigre, les vend, les calomnie, les assassine et fait lâchement échouer leurs revendications. Le jaune est l'auxiliaire du patron dont il favorise les intérêts et les bas calculs d'exploitation à outrance. Le jaune est le complice méprisable du mouchard en uniforme ou en civil quand il n'est pas lui-même le mouchard, le délateur, le faux témoin au service du Patronat, dans toutes les circonstances de la guerre sociale quotidienne entre le Capital et le Travail. Le jaune est comme la plante vénéneuse qu'il faut arracher à temps pour éviter qu'elle se mul­tiplie parmi les plantes utiles. C'est la croissance en nombre et en conscience des syndicats ouvriers (dits syndicats rouges), s'organisant et agissant pour arracher sans cesse au Patronat et à l'Etat des bribes de bien-être et de liberté, qui suscita l'éclosion des jaunes. Tout d'abord, ce ne fut qu'un quarteron d'individus tarés, faciles à corrompre, sachant bluffer sur leur valeur personnelle et habiles à exploiter la frayeur patronale. Vis-à-vis du patronat, leur attitude fut toujours celle de cyniques maîtres-chanteurs. Contre la classe ouvrière, ils agirent en chefs de bande, recrutant pour leurs troupes de malheureux dévoyés dont ils fai­saient, par la duperie, des instruments dociles, cela dans le dessein de parvenir à briser les grèves, à paralyser les tentatives des travailleurs revendiquant des salaires plus élevés ou de meilleures conditions de tra­vail, ou s'efforçant d'imposer à leurs employeurs le respect de leur dignité.

Mais il fallait bien que, devant une organisation aussi forte et aussi audacieuse que le fut la Confédération Générale du Travail, se dressât une organisation adverse ayant un semblant de force et une ombre d'au­dace.

La C.G.T. posait en principe la suppression du patro­nat et du salariat. Son objectif de combat quotidien était la conquête du bien-être et de la liberté. Enfin, elle affirmait que l'émancipation des travailleurs devait être l'œuvre des travailleurs eux-mêmes. Pour cela, tout ce qui tendait à améliorer partiellement le sort des travailleurs devait être tenté par l'organisation syn­dicale elle-même, par son action directe et collective sous forme de revendications précises, dût-on, pour obtenir satisfaction, aller jusqu'à décréter la grève partielle d'abord, puis la grève de plus en plus généra­lisée et enfin, s'il le fallait, et s'il était possible, tenter même la grève générale révolutionnaire, première phase d'une révolution sociale susceptible de transformer la société et de substituer à l'exploitation capitaliste, à l'autorité de l'Etat, l'entente libre des produc­teurs !

C'était là un programme clair, lumineux, justifiant toutes les initiatives courageuses et répondant à tous les espoirs des prolétaires.

A cela, les plus réformistes de nos syndicats confédé­rés ne trouvaient pas d'objection. Les plus modérés parmi nos militants syndicalistes définissaient ainsi le syndicat : « Le syndicat est un groupement de person­nes ayant mêmes intérêts à défendre contre d'autres intérêts personnels ou collectifs qui, par essence, sont naturellement opposés à ceux de ce groupement. »

On ne peut mieux dire, posément, que le syndicat ouvrier est en opposition formelle d'intérêts avec le syndicat patronal. La loi de 1884, elle-même, n'eut pas d'autre objet que de permettre (parce qu'elle ne pouvait plus l'empêcher) la formation de syndicats ouvriers pour essayer l'entente entre exploiteurs et exploités en cas de conflit.

Les jaunes, pour justifier leur raison d'être, pour masquer leur entente préalable avec ceux qui les paient, esquissent cette formule qu'ils prétendent être la base de leur groupement : « Le Capital-Travail et le Capital­-Argent sont les deux facteurs indispensables à la vie sociale. L'un complète l'autre ; les deux se font vivre mutuellement. Le devoir de ces deux collaborateurs est donc de rechercher, amiablement, de bonne foi et en toutes circonstances, le point de rencontre des conces­sions réciproques qu'ils se doivent l'un à l'autre. »

Capital-travail, Capital-argent, ainsi définis par les jaunes, semblent être sur un pied d'égalité. L'un et l'autre apparaissent ainsi, au même titre, comme deux facteurs égaux et également indispensables à la vie sociale ! On croirait surtout, selon cette thèse, qu'il en fut et qu'il en doit être toujours ainsi. On dirait vrai­ment que ce n'est pas le capital-travail qui engendre le capital-argent. Le temps et le progrès, sinon la révo­lution, tendent à unifier ces deux forces actuelles et matériellement antagoniques entre les mains les plus utiles, celles du producteur frustré de ses droits depuis longtemps par les malins qui, de son capital-travail, se sont constitués le capital-argent.

Mais de tels problèmes sont, dans l'esprit mieux éclairé des ouvriers, moralement résolus. On sait main­tenant, parmi les exploités, ce qu'il y a à faire et ce serait gâcher son temps que discuter de telles idées avec des jaunes, qui sont connus, jugés, jaugés à leur valeur dans les milieux ouvriers.

Les syndicats jaunes en France ont fait leur appa­rition au plus fort de l'action syndicale des syndicats rouges, au moment (1904-1906) de la campagne inou­bliable en faveur de la journée de huit heures. Autre­ment dit, les syndicats jaunes, machine de guerre patro­nale contre les syndicats rouges, ont vu le jour au plus fort de la peur du patronat !... Malheureusement, pour les patrons, ils ont été mal servis, ils n'en ont pas eu pour leur argent. A tous ceux qui ont des yeux pour voir, un sens critique pour juger, le moindre raisonne­ment fera comprendre que l'alliance d'un syndicat ouvrier avec le capital, avec des politiciens, avec des personnages influents ou connus du clergé, des partis bourgeois et réactionnaires, et surtout avec le haut patronat, ne peut donner confiance à personne bien longtemps, pas même à ceux qui s'en servent. On peut supposer que tous les jaunes ne sont pas des canailles, qu'il y a parmi eux. des inconscients, des imbéciles et des dupes. Il suffit d'ailleurs de se documenter un peu et d'étudier ce que furent les chefs de ces syndicats jaunes et ce qu'ils devinrent ou ce qu'ils sont encore pour être fixés sur cette plaie, cette honte de l'organi­sation ouvrière. Les syndicats jaunes furent l'œuvre d'individus tarés, prêts à tout, moyennant finance, pour faire obstacle au succès du syndicalisme rouge qui s'im­posa quand même. C'est un moment de l'histoire syndicaliste que cette époque héroïque de lutte contre un patronat aux abois, malgré toutes les forces gouverne­mentales rassemblées pour son maintien et les syndicats de désagrégation ouvrière liés à son service. La trahison chez les jaunes est si fortement enracinée qu'ils trahis­sent ceux qui les paient, qu'ils se trahissent entre eux et qu'ils trahissent même leur programme. D'abord, pour les besoins de leur cause, ils falsifient les chiffres. Pour faire chanter les patrons auxquels ils offrent leur con­cours, ils ajoutent des zéros à l'énumération des effectifs des syndicats jaunes et ils en biffent au nombre des syndicats rouges dont ils donnent une énumération pitoyable et squelettique. Selon les besoins, ils font ter­ribles les syndicats rouges, comme ils les font piteux et sans ressort. Que cela soit contradictoire, cela n'a pas d'importance. Tout dépend des circonstances et de la destinée de l'appel qu'ils font aux « honnêtes » gens cramponnés à « l'ordre », symbole de la tranquillité jouisseuse et du statu quo social.

Voici comment ils écrivent leur histoire, les Jaunes de France, par la plume de Pierre Biétry :

« Début des Jaunes. - Aux premiers mois de 1901, une sourde mais profonde évolution s'accomplissait dans la classe ouvrière. Les meilleurs parmi ceux qui avaient favorisé, sinon implanté le syndicat socialiste faisaient un retour sur eux-mêmes, refusaient nettement de suivre plus longtemps les Jaurès, les Millerand et autres mauvais bergers dans leurs théories antinatio­nalistes, athées, négatives de tout idéal et nettement révolutionnaires, au mépris des revendications légitimes et possibles. Nous avions vu trop d'infamies... Avec quelques camarades nous avions résolu de remonter ce courant et dans toute la France on vit s'édifier des syn­dicats indépendants. Avec la complicité d'un homme qui, sous prétexte d'organiser les Jaunes, fit un mal considérable à l'idée même du syndicalisme indépendant, les prédécesseurs de M. Combes mirent la main sur la direction intellectuelle du mouvement. Il y eût là de beaux jours pour M. Lanoir qui fut l'artisan de notre échec momentané. Bref, les événements, les constatations journalières nous imposèrent la certitude que non seulement M. Lanoir n'organisait et ne voulait point organiser le monde ouvrier, mais qu'il avait créé, grâce au concours aveugle de nos groupes et de nous­ mêmes, une véritable. industrie dont il était, avec le gouvernement, le seul bénéficiaire. »

Biétry qui veut remplacer Lanoir à la tête du mouve­ment jaune, se fait ainsi connaître en nous révélant celui qui le gêne et à qui il semble dire: « A canaille, canaille et demie : ôte-toi de là que je m'y mette ! » Et il s'y est mis.

« Le premier congrès des Jaunes se tint à Saint-Mandé les 27, 28 et 29 mars 1902. M. Lanoir n'y présenta aucun programme professionnel. Il voulait simplement faire une cassure dans le syndicalisme et former uniquement. des groupes antigrévistes avec ces deux moyens d'exis­tence : 1° subventions officielles ; 2° subventions patro­nales. C'était tout, c'était peu, c'était rien ...

Biétry, après avoir débarqué Lanoir, son prédécesseur dans le mouvement jaune, entreprend de lui suc­céder et surtout de relever ce mouvement avec l'appui de toute la réaction et de ses journaux, de M. Méline et de son groupe, de l'Association républicaine et de l'opinion publique des cléricaux et des patriotes.

Et ce bon Biétry nous apprend combien loyale fut sa démarche auprès du Président de la République, à l'Elysée, où, dit-il, M. Loubet traita de misérables les politiciens socialistes et ajouta, s'adressant aux délé­gués jaunes: « L'œuvre que vous avez entreprise a toutes mes sympathies ; je vous félicite de votre cou­ rage, et je vous souhaite de tout mon cœur une grande réussite. » Venus de si haut, de tels encouragements furent profitables aux jaunes en général et à Biétry en particulier. Il devint le chef incontesté de la Fédération des Jaunes de France, avec un programme bien défini. Il devint aussi député de Brest, puis homme de grosses affaires aux colonies, dans l'industrie du caout­chouc... mais cela, c'est une autre histoire. L'ouvrier horloger Biétry, traître à tout et à tous, est mort après avoir été syndicaliste révolutionnaire, socialiste gues­diste, puis nationaliste, clérical, jaune, politicien, anti­politicien, député, colon. Ce grand ami de M. Japy, grand industriel, est mort, peut-on dire, comme il avait vécu : Jaune, jaune jusqu'au bout...

Les jaunes de cette époque n'ont pas empêché le syn­dicalisme, le vrai, celui d'avant-guerre, de marcher droit vers la révolution sociale. La guerre vint, hélas ! mais la révolution ne vint pas... Sous de multiples for­mes les jaunes n'ont cessé d'exercer leur action conservatrice et même régressive. Ils se font aujourd'hui l'auxiliaire du fascisme, tentative suprême du patronat de combat. Mais en dépit de leurs manœuvres, et de l'union sacrée, et de la dictature, le compromis social s'avère aussi précaire. Et vain apparaît toujours l'es­poir d'équilibre par un accord du Capital et du Travail.

- Georges YVETOT.