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JUSTICIER n. m.

« Celui qui a droit de justice ; celui qui est délégué pour rendre la justice. Il y avait autrefois, en France, des Seigneurs justiciers qui rendaient, sur leurs terres, la haute, la moyenne et la basse justice. » C'est en ces termes que s'expriment les divers dictionnaires et encyclopédies que j'ai consultés. Le justicier serait donc un personnage attaché à l'appareil judiciaire ; il serait un rouage spécial de cette formidable machine destinée à assurer l'observation des coutumes établies, et le respect des législations en vigueur.

Toute autre est la signification que nous donnons au mot justicier et bien différent du personnage dont il est parlé ci-dessus est celui que nous entendons désigner par ce mot.

Notre justicier ne s'inspire d'aucun texte de loi ; il n'obéit à aucune prescription légale ; il n'est l’exécuteur d'aucune sentence rendue par un magistrat ou tribunal quelconque. Il puise ses inspirations dans sa propre conscience ; il n'hésite pas à méconnaître et, le cas échéant, à violer la loi écrite ; il se substitue à la justice défaillante ; sa volonté s'affirme indépendante et au-dessus des lois et coutumes. Il estime avoir le droit, mieux : le devoir de s'ériger en arbitre et en exécuteur. Il n'agit point en serviteur, mais en homme libre.

N'est pas justicier qui que ce soit. Le justicier doit posséder un sens profond de ce qu'est la véritable Equité, sens assez puissant pour l'animer de la haine agissante de l'Iniquité et de quiconque est l'auteur ou le complice de celle-ci.

Quand, sous les yeux du justicier, se produit un de ces faits qui font surgir subitement l'indignation et la révolte des profondeurs de sa conscience, siège de son ardente passion du Juste et de sa haine de l'Injuste, le justicier intervient sans hésitation et frappe le coupable sur-le-champ. Mais, le plus souvent, cette intervention est le fruit de multiples observations et de mûres réflexions, provoquées par un concours de circonstances et de faits répétés. Dans ce cas, lent, très lent, est le travail qui s'opère dans la personne du justicier.

On incline à croire que le justicier est un impulsif cédant à un mouvement irréfléchi qui arme brusquement son bras et le précipite inconsidérément aux décisions spontanées et aux gestes immédiats. Il n'en est ainsi qu'exceptionnellement. Presque toujours la décision du justicier a des origines lointaines ; elle ne se présente, au début, que sous une forme vague, indéterminée et indécise. Pour qu'elle devienne consistante, il faut que les injustices dont il souffre ou dont il voit pâtir les autres, se multiplient, qu'il y devienne de plus en plus sensible, qu'il en soit de plus en plus révolté. Alors, l’idée du châtiment que comportent ces actes réitérés d'iniquité s'offre à son esprit de plus en plus fréquemment ; elle fait naître peu à peu l'idée d'expiation nécessaire ; la personne sur laquelle commence à se porter ce projet d'expiation méritée et de punition indispensable se dessine avec une netteté constamment accrue ; les responsabilités de cette personne se précisent et s'aggravent de jour en jour. Enfin, après bien des incertitudes et des lenteurs, la décision se forme ; elle s'impose ; elle devient indispensable et urgente. A partir de ce moment, l'acte du justicier est irrévocablement résolu, et son exécution n'est plus qu'une question de circonstances et de dispositions pratiques.

Mais, avant que d'en arriver à ce point culminant où la volonté cesse d'être le jouet de toutes les indécisions pour se stabiliser définitivement, que de perplexités ! Que de jours tourmentés, que de nuits sans sommeil ! Que de problèmes à examiner, de cas généraux et d'espèces à étudier, de comparaisons à établir, de déterminations à opposer, de projets et de plans à fouiller et à mûrir !

Au cours de ma carrière déjà longue et passablement mouvementée, j'ai eu l'occasion de recevoir les confidences de quelques justiciers. Ils venaient à moi, tourmentés par une perplexité angoissante, dans l'impossibilité où, depuis de longues heures déjà, ils se trouvaient de décider s'ils devaient abandonner ou mener jusqu'à son terme le dessein d'accomplir l'acte de justice dont la hantise les obsédait. Ce n'était pas le courage qui leur manquait ; mais ces êtres qu'on croit généralement de cœur endurci et de conscience sans scrupules, sont, au contraire, d'une sensibilité très vive et d'une probité morale faite de minutieuses délicatesses et d'exceptionnelles propretés.

C'est l'appréhension de se tromper, même de la meilleure foi du monde, qui les incitait à frapper à ma porte qu'ils savaient accessible à tous, à m'ouvrir leur cœur et à me demander un conseil. Ce que je leur ai dit, je ne le répéterai pas ici et nul ne le saura. Les uns m'accuseraient de n'avoir pas prononcé les paroles qui eussent retenu celui-ci sur la pente fatale ; les autres me reprocheraient d'avoir empêché celui-là d'accomplir un geste méritoire exemplaire.

Peut-on jamais savoir exactement ce qui se passe dans les arcanes d'une conscience qui hésite ? Il est déjà si difficile, à certaines heures particulièrement obscu­res, de pénétrer le mystérieux travail dont notre propre conscience est le théâtre ; n'est-il pas tout à fait impossible de déchirer le voile, de dissiper l'obscurité, quand il s'agit de s'introduire dans celle d'autrui ?

Ce que je puis affirmer, c'est l'état de douloureuse anxiété, de torturante angoisse où ces êtres étaient plongés par l'obsession tournant à l'idée fixe, sans qu'ils parvinssent à s'y soustraire par une résolution sans appel.

« Où est la Justice? Pensaient-ils. A qui est-il équitable de s'en prendre parmi les responsables ? Où se trouve le centre ou le sommet de ces responsabilités diverses et successives ? Quelle est l'institution qui forme le gradin le plus élevé de l'escalier hiérarchique ? Au sein de cette institution, qui ne fonctionne que par ceux qui la mettent en mouvement, quel est le plus haut responsable ? Et ce responsable lui-même, une fois discerné, connu, d'où vient-il ? Quelles sont les circonstances : naissance, éducation, conseils, entraînements, exemples qui l'ont poussé il la situation qu'il occupe et à s'y conduire comme il le fait ? Avons-nous le droit de punir, nous, anarchistes, qui ne reconnaissons ce droit à personne ? Nous est-il permis de châtier, nous qui savons que la liberté de l'individu étant étroitement enfermée dans l'étau du déterminisme, il ne reste qu'un tout petit espace appartenant au domaine de l'indiscutable responsabilité personnelle ? »

Et le problème à résoudre, la question à trancher tourmentait, des jours et des jours durant, ces justiciers en proie à l'idée fixe, que poussait en avant la ferveur d'Equité qui leur donnait assaut et que ramenait en arrière la terreur de s'abuser qui les tenaillait.

Ceux qui se flattent d'appartenir à cette informe cohue que l'opinion publique baptise bien à tort « les honnêtes gens » se plaisent à qualifier de « lâche attentat » l'action par laquelle s'affirme le justicier. C'est une erreur abominable. On peut, je ne songe pas à le contester, apprécier sévèrement cette action, la blâmer, la condamner, lui refuser toute excuse ; mais c'est outrager le sens des mots que d'appliquer à cette action le qualificatif de lâche. Pour se convaincre que celle-ci exige, au contraire, un réel, un rare courage, il suffit de tenir compte des périls que brave, de propos délibéré, le justicier dans l'accomplissement même de son geste, de faire état de cette circonstance qu'il a bien des chances d'être écharpé sur place et qu'il a la quasi certitude d'être, par la suite, arrêté, incarcéré, condamné et mis à mort. Car le justicier n'est pas homme à tenter de se dérober aux responsabilités qu'il a volontairement assumées. Il revendique fièrement celles-ci, cette revendication dût-elle entraîner pour lui la peine capitale.

A ceux qui le rappelleraient au respect de la vie humaine, quand il projette d'exécuter un tyran ou un exploiteur féroce, il peut répondre qu'il a fait le sacrifice de sa propre vie et que, par la mort du despote cruel ou du maître forcené, il se promet de sauver l'existence de tous ceux que menacent constamment l'insatiable ambition de l'un et la cupidité jamais satisfaite de l'autre.

Quand un justicier se lève et frappe un puissant ou le représentant d'un régime, dont les exactions, les débordements et les crimes ont fini par porter à son comble l'indignation justifiée de ceux qui ont au cœur l'amour de la liberté et le culte de la justice, la presse a coutume de prétendre que ce justicier n'a été que l'instrument d'un parti, d'un groupement, d'une ligue, d'une association. Le parquet ordonne que des recherches soient faites dans ce sens et la police perquisitionnant, arrêtant, questionnant toutes les personnes qu'elle soupçonne d'avoir été en relations avec « le criminel », s'évertue à ourdir un complot. Ces investigations, arrestations, interrogatoires et perquisitions sont destinées à rassurer les trembleurs, à soulever d'irritation l'opinion publique contre l'auteur et les prétendus complices de « l'odieux attentat », à renforcer la répression qui, en tout temps et sous tous les régimes, s'abat sur les subversifs, à enfoncer dans le crâne de la population qu'on terrorise par d'« horribles détails » la conviction que la police veille et protège la sécurité des personnes ; ces mesures n'ont pas d'autre but. Car si les ignorants et les crédules - ils sont légion, hélas - ont la sottise de croire, sur la foi des racontars de la presse, que des hommes se sont constitués en une sorte de tribunal secret, qu'ils ont décidé la mort d'un grand responsable, que le sort a désigné celui qui mettra cette sentence à exécution et que, sous la menace d'être exécuté lui-même, celui-ci a frappé la victime indiquée, gouvernants, magistrats, policiers, journalistes et personnes avisées connaissent la fausseté de cette légende et l'absurdité de cette mise en scène.

Le justicier est, neuf fois sur dix, un solitaire ; j'en­ tends par là qu'il agit de son propre chef, qu'il ne prend conseil de personne, qu'il ne s'ouvre à aucun camarade de sa résolution, qu'il fixe lui-même son heure, qu'il choisit personnellement le responsable dont il se propose de faire justice et l'arme dont il se servira pour l'abattre.

Jusqu'au moment fatal, une fois sa décision arrêtée, il ne vit qu'avec celle-ci. Ayant le souci de ne compromettre aucun de ses compagnons de travail ou d'idée, voulant garder pour lui et pour lui seul la charge matérielle et morale de l'acte qu'il considère, à tort ou à raison, comme de justice et qu'il a résolu d'accomplir, il évite les réunions, il fuit les groupes et ceux qui le connaissent éprouvent parfois une profonde surprise lorsqu'ils sont mis au courant de ce qu'il a fait.

Si le justicier songe à ses camarades, il n'attend d'eux qu'une chose : c'est qu'ils expliquent son geste, qu'ils le commentent, qu'ils lui donnent sa véritable signification, son exacte portée.

Le justicier n'est pas un dément : il n'imagine pas que, en frappant un tyran, il va abattre la tyrannie ; qu'en immolant un exploiteur il va tuer l'exploitation. Il sait que, au despote et à l'affameur qui auront payé de leur sang les iniquités du régime ou de la classe qu'ils personnifient, succèderont un autre tyran et un autre exploiteur. Mais il espère que son action sera comprise et, malgré tout, ne sera pas tout à fait inutile.

Il se plaît à croire qu'elle fera réfléchir ceux d'en haut, mettra un frein aux abus et aux forfaits que leurs pairs ou successeurs seraient tentés de commettre et les rappellera peu ou prou à la conscience des responsabilités qu'ils assument et des risques professionnels qu'entraîne leur situation.

Il nourrit l'espoir que son geste de justicier ravivera chez ceux d'en bas la flamme de la révolte qui couve sous la cendre, stimulera leur énergie défaillante, suscitera des imitateurs et que, se multipliant, les actions de ce genre finiront par ébranler le régime social, par y déterminer des craquements avant-coureurs de la rupture d'équilibre d'où sortira un monde plus humain et plus équitable.

Je ne dis pas que les espérances du justicier sont fondées et que les suppositions qu'il fait se réaliseront. A dire vrai, il semble que, jusqu'ici, les événements n'ont point justifié ces conjectures et ces espoirs.

Mais je m'efforce loyalement de lire dans la pensée du justicier, de pénétrer le secret des mobiles qui le propulsent et des circonstances qui conditionnent son action, afin de parvenir à dégager de cet ensemble nécessairement touffu l'état d'âme de ce personnage intéressant du double point de vue : individuel et social.

La souffrance, qui paraît liée à la vie même de l'espèce humaine, tant elle est, sous mille formes, générale, est décuplée par une organisation sociale d'où est bannie toute pratique de Justice et d'Entraide.

L'observateur constate sans grand effort que, à la part de souffrance qu'il sied d'attribuer aux douloureuses conséquences de ce qu'on nomme la fatalité, vient s'ajouter une part beaucoup plus importante de déceptions, d'épreuves, de tristesses, de privations et de deuils, dont la Société elle-même est incontestablement la cause.

Et les individus doués d'une sensibilité et d'une clairvoyance au-dessus de la moyenne souffrent d'autant plus des douleurs de provenance sociale, qu'ils ont conscience du caractère évitable de celles-ci.

Or, le justicier appartient à cette catégorie d'individus particulièrement sensibles et compréhensifs ; il est avant toutes choses une victime de l'organisation sociale et des conditions d'existence qui lui sont imposées par le milieu dans lequel il naît, se développe et meurt. Il a souffert, il souffre et, s'aggravant de jour en jour, ne fût-ce que parce qu'elle se prolonge au contact des événements, sa souffrance s'exaspère au point qu'elle en arrive à lui être intolérable. Il faut alors qu'il y mette fin, soit en se supprimant lui-même, soit en supprimant celui qu'il estime en être la cause directe ou le principal responsable. Dans le premier cas, c'est vers le suicide que l'infortuné s'achemine ; dans le second, c'est vers la révolte qu'il est poussé. Et lorsque la révolte le conduit à la suppression d'un autre, c'est encore, par une voie indirecte mais certaine, au suicide qu'il aboutit. Il n'y a entre les deux suicides qu'une différence : dans le premier, celui qui veut en finir avec la vie devenue pour lui trop lourde à supporter, part tout seul ; dans le second, il entraîne avec lui dans la mort celui ou ceux qui personnifient l'Iniquité, dont les coups répétés l' accablent.

Si je tiens compte des mobiles qui déterminent le justicier et du but qu'il assigne à son action, je distingue trois variétés de justiciers. Pour les différencier, je les appellerai : l'égoïste, le solidaire et l'altruiste.

Il se peut que dans chacun de ces justiciers, on rencontre quelques traits rappelant les deux autres : aussi, ai-je soin de dire qu'il s'agit ici d'une classification dont l'objet est uniquement de faciliter l'observation.

J'appelle « l'égoïste », le justicier qui ne songe à le devenir que lorsqu'il y est personnellement intéressé, qui ne considère que son cas particulier, que l'injustice n'émeut et n'indigne que lorsqu'il en est lui-même la victime et en souffre dans sa personne ou dans ses intérêts.

Exemple: un patron jette sur le pavé, sans motif ou pour une raison futile, un de ses ouvriers ou employés. Celui-ci en conçoit un violent ressentiment. Ainsi congédié, l'ouvrier ou employé en question reste longtemps sans travail. La gêne pénètre dans sa famille ; le chômage persiste et la misère s'installe à son foyer. Il décide de supprimer le patron qui l'a mis à la porte et qu'il rend responsable de sa détresse. Ce patron n'en était pourtant pas à son coup d'essai. Il avait déjà renvoyé, dans les mêmes conditions, plus d'un de ses salariés. Cela s'était passé sous les yeux de notre homme et celui-ci ne s'en était pas autrement ému. Indifférent à la mesure qu'il avait trouvée toute naturelle (le patron est maître chez lui et libre d'embaucher ou de débaucher comme il l'entend) lorsqu'elle frappait ses camarades de travail, il ne l'avait trouvée odieuse, indigne et révoltante que du jour où cette mesure l'avait atteint lui-même et privé de ses moyens d'existence. Voilà celui que je désigne par le mot : « l'égoïste ».

Tout autre est le justicier que j'appelle « le solidaire ». Et, pour mieux me faire comprendre, je puise mon exemple dans un ordre de faits similaires. Las de recevoir, en échange d'un travail pénible et dangereux, un salaire insuffisant et notoirement inférieur à la production exigée, des ouvriers mineurs ont vu rejeter, sans examen et avec arrogance, la demande d'augmentation de salaires qu'ils soumettaient au directeur de la mine. Ces ouvriers se mettent en grève. Le directeur, cœur sec et tempérament despotique, persiste à refuser tout entretien avec les délégués que la masse des grévistes a désignés. Les jours s'écoulent, les semaines se succèdent et la situation, se prolongeant, apparaît sans issue. Le mécontentement grandit, l'irritation s'enfle, la colère gronde, l'indignation éclate. Brusquement, un gréviste se lève et tue le directeur insolent et sans entrailles que les travailleurs, graduellement réduits à la faim, accusent d'être l'auteur responsable de leur dénuement. Ce mineur n'a pris conseil de personne ; il n'a confié sa résolution à aucun de ses camarades ; mais il a eu sous les yeux le désespérant spectacle de travailleurs comme lui, condamnés à mourir de privations, par la cruauté d'un directeur qui n'hésite pas à jeter dans l'enfer du dénuement toute une population, afin de conserver aux actionnaires, dont il gère les intérêts, des dividendes élevés. Il a vu s'anémier sa compagne, s'étioler ses enfants, dépérir ses vieux; il a constaté que les vieux, les enfants et la compagne de tous ses camarades de travail roulaient vers le même abîme de mort, et face à cette intolérable souffrance de tous, il s'est résolu à frapper l'homme insensible et cruel qui continuait à vivre dans l'aisance, alors que, par ambition et cupidité, il vouait à l'inanition la masse ouvrière dont, depuis plusieurs générations, le labeur opiniâtre et mal rétribué avait édifié la fortune des actionnaires oisifs. Il a abattu cet homme, faisant, ainsi, justice, par une exécution sommaire, de l'assassinat collectif, froidement perpétré par un maître sans cœur et sans conscience. Tel est le justicier que j'appelle « le solidaire ».

Et, maintenant, supposons un homme placé par les ­ hasards de la naissance parmi les privilégiés de la fortune et les heureux de ce monde. Tout petit, il a été entouré de toutes les vigilantes sollicitudes et de toutes les tendresses ; enfant, il a reçu l'éducation la plus soignée ; adolescent, il a pu se désaltérer aux sources les plus abondantes et les plus pures de l'instruction ; adulte, il a connu les enivrantes douceurs de l'amour partagé ; homme, rien ne lui a manqué, rien ne lui manque de ce qui peut contribuer à la somme de félicités que comporte la vie. Il est vigoureux, sain, intelligent et beau. Mais il est aussi doué d'une sensibilité délicate et aiguë ; la nature l'a fait affectueux et bon ; il a consacré les loisirs que lui a prodigués la richesse à l'étude impartiale et objective des problèmes sociaux. Les contrastes dont le corps social abonde l'ont frappé ; il a été empoigné par l'antagonisme des intérêts qui suscitent et multiplient les rivalités et les conflits d'individu à individu, de nation à nation et, au-dessus des frontières, de classe à classe. Il a voulu voir de près ce que lui révélait l'observation, ce que lui enseignaient certaines lectures, ce que lui faisaient connaître et comprendre certaines discussions avec les subversifs que les circonstances avaient placés sur sa route. Il s'est décidé, ne voulant s'en rapporter qu'à lui-même, à visiter les quartiers où sévit la misère, les taudis, où règne le dénuement. Il a pleuré avec ceux qui pleurent, il a souffert avec ceux qui souffrent, il a eu froid et faim avec ceux qui ont froid et faim. Il en est arrivé à se considérer, lui riche, comme un voleur ; il a compris que la fortune des privilégiés est faite de l'indigence des déshérités. Peu à peu, son cœur a été chaviré, son cerveau bouleversé et sa conscience épouvantée et indignée par les douleurs imméritées et les iniquités monstrueuses qui sont le lot des miséreux. De cause en cause, il est allé jusqu'à la source des malédictions qui pèsent sur la multitude des souffrants et, faisant stoïquement le sacrifice de sa vie, il s'est juré de ne pas laisser le crime impuni. C'est ce crime - le crime social - qu'il a châtié dans la personne du plus haut responsable, de celui qui, chef d'Etat ou roi de la finance, lui a paru le plus coupable, en tous cas le personnage le plus représentatif du régime dont il a fini par avoir horreur.

Ce justicier-là, c'est celui que j'appelle « l'altruiste ».

Un jour viendra - je ne sais pas quand, mais j'ai l'inébranlable conviction que, tôt ou tard, ce jour-là se lèvera - où, synthétisant ces trois variétés de Justiciers, l'immense multitude des asservis et des exploités accomplira le geste magnifique de Justice que nous appelons la Révolution sociale. Ce jour-là, elle fera rendre gorge à tous ceux qui l'ont cyniquement spoliée ; elle brisera, entre les mains des chefs et des Gouvernants, les instruments de domination par lesquels les Maîtres répriment et oppriment.

Elle ne sera pas mûe par un sentiment de vengeance, mais emportée par le sens profond de la véritable Justice.

Malgré les souffrances millénaires qu'elle aura subies, elle se refusera de devenir persécutrice. Les institutions qui l'affament et l'asservissent ayant été ruinées de fond en comble par son effort de Grand Justicier, le Peuple accueillera fraternellement dans son sein tous les hommes de bonne volonté. La Révolution libertaire ayant extirpé et anéanti les racines de l'Iniquité sociale, le justicier n'aura plus de raison d'être. Il deviendra un personnage historique, évoquant dans la mémoire des hommes le souvenir abhorré des iniquités passées et surtout l'admiration reconnaissante des générations définitivement libérées des cruelles étreintes de l'Autorité.

- Sébastien FAURE.