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JUSTICE n. f. (du latin Justicia)

La justice est un sentiment d'égalité ou d'équivalence entre deux actions humaines, on la symbolise par une balance. Les spiritualistes prétendent que le sentiment de la justice est inné et qu'il a été mis en nous par un être supérieur. Rien de tel ne saurait être démontré. Si le sentiment de la justice peut être inné en l'être humain, il ne l'est pas dans 1'humanité, il s'est formé peu à peu au sein des sociétés humaines. Il est peu probable que les animaux le possèdent, à part ceux qui vivent en société comme les fourmis, les abeilles et les termites. Chez l'homme civilisé, le sentiment de la justice apparaît clairement dans les choses simples : « Toute peine mérite salaire. » Mais lorsque le cas est complexe, ce sentiment est obscurci par toutes espèces de considérations : les préjugés, les mystiques spéciales, surtout les intérêts et les passions.

L'homme vit dans un cercle d'idées assez étroit qu'il a reçues de son milieu ; il s'en abstrait difficilement, surtout lorsqu'il n'a pas d'intérêt à le faire. C'est pourquoi le riche ne croit pas du tout, en général, bénéficier d'une injustice, alors même qu'il n'a produit aucun travail pour acquérir sa fortune. L'intérêt domine l'âme humaine et le sentiment de la justice se garde de crier trop fort lorsqu'il n'est pas d'accord avec cet intérêt. On parle volontiers de justice immanente, on pense que, avec le temps, les injustices doivent se réparer par la seule force des choses. C'est une erreur, il n'y a pas de justice immanente. Les choses étant inconscientes ne peuvent être ni justes, ni injustes. Quant aux hommes, ils se soucient fort peu de réparer les injustices passées, seul leur intérêt présent les touche ; quand une injustice est réparée, c'est tout à fait exceptionnel.

Par extension, on donne le nom de justice à l'appareil d'Etat qui est censé la rendre ; cet appareil : tribunaux, magistrats, etc., a pour fonction d'appliquer la loi.

L'idéal de la loi serait d'être l'expression de la justice. Cet idéal est fort loin d'être réalisé. D'abord la loi par essence ne peut être juste, parce qu'elle est générale et que les cas où on l'applique sont particuliers et, par suite, beaucoup plus complexes. C'est pour cela qu'on met en opposition le droit légal et le droit naturel. C'est aussi en raison de cette complexité des cas particuliers que les légistes eux-mêmes ont pu dire : « Summum jus summum injuria ; plus le droit est grand, plus grande est l'injustice. » Dans la pratique, les lois expriment les intérêts des forts et pas du tout l'intérêt général ; les dirigeants les font contre les dirigés ; les hommes contre les femmes. L'appareil de la justice est avant tout une machine à broyer les déshérités de ce monde. Rarement le riche s'assoie au banc des accusés. La clientèle du juge est faite de pauvres gens, coupables d'avoir voulu s'approprier ce qui ne leur était pas destiné.

L'idée de justice avec celle de liberté a présidé à la constitution des Etats démocratiques. C'est en son nom que se sont faites les révolutions, mais jusqu'ici la justice a toujours été vaincue, les forts et les habiles n'ont fait autre chose que réorganiser en leur faveur l'injustice. Il semble cependant que cette ère de tromperie qu'a été la démocratie doive prendre fin. Le jeune patronat, répudiant son aîné, rejetterait comme désuètes les idées romantiques de liberté et de justice. Prenant à son compte l'idée de lutte des classes, il maintiendrait ses privilèges et exploiterait les masses non plus en vertu d'un droit fallacieux, mais par la force brutale qu'il avouerait sans ambages. C'est la mystique du fascisme ; elle est en voie de réussite dans divers pays, elle ne demande qu'à s'étendre au monde entier. Le triomphe de cette philosophie de la force serait désastreux pour l'humanité ; il la ramènerait à la barbarie. Le sentiment de la justice est une conquête de l'évolution, en dehors de lui il n'y a plus que la guerre, c'est-à-dire l'insécurité et le malheur.

- Doctoresse PELLETIER

JUSTICE

Le mot justice a deux sens. Tout d'abord il signifie la vertu qui consiste à reconnaître à chaque chose sa véritable valeur. En second lieu, il désigne tout l'appareil judiciaire, les tribunaux et les magistrats, s'éloignant ainsi de toute idée de vertu.

Etre juste, c'est avoir un état d'esprit objectif qui vous permette d'émettre des jugements impartiaux sur les faits que l'on examine et que l'on considère dans leur intégralité. Etre juste, c'est savoir se détacher de soi-même, de toute passion, de toute contingence personnelle pour se prononcer en toute équité. La vraie justice est une vertu éminemment intellectuelle, mais sans le cœur et l'imagination, il est impossible d'être juste, car, seuls, ces derniers peuvent compléter le travail de l'intelligence en nous révélant les causes les plus lointaines, cachées sous la trame des faits. Pour avoir la possibilité d'être juste, il faut comprendre et, pour comprendre, il faut connaître les facteurs les plus secrets.

Il est des êtres qui, par leur caractère, sont plus prédisposés que d'autres à la justice. Mais la justice s'acquiert avec la maîtrise de soi-même, de sa personnalité. Les anarchistes se doivent de s'efforcer d'être justes pour créer et faire durer une société anarchiste sans contrainte, où les individus s'épanouiront, libres, et où ils ne devront cependant pas menacer la liberté de leurs compagnons.

La justice, second sens du mot, n'a évidemment aucun rapport avec le premier. Entrez dans un Palais de Justice. Vous verrez, sous les hautes voûtes, des robes noires à rabats blancs qui s'agitent, se congratulent, marchent à grands pas ou bavardent sur des bancs. Avocats, magistrats, huissiers, greffiers, n'ont aucune analogie avec la justice-vertu. Ils vivent de « la justice » tout court.

En France, l'appareil judiciaire comprend les juridictions répressives : tribunal de simple police, tribunal correctionnel, Cour d'appel, Cour d'assises ; les juridictions civiles : justice de paix, tribunal civil, Cour d'appel ; les juridictions administratives : Conseil de Préfecture, Conseil d'Etat ; les juridictions d'exception : conseil de guerre, conseil de prud'hommes, tribunal de commerce. Sur l'ensemble plane, austère, lointaine, telle une divinité, celle que l'on appelle la Cour Suprême, la Cour de Cassation, qui jongle avec des questions de forme.

Les avocats plaident dans toutes les enceintes, soutenant aujourd'hui la thèse opposée à celle pour laquelle ils ont combattu la veille. Dans les affaires civiles les avoués rédigent la procédure, c'est-à-dire des actes incompréhensibles pour ceux qui ne savent que le français, incompréhensibles autant que coûteux. Les huissiers exécutent les décisions à grand renfort de papier timbré et les commis-greffiers écrivent, écrivent pour le grand bien du compte en banque de leur patron, le greffier en chef.

La Loi règne sur tout ce monde, on l'applique, on l'interprète, on la transcrit. Les lois sont votées par quelques centaines de bavards, de manœuvriers et de fripons. Elles sont si claires que l'on n'est jamais d'accord pour comprendre ce qu'elles signifient. Elles sont, par leur essence même, injustes, car elles sont faites pour tous, contre l'individu ; elles sont froides, insensibles, inexorables. On les montre comme des phénomènes de cirque, car il faut payer sa place et fort cher pour les contempler de près.

Non, ce n'est pas la justice que l'on rend au nom du peuple français en appliquant la Loi. La loi, tout d'abord, ligote les juges, les enferme dans son cadre. Les magistrats ne sont pas libres, ils ont comme profession de juger, ils ont leur avancement, des décorations en perspective. En cour d'assises, les jurés ne connaissent pas les faits, il jugent d'après leurs impressions, la plupart du temps avec la haine des irréguliers. La justice est rendue au nom du capitalisme que l'on veut protéger. Tel est le but de l'appareil judiciaire, but que l'on aperçoit pleinement dans la répression des délits politiques.

La Révolution a supprimé définitivement la torture, la question grande et petite, mais le « passage à tabac », « la chambre des aveux » de la police judiciaire existent avec la tolérance bienveillante des officiels. Que d'aveux, souvent faux, arrachés ainsi par la crainte et la souffrance !

La prison pour dettes a disparu, mais la loi du 22 juillet 1867 sur la contrainte par corps est appliquée journellement.

Les galères ne sont plus qu'un souvenir historique, mais il y a le bagne. Le bagne est une des grandes hontes de la République des Droits de l'homme. Les campagnes menées ces dernières années ont attiré l'attention publique sur l'horreur des travaux forcés avec la peine supplémentaire du doublage ou de la résidence perpétuelle. Mais les convois partent toujours pour la Guyane avec leurs forçats et leurs relégués.

Les temps ont changé. On ne roue plus en place de Grève, mais on guillotine boulevard Arago.

Les criminalistes modernes soutiennent que la peine ne doit pas être une vengeance de la société, mais un moyen de relèvement pour les délinquants. Où sont les maisons de santé pour les demi-fous ? Dans les prisons, les malheureux souffrent de la faim, du froid, du manque de lectures. Ils sont murés vivants sans aucun aliment pour leur cerveau. L'interdiction de séjour les chasse, à leur sortie, des lieux où ils pourraient travailler, de leur foyer, de leurs amis.

Le gouvernement rend la haute et la basse justice. La haute justice, c'est l'acquittement et le non-lieu sensationnels des grands seigneurs de la banque, du commerce et des Sociétés anonymes. La basse justice, c'est la répression féroce contre les malheureux et contre les subversifs.

Lorsque des hommes sont jugés par d'autres hommes, même par les plus justes, des erreurs judiciaires sont inévitables. A plus forte raison, lorsque des hommes sont pris, pour être jugés, dans l'engrenage d'un appareil judiciaire, qui est un instrument de gouvernement, les erreurs judiciaires sont légions et elles sont souvent volontaires.

Depuis que Voltaire, de sa voix généreuse, dénonça au monde l'innocence de Calas et de Sirveu, roués vifs à Toulouse, que de crimes judiciaires !

Lesurques, le courrier de Lyon, qui fut condamné à mort et exécuté, victime d'une funeste ressemblance ; Dreyfus, l'innocent de l'île du Diable ; Durand, syndicaliste militant, injustement condamné à mort par la Cour d'assises de Rouen, pour un crime de droit commun, et devenu fou avant de recevoir sa grâce; Vial, condamné aux travaux forcés par la Cour d'assises de Lyon pour vol qualifié, sans aucune preuve, par une justice partiale qui voulait atteindre en lui l'antimilitariste ; nos grands, nos chers Sacco et Vanzetti, électrocutés à Boston en août 1927, sur l'ordre du gouverneur Fuller, malgré leur innocence flagrante qui déchaîna les protestations de l'univers entier. Quelques martyrs seulement nous sont connus et l'on frémit en songeant à la foule des inconnus dont personne n'évoque le sort, parce qu'ils n'ont pas d'amis pour le révéler à l'opinion publique.

Il appartient aux anarchistes de lutter pour la justice­ vertu contre les horreurs de la justice-appareil judiciaire.

- Suzanne LÉVY

JUSTICE (L'Etat et la vengeance sociétaire)

Le juste et l'injuste, dit Spinoza, sont des notions étrangères au statut naturel, attendu qu’ « il n'existe rien dans la nature dont on puisse dire que cela appartient à tel homme et non pas à tel autre, mais que tout est à tous ». Ils n'apparaissent que dans le statut civil avec les distinctions de propriété. Interviennent alors les précautions négatives de la maxime populaire « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fît », complétée par le suum cuique tribuere des stoïciens « rendre à chacun le sien »... La justice est-elle, avec Schopenhauer, fille d'une pitié dressant d'abord le rempart d'un Nœminem laede devant les élans de nos primitives violences et s'élargit-elle jusqu'au principe de la résolution définitive par la réflexion raisonnable et la volonté ? « Le premier sentiment de la justice nous vient, dit Rousseau, non de celle que nous devons, mais de celle qui nous est due. » L'amour de la justice ne serait-il, comme le veut La Rochefoucauld, que « la crainte de souffrir l'injustice », et le pas tâtonnant que font les hommes vers l'équité se réduit-il à la défense avancée d'une sagesse instinctive ? Nous constatons, en tout cas, avec Tournier, qu'en général « on ne défend bien le droit d'autrui que lorsqu'il se confond avec le nôtre »…

La justice nous apparaît comme une disposition, une tendance - on dit ailleurs une vertu - issue du senti­ment ou de la raison à la faveur des rapports sociaux et vraisemblablement empirique à la base, et qui nous porte à mettre les droits de l'individu voisin en balance égale avec les nôtres. Nous la concevons active et ne sommes point surpris de la rencontrer souvent en accord avec d'égoïstes prémices. Dans sa forme droite et telle que peuvent l'y inciter de simples réflexes de conservation ou les spéculations d'une obscure conscience, elle doit, nous semble-t-il, s'accompagner logiquement d'actions de nature à préserver la zone propre du prochain, à protéger autrui contre des empiètements et des maux dont nous ressentons, dans nos fibres, nos sentiments, ou nos intérêts, les atteintes pénibles ou dangereuses. Plus raisonnée et davantage avertie de son champ de réciprocité, la propension à la justice pénètre plus loin que la sauvegarde et gagne cette affectivité généreuse où la passion de la justice pour les autres s'identifie avec l'entrevision clairvoyante de soi. Avec la conviction que, plus encore qu'un équilibre de justice aux lancinantes et fallacieuses symétries, résident dans une aide qui ne se mesure les conditions les plus libres de notre développement et l'aliment le plus substantiel de notre individualité, nous marchons vers les temps où la justice apparaîtra comme les béquilles d'une étape de croissance, minuties provisoires d'une humanité non encore ouverte à l'amour.

Même à la conception intermédiaire d'une justice parallèle, nombre d'humains - nonobstant l'octroi d'une adhésion théorique dont l'Eglise a accentué la méthode - opposent en fait un déni quotidien. Proclamée la reconnaissance d' « un autrui égal à la base », se donne cours la jouissance effrénée d'un privilège dominateur et s'exerce l'abus facile et tentant des avantages dont la nature ou les circonstances ont pu favoriser leur activité. La justice est ainsi l'habileté verbale dont se couvrent la violence et la spoliation. Elle est le pavillon menteur de toutes les iniquités de la force. Et la charité - ce bouclier- des grands - n'est que la paralysie intéressée de la justice...

A la thèse dogmatique d'une justice d'ordre divin dont les foulées millénaires de l'injuste ont démontré l'invraisemblance, se substitue celle d'une notion s'établissant dans la conscience avec la vitalité même et liée aux manifestations de sociabilité et susceptible à la fois d'enseignement et d'évolution. Née des contacts mutuels et de leur nécessité, sinon de leur bienfaisance, elle traduit idéalement la mesure des interdépendances... La Révolution française a libéré les assises philosophiques de la justice en les transposant dans le plan humain et l'a faite - socialement - fonction du niveau général. Ainsi dépendante de nos volontés et placée sous le contrôle de notre effort, la justice perd cette passivité redoutable dans laquelle l'enlise la foi. Elle apporte à Proudhon, sur la promesse d'une théorie du progrès, les éléments d'un système solidariste en lequel il voit la solution définitive des antagonismes sociaux et le terrain de la concorde humaine.

En matière de morale, les lois engendrent cet état d'esprit que tout ce qu'elles ne proscrivent pas peut être perpétré. On leur accorde la vertu d'enfermer la justice et elles suppléent - en les étiolant au silence - aux scrupules du droit. En elles, l'égoïsme feint d'avoir trouvé les éclaireurs de la conscience et l'extrême limite des besoins du prochain. Cependant, comme dit Bentham, « si la législation a le même centre (centre d'ailleurs théorique), elle n'a pas la même circonférence que la morale ». La justice, même d'ordre défensif, commence le plus souvent où s'arrête la loi. Et elle ne peut - au delà - prétendre encore qu'à un pauvre domaine si elle se rive aux prescriptions négatives, si même elle les dépasse jusqu'aux mobiles d'échange. Autre chose que l'avant-garde des fixations légiférées est la justice agissante et positive. Car elle évolue hors des intérêts sommaires aux gestes restrictifs, plus loin encore des devoirs rituels et des abnégations mystiques. Une telle justice ébranle un « calcul » plus riche que celui des chiffres et regarde en pitié les dosages et les supputations. Elle entre, affranchie d'une vaine et paralysante arithmétique, dans cette zone immense du fraternel où la justice cesse d'être une avance pour devenir un don. Elle ouvre - dans la surabondance qui garantit la part - la certitude à l'équité qui languit, indécise, aux étapes marchandes. Et son butin de joies - le seul qui vaille - domine les déceptions du prêt et les attentes trompées de l'équivalence. La Justice ainsi entendue s'identifie aux formes réfléchies de l'amour. Elle n'est vraiment possible qu'en lui, quand nous avons dépassé, avec son cortège de doutes, la préoccupation d'être juste. L'affectueuse prodigalité de qui répand volontairement ses biens multiples est en germe dans le renoncement obscur de qui aime dans l'inconscience. Mais avec toute la distance de l'instinct à l'intelligence et de l'aveugle abandon à l'offrande volontaire...



Nonobstant ces espérances et ces velléités, de hasardeux jalons, d'isolées tentatives, où en sommes-nous ? Quelles furent les étapes de fait de l'esprit de justice dans un passé d'écrasement et quel en est, socialement, quel en perdure le caractère ? Et quels sont les rapports de la justice théorique avec les actes et les institutions de ce nom, avec la « justice » appliquée ?...

« La justice, dit à cet égard Proudhon, a commencé, comme l'ordre, par la force. Loi du prince à l'origine, non de la conscience ; obéie par crainte, non par amour, elle s'impose plutôt qu'elle ne s'expose ; comme le gouvernement, elle n'est que la distribution plus ou moins raisonnée de l'arbitraire. Sans remonter plus haut que notre histoire, la justice était, au Moyen-Age, une propriété seigneuriale, dont l'exploitation tantôt se faisait par le maître en personne, tantôt était confiée à des fermiers ou intendants. On était justiciable du seigneur comme on était corvéable, comme on est encore aujourd'hui contribuable. On payait pour se faire juger, comme pour moudre son blé ou cuire son pain ; bien entendu que celui qui payait le mieux avait aussi plus de chances d'avoir raison. Deux paysans convaincus de s'être arrangés devant un arbitre auraient été traités de rebelles, l'arbitre poursuivi comme usurpateur... Peu à peu, le pays, se groupant autour du premier baron, qui était le roi de France, toute justice fut censée en relever, soit comme concession de la couronne aux feudataires, soit comme délégation à des compagnies justicières dont les membres payaient leurs charges à beaux denier comptants. Enfin, depuis 1789, la justice est exercée directement par l'Etat, qui seul rend des jugements exécutoires. Qu'a gagné le peuple à ce changement ? Rien. La justice est restée ce qu'elle était auparavant, une émanation de l'autorité, c'est-à-dire une formule de coercition. » Et les puissants, maîtres de l'Etat, n'ont pas cessé, comme au temps de Voltaire, de « la faire rendre ou vendre par leurs valets affublés d'une robe. »

Si nous dénonçons la « justice », ce n'est pas uniquement parce qu'elle est claudicante (pede pœna claudo, disait déjà Horace) et qu'elle a penché séculairement avec ostentation vers la force, l'intrigue et l'argent sa balance légendaire. L'ère de la justice immanente ou divine est depuis longtemps révolue dans les esprits cribleurs d'axiomes et nous pourrions avoir quelque pitié pour ses œuvres ou l'espoir d'amender ses travaux, la sachant faillible parce que d'essence humaine. Mais ce n'est pas seulement dans ses divagations cruelles et ses brutales incartades, dans ses intolérances singulières et ses partialités systématiques, ce n'est pas dans le rythme décevant d'un glaive qui, obstinément, atteint le faible et le désarmé, ce n'est pas tant dans des applications dévoyées que notre critique poursuit une institution qui vise au symbole. Et ce n'est pas non plus dans telle forme périssable dont elle a revêtu ses interventions, ni dans le style désuet et pompeux dont elle enveloppe ses arrêts, ni l'archaïsme bouffon de ses églises aux officiants maquillés. Ce n'est pas davantage dans les ramifications et les efflorescences où se disperse sa nocivité, ni dans les caractéristiques « civiles ou militaires » par quoi se sérient ses endémiques sévérités. Si la « justice du sabre », en effet, n'est pas la même que la « justice de robe », ni l'une ni l'autre n'ont rien de commun avec la justice tout court dont nous avons tout à l'heure évoqué les appels. Et c'est dans son principe, et sa prétention à distribuer ses oracles et ses rigueurs au nom d'un « droit » contestable, que la harcèlent nos contestations. Le monstre survivra aussi longtemps que l'alimenteront nos mœurs. Et il y aura des erreurs douloureuses, des châtiments disproportionnés, de la souffrance distribuée au nom de la justice tant que des hommes - imparfaits aussi et faillibles - s'arrogeront le privilège inique de juger leurs semblables, aussi longtemps que l'humanité rampante d'aujourd'hui n'aura trouvé l'accès de cette vie plus haute où le « tu ne jugeras point ! » sera le précepte de la vraie justice...

Qu'a réformé depuis des siècles un organisme, armé de répressions redoutables, dont la tyrannie tourmente toute la vie sociale ? En quoi ses sentences et ses sanctions multipliées ont-elles atténué l'âpre combat des besoins, des désirs, des appétits, tari les convoitises protéiformes, prévenu l'oppression de l'humble et l'angoisse du pauvre, et relevé le niveau moral des fractions farouchement aux prises ? A-t-il fait autre chose - institution de force et d'Etat - que de couvrir le rapt, palliant à peine ses complicités sous de superficielles hypocrisies et n'est-ce pas la « raison » du maître, du riche et de l'habile que proclame, en attendus retors et en captieuses harangues, la sacro-sainte gardienne du « juste » qui, à travers les âges, n'a cessé d'absoudre le vainqueur... « Selon que vous serez puissants ou misérables... », les jugements de tous les temps et de toutes les juridictions grossiront en crime vos menus péchés et blanchiront - comme l'hermine - vos plus noirs forfaits. La justice des siècles, c'est ... « haro sur le baudet » !

Scandaleuse impudence de l'homme qui s'arroge la souveraineté du juge, mais persistant renfort des formes oppressives et du pouvoir coerciteur que l'organisation usurpatrice de l'état prétendu de justice. Depuis des milliers d'années, l'unilatéralisme n'a point varié sur les Tables grossies d'hiéroglyphes. Cette Bible modernisée, qu'on appelle le Code, que dit-elle ? « Elle dit que la femme est l'esclave du mari, que l'enfant est la propriété du père, que le pauvre est la chose du riche, que le faible est le jouet du fort. Elle protège le vol sous sa forme propriété ; punit la propriété sous sa forme vol. Elle décrète qu'une grande partie des hommes n'aura point part, aux richesses matérielles et intellectuelles de la terre, qu'ils ne pourront point prendre conscience d'eux-mêmes et s'améliorer, mais croupiront dans l'ignorance, la brutalité, l'alcoolisme ; puis après, elle les châtie parce qu'ils sont des ignorants, des brutes, des alcooliques. Elle leur fait un crime au verso de ce dont elle leur fait une loi au recto. Elle décrète pour les uns le droit à ne rien faire, pour les autres l'obligation de peiner durement. A ceux-là, s'ils fautent, elle est toute clémence et toute indulgence ; à ceux-ci toute rigueur et toute implacabilité. Au rebours de la logique et des lois physiques mêmes, les gros s'échappent à travers les mailles de son filet, et les petits y restent pris...

« Livre redoutable et sacré, cette Bible nous fut léguée, dans ses grandes lignes, par un peuple de voleurs cauteleux et d'aventuriers bavards, qui établirent autrefois leur repaire sur les bords du Tibre, et qui de là, se lançaient sur le monde pour le désoler. C'est à la lumière de ces intelligences lointaines et brutales que les jugeurs d'hommes examinent nos actes ; c'est aux idées de ces pillards sur la morale qu'ils veulent que nous conformions notre conduite, et nous ne sommes de bons citoyens, d'honnêtes gens, qu'autant que nous pensons et vivons ainsi que le voulait, il y a quatorze siècles, l'empereur Justinien. » (R. Chaughi).



Auguste Comte, donnant la prééminence au droit social, condamne comme immorale l'idée de droit individuel. Tous ceux en effet qui, par quelque principe, légitiment la domination du groupe, redoutent dans l'affirmation de ce droit, « l'état de révolte virtuelle contre l'ordre établi, l'état de mécontentement contre la législation existante ». (Palante). Et cependant, si la justice a fait quelque progrès dans les institutions, elle le doit aux poussées d'un individualisme s'élargissant. Mais pour « résoudre » une opposition peut-être insoluble, pour « résorber » une antinomie sans doute irréductible en absolu, les écoles de la tradition juridique donnent invariablement le pas à la société, oubliant, à dessein ou par aveuglement, qu'un composé n'existe que par ses éléments et que les exigences du tout, portées aux extrêmes, sont la négation des parties. Elles vont jusqu'au paradoxe de concevoir le justicié réjoui de la sentence et tentent de lui démontrer qu'il y participe. Comme l'épingle, dans l'ironie, un personnage de France : « puisque tu y as une part honorable comme citoyen, je te prouverai que tu dois être content d'être étranglé par justice... »

A l'analyse, la satisfaction du droit, la préoccupation même de l'équité ne sont pour rien dans les agitations de la justice. Elle poursuit, non des fins d'harmonie, mais la fin d'un différend, et il lui suffit que son ordre cesse d'être troublé pour que s'apaise son émoi. Sa soif du bien s'étanche dans la solution, celle-ci consacrât­-elle l'injustice : « Tu jugeras avant tout », enjoint en substance le Code au juge, « nous n'avons pas à con­ naître de ton ignorance, mais nous sanctionnerons ton indécision »… Partie du général et chargée de formule, la justice « démontre » dans le particulier l'exactitude d'un théorème. Et il se trouve que l'exemple est la négation fréquente du problème. Comme si un juge que la justice tenterait ne devrait pas chercher, après la « faute » individuelle, l'individualité des mobiles et individualiser sa conclusion : la pénalité. Se pratique cependant l'individualisation de la peine pour des besoins de cause ou de classe, et le Parquet moderne trie, dans une poursuite - « d'après leur rang social, leur parenté, leurs relations », les dangers qu'ils font courir au régime - des « catégories de délinquants ». De fallacieuses « intentions » suffiront à éveiller les susceptibilités juridiques, à mettre en branle l'appareil répressif ; et les juges couvriront le risque, non le dommage, atteindront la possibilité, non le fait, châtieront la potentialité, non le délit. C'est l'arbitraire déductif assimilé à la justice pour les besognes de compression.

La jurisprudence - interprétation de la loi par les précédents jugés - est, dans l'ordre pénal, une atteinte à la majesté rigide du collectif. Mais elle ne s'égare vers l'individualisation qu'en foulant aux pieds la garantie et elle torture les textes et l'antérieur moins par souci d'une adaptation et par recherche d'une convenance au cas pendant, par adéquatisation en un mot, que pour favoriser quelque évasion dilatoire, ou préparer l'abri de finasseries fructueuses ou d'iniques « retorderies ». Il y a, jusqu'au cœur des institutions de justice comme parmi ses excroissances parasitaires, une extra-légalité officielle qui préside aux opérations préliminaires, pèse sur les instructions, emplit les délibérations et les attendus des jugements. Et il y a une illégalité permanente dont sont imprégnées les mœurs judiciaires et qui profite aux canailles avérées mais influentes et normalise la corruption. A cette illégalité intérieure, qui grignote l'absolutisme judiciaire, répond du dehors l'illégalité frondeuse, ou intéressée, ou réactive, tantôt passagère ou systématisée. De ces illégalités flottantes autour de la « justice » émane une action désagrégatrice qui précipite l'évolution du droit et favorise, au préjudice des institutions, les aspirations éparses de l'unité. Et plus la loi, à travers la raison d'Etat, la jurisprudence et l'illégalisme circonstancié, perd de son universalité et de sa rigueur générale, et plus s'appauvrit ce respect qui est, derrière le fondement de fait de la force, le soutien moral d'une justice dont le prestige et l'influence ont aussi besoin d'auréole.

C'est là une preuve nouvelle que les mœurs l'emportent sur les monuments et que les édifices de coercition s'effritent par la diversité de leurs interventions, l'étendue de leurs attributions, la dispersion de leur compétence. La société moderne contraint la justice à d'incessantes et inattendues initiatives qui sont des désaveux d'elle-même, la jette au désarroi d'une improvisation qui met en relief ses infirmités. Ces imprévus, ces mouvements découverts affectent, en l'animant, sa sévérité marmoréenne et l'atteignent dans sa divinité, qu'elles humanisent ; comme le modernisme et la mondanité ­- condition de durée du catholicisme - accusent la souplesse des hommes et les sens profus des livres sacrés aux dépens de la grandeur du culte et de sa solidité doctrinaire... Rançon de leur présence multipliée, contrepar­tie - par la tendance au nivellement, manifeste en sociologie et en religion comme en géologie - d'une tyrannie tentaculaire, d'une immixtion monstrueusement ramifiée!

Mais ces mœurs, aux temps que nous vivons, n'ont pas ébranlé la justice au bénéfice du droit. Ils l'ont seulement tournée - ramenée par d'autres chemins, pourrait-on dire - vers les appétits dont les exigences la déciment. Et ils suppléent aux servitudes juridiques ­- dans une certaine mesure artificielle, - que leur flot érode, par des servitudes mouvantes qui auront, dans les sociétés mêmes, leur cristallisation. Le « droit » évolué n'est pas l'individu libéré. Les mœurs - celles que nous connaissons - à l'assaut de la « justice » ce n'est pas l'individu libre. Ce n'est pas la barrière brisée, « qui sépare le droit de l'équité ». Où sont les signes avant-coureurs d'une montée certaine de l'individu ! L'esclavage - brutal mais à fleur d'être dans les âges antiques, plus superficiel par la prédominance du physique - ne s'est-il pas étendu et seulement diversifié, mal perfide et comme impalpable dans la vie moderne ? De la surface où il tenait les fibres de l'homme fruste, n'a-t-il pas gagné - avec la gamme folle des « besoins » superflus ou nocifs, les plaisirs prétendus raffinés, les vices latents ou nouveaux que la société favorise, la série sans fin des « conquêtes » scientifiques, les « services » d'un milieu civilisé aux complications incessantes - n'a-t-il pas fait son chemin, avec les siècles, à travers les mentalités, agrippant l'homme jusqu'en sa retraite profonde, ne lui laissant plus rien d'intime et de soi ? Et pouvons-nous - du fumier de la nature aussi des fleurs s'élancent - caresser l'hypothèse d'une personnalité saine et libre s'éveillant parmi cette matière humaine livrée à toutes les décompositions et comme frappée d'aboulie morale ?... Pour l'instant, non seulement un abîme demeure entre une société de rapt et un social d'équité, mais des régrescences bestiales, aiguës aux heures de crise, attestent l'anémie ambiante des conceptions de justice et projettent sur l'écran du sage, les images d'individus féroces et vains, singulièrement grégaires.



La justice apparaît donc, à travers ses plus lointaines concrétisations, comme la justification pour ainsi dire spontanée - puis ensuite savamment codifiée - de la contrainte exercée sur l'individu et comme l'expression de la tyrannie systématisée du groupe. Elle s'incorpore, dès ses rudiments primitifs, à cette structure longtemps hésitante et embryonnaire, et aujourd'hui « pyramidale, centralisée » qui a nom l'Etat et symbolise, à ses côtés, la vengeance sociétaire. Leur connivence étroite et croissante, elle apparaît dans leur action mêlée, leur appui mutuel constant, leur développement - d'aucuns disent « leur perfectionnement » -­ parallèle. « L'étude du développement des institutions, dit Kropotkine, amène forcément à la conclusion que l'Etat et la Justice - c'est-à-dire le juge, le tribunal institués spécialement pour établir la justice dans la société - sont deux institutions qui non seulement coexistent dans l'histoire, mais sont intimement liées entre elles par des liens de cause et effet. L'institution de juges spécialement désignés pour appliquer les punitions de la loi à ceux qui l'auront violée, amène nécessairement la constitution de l'Etat. Il a besoin d'un corps qui édicte les lois, de l'uniformité des codes, de l'université pour enseigner l'interprétation et la fabrication des lois, d'un système de geôles et de bourreaux, de la police et d'une armée au service de l'Etat. »

« En effet, la tribu primitive, toujours communiste, ne connaît pas de juge. Dans le sein de la tribu, entre membres de la même tribu, le vol, l'homicide, les blessures n'existent pas. L'usage suffit pour les empêcher. Mais dans le cas excessivement rare où quelqu'un manquerait aux usages sacrés de la tribu, toute la tribu, intervenant collectivement, le lapiderait ou le brûlerait. Et si un homme d'une autre tribu a blessé un des nôtres, toute notre tribu doit, ou bien tuer le premier venu de cette autre tribu, au bien infliger à n'importe qui de cette autre tribu une blessure absolument du même genre et de la même grandeur. C'était là leur conception de la justice. »

« Plus tard, dans la commune villageoise des premiers siècles de notre ère, les conceptions sur la justice changent. L'idée de vengeance est abandonnée peu à peu (avec beaucoup de lenteur et surtout chez les agriculteurs, mais survivant dans les bandes militaires) et celle de compensation à l'individu ou à la famille lésée se répand. Avec l'apparition de la famille séparée, patriarcale et possédant fortune (en bétail ou en esclaves enlevés à d'autres tribus), la compensation prend de plus en plus le caractère d'évaluation de ce que « vaut » (en possessions) l'homme blessé, lésé de quelque façon, ou tué : tant pour l'esclave, tant pour le paysan, tant pour le chef militaire ou roitelet que telle famille aura perdu. Cette évaluation des hommes constitue l'essence des premiers codes barbares ... La commune de village se réunit et elle constate le fait par l'affirmation de six ou douze jurés de chacune des deux parties qui veulent empêcher la vengeance brutale de se produire et préfèrent payer ou accepter une certaine compensation. Les vieux de la commune, ou les bardes qui retiennent la loi (l'évaluation des hommes de différentes classes) dans leurs chants, ou bien des juges invités par la commune, déterminent le taux de la lésion : tant de bétail pour telle blessure ou pour tel meurtre. Pour le vol, c'est simplement la restitution de la chose volée ou de son équivalent, plus une amende payée aux dieux locaux de la commune. »

« Mais, peu à peu, au milieu des migrations et des conquêtes, les communes libres de beaucoup de peuplades sont asservies ; les tribus et les fédérations aux usages différents se mêlent sur un même territoire, il y a les conquérants et les conquis. Et il y a en plus le prêtre et l'évêque - sorciers redoutés - de la religion chrétienne qui sont venus s'établir parmi eux. Et peu à peu, au barde, au juge invité, aux anciens qui déterminaient jadis le taux de la compensation, se substitue le juge envoyé par l'évêque, le chef de la bande militaire des conquérants, le seigneur ou le roitelet. Ceux­ ci, ayant appris quelque chose dans les monastères ou à la cour des roitelets, et s'inspirant des exemples du Vieux Testament, deviendront peu à peu juges dans le sens moderne du mot. L'amende, qui était jadis payée aux dieux locaux - à la commune - va maintenant à l'évêque, au roitelet, à son lieutenant, ou au seigneur. L'amende devient le principal, tandis que la compensation allouée aux lésés pour le mal qui leur fut fait, perd de son importance au regard de l'amende payée à ce germe de l'Etat. L'idée de punition commence à s'introduire, puis à dominer. L'Eglise chrétienne surtout ne veut pas se contenter d'une compensation ; elle veut punir, imposer son autorité, terroriser sur le modèle de ses devancières hébraïques. Une blessure faite à un homme du clergé n'est plus une simple blessure ; c'est un crime de lèse divinité. En plus de la compensation, il faut le châtiment, et la barbarie du châtiment va en croissant. Le pouvoir séculier fait de même. »

« Au dixième et onzième siècle se dessine la révolution des communes urbaines. Elles commencent par chasser le juge de l'évêque, du seigneur et du roitelet, et elles font leur « conjuration ». Les bourgeois jurent d’abandonner d'abord toutes les querelles surgies de la loi du talion. Et lorsque de nouvelles querelles surgiront, de ne jamais aller vers le juge de l'évêque ou du seigneur, mais vers la guilde, la paroisse ou la commune. Les syndics élus par la guilde, la rue, la paroisse, la commune ou, dans les cas les plus graves, ces organismes eux-mêmes, réunis en assemblée plénière, décideront de la compensation à accorder à la personne lésée. En outre, l'arbitrage à tous les degrés - entre particuliers, entre guildes, entre communes - prend une extension réellement formidable. »

« Mais, d'autre part, le christianisme et l'étude renouvelée du droit romain font aussi leur chemin dans les conceptions populaires. Le prêtre ne fait que parler des vengeances d'un dieu méchant et vengeur. Son argument favori (il l'est encore) est le châtiment éternel du pécheur... Et comme, dès les premiers siècles, le prêtre conclut alliance avec le seigneur et que le prêtre lui­-même est toujours un seigneur laïque, et le pape un roi, le prêtre fulmine aussi et poursuit de sa vengeance celui qui a manqué à la loi laïque imposée par le chef militaire, le seigneur, le roi, le prêtre-seigneur, le roi­ pape. Le pape lui-même, auquel on s'adresse continuellement comme à un arbitre suprême, s'entoure de légistes versés dans le droit impérial et seigneurial romain. Le bon sens humain, la connaissance des us et coutumes, la compréhension des hommes, ses égaux -­ qui faisaient jadis les qualités des tribunaux populaires - sont déclarés inutiles, nuisibles, favorisant les mauvaises passions, les inspirations du diable, l'esprit rebelle. Le « précédent », la décision de tel « juge » -­ la jurisprudence en herbe - « fait loi et pour lui donner plus de prise sur les esprits, on va chercher le précédent dans les époques de plus en plus reculées ­- dans les décisions et les lois de la Rome des empereurs et de l'Empire hébraïque. »

« L'arbitrage disparaît de plus en plus à mesure que le seigneur, le prince, le roi, l'évêque et le pape deviennent de plus en plus puissants et que l'alliance des pouvoirs temporel et clérical devient de plus en plus intime. Ils ne permettent plus à l'arbitre d'intervenir et exigent par la force que les parties en litige comparaissent devant leurs lieutenants et juges. La compensation à la partie lésée disparaît presque entièrement des affaires « criminelles » et se trouve bientôt presque entièrement remplacée par la vengeance, exercée au nom du Dieu chrétien ou de l'Etat romain. Sous l'influence de l'Orient, les punitions deviennent de plus plus atroces. L'Eglise, et après elle le pouvoir temporel, arrivent à un raffinement de cruauté dans la punition, qui rend la lecture ou la reproduction des punitions infligées aux XVe et XVIe siècles presque impossibles pour un lecteur moderne. »

« Les idées fondamentales sur ce point essentiel, cardinal de tout groupement humain, ont ainsi changé du tout au tout entre le XIe et le XVIe siècle. Et lorsque l'Etat s'empare des communes qui ont renoncé déjà, même dans les idées, aux principes fédératifs d'arbitrage et de justice compensatrice populaire (essence de la commune du XIIe siècle) la conquête est relativement facile. Les communes, sous l'influence du christianisme et du droit romain, étaient déjà devenues de petits Etats, elles étaient au moins devenues étatistes dans leurs conceptions dominantes. »

« Ce court aperçu historique permet de voir jusqu'à quel point l'institution pour la vengeance sociétaire, nommée justice, et l'Etat sont deux institutions corrélatives, se supportant mutuellement, s'engendrant l'une l'autre et historiquement inséparables. »...

« Les gouvernements faisant des lois pour persuader qu'il existe une justice. » (A. Tournier) ! La Justice et l'Etat, monstres accroupis sur le corps social et symbolisant de concert « l'autorité veillant à la sécurité de la société et exerçant la vengeance sur ceux qui rompent les précédents établis : la Loi » (Kropotkine) ! De la monarchie de droit divin à la République ploutocratique, du bon plaisir des rois au bon plaisir des riches, la justice autoritaire et coercitive n'a fait que s'affirmer davantage avec la centralisation croissante et l'unification administrative. Au service des idées cristallisées et des courants d'en-haut, agrippée aux barrières d'un Code plus stagnant que la coutume, figé dans l'arbitraire et la vindicte, dans le propriétarisme et la morale biblique, la toute-puissante justice, séculairement « attachée aux règles », comme disait Bossuet, est liée à l'esprit étatiste et en épouse l'évolution. Elle est le fondement du règne (justicia regni fondamentum ! !) et non la délivrance de la liberté. Elle a pour mission première - et son bras : le juge, « spécialisé pour punir » en est l'agent hiérarchisé - de se dresser contre qui enfreint, moins en désobéissant qu'en dissecteur, moins en enfant terrible qu'en opposant, ses règlements iniques et draconiens, et, plus encore que de ramener dans le giron d'une société d'obédience les paraphraseurs de sa morale, de réduire à l'impuissance les irréguliers valeureux. Il n'est pas une unité qui veuille vivre et s'affirmer dans l'indépendance, ouvrir tout son être à plus de justice et de lumière, et qui ne trouve quelque jour devant sa marche résolue son appareil inflexible. Les nôtres - pour l'audace de leurs théories désagrégatrices, pour leurs revendications individualistes, - ont, plus que tous parmi les novateurs, saigné sous sa griffe auréolée...

Les partis qui bataillent pour la possession de l'Etat caressent la mainmise sur une justice de « consolidation » assise sur des lois de « justification ». Pour eux, « la justice est toujours une statue dont ils brisent la balance et ne saluent que le glaive ». Ils la regardent avant tout comme un moyen de résister aux retours offensifs des fractions évincées et aux prétentions des tendances adverses, en un mot comme une digue dressée devant l'indésiré, le coupable non-conformisme. Et ils utilisent tour à tour, pour leur sauvegarde et leurs fins particularistes, son armature séculaire. Justice « de Dieu », justice royale, justice bourgeoise, justice populaire : justices appuyées sur la religion, la politique, les classes ou l'économie, sont des armes toujours despotiques de la partialité des systèmes, et elles s'opposent, avec plus ou moins de franchise, d'intolérance ou de cruauté, aux aspirations et aux espérances de la justice.

Hommes, si tenaces à appeler des mains des tyrans la sécurité, à bénir la quiétude sous la férule, à pleurer des maillons d'esclaves pour vos libertés, si vous voulez la justice d'Etat, vous aurez la machine à légiférer, le Code où se fossilisent les précédents. Et vous rassemblerez, autour des Tables parcheminées, la monnaie courante d'une humanité avide et canaille à défaut des insaisissables « Uebermenschen » nietzschéens. Des légistes ossifiés garderont l'autel « du verbe et de la lettre » et, par la forme, vous riveront à l' esprit. Si vous voulez la justice d'Etat, il vous faut - après les juges, fleur de l'institution ! - les licteurs du pouvoir exécutif, la tourbe des gens de basses œuvres : la police, le mouchard, leurs adjuvants et leurs succédanés. Il vous faut la prison, - cet enfer temporel, - sa chiourme, son ombre, ses moiteurs, ses angoisses, sa pourriture, il faut - autour de la répression - « l'université du crime » et sa pestilence bacillaire... Et il vous faut - ils se traînent, embrassés, sa chair s'amalgame à ses os : le Moloch-gouvernement avec ses impôts et ses sbires, sa dictature et ses chaînes !

Mais nous rejetterons le Code et les sanctions comme nous avons rejeté le Pouvoir et la Loi. Nous chercherons hors de la justice punitive, comme hors de l'Etat et de ses cadres jugulateurs, les sources et les voies d'une justice véritable et d'une sociabilité rationnelle et féconde. Gardons-nous des formules et des organisations de la justice. Développons seulement l'esprit et les mœurs de l'équité jusqu'à la rendre naturelle. Souvenons-nous, avec Proudhon, que les peuples les plus moraux et les plus paisibles, les plus heureux aussi sont « ceux où la justice intervient le moins dans l'activité personnelle ; où l'autorité se fait le moins sentir ; où l'individu a le plus de ressort, où les rouages administratifs sont les moins nombreux, et les impôts les moins lourds et les moins inégaux ; où les associations, les conventions et les transactions sont le moins entravées ; ceux enfin qui approchent le plus de cette solution, dans les limites du droit : tout par la libre et perfectible spontanéité de l'homme ; rien par la force ! »

- Stephen MAC SAY

JUSTICE (Historique des institutions de)

Malgré les efforts des chercheurs et les travaux des historiens, nous connaissons mal les civilisations anciennes. La terre les a ensevelies sous ses sables et sous sa glèbe. La terre boit les peuples et leur gloire éternelle, comme elle réserve sa surface à l'agitation des vivants. Seule l'imprimerie sauve les institutions de l'obscurité ou de l'oubli, procédé simple qu'il a fallu tant de siècles pour découvrir...

« Dans les commencements de la société, la justice était exercée sans aucun appareil par chaque père de famille sur ses femmes, ses enfants, ses petits-enfants et ses serviteurs, Lui seul avait sur eux le pouvoir de correction, et ce pouvoir allait jusqu'au droit de vie et de mort. Chaque famille formait ainsi un petit peuple dont le chef était à la fois le père et le juge. Mais bientôt, les familles s'étant réunies, on éleva une autorité souveraine au-dessus de celle des pères, qui cessèrent alors d'être juges absolus, comme auparavant, sur les personnes et sur les choses. Néanmoins, en présence de la justice publique même, ils purent encore exercer une justice particulière (ou domestique) qui était plus ou moins étendue, selon les usages de chaque peuple ». Ce gouvernement de famille se confondait ainsi, dans le principe, avec l'administration de la justice.

Les peuples de l'antiquité, dont la vie sociale s’est répercutée dans la nôtre par des vibrations directes ou indirectes, ont eu une conception très différente de la justice en elle-même, c'est-à-dire de ce qui était dû à l'individu et de la façon dont la justice devait être exercée ou distribuée. La conception autoritaire de la justice est que l'ensemble des êtres constituant le corps social doit imposer sa loi à chaque unité composant cet ensemble. C'est le tout qui doit veiller à son propre équilibre, or si cet équilibre est menacé ou lésé par l'infraction d'un seul, le tout ne pouvant à tout instant s'occuper du détail, quel sera le juge, mandataire ou exécuteur de la loi?

A chaque époque, la Loi s'inspire de l'idéal social d'après lequel le corps social a réglé sa vie et son destin. Ici elle est religieuse, là militaire, ailleurs agricole, basée sur la propriété. Et la justice est conditionnée d'après la latitude que la vie du corps social laisse aux mouvements des individus.

« Aux sources de l'histoire, Moïse passe pour avoir été le premier qui ordonna la justice parmi les Juifs. Après lui vinrent les juges ou chefs militaires qui exercèrent le pouvoir, irrégulièrement d'ailleurs et sur quelques tribus, jusqu'à la royauté. Ils étaient élus par tous les citoyens et jouissaient de l'autorité souveraine, temporaire ou à vie, sans avoir toutefois le droit de percevoir l'impôt et de créer des lois nouvelles... La justice fut établie en Égypte par Ménès, qui en devint le premier roi ; en Grèce, les premiers qui gouvernèrent furent les législateurs, plus connus sous le nom de prytanes et de nomophylaques, ou protecteurs des lois ; enfin, à Rome, ceux qui appliquaient la justice étaient des rois et des sénateurs qui déléguèrent, dans la suite, leur autorité à des proconsuls, à des préteurs, à des préfets du prétoire, à des patrices, des ducs, des comtes, des centeniers, etc. »

Chez les Hébreux, la justice destinée à régler les conflits privés n'est guère qu'un arbitrage. Le tribunal ordinaire est une sorte de grand collège de prud'hommes. Sur la liste de ses membres, les plaideurs choisissent chacun un juge, et ces deux juges, pour se départager, en élisent un troisième.

Mais s'agit-il de juger les causes politiques, les crimes d'Etat, les atteintes à la Loi religieuse, parce que ses rites en raison de leur influence et de leur retentissement sont plus graves, s'agit-il de faire comparaître un sénateur, un chef militaire, un prophète, l'institution de la poursuite et la connaissance de la cause appartiennent au grand conseil, ce grand conseil ou Sanhédrin, qui joua un rôle si considérable dans l'histoire en provoquant l'arrestation de Jésus-Christ, ce rêveur sans importance, interrogé par les scribes en Galilée et laissé libre d'évangéliser les simples, mais devenu séditieux après ses incartades à Jérusalem, pendant l'époque tolérante de la Pâque, amené à Caïphe et déféré à Ponce­ Pilate, malgré Ponce Pilate lui-même, comme perturbateur politique : il se disait le roi des Juifs et discutait sur le tribut qu'il fallait rendre à César.

Athènes avait ses archontes, juges élus, annuellement renouvelés. Ils recevaient les dénonciations publiques et les plaintes des citoyens. Les juges d'appel étaient les héliastes. Mais ce corps judiciaire était extrêmement « ouvert », si nous osons dire. Les héliastes n'étaient pas moins de six mille. Comme certaines villes qui ont presque autant de médecins que de malades, Athènes avait presque plus de juges que de plaideurs, en action. Cette multiplicité d'experts juridiques avait excité les sarcasmes d'Aristophane : on le voit dans ses Guêpes, d'où Racine a tiré, pour plaire à Louis XIV et seconder la réforme de la procédure, la classique pièce des Plaideurs.

La garde des lois et le culte des dieux étaient confiés à l'Aéropage devant lequel furent traduits Phryné, s'il faut en croire la fable, saint Paul, au témoignage de l'histoire : l'un et l'autre, mais de manière différente s'étaient montrés subversifs ; accusés d'impiété, ils ne furent pas défendus par les mêmes moyens.

Les historiens se déclarent impuissants à reconstituer et à décrire l'organisation de la justice à Sparte. Dans un pays où les biens étaient en commun et où les femmes étaient à tout le monde, les rixes étaient, sans doute, plus fréquentes et les procès moins nombreux. Les éphores avaient la charge de la sécurité générale, Rome, la patrie des grands juristes, Rome qui construisit le droit comme le pont du Gard, sur des piliers solides avec des arcatures savamment ordonnées, Rome avait fondé son pouvoir et son avenir sur la souveraineté auguste, majestueuse, homogène du « peuple romain». La fameuse formule qui était l'intitulé des actes publics : le Sénat et le peuple romain (Senatus populusque Romanus, s. d. q. R.) n'était pas une fiction lapidaire, mais le résumé saisissant de l'organisation civique.

Rome eut donc tout d'abord ses magistrats élus par les assemblées populaires qui étaient les comices. Le nom nous est resté, nous disons encore les comices électoraux. Les comices romains furent au début les comices par curies, puis, après Servius Tullius, les comices par centuries qui se réunissaient au champ de Mars. Les historiens voient dans ces comices par centuries un amalgame tenté du peuple et des patriciens. Les deux magistrats qui étaient mis à la tête de la République étaient des Consuls, portant des sceptres d'ivoires surmontés d'aigles, précédés par les douze licteurs qui portaient les faisceaux. Ils avaient la « juridiction », c'est­-à-dire qu'ils étaient les juges suprêmes, auxquels toutes les affaires judiciaires étaient déférées.

Mais la multiplicité des causes déborda cette omnipotence, et en l'an 388 nous voyons apparaître le préteur qui fut investi des fonctions judiciaires.

Le préteur recevait les parties, il lui était rendu compte de la cause ; il en appréciait la consistance et en vérifiait la nature ; suivant l'expression consacrée, il « disait le droit », après quoi il délivrait la formule, c'est-à-dire qu'il instituait le juge de son choix chargé de la décision à rendre.

En l'an 507, les étrangers qui affluaient à Rome étaient devenus si nombreux qu'il fallut créer pour leurs litiges, entre eux ou avec les nationaux, comme nous dirions aujourd'hui , un préteur spécial: le préteur pérégrin, auxiliaire, à ce titre, du premier préteur : le préteur urbain. Par la suite il y eut un préteur de chaque province.

Concurremment avec le préteur mais au-dessous de lui, la justice était rendue par l'édile qui avait à la fois des pouvoirs de police et des pouvoirs judiciaires. C'est à raison de ces pouvoirs de police étendus aux questions d'édilité urbaine que le nom d'édile se trouve attribué par assimilation à nos conseillers municipaux. Le peuple - nous disons le peuple par opposition aux patriciens - était divisé en tribus, quatre dans la ville, vingt­ six sur le territoire environnant ; chacune de ces tribus élisait son magistrat (de là le nom de tribun). L'édile était chargé de régler les différends entre les tribus et de réprimer les attentats commis par les patriciens contre les plébéiens.

En France, pendant la période féodale et jusqu'à Philippe Auguste tout au moins, le droit de justice appartint aux seigneurs sur leurs terres. Ces terres étaient appelées alleux si elles avaient été conquises originairement par des chefs de bandes, et terres bénéficiaires si elles avaient été concédées par le roi à ses compagnons d'armes. Le fief était la terre concédée sous la condition que le preneur reconnaîtrait le bailleur comme son seigneur et maître, lui jurerait fidélité et s'engagerait envers lui à l'assistance par les armes de même qu'à certaines prestations. Nous ne saurions trop insister sur cette idée (déjà exprimée au mot CODE) que, sous le régime féodal, toutes les personnes vivant sur une terre étaient attachées à cette terre sous les ordres et la domination du seigneur.

Le roi, chef de la féodalité, avait ses prérogatives, d'où une distinction dans la justice. Il y eut deux justices : la Justice royale qui s'exerçait par le roi et les agents du roi, et la Justice seigneuriale. Ainsi, se créèrent les trois degrés de juridiction, le suzerain seul ayant le droit de haute justice, comprenant la moyenne et la basse, le seigneur intermédiaire, le droit de moyenne justice comprenant la basse, et le seigneur inférieur le droit de basse justice seulement.

Les progrès de la royauté emportèrent cet odieux régime qui favorisait l'arbitraire ; la monarchie fit triompher son adage que « toute justice émane du roi » et la justice, par délégation, se trouva concentrée dans les Parlements. Pour que cette assertion trop rapide et trop superficielle soit exacte, il faudrait tenir compte des tribunaux du Châtelet qui constituaient la juridiction criminelle et embrassaient aussi ce que nous appellerions le service de la sûreté.

La Révolution vida ces châteaux déjà démantelés, ces palais et ces bastilles. Dans l'enceinte de l'Assemblée Constituante une parole retentit, magnifique et formidable : « Nous sommes des dieux : nous avons un monde à refaire ! » C'était vrai. Il ne suffisait pas de refondre la justice, il fallait la créer, en une coulée de bronze neuf. La question se posa de savoir s'il convenait d'instituer pour les causes civiles le jury civil. L'impossibilité du système apparut dans la discussion. Le décret du 30 avril 1790 rejeta le jury civil, mais le torrent impétueux des idées, les souvenirs de la République romaine déterminèrent le mode de consécration et d'investiture des juges. La loi du 16 août 1790 édicta qu'ils seraient nommés par le peuple. La constituante de l'an 8 n'osa pas abolir ni la prescription ni le principe. La loi du 27 ventôse an 8 institua un tribunal de première instance dans chaque arrondissement et créa les tribunaux d'appel. Les juges ne purent être élus que pris sur des listes d'éligibles. La Restauration effaça le principe de l'élection, sauf pour les tribunaux de commerce, et le remplaça par celui de la nomination.

- Paul MOREL.

QUELQUES SENS PARTICULIERS - ANCIENS OU MODERNES - ­ ATTACHÉS AU MOT JUSTICE

Justice distributive : qui fait à chacun et selon son mérite, une équitable répartition de peine ou de grâces. Justice commutative : qui a pour objet de rendre à chaque individu ce qui lui appartient, dans une juste proportion : elle opère principalement dans les affaires d'intérêts privés. Justice domestique : puissance déterminée que les pères ont sur leurs enfants, les maris sur leurs femmes, etc. Justice civile : celle qui s'occupe spécialement des contestations relatives à la nature, au partage ou à la possession des choses ; elle est, en général, du ressort des cours d'appel. Justice criminelle, la plus redoutable : celle qui prend connaissance des crimes et délits (voir ces mots et aussi pénalité, torture, question, etc.) et instruit contre les personnes suspectées : elle a pour interprètes la correctionnelle et la cour d'assises et s'appuie sur le code criminel et pénal. Justice fiscale, celle qui ordonne les poursuites pour le recouvrement de l'impôt. Justice municipale, celle des maires et commissaires de police. Justice militaire : juridiction d'exception qui soustrait à la compétence des tribunaux ordinaires les actes « délictueux » des soldats et des officiers. Les premiers sont ainsi jugés par leurs chefs et ceux-ci par leurs pairs. Ici des acquittements judiciairement scandaleux, là des condamnations monstrueuses.

Le Moyen Age, avec la féodalité, connaissait toute une hiérarchie de justice : justice royale ou rendue au nom du souverain par les prévôts, les baillis et les sénéchaux royaux, les présidiaux, les parlements et le conseil privé du roi ou conseil des parties. Cette juridiction s'étendit avec l'accroissement de la puissance monarchique. Justice féodale ou seigneuriale ou subalterne : celle qui s'attachait à un fief, à une seigneurie. La féodalité possédait ainsi la haute justice : du roi ou des seigneurs suzerains ; la justice du prince et des grands vassaux pouvait infliger toutes les peines y compris la peine de mort ; la basse justice, celle des seigneurs inférieurs ayant dans ses attributions quelques petits délits (jusqu'à l'amende de 10 sous parisis) et affaires civiles (jusqu'à la peine de 60 sous parisis) ; elle jouait auprès des plaideurs à peu près le rôle de notre justice de paix. Au XIVe siècle apparut la moyenne justice, celle du seigneur dont le juge connaissait de toutes les affaires civiles, mais, au criminel, ne pouvait juger que « les délits dont la peine n'excédait pas une amende de 75 sous ». La justice capitale ou supérieure était, dans une province, une sorte de cour d'appel. Justice d'apanage : justice royale qui s'exerçait dans l'étendue de l'apanage d'un fils ou petit-fils de souverain. Justice manuelle : droit du seigneur de saisir les meubles de ceux qui lui devaient des arrérages de rentes. Justice domaniale : qui appartenait au seigneur en vertu de son titre. Justice foncière ou censière : celle dont l'unique attribution était de condamner les redevables à payer au seigneur le cens et les rentes foncières. Justice sous latte : audience qui se tenait dans la maison du seigneur. Justice baillagère : qui appartenait au bailli et s'étendait sur le baillage. Justice patibulaire : signe extérieur de la puissance sous le règne du bon plaisir, représentée ordinairement par une potence ou un pilier d'exposition, d'où fourches patibulaires. Justice consulaire, origine des tribunaux commerciaux; instituée à Paris au XVIe siècle et rendue par des juges-consuls élus par les corps des marchands. Justice ecclésiastique : rendue par les officialités, par des juges délégués pour certaines causes, etc., etc. Elle statuait sur la validité des mariages et revendiqua longtemps un grand nombre d'affaires criminelles, ou même purement civiles, afin de mieux étouffer les hérésies, de frapper les dissidents, mais aussi d'enlever aux autres juridictions la connaissance des actes coupables commis par les clercs, les réguliers ou par les dignitaires de l'Eglise. L'ordonnance de 1539 réduisit ces empiètements sur la justice séculière. Justice temporelle : nom donné par les théologiens à celle qui connaît des matières autres que les matières ecclésiastiques. Justice du glaive : ce nom s'appliquait à quelques juridictions ecclésiastiques. Par glaive, on entendait à la fois le glaive spirituel de l'excommunication ou du retranchement de la communion, et le glaive matériel, souvent manié par un prêtre bourreau. Justice originelle : selon la théologie, rectitude que Dieu met dans l'âme par sa grâce.

Justice populaire : celle des citoyens élus qui représentent le peuple ; parfois aussi sursaut spontané des masses qui mettent en jugement et exécutent leurs tyrans. Ainsi rendue par le peuple directement, ou par le tribunal suprême issu de sa volonté, on dit aussi justice souveraine.

En mythologie, la Justice, fille de Jupiter et de Thémis, est représentée d'ordinaire sous la figure d'une jeune fille tenant d'une main la balance et de l'autre l'épée. Un lion souvent l'accompagne et symbolise sa puissance. Parfois un bandeau couvre ses yeux. Signe de l'impartialité à l'égard de qui comparait devant elle, il signifie aussi bien son impuissance à découvrir le vrai et souligne le caractère hasardeux de ses interventions...

(Pour les problèmes qui gravitent autour de la justice, voir aussi les mots : incarcération, pénalité, prison, répression, responsabilité, tribunal, etc.).