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JOUET n. m. (de jocus, jeu)

Petit objet qui sert à l'amusement des enfants. On en trouve la trace, dans l'antiquité, dès l'époque égyptienne. Les Romains avaient déjà des poupées articulées, des figurines en terre cuite. De bonne heure les Grecs déployèrent, autour du jouet, un esprit inventif et un art souvent délicat. La poupée - le jouet classique par excellence - était chez nous fabriquée et vendue par les merciers­ bimbelotiers dont les plus fameux tenaient, au XVIIIe siècle, boutique dans les salles du Palais de Justice et aux foires de Saint-Germain et de Saint-Laurent. En 1862, un industriel, Jumeau, modela un type de tête habilement colorié qu'adoptèrent rapidement les autres fabricants et d'où dérivent les poupées modernes : perfectionnées, animées et parlantes, aux tons émaillés, aux costumes habiles et aux parures de clinquant. De nos jours, l'industrie du jouet - dont Paris et Nurem­berg sont parmi les berceaux et les centres les plus célèbres - s'est considérablement développée, en France et en Allemagne notamment. Avant 1914, les jouets de production germanique avaient, avec toute la bimbeloterie, grâce à leurs prix infimes, conquis le mar­ché populaire.

Parmi les jouets universellement répandus, citons les hochets, les jouets en caoutchouc, en métal et en bois (bonshommes, animaux, véhicules, etc.), les articles en baudruche, les ménages, les montres, les instruments de musique, les boîtes de couleur et de mercerie, les per­sonnages en carton, en étoffe, en porcelaine (poupées, bébés, clowns, poupards, polichinelles, etc.), les jouets militaires (soldats, armes, équipements, etc.), les jouets scientifiques, etc. Les jouets travaillés et constamment agrémentés d'attributs nouveaux perdent de plus en plus leur caractère général et en quelque sorte schéma­ tique, leur « âme » fruste et enfantine pour devenir, parallèlement aux progrès mécaniques, des miniatures savantes et des reproductions complexes, des œuvres achevées. Les poupées, avec leurs toilettes somptueuses et leurs gestes guindés - dames coquettes et préten­tieuses ! - rappellent, avec une insistance insolente et pénible, de « grandes personnes » affranchies de l'ère riante du jeu ...

On a vu - au mot jeu - l'importance du jouet en éducation et l'esquisse de sa nature et de son rôle... Nous y revenons pour quelques compléments. Il faut - répétons-le - à défaut de la cour ou du jardin, du coin de nature où l'on s'ébat, de la chambre de jeu quand la pluie survient (car les jeux de plein air demeu­rent les meilleurs), à défaut, hélas ! de tout ce qui man­que à la famille ouvrière des cités, il faut, au moins, des jouets pour les petits. Don aisé, s'il sait être intel­ligent. Car les parents écarteront - ils y tombent, c'est leur travers de vanité et d'imitation - les jouets chers, qui font une brèche au budget du foyer et de l'ombre sur l'enfance. D'abord, sur son terrain de jeu, l'enfant est chez lui. Libres y seront ses mouvements, libre la disposition des bagatelles dont il peuple ses divertisse­ments. N'allez pas intervenir si, par expérience ou par malheur, il les brise. Que nulle autorité tracassière -­ le regard lui-même aura l'observation discrète - ne vienne violer le refuge où la personnalité se dilate et s'essaie. Contre la dépense inquiétante vous avez l'assurance facile : n'apportez pas de jouets coûteux. Répan­dez les plus simples au contraire - et maints objets : pierres, morceaux de bois, menus ustensiles qui ne vous paraissent pas des jouets - mais délivrés de vos défen­ses et de vos menaces, de vos reprises. Rassurez-vous : vous n'aurez pas privé l'enfant, vous aurez élargi son bonheur ...

« Les vrais jouets, les jouets éternels, ceux qui se retrouvent presque semblables dans les fouilles de Pompéi et dans les bazars contemporains, sont toujours des objets très simples, pareils à ceux qu'emploient les grandes personnes dans la vie pratique, mais ramenés à la taille et à la mesure de l'enfant. » (Léon Moy : Enfants et joujoux). Laissez ces jouets habiles, ces mé­caniques ingénieuses. Ce jouet trop complet - au cycle défini, à l'horizon fermé - dont il ne peut changer à son gré la nature ou la disposition, bousculer l'identité par une figuration idéale, il enveloppe l'enfant d'un malaise. Il ferme d'ailleurs son champ d'action, ses randonnées imaginatives. L'enfant lui préfère ceux qui pourront (un bâton même : tour à tour meuble, clôture, instrument de musique, coursier à l'écurie ou chevau­ché, compagnon humain et partenaire de ses conversa­tions improvisées) ceux qui pourront, au gré de ses jeux changeants, supporter sans contradiction évidente les adaptations les plus inattendues. Le jouet aux struc­tures précises, compliquées, définitives, s'il répond un instant à sa curiosité, le distrait quelque temps par sa nouveauté, emplit bientôt de trop d'exactitude sa pen­sée bâtisseuse et vagabonde. Il est un démenti à ses échafaudages multipliés. Il encombre d'ailleurs de ma­gnificence toute prête un champ qu'il faudrait libre pour le jeune créateur. Le jouet savant entrave l'essor puéril par ses réalisations anticipées, prend la place aux constructions toutes neuves, et si vastes, et si plei­nes de charme que l'enfant, à mi-chemin du réel et du rêve, édifie. Le jouet rudimentaire demeure la matière primitive qu'il modèle, étoffe et anime. Et l'enfant l'aime pour la souplesse anonyme avec laquelle il se prête à ses fantaisies divergentes.

« Jouer, dit Léon Moy, c'est, pour l'enfant, prendre dans la réalité quelques pauvres objets matériels mais que son imagination transforme. La valeur réelle d'un jouet est dans la somme d'invention, d'illusion, de rêve que l'enfant peut en tirer. Vous vous demandez, vous grandes personnes raisonnables, quel plaisir il trouve à se trémousser sur sa petite chaise, criant et secouant une ficelle passée dans les barreaux d'un tabouret qu'il a couché par terre devant lui ? - Quel plaisir ? Mais, en ce moment, il est sur le siège d'une grande voiture ; derrière lui, il y a les voyageurs ; devant lui il y a un vrai cheval ; des pays se déroulent, fuyant derrière le galop de l'équipage ; et sur une grande route imagi­naire, il aperçoit des gens. La preuve, c'est qu'il leur crie : Gare ! »

« Sa puissance d'imagination est telle qu'il voit ses jouets, non pas tels qu'ils sont, mais tels qu'il les trans­forme pour l'histoire où il leur fait jouer un rôle. Un grand cheval s'attelle à une petite voiture ; une armoire trop grande s'harmonise avec une table trop petite dans une chambre de poupée. La proportion se rétablit dans la petite cervelle de ce poète primitif ; de même que nos arrière-grands-pères, plus candides, donc plus poètes que nous, trouvaient fort naturels les bas-reliefs de Saint-Firmin d'Amiens, où les remparts de la ville ont à peu près la même taille que les hommes ... »

Ne croyez pas que les jouets devront être, à toute occasion, remplacés. Une discrète profusion suffit, une sorte d'abondance naturelle au sein duquel l'enfant fixera l'actualité, désignera les unités en exercice. Vous qui cherchez à éblouir vos proches, et l'enfant lui-même, par des cadeaux munificents, voyez ses favoris: « Les vieux jouets sont souvent ceux que l'enfant préfère. Ceux-là il ne les voit pas vieillir ; il ne les voit pas s'enlaidir... J'ai connu, oh ! qu'il y a longtemps ! une famille de bonshommes en papier, dessinés et peintur­lurés à la main ... Ils avaient fini par avoir des noms fixes, des caractères, des positions sociales. Il y avait entre eux des liens de parenté ; ils se visitaient, voya­geaient, avaient des aventures. D'autres jouets neufs se succédaient dans la faveur passagère. Eux, ils étaient devenus lamentables, piteux, rapiécés, recollés. C'est à eux toujours qu'on revenait. – Pourquoi ? c'est que le jouet, souvent manié a une prise habituelle et plus facile sur l'imagination ; avec lui, le rêve que bâtit l'en­fant est plus vite complet et précisé. » (L. Moy).

Parents - que le snobisme égare, ou l'opinion d'au­trui, le penchant à vouloir imposer, - les jouets sont faits pour la joie de vos enfants, non pour votre admiration, ni l'envie de votre entourage... L'enfant, lui, admire comme les autres, de confiance vos cadeaux somptueux. Mais revoyez-le demain, en tête-à-tête avec sa mécanique au rythme monotone, à la vie limitée, que le ressort ébranle. « Une pensée lui vient, qu'il ne va pas dire : Eh bien, et après? » - Après? mon petit, mais c'est tout ; et ce sera toujours la même chose. - Or, pour l'enfant, ce petit poète, le vrai jouet, c'est ce qui peut servir d'accessoire ou d'armature au roman qu'il bâtit. Il faut que le jouet soit bien dans sa main, docile, maniable, prêt aux transformations. Ce qu'il aime dans son jouet, c'est la vie qu'il lui donne. Il faut que le jouet lui soit inférieur, comme la glaise dans la main de l'artiste qui la façonne. Cette mécanique qui produit, elle-même, son mouvement mystérieux, dépasse, domine l'enfant, lui fait un peu peur... J'ai connu un joli petit coupé mécanique, avec un joli chevalet un joli cocher, et qui faisait, tout seul, le tour d'une grande chambre. Très vite, l'enfant le relégua dans un coin, soit ennui, soit défiance. Un jour, par bonheur ! le res­sort fit : Couic ! et la mécanique mourut. Alors la voi­ture redevint un jouet vivant, un vrai jouet qui ne devait son mouvement qu'à son petit propriétaire, et qu'il pouvait promener lui-même, à sa guise, sur je ne sais quelle route imaginaire, à travers je ne sais quelles aventures. » (L. Moy). Le jouet grandiose et distant avait fait un pas vers l'enfant, il se dépouillait de ses vertus étrangères et hostiles, il redescendait à son niveau...

Ce jouet coûteux d'ailleurs, abandonné au caprice de l'enfant, ne va-t-il pas déformer son jugement et son cœur, détruire en lui le respect futur - si sain - des œuvres du travail? « S'il allait prendre là, cet enfant, cette idée odieuse qu'il peut bien gâter les belles choses, parce qu'il est plus riche que les autres enfants, qu'il peut bien casser les joujoux qui coûtent cher, parce qu'il y a, dans le tiroir de papa, de quoi en acheter d'au­tres ? » Et si vous la tirez de l'armoire, cette machine délicate, par intermittence despotique, avec votre bon plaisir de maître. Et si vous la sortez, un jour de visite, avec solennité, comme une pièce à sensation? « Si votre enfant allait sentir cet orgueil précoce de faire envie aux autres, d'étaler un beau joujou qu'il peut avoir, lui, et que les autres n'ont pas ?... » Les jouets chers - et plus encore lorsqu'ils sont facilement renouvelés - pro­voquent la lassitude, l'insatisfaction croissante, la satiété désabusée. Ils engendrent un besoin de luxe stérile, après avoir paralysé les sensations du jeu. Dans les circonstances néfastes que crée l'affection sans fermeté, la direction sans boussole - ou la pédante libéralité qui, ailleurs, la supplée - l'enfant, désorienté, ne voit plus la variété qu'à travers l'expression d'un désir dévoyé et le jeu que dans l'acquisition d'un jouet plus riche et différent. Il ne goûte en lui que le plaisir fugitif du changement et, dans cette plénitude qui le submerge, sa juvénilité s'achemine vers un tombeau précoce. Sur la voie d'une tyrannie qui s'éveille à la faveur d'exi­gences toujours plus impérieuses et imprudemment satisfaites, le caprice de la progéniture refoule le con­trôle des ascendants, subjugue leur faiblesse abandon­née. Ainsi « gâté» (l'expression populaire est dure mais, comme instinctivement, adéquate), non seulement l'en­fant prépare, pour les siens, le tourment qui châtie leur carence, mais il piétine, aidé par eux, les joies vivantes, si précieuses, de sa propre existence et en tarit, pour demain, les meilleures sources...

Laissez, derrière les vitrines, les babioles impression­nantes. Pour l'enfant, elles ne sont pas qu'importunes, ces merveilles extérieures - aérolithes modèles d'un monde encore étranger - tombées trop tôt sur sa pla­nète en formation. Elles se substituent, écrasant l'âge et la somme des biens qu'il recèle, aux bâtisses imagi­naires qu'il allait pétrir avec ses matériaux mouvants, et bientôt, pour d'autres, jeter bas. Les jouets trop beaux demeurent comme des intrus incongédiables, em­barrassant tout un grand pan du chantier d'idéal. Ils paralysent la liberté de l'enfant, cette liberté avide d'espace délivré, et leur technique - cette science em­pressée qui ravit les parents - met un certain de plus sur un chemin à tout propos enchaîné par nos jalons mûris. Ils rendent superflus cet effort, tour à tour constructif et démolisseur, qui ébranle et prodigue - incons­ciente et forte - la jouissance vivifiante du plaisir nor­mal. Et deviennent sans emploi ces recherches enrichis­seuses qui sont un délice, et rapetissées encore ces con­quêtes personnelles qui, à la faveur du jeu, forgent l'homme. Les jouets sérieux et pleins s'unissent à tout ce qui empêche l'enfant de s'ouvrir à ses joies propres, dans une atmosphère à lui, parmi les éléments appro­priés qu'il manie. Ils font aussi l'enfant grand, ce monstre !...

Effleurant, en un de ses aspects secondaires, le pro­blème du choix, dirai-je, mères égoïstes et de sensibilité unilatérale, ce qu'a d'odieux votre empressement quand il pousse - ou simplement tolère - entre les mains de vos enfants, « pour servir d'amusette », ces jouets souffre-douleur que sont des êtres vivants : insectes, gre­nouilles, oiseau, jeune chat ou chien, quelque pauvre animal prisonnier ? Avez-vous jamais mesuré, outre la torture infligée injustement - n'est-elle pas toujours injuste, la souffrance ? - quels penchants de cruauté, d'arbitraire, d'abus de la force vous favorisiez dans votre descendance et combien vous la rabaissiez, et vous-mêmes, par cette indifférence aux angoisses et aux tourments d'autrui ? Penserez-vous à quelque retour sévère des situations « d'ici-bas » lorsque, vieillards infirmes peut-être, s'exercera sur vous (jouant avec votre impuissance, de longue date éprouvée) la froideur détachée, la méchanceté parfois de ceux dont vous avez, par de serviles esquisses, contribué à refouler si tôt la pitié, à dessécher la sève du cœur ? Reverrez-vous les yeux d'effroi d'innocentes victimes, réentendrez-vous, comme un remords, vos rires complices sonnant le glas des bêtes lapidées ?

Evoquerai-je enfin l'inconscience et l'aveuglement qui ramènent devant l'enfant les jouets de la brutalité, du rapt et du meurtre, qui donnent l'aliment aux instincts de violence, les jouets, entre autres, qui actionnent, en raccourci, le « jeu » terrible de la guerre ? De quelle aberration témoignent les victimes encore saignantes des conflits d'hier (et dont la progéniture aimée est la proie désignée des hécatombes pendantes) et qui, la gaîté dans le regard et les propos, et comme poussés par quelque fatalisme morbide, font se tendre ces bras, les petits bras de leurs enfants, tout chauds encore des caresses maternelles, vers les jouets multipliés du com­bat, armes classiques et nouveautés prometteuses. Du sabre et du fusil - gloires antiques montées aux pano­plies - aux automitrailleuses et aux aéros blindés : « as » des tueries modernes, encortégeant la cible traditionnelle : le « bon » peuple-hachis des boîtes de sol­dats, quel concours la générosité de la famille apporte aux éducations perfidement barbares, quel appoint aux régimes pourvoyeurs de charniers ! Le jouet - ce sym­bole - que n'est-il, ô mères, promesse de sain plaisir, image de douceur, exercice à point juvénile, instrument de pacifique fécondité, levier d'amour ?...



On dit, au figuré, être le jouet des vents, du flot, des éléments, du sort, de la fortune, des événements. L'homme faible, l'être sans volonté est le jouet de ses passions, des sollicitations souvent sans suite qui se disputent son moi ; socialement aussi, le jouet de ses maîtres, des habiles et des durs. S'il est riche, il va, tiraillé entre les vices, dans un désœuvrement ou des excès qui l'épuisent. S'il doit, par le labeur dispropor­tionné du pauvre, conquérir chaque jour l'existence, il est le jouet douloureux des privilégiés... « Si jamais vous substituez dans son esprit l'autorité à la raison, disait Rousseau de son Emile, il ne raisonnera plus ; il ne sera plus que le jouet de l'opinion des autres. » De cette mise en garde de l'éducateur solitaire, les peuples nous montrent tous les jours la pressante opportunité. Ainsi que des calebasses légères flottent d'innombrables têtes sur l'océan des valeurs humaines ; le souffle des tyrans les fait s'entrechoquer comme des jouets d'enfants...

- Stephen MAC SAY.